Sommaire

 

 

 

 

 

A nos amis……………………………………………………………………………………

 

 

I. Jeanne d’Arc

 

1.      Les Saintes écritures dans la vie de Jeanne d’Arc d’après les procès et les témoignages des contemporains

par Pavel Krylov

 

 

2. La Jeanne d’Arc de Dimitri Merejkovski et de Serguei Obolenski

par Tatiana Taïmanova, Elena Djoussoeva, Elizaveta Legenkova (Saint-Pétersbourg)

 

 

3. Existe-t-il une Jeanne d’Arc dramatique ?

par John A’Beckett  (Varsovie)

 
 
 
II. France-Russie

 

4. L’épicurisme dans la vie intellectuelle du XVIIIe siècle France-Russie

par Marianna Chakhnovitch (Saint-Pétersbourg)

 

5. Berlioz et la Russie

par Jacques Broche (Paris)

 

6. Tsarskoé Sélo dans le roman d’Henry Gréville, Dosia .

Anna  Mikheela (Saint-Pétersbourg)

 

7. Jules Verne et la Russie

Par Isabelle Auzanneau (Rennes)

 

8. La structure du mélodrame et l'œuvre d'Edmond Rostand

Par Anna Vladimirova (Saint-Pétersbourg)

 
 

9. La synthèse de la littérature et de la musique dans le Théâtre de la Révolution de Romain Rolland (Le Quatorze Juillet et l’Hymne à la joie de Beethoven)

par E.A.Petrova (Saratov)

 

 

10. Bernanos et les Russes : Une fraternité d’âmes

Par Bernard Auzanneau (Rennes)

 

 

11. Les sources philosophiques de l'œuvre d'André Malraux

par Ekaterina Guissina (Saint-Pétersbourg)

 

12. Errata et corrigenda

Par Romain Vaissermann

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chers Amis,

 

   Commençons par avouer qu’avec ce présent numéro 7 du Porche, les purs péguystes seront déçus. Ils ne trouveront aucune étude sur lui et sur son œuvre. Nous rappellerons pour nous faire pardonner que le précédent bulletin contenait deux grands articles entièrement inédits en France sur Péguy. En revanche, ceux qui s’intéressent aux relations littéraires et, plus largement, culturelles entre la France et la Russie pourront lire plusieurs communications qui ont été faites  aux récents colloques de Saint-Pétersbourg de 1999 et  2000 sur le XVIIIe siècle, Berlioz, Jules Verne, Edmond Rostand, Romain Rolland, Bernanos, Malraux dans leurs rapports avec la Russie. Il faut ajouter à cette énumération Henry Gréville dont, nous Français, avant le colloque de juin 2000, ignorions jusqu’au nom.

    Nous tâcherons dans le prochain numéro de rattraper notre retard en donnant les nombreuses communications encore en attente de publication, mais nous ne voulons pas, et d’ailleurs nous ne le pouvons pas, vous publier de trop gros numéros, tel le bulletin 6 qui avait plus de 120 pages et que certains d’entre vous avaient trouvé, en nous le faisant gentiment remarquer, un peu trop nourrissant.

   Le grand événement de cette année dans la vie de l’Association est bien sûr le Colloque franco-russe Jeanne d’Arc-Charles Péguy, qui se tiendra les 11 et 12 mai à Orléans. Ce qui nous rend le plus heureux, c’est que vous allez pouvoir faire la connaissance des amis russes, dont vous avez lu dans le Bulletin les articles, et mettre des noms sur des visages. Et je profite de ces quelques lignes pour remercier, avant de le faire de vive voix, la Municipalité d’Orléans, son maire, Monsieur Serge Grouard et Monsieur Charles-Eric Lemaignen, adjoint au maire ; plus particulièrement, Madame Kaffès, Madame Françoise-Hélène Maupaté, Madame Romolin, Madame Volpé, Monsieur Olivier Ravoire qui ont donné de leur temps - et avec quelle disponibilité et amabilité ! - pour nous aider à la préparation de ce colloque. Et, the last but not the least, je remercie en votre nom Monsieur Jean-Pierre Sueur, ancien maire d’Orléans, sans qui cette rencontre n’eût pas été possible, qui, dès le début d’une entreprise difficile, nous a fait confiance et à qui le Centre de Saint-Pétersbourg a toujours été cher. Et je n’oublierai dans ces remerciements ni Madame Anne-Marie Blondel, du Cabinet de Monsieur Sueur, ni Monsieur Antoine Prost qui a bien voulu se faire le messager de  notre démarche.

    Et comment ne pas vous remercier vous tous, nos fidèles, et tous ces amis d’Orléans qui ont bien voulu héberger ou recevoir pour quelques jours ou pour un repas nos invités de Russie ou de Pologne.

     Au nom de notre conseil d’administration, encore merci.

 

Yves Avril

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



Les Saintes Écritures dans la vie de Jeanne d’Arc

d’après les Procès et le témoignage des contemporains

 

par Pavel Krylov (Saint-Pétersbourg)

 

Le sujet de mon exposé a sa propre histoire et il est temps de vous la raconter pour en éclairer le sens. Au début de ma recherche, je pensais aux citations bibliques du texte des Procès de Jeanne d’Arc, auxquelles d’ailleurs Pierre Tisset n’avait pas prêté une attention particulière dans sa célèbre édition. Dans son index, nous ne trouvons pas les termes « Bible », « Écritures », « lettres sacrées » ni les autres noms qui désignaient au Moyen-Âge le texte inspiré. Ainsi, j’osai compléter sur ce point son énorme travail et préciser en même temps le rôle des Saintes Écritures dans les procès d’inquisition, dont le procès de Jeanne peut être un exemple.

Cependant, la lecture des protocoles du tribunal de Rouen m’a fait de nouveau rencontrer la personnalité de Jeanne et de ses adversaires : cette relecture a modifié mes plans. En plus, chose surprenante ou non, la Bible, souvent mentionnée dans le texte, n’y est pas souvent citée. Six passages des Écritures s’y trouvent, dont Dt 22 5 est le plus présent : « Non induetur mulier veste virili... abominabilis enim est apud Deum est qui facit quid. » : « Que la femme ne prenne pas l’habit d’homme..., car celle qui fait cela se condamne aux yeux du Seigneur. » Ce verset vétérotestamentaire soutenait l’article V des fameux XII articles de l’accusation lancée contre Jeanne qui s’obstinait à porter habit d’homme ; aussi ne faut-il nous étonner de le voir cité dans le protocole.

           Lors de la séance du 18 avril, le protocole rapporte qu’on lut devant Jeanne une partie du chapitre 18 de Matthieu traduite en français. Les juges espéraient tant ramener Jeanne à l’obéissance et la faire abjurer que nous pouvons supposer qu’ils lui avaient cité le verset 18 : « Quaecumque alligaveritis super terram erunt ligata in caelo et quaecumque solveritis super terram erunt soluta et in caelo. »

En outre, l’avis de la Faculté de droit de la Sorbonne sur le cas Jeanne d’Arc contient deux mentions de la Bible. La première nous renvoie à Ex 4 2-4, où Dieu  transforme le bâton de Moïse en serpent, puis lui redonne sa forme originelle, pour que Moïse fût sûr que c’était bien Dieu qui lui parlait. Comme le disent les juristes parisiens, Jeanne aurait dû produire un miracle et montrer ainsi le signe de sa mission. Ce n’est pas le cas, elle n’a donc pas le droit de se dire envoyée de Dieu, à moins que son œuvre soit préfigurée dans l’Écriture, comme l’œuvre de saint Jean-Baptiste l’a été au livre d’Isaïe. Et les experts de la Sorbonne citent Is 40 3 (« vos clamantis in deserto »), passage repris dans  les quatre Évangiles.

Enfin,  deux citations sont naturellement présentes dans les sermons qui couronnent le procès. Le premier est prononcé le jour de l’abjuration sur le cimetière de Saint-Ouen, le 24 mai et suit Jn 15: « Sicut palmes non potest ferre fructum a semet ipso nisi manserit in vite ». Le deuxième précède le bûcher de la place du Vieux-Marché. Il s’appuie sur I Cor 12 26 : « Et si quid patitur unum membrum compatiuntur omnia membra ». Le rôle de ces deux citations est évident. La première condamne la désobéissance de Jeanne, la deuxième explique le bûcher.

La Bible n’est donc pas souvent citée directement dans le procès de Jeanne, mais Jeanne elle-même avait-elle une culture biblique ? Ne se disait-elle pas bien instruite, ainsi que tout bon enfant ? Les juges étaient d’un autre avis qui l’appelaient « femme illettrée et ignorant la Sainte Écriture ». Alors, qui croire ?

La question se pose depuis assez longtemps. La spiritualité de Jeanne d’Arc a passionné quantité d’historiens et de penseurs chrétiens : Siméon Luce, Charles Péguy, Georges Bernanos, Paul Doncœur, Étienne Delaruelle, Serge Obolenski et Régine Pernoud. La liste est loin d’être exhaustive. Et l’idée partagée par beaucoup est qu’à Domremy il y avait « une population que l’Évangile avait comme imprégnée dès l’enfance ». Ainsi Jeanne respirait-elle dans cet air bénéfique l’esprit qui vivifie, tandis que les juges admiraient la lettre qui tue.

La jeune fille qui fréquentait l’église avait lors des fêtes entendu beaucoup de sermons et d’histoires sur les saints et les saintes. C’étaient parfois les sermons des Frères mendiants, les champions de la prédication en cet automne du Moyen Âge. Et progressivement nous avons constaté que certains actes et certaines paroles de Jeanne devenaient plus clairs si on les regardait en tenant compte des connaissances que cette jeune fille avait de la Bible. Cela concerne également les contemporains de Jeanne, puisque ceux d’entre eux qui ne doutaient pas de la sainteté de Jeanne, ne se privaient pas d’utiliser dans leurs propos les modèles bibliques.

Alors, laissons la parole à Jeanne. Le 14 mars, elle déclare aux juges : « Et, ut plurimum, voces ei dixerunt quod ipsa liberabitur per magnam victoriam. » Et un peu plus haut, elle escompte que « veniret aliqua turbacio per cujus ipsa posset liberari. » Le lendemain, Jeanne revient au thème de la libération par miracle : « Et credit firmiter, si viderit hostium apertum, et custodes sui et alii Anglici nescirent resistere, ipsa intelligeret quod ista est licentia sua et quod Deus mitteret ei succursum. » Les Actes des Apôtres (5 et 12) contiennent des narrations racontées presque dans les mêmes mots. En particulier, la libération de saint Pierre (12) : « Et ecce angelus Domini adstitit et lumen refulsit in habitaculo percussoque latere Petri suscitavit eum dicens : surge velociter, et ceciderunt catenae de manibus ejus. » Cette apparition prometteuse de la libération est aussi une apparition physique, puisque l’ange pousse Pierre de côté, et l’accompagne de lumière.

L’attitude de Jeanne devant les voix a aussi des modèles bibliques. La peur qu’elle eut la première fois (un 27 mars) n’est-elle pas la même que celle de Job (Jb 9 13 ) ?  Et sa crainte révérentielle est celle de Moïse (Ex 3 5). La terre où passent les voix est sainte. Et si Jeanne se contente de baiser les pierres du sol de sa prison, alors que Moïse enlevait ses sandales, c’est peut-être parce qu’elle est déjà pieds nus.

Il est bien connu que Jeanne, à Poitiers déjà, refusait de donner des signes de sa mission. Et Jésus ne dit-il pas dans Mt 16 4 que c’est une « génération mauvaise et adultère » qui réclame un signe ? Jeanne montrera le signe à Orléans et, si nous revenons  à Exode 3, Dieu ne donne à Moïse pas d’autre signe de son élection que sa promesse. Le signe ne se manifestera que lorsqu’il tirera son peuple de la prison d’Égypte et le mènera à la Terre Promise.

Enfin, la plainte lancée contre la ville de Rouen le jour du supplice ne vous rappelle-t-elle pas celle de Jésus contre Jérusalem en  Mt 23 37-38 ? Bénis soient les artisans de paix !

Si l’on suit l’étude de Guy Lobrichon sur la Bible au Moyen Âge, il n’est pas surprenant que Jeanne ait une certaine connaissance des Actes des Apôtres, de saint Matthieu, de Job et des livres historiques. Livres les plus utilisés par les prédicateurs qui s’adressaient aux laïcs. Ces livres sont considérés comme les plus utiles pour l’éducation chrétienne. Les théologiens, par contre, préféraient saint Jean, les Épîtres de saint Paul et les prophètes.

Les contemporains eux aussi regardaient Jeanne à travers la Bible. Ou si vous voulez à travers les modèles bibliques qui caractérisent les élus.

D’abord, la fameuse simplicité de Jeanne. Or, depuis 1429 et jusqu'à aujourd’hui, tout le monde voit en elle une bergerette ignorante. Les rapports, lors du procès de nullité de 1456, semblent confirmer ce point. Surtout, les dépositions de Raoul de Gaucourt et de François Garivel. Qui la disent ne savoir ni a ni b. Ils n’étaient point les premiers. Les juges de Rouen, le 18 avril 1431, avaient appelé Jeanne « mulier illiterata » — une femme illettrée, autrement ignorante. Véritable clef de voûte de cette thèse. Dès lors, fallait-il encore des preuves ? D’autres témoins de la réhabilitation remarquaient néanmoins la qualité des réponses de Jeanne : Jean Barbin pour Poitiers et Martin Ladvenu pour Rouen. De plus, le 24 février, elle demanda des points d’accusation rédigés par écrit. N’est-ce pas là une attitude fort étrange pour une analphabète ?

C’est un malentendu qui explique à notre avis cette difficulté. Jeanne était « illiterata », puisqu’elle ignorait le latin, qui était la seule langue valable aux yeux des clercs du tribunal. « Litteratus » dans le latin médiéval désignait forcément celui qui maîtrisait cette « lingua Ecclesiae ». La connaissance de la langue vernaculaire ne comptait pas. Nous avons donc tout lieu de croire Jeanne quand elle se déclare bien instruite (pour une femme laïque).

Il est probable que l’ignorance si étroitement attachée à l’image de Jeanne s’explique partiellement par les modèles bibliques. Toutes les concordances médiévales de la Bible commençaient par Jr 1 6 : « Et dixi a a a Domine Deo ecce nescio loqui quia puer ego sum ». Rappelons également Moïse dans Ex 4 10, qui se plaint de n’être pas éloquent et que sa langue soit boiteuse. Le modèle biblique, avec tout son cortège de saintes bergères, était tellement fort que Jeanne d’Arc dite « ignorante » n’aurait pas pu convaincre ses contemporains du contraire.

Deuxièmement, les visions. Jusqu'à la seconde semaine de son procès, Jeanne se gardait de révéler les circonstances de ses révélations. Mais, pour certains contemporains — dont Perceval de Boulainvillier —, tout était clair depuis longtemps. Relisons ainsi sa lettre au duc de Milan, datée du 21 juin 1429 : « subito ante ipsius oculos nubes praelucida objicitur, et de nube facta est vox ad eam dicens : Johanna etc…» Comparons-la avec Mt 17 5 : « Adhuc eo loquente ecce nubes lucida obumbrabit eos et ecce vox de nube dicens : hic est Filius meus dilectus. »

Et enfin, les miracles. L’on dit que Jeanne a changé la direction du vent sur la Loire ? Le saint évangéliste Marc ne dit-il pas de Jésus « et ventus et mare oboediunt ei » 4 40?

Pour Charles Péguy, la vie et la mort de Jeanne d’Arc sont liées étroitement à la vie et à la mort du Christ. Elle aurait donné son âme à la damnation pour récupérer les âmes damnées des pécheurs ; elle aurait accepté de se crucifier pour les peuples. Les contemporains de Jeanne (et peut-être elle même) n’étaient pas étrangers à cette idée, car l’imitatio Christi fut l’une des conditions sine qua non de la vie véritablement chrétienne. Ainsi la Sainte Écriture occupait-elle une place éminente dans toutes les étapes de l’épopée de la Pucelle d’Orléans.


La Jeanne d’Arc de Dimitri Merejkovski et de Serguei Obolenski

 

par Tatiana Taïmanova, Elena Djoussoeva, Elizaveta Legenkova (Saint-Pétersbourg)

 

 

   On pourrait naturellement faire de Jeanne d’Arc, héroïne nationale de la France, comme on le fait de Faust ou de Dom Juan, « le compagnon de route éternel » de la littérature universelle.

   En France, l’interprétation littéraire de la figure de Jeanne d’Arc remonte à une tradition de plusieurs siècles, elle commence avec le poème de Christine de Pisan (1429).

   Chaque époque a découvert en Jeanne quelque chose qui lui était propre, et les écrivains ont souvent tenté de trouver dans son histoire héroïque et tragique des réponses aux questions d’actualité qui les préoccupaient. Dans les moments de rupture historique et dans les périodes de crises et de recherches spirituelles, sa figure a particulièrement séduit  les écrivains mais aussi les historiens, les philosophes et les théologiens.

    Cette interprétation littéraire de la personnalité de Jeanne intéresse nombre de critiques. La légitimité même de l’incarnation littéraire de son personnage suscite des débats ( en témoigne la correspondance de Charles Péguy et de Jacques Maritain lors de la publication du Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc).

    Dans la littérature russe, son image n’a été utilisée qu’assez rarement et plutôt comme signe, symbole, archétype. On peut citer ici Joukovski, Pouchkine, Tourguéniev, Dostoievski, et plus tard, Tsvetaieva, Svetlov, Solooukhine…Mais ces auteurs, même si Joukovski et Solooukhine ont fait de Jeanne l’héroïne d’un poème entier, ne présentent pas de conception philosophique de sa mission. Et cette conception n’existe pas non plus dans les études des plus célèbres médiévistes de Russie,  Levandovski et Raïtsess, qui ont laissé derrière eux des études profondes et soigneusement documentées sur sa vie et son rôle dans l’histoire et ont fondé dans ce domaine une école historique nationale.

   Sur ce sujet deux œuvres, peu connues en Russie,  présentent un intérêt particulier. L’une est la troisième partie de la trilogie Figures de saints de Jésus jusqu’à nous de Dimitri Merejkovski : sa Jeanne d’Arc se compose de deux parties :I Sainte Jeanne et le Troisième Royaume de l’Esprit et II : Vie de sainte Jeanne d’Arc (1938) ; l’autre est la monographie de Sergueï Obolenski , Jeanne, Pucelle de Dieu (1988). Ce qui unit ces livres, bien qu’ils appartiennent à des genres différents, c’est la volonté de réfléchir sur la signification philosophique et religieuse de l’épopée de Jeanne.

    Dimitri Merejkovski, l’un des plus grands symbolistes russes, est né en 1865 à Saint-Pétersbourg ; il est mort en émigration en 1941 à Paris. Il est l’auteur du manifeste des symbolistes russes de 1893 et l’un des écrivains russes les plus marquants et les plus célèbres de la première vague de l’émigration. On a fait à son œuvre un accueil contradictoire: certains l’ont portée aux nues, d’autres l’ont rejetée, mais Thomas Mann l’a néanmoins appelé « le critique et le psychologue le plus génial après Nietszche. »

   Le thème central des recherches de Merejkovski est l’essence métaphysique du christianisme et la lutte de deux principes (le Bien et le Mal) dans l’histoire. On s’en aperçoit, rien qu’à lire les titres des œuvres de sa maturité, qu’il a bâties en trilogies, en donnant un sens sacré au chiffre « trois ». Ainsi :

   Le Christ et l’Antéchrist : Mort des dieux. Julien l’Apostat (1896), Les Dieux ressuscités. Léonard de Vinci (1901), l’Antéchrist. Pierre et Alexis (1905).

   Le règne de la Bête : Paul Ier (1907), Alexandre Ier (1911), Le 14 décembre (1918)

   Le Secret des trois. L’Egypte et Babylone (1925), Le Secret de l’Occident. Atlantide-Europe (1930,  car ils étaient plus honnêtes que les nouveaux. Ils disent « la guerre » et ce qu’ils disent, il), Jésus inconnu (1931).

   Figures des saints de Jésus jusqu’à nous : Paul et Augustin (1937). François d’Assise (1938), Jeanne d’Arc et le Troisième Règne de l’Esprit (1938).

   Les Réformateurs : Luther (1937), Calvin (1938), Pascal (1939).

   Et aussi les diptyques : Les Mystiques espagnols : Sainte Thérèse d’Avila (1939), Saint Jean de la Croix (1939) et le roman qui s’y rattache sur Thérèse de Lisieux : La Petite Thérèse.

   Chaque œuvre peut être regardée comme la suite de la précédente, et développe et approfondit la même idée. Mais, comme le remarque le critique You.Mandelstam « …il est rare qu’un nouveau livre de Merejkovski nous apporte ce que le précédent nous fait attendre. » [1] Considérant la trilogie Visages de Saints de Jésus jusqu’à nous comme le prolongement thématique et historique de Jésus inconnu, Mandelstam trouve nouveau et inattendu le ton même du livre, plein de chaleur, d’amour et de compassion.

   Le roman sur Jeanne rappelle par sa composition toutes les autres « Vies » de Merejkovski : introduction, origine de la sainte,  enfance et adolescence, vocation, exploits et «  événements miraculeux dans sa vie et après sa mort ». Ce livre est essentiellement non pas seulement une biographie mais un traité philosophique et religieux, une œuvre de journaliste, qui réunit théorie abstraite et actualité, l’idée de la Troisième Alliance et de la nouvelle chrétienté et les premières attaques contre le bolchevisme. En même temps l’écrivain observe la profonde parenté entre l’atmosphère spirituelle de la Russie à la frontière des XIXe et XXe siècles et celle de la France médiévale, liant les événements et les troubles de la Guerre de cent ans à la Première guerre mondiale et au bolchevisme. Il observe aussi le lien mystique et la succession entre les deux saintes, Jeanne d’Arc et Thérèse de Lisieux, qui sont séparées historiquement par presque cinq siècles.

   Merejkovski a pris l’idée de la Troisième Alliance dans l’enseignement de Joachim de Flore (mort en 1202) sur « les trois ordres, les trois essences du monde », les trois Règnes – celui du Père (règne de l’Unité), celui du Fils (règne de la Dualité) et celui de l’Esprit Saint (règne de la Trinité). Remarquons que dans la philosophie de Merejkovski, la trinité se révèle également dans l’unité de la chair, de l’esprit et de l’amour. Merejkovski cherche sans cesse dans l’histoire de l’humanité les figures qui ouvrent la voie au Troisième Royaume, le Royaume de l’Esprit. Comme les « protestants », les « hérétiques », comme Dante, à propos duquel dans La Petite Thérèse, Merejkovski écrit : « Chez Luther et chez Calvin la révolte contre elle (l’Eglise catholique) ne sera pas plus grande que chez Dante, catholique orthodoxe et en même temps le premier grand « protestant » dans le sens éternel et profond de ce mot : protesto : « je m’oppose », « je m’insurge ». Ainsi Jeanne d’Arc qui à la suite de Dante aurait pu dire : « Nous devons obéir au Pape, non comme au Christ (Dieu), mais comme à Pierre (homme). », renversant par là-même la souveraineté terrestre du Pape dans la fausse théologie romaine de la théocratie. Il n’est pas étonnant que les juges au procès de Jeanne lui aient dit : « Vous devez vous soumettre au jugement de notre Sainte Mère l’Eglise, en prenant pour vérité tout ce que vos pasteurs spirituels ont établi…Renoncez-vous, Jeanne, à tous vos dits et faits? » « Non, tous mes actes et paroles sont de Dieu ! », répond Jeanne, et Merejkovski le confirme par une citation des documents du procès : « Quant aux dits et faits que j’ai fait, je les ai faits de par Dieu. »[2] Si pour François d’Assise, « où est l’Eglise, là est le Christ », pour Dante, « où est le Christ, là est l’Eglise ». Selon Merejkovski, pour la conscience de l’Eglise vivante, de l’Eglise du Règne de la Troisième Alliance, il est indispensable d’unir les Eglises des trois apôtres les plus proches du Sauveur, Pierre, Paul et Jean, dans une seule Eglise conciliaire universelle. « Jeanne, si vous êtes bonne chrétienne,  dit à l’héroïne de Merejkovski  Maître Beaupère, vous devez vous soumettre dans tous vos dits et faits à notre Mère l’Eglise, représentée par vos juges. C’est ce que je vais faire ! – répondit à peu près Jeanne (…) Oui, l’Eglise, que l’Eglise universelle décide ce que je dois faire ! »[3]  Etant non seulement un chrétien profondément croyant mais aussi le théoricien d’un christianisme nouveau dont il cherchait les annonciateurs dans l’histoire universelle, Merejkovski, contrairement  à Jeanne et à l'Eglise romaine, voit le principe fécond qui conduira le monde au Royaume de la Troisième Alliance. Ce n’est pas par hasard qu’il cite les mots de saint Augustin : « C’est par les hérésies que se bâtira l’Eglise. » Aux forces du Bien s’opposeront dans cette œuvre les forces mauvaises, dont les représentants sont les « Godons ». C’est ainsi que les habitants de la France médiévale appelaient, déformant le juron « God damn ! », les envahisseurs anglais, continuels blasphémateurs. Ils les appelaient aussi les « Coué » (« Queues »), « parce qu’ils tourmentaient les Français sur le propre territoire de ceux-ci, comme les diables en enfer tourmentent les pécheurs. » C’est ainsi également que Merejkovski appelle les athées de son époque, dont les plus dangereux lui paraissent les bolcheviks ou les communistes. L’écrivain souligne que les anciens Godons « valaient mieux s le font ; « la paix », disent ceux de maintenant et ils préparent une deuxième guerre mondiale. Ceux-là étaient visibles, ceux-ci sont invisibles. Il est très difficile de les reconnaître, et il est impossible de les démasquer. » « Entre les anciens et les nouveaux  Godons la différence est que l’invasion de ceux-là était extérieure, tandis que celle de ceux-ci est intérieure, ceux-là étaient étrangers, ceux-ci sont de chez nous ; ceux-là étaient un peuple, ceux-ci sont universels…ceux-là étaient des dizaines de mille, une poignée, ceux-ci sont des millions….L’essence métaphysique éternelle des nouveaux et des anciens Godons est la même, l’athéisme. mais les anciens blasphèment le nom de Dieu parce qu’ils croient en quelque chose, les nouveaux ne blasphèment rien parce que Dieu n’est rien pour eux. Les anciens ne tuaient que le corps du peuple, les nouveaux tuent le corps et l’âme. »

   Aussi bien l’auteur que son héroïne font tout pour conduire leurs contemporains au Salut par la purification spirituelle, indépendamment de leur nationalité. On sait que Jeanne se préoccupait du salut éternel des soldats anglais non moins que de la justice dans l’armée française. Oui, les Anglais devaient laisser la France aux Français et permettre au roi de la gouverner. Jeanne était prête à les combattre sur le champ de bataille, car elle estimait que ce combat était juste, mais elle ne voulait pas que leurs âmes soient maudites et elle pleurait aussi bien sur les Anglais tués que sur les Français. Merejkovski écrit : « Le Royaume de Dieu sera d’abord la France, mais ensuite ce sera toute l’Europe – tout le monde chrétien, parce que l’affaire de Jeanne n’était pas seulement l’affaire de son peuple, une affaire « nationale », mais aussi une affaire universelle ; cette affaire , non au sens romain mais au sens éternel, était « catholique », « universelle » :si le miracle de Jeanne avait été seulement « national » et non universel, elle n’aurait même pas sauvé la France. »

   Réfléchissant sur les Godons, l’auteur écrit : « Ceux-là (les anciens – NDLA) étaient un peuple , ceux-ci  sont universels, ou, pour parler d’une chose ignoble en employant un mot ignoble, « internationaux ». » Apparemment l’ « ignoble » mot d’ «internationaux » est associé pour l’auteur à l’Internationale et, partant, au communisme. On comprend bien que pour Merejkovski l’internationalisme dans son interprétation communiste est inacceptable. Ayant fait de Jeanne d’Arc son héroïne, il ne peut pas ne pas se souvenir du grand chantre de Jeanne, le poète Charles Péguy, et il écrit à propos du Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc qu’il appelle le Mystère[4] de l’amour de Jeanne d’Arc, qu’il aurait pu  être une « platitude blasphématoire », car il est dédié à « Tous ceux qui ont vécu et sont morts pour la République socialiste universelle », mais qu’il porte en lui un sens tout à fait nouveau, un sens chrétien, car Péguy aux yeux de Merejkovski est l’un des « plus grands chrétiens, bien qu’il n’en fût pas conscient, de notre temps. » Et le socialisme de Péguy est un socialisme chrétien, qui s’accorde, suivant l’auteur, avec l’enseignement  de saint Augustin qui estimait que « la vie de la Cité de Dieu doit tout entière être  socialis ».

   Il est intéressant de voir que la figure de Jeanne est devenue le point de contact entre l’ardent anticommuniste qu’était Merejkovski et le socialiste idéaliste tout aussi passionné qu’était Péguy. Le critique français Jean Onimus écrit de la Jeanne de Péguy : « socialiste dans la mesure où elle est blessée par la conscience du mal universel ; socialiste, parce qu’elle se sent responsable pour la souffrance, impliqué dans le mensonge de ceux qui s’en accommodent, elle est socialiste par sa révolte et sa volonté, son besoin désespéré de sauver. » Merejkovski lui-même écrit de son héroïne : « Jeanne est une « rebelle » non seulement contre l’Eglise, mais contre l’Etat, plus grande qu’Augustin et François, elle est comme Joachim et Paul ; Sa première révolte contre l’Eglise, ses juges l’avaient comprise, mais la deuxième, celle contre l’Etat, ils ne l’ont pas vue. Et en cela jusqu’à nos jours, Jeanne d’Arc, exactement comme Jésus, est incomprise, inconnue. »

   Sans le savoir, peut-être,, Merejkovski suit Péguy, introduisant un parallèle entre Jeanne et le Christ. Rappelons-nous la Passion dans le « Mystère » : elle est décrite avec une telle sincérité, de tels transports, elle s’éloigne tellement du texte évangélique canonique qu’on voit bien à quel point la figure du Christ touchait Péguy, qui trouvait en Lui quelque chose de commun et avec son héroïne et avec lui-même.  On voit cette parenté et dans leur solitude et dans leur volonté sacrificielle de sauver le monde, d’accomplir cette grande « révolution intérieure » dont, depuis sa jeunesse, rêvait Péguy, et  aussi dans la trahison et l’abandon de leurs amis. Ce qui rapproche également Jésus, Jeanne et Péguy, c’est qu’il n’y a pas en eux cette certitude raide et impitoyable sur la légitimité de leur action, certitude qui distingue l’Eglise militante. Ils sentent constamment la responsabilité de leurs actes et redoutent les fautes possibles.

   Ils ne peuvent pas agir en dépit de leurs convictions, mais ils peuvent douter de la légitimité de la voie choisie : dans le Mystère, « le Jésus de Péguy, crucifié, pousse le cri terrible, plein d’épouvante et de désespoir :

« Clameur qui sonne encore en toute humanité ;

Clameur dont chancela l’Eglise militante (…)

Cri comme si Dieu même eût péché comme nous ;

Comme si même Dieu se fût désespéré. » (Poésie. Pléiade.p.437)

Et Jeanne devant le bûcher s’adresse à Dieu :

« O mon Dieu…

Pardonnez-moi, pardonnez-nous à tous tout le mal que j’ai fait en vous servant » ( ibid. p.324)

   Ces points de contact entre des écrivains aussi différents ne sont pas dus au hasard. Pour tous deux Jeanne est devenue une image, un symbole, un archétype, qui donne à l’artiste la possibilité d’exprimer son « moi » et, sans pécher contre la vraisemblance historique, de traiter les plus brûlants problèmes de leur temps.

   Dans le cas de Péguy comme dans celui de Merejkovski, on peut dire qu’ils ont « utilisé » Jeanne. Ce n’est pas sans raison que Georgui Adamovitch, auteur d’un des premiers comptes-rendus de la Trilogie de Merejkovski, a pu écrire que « en cherchant à trouver en Jeanne une alliée et un compagnon d’armes, il la contraint à être ce qui lui convient…Les mots de la prière catholique : « Sainte Jeanne, priez Dieu pour nous ! » signifient pour lui : « Sainte Jeanne, délivrez-nous des bolcheviks »

   Pour Péguy Jeanne reste une héroïne lyrique, aussi bien  en 1897, quand il était jeune socialiste et athée, qu’en 1910 quand , déçu par les socialistes, il est devenu catholique profondément croyant. Comme le dit l’historien allemand Gerd Krumeich « …le culte authentique de Jeanne a été essentiellement tantôt républicain, tantôt conservateur et royaliste, et au cours de l’histoire on l’a « annexé », « emprunté », « détourné », la métaphore ici est abonde, les partis s’opposent. » A chaque auteur elle semble «une héroïne « commode » pour l’expression de ses convictions personnelles sous une forme littéraire. Si on considère Jeanne d’arc comme un archétype, qui émerge aux moments critiques, et, pour citer Jung, qui donne vie aux « mythes, aux religions et aux conceptions philosophiques, qui agissent sur des peuples entiers et séparent les époques historiques », alors on comprend qu’à la veille des deux guerres mondiales cet archétype ait été activé dans la conscience d’auteurs engagés comme Péguy et Merejkovski.

   Serguei Obolenski était un jeune contemporain de Merejkovski . Il est né à Tiflis en 1908 et en 1920, il a émigré d'abord en Hongrie et en Allemagne, puis en France. A la différence de Merejkovski, il était plutôt journaliste et historien qu’écrivain. En 1962 il fonda la revue Renaissance et resta son rédacteur en chef jusqu’à sa mort en 1980. Il publia en français un livre de reportage et d’histoire : « Ukraine, terre russe ». Il consacra une bonne partie de sa vie à l’étude de Jeanne d’Arc, « non par intérêt purement intellectuel pour cette extraordinaire figure. On ne peut absolument écrire sur Jeanne mû par ce seul intérêt, parce que justement elle ne s’adresse pas seulement à l’intellect mais à l’homme dans sa totalité. » Obolenski écrit : « Je voulais la voir aussi nettement qu’il était possible, simplement parce que je l’ai aimée dès la première « rencontre ». Quand , aussitôt après la fin de la Deuxième guerre mondiale, j’ai décidé de lire et de relire, le crayon à la main, autant qu’il était possible, tout ce qui pouvait d’une façon ou d’une autre jeter une lumière sur cette personnalité et sur son destin, si j’ai cherché la vérité sur elle, c’est parce que je n’avais plus   aucune « vérité » en moi. Et (…) mieux je la connaissais, plus j’approchais d’elle, plus je l’aimais et plus j’étais convaincu de la vérité qu’elle révélait. » Ainsi nous voyons qu’Obolenski cherche à créer un portrait historique exact de Jeanne. Il a recours à une quantité de documents historiques, il analyse leur vraisemblance et leur objectivité, il pénètre intimement dans l’époque, il retrace les causes des différents conflits politiques et les racines des débats théologiques. Il n’a garde non plus d’oublier les œuvres littéraires consacrées à Jeanne, et naturellement celles de Péguy et de Merejkovski . « Ce dernier, selon lui, a dit sur elle beaucoup de choses justes, et en particulier, mieux que d’autres a compris ses tourments intérieurs, sa « torture pour l’Eglise » dans les derniers jours de sa vie (…) sentant qu’elle se tenait sur la « dernière ligne », « au point de jonction « de l’histoire et du Royaume de Dieu. » Comme Merejkovski, Obolenski s’arrête en détail sur toutes les étapes de la vie terrestre de Jeanne, à commencer par les légendes qui se rattachent à sa naissance, et finissant par le procès de réhabilitation et le rôle posthume du phénomène « Jeanne » dans l’histoire laïque et spirituelle. Et, comme Merejkovski, il voit en Jeanne une sainte qui conduit le monde au salut spirituel. Obolenski, bien sûr,  n’utilise pas de métaphores et de symboles comme les « Godons », mais il sent de façon aussi aiguë l’opposition du Bien et du Mal dans l’histoire, estimant que l’Eglise d’Occident contemporaine avec son rationalisme a renoncé aux véritables idéaux, ceux de l’ancienne France, dont l’incarnation est pour lui Charlemagne et son paladin Roland, et saint Louis. De son héroïne, Obolenski dit : « Les idéaux, qui saturaient l’air de l’ancienne France, Jeannette s’en imprégnait de tout son être.  Ces idéaux elle en avait fait sa propre vie (…) A la lecture, en particulier, de « l’Instruction » de saint Louis à sa fille,  on est frappé  par la coïncidence non seulement de sens, mais littérale parfois avec ce que Jeannette a dit cent cinquante ans après (…)  Le roi dit à sa fille : »Vous devez avoir la volonté de ne commettre en aucun cas de péché mortel et de vous laisser plutôt couper en morceaux et de périr sous la torture que de faire dans votre conduite un péché mortel. » Et cent cinquante ans plus tard, la Pucelle répond au tribunal de Rouen : « Vraiment même si vous ordonniez qu’on me coupe en morceaux et qu’on prenne l’âme de mon corps, même dans ce cas, j’obéirai seulement à Dieu ( …) Et plaise à Dieu que jamais je ne sois en état de péché mortel. »

   Cette protestation intérieure rattache l’héroïne d’Obolenski aux « protestants » de Merejkovski (Dante, Joachim de Flore, sainte Jeanne). Obolenski écrit : « Protestante, certes, elle ne l’était pas, et le conflit avec le pouvoir de l’Eglise a été vécu par elle comme la plus grande des tragédies. Mais la vérité historique objective consiste en ceci que autour d’elle se heurtaient deux conceptions de l’Eglise et deux formes de vie dans l’Eglise. »

   Merejkovski et Obolenski rapprochent l’autre conception, l’autre forme de la vie en Eglise de l’Eglise d’Orient, de la Russie. Nous lisons dans Joachim et François de Merejkovski: « Les premiers conquérants universels de la nouvelle Europe chrétienne, les Vikings normands, cygnes sauvages du nord , sur leurs barques solidement assemblées, relevées en cols de cygne, font écumer les eaux des mers européennes (…) unissent (…) le nord-est de l’Europe, où ils fondent la Rouss-Russie , au sud-ouest, où ils fondent le Royaume des Deux-Siciles, la patrie de Joachim. » Obolenski également, sans recourir à une forme aussi complexe et aussi symbolique, oppose directement le mysticisme oriental à celui de l’occident, surtout dans la question des extases de Jeanne et  quand il s’agit de savoir si elle était « un ange terrestre ». Il écrit : « Selon la théorie de Thomas d’Aquin, la cécité corporelle et la surdité au moment de l’extase vient de l’impossibilité pour une élément matériel de suivre l’âme transportée : avec cette cloison que le thomisme a élevée entre le naturel et le surnaturel, il ne peut pas en être autrement (…) Du point de vue de la tradition orientale, il n’y a aucune difficulté. Comme l’ont écrit les moines de l’Athos (…) : « ceux qui sont dignes de recevoir la grâce…accueillent par les sens et la raison ce qui est plus haut que les sens et la raison. » Obolenski souligne que Jeanne pouvait soutenir des entretiens complexes, étant elle-même en extase et que Charles VII avait eu la vision d’un ange, sans voir personne que Jeanne elle-même.

   Dans l’expérience mystique de l’Eglise orientale semblables visions paraissent tout à fait légitimes. Obolenski donne comme exemple le vénérable Séraphin de Sarov et décrit sa

conversation avec Motovilov, lequel « pouvait à peine lever les yeux sur lui , tel était le rayonnement qui en émanait. » Il ajoute le récit d’un disciple du vénérable Jean Tikhonov : « Son visage peu à peu changeait et il produisait une lumière merveilleuse et enfin il s’illumina jusqu’à ce qu’il fût impossible de le regarder ; sur ses lèvres et dans toute son expression il y avait une telle joie et un tel enthousiasme céleste que en vérité on pouvait dire à ce moment que c’était un ange de la terre ou un homme du ciel ». Selon Obolenski, plus d’une fois il émana  de Jeanne un rayonnement de lumière incréée. C’est à peu près ce que vit le Bâtard d’Orléans au château de Loches, et au procès on interrogea la Pucelle sur ce « heaume » qui l’entourait au moment de l’attaque de Jargeau. Comme dans le cas de Séraphin de Serov, tous ne pouvaient pas le voir   mais ceux-là seulement qui étaient eux-mêmes à ce moment « dans la plénitude de l’Esprit de Dieu », et comme le saint vieillard, Jeanne n’en parle pas et interdit aux autres d’en parler.

   Obolenski, estimant que Jeanne au moment de son extase était devenue un ange de la terre, soulignait cette très importante particularité : « la continuelle intersection de deux plans (voir les anges, sans cesser de voir les hommes). Comme femme, elle avait  les deux pieds sur terre ( …) elle marchait pour restaurer l’ordre organique des choses, l’unité naturelle de la nation, qu’elle sentait elle-même comme une immense famille sous le pouvoir d’un roi naturel (…)ses promesses se rapportent aux choses humaines (terrestres) » ; mais comme Fille de Dieu elle introduisait dans  ces affaires terrestres un tout autre principe. » Cette union en Jeanne de la sainteté et de la miséricorde humaine a, semble-t-il, fasciné également Péguy, qui l’a opposée à Madame Gervaise, dont les regards ne sont dirigées que vers le ciel. Il nous semble que c’est justement cela qui explique l’extraordinaire force intérieure de la Pucelle et son immense influence sur ceux qui l’entouraient aussi bien que sur ceux à qui elle s’est heurtée immédiatement, que sur les masses dont elle transformait la conscience ou, comme l’écrit Obolenski, auxquelles elle apportait un élan explosif d’énergie spirituelle et psychique.  Ainsi comprend-on pourquoi Jeanne est devenue un mythe et s’est enracinée dans la conscience publique sous la forme d’un archétype.

   Ne pouvant dans les limites de cette étude donner une analyse détaillée de la volumineuse et profonde monographie d’Obolenski, nous voudrions souligner que les deux seules études sérieuses sur Jeanne d’Arc, écrites en russe par des auteurs russes, absolument différentes par leur style et pas leur genre, ont une orientation commune : l’influence spirituelle de leur héroïne sur le monde chrétien comme chemin de  salut pour l’humanité.

 

 

(Trad. Y.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Existe-t-il une Jeanne d’Arc dramatique ?

 

John A’Beckett  (Varsovie)

 

« Il y a des gens dans le monde qui ont une imagination si vive que, quand ils ont une idée, elle leur arrive comme une voix audible, souvent même issue d’une figure visible. » Bernard Shaw.

« Les anges ? Mais ils viennent souvent parmi nous. On ne les voit pas, mais, moi, je les vois. » Jeanne d’Arc.

« La production aurait plus d’intérêt sans ces Voix de Jeanne, ce gramophone infernal. » Eric Bentley

 

I  Antigone et Jeanne

   Il y a deux mille cinq cents ans, une jeune fille veut enterrer son frère, dont on a laissé pourrir le cadavre en dehors des murs de la ville. Le régent de l’Etat interdit cet enterrement. Elle désobéit et, en conséquence, est condamnée à mourir. Son fiancé, fils du régent, et la femme du régent se suicident. Le régent est triste. Mais les affaires de l’Etat reprennent leur cours.

   C’est Antigone de Sophocle : l’histoire d’une fille, née de l’imagination mythique, une invention, un être de raison. A peine la matière d’un drame, penserait-on. Un mélodrame gothique peut-être ; assurément pas une tragédie universelle.

   Pourtant, au cours du dernier millénaire, en vers 1425, une autre fille, réelle celle-là, une bergerette de Domremy, est appelée par les voix de Dieu à conduire une armée, délivrer Orléans assiégée, couronner le Dauphin à Reims et bouter hors de France les envahisseurs anglais. Elle décide d’obéir à ces voix et, contre toute espérance, réussit à accomplir ce qu’elles ont demandé. Elle devient une héroïne, subit un procès éprouvant, est condamnée par l’Eglise comme hérétique et relapse, brûlée vive, réhabilitée quelques années après et canonisée par l’Eglise un demi-millénaire plus tard.

   L’histoire de Jeanne d’Arc. Assurément, dirions-nous, il y a là matière à drame. Mais alors pourquoi le personnage d’Antigone, ce mythe ancien, reste-t-il présent sur la scène, tandis que celui de Jeanne a tendance à disparaître avec le temps ou plutôt à vivre seulement durent l’époque des écrivains qui l’ont abordé, à devenir un maque pour leur visage, un porte-parole pour leur voix ? Les deux filles têtues, désignées pour une mission divine, ont beaucoup de traits communs. Néanmoins, quand Antigone a besoin simplement d’être interprétée, pourquoi Jeanne doit-elle être toujours réinventée, voire conçue à nouveau ? Pour répondre à cette question, j’expliquerai précisément ce que j’entends par « drame ». Et à cet égard, une brève « dramatologie » de Jeanne pourrait être instructive.

 

II Une tonne de pièces mais combien de vrais drames ?

   Il apparaît que la Pucelle a inspiré des écrivains aussi divers que Shakespeare et Péguy, Schiller et Bertolt Brecht. A cette liste prestigieuse d’auteurs on peut ajouter une pléthore de spectacles historiques, passions, pantomime, récitations littéraires, opéras, sans parles des adaptations des romans historiques. Dans toutes ces productions, lesquelles ont une résonance universelle ? Lesquelles ont le pouvoir d’éveiller le public d’aujourd’hui ? Evidemment cette longue série de pièces johanniques est amorcée par les recherches historiques fondamentales de Quicherat, qui en 1841 a transformé Jeanne : de figure éthérée de la légende, elle est devenue une fille réelle de l’histoire vivante. L’œuvre de Quicherat a eu deux effets essentiels pour le théâtre johannique. D’abord elle a donné à la Pucelle la dimension humaine d’une dramatis persona qu’une actrice peut interpréter et à laquelle le public contemporain peut s’identifier. Ensuite elle a rejeté dans le passé du théâtre les inventions de Shakespeare et de Schiller, qui devaient plus à la rumeur qu’à la vérité. Certes il y aura toujours une place, héroïque ou mélodramatique, pour ces spectacles qui nous parlent de Jeanne, la bonne pucelle, qui combat le mal du monde. Quant à leurs auteurs, leur tâche sera toujours de rendre crédible la sainte-guerrière, de trouver en elle un lien avec les gens réels, le public dans la salle. Je propose que le dialogue devienne ce lien, cette crédibilité, la tâche essentiel du dramaturge, de l’écrivain d’un drame. Je me permettrai de rappeler trois choses qui définissent le drame par rapport à tous les autres spectacles.

 

III Le dramaturge : écrivain d’un drame et co-créateur de l’action

   Ici le but du dramaturge est de créer une Jeanne d’Arc de chair et de sang, qui vive sur la scène, devant nous public, pendant deux heures de temps. Dans cette arène particulière, l’action existe avant le texte, une Jeanne d’Arc dramatique est au fond celle qu’une actrice interprète. Le texte est prétexte au dialogue, et dans ce contexte, le dramaturge fait partie d’une équipe de création : acteurs, metteur en scène, public et texte vivant. Son dialogue est fait de ces quatre éléments. Ce n’est pas seulement une étude littéraire, indépendante du processus actif de la scène, c’est un échange entre les personnages qui implique aussi la participation du public. Dans un processus aussi physique, il y a peu de place pour des éléments aussi mystiques ou métaphysiques que des anges ou des Voix. Autour de quel conflit le dialogue d’un drame johannique doit-il s’organiser ? Car un tel conflit doit être assurément plus dramatique qu’une petite controverse, qu’une banale conversation animée. Je propose de répondre : le conflit du Bien.

 

IV L’essence du drame : le conflit du Bien.

   Le drame n’est pas seulement un conflit entre le Bien et le Mal – mélodramatique si le Mal gagne, héroïque si c’est le Bien -, un vrai drame est plutôt un conflit entre plusieurs Biens. Nous observons dans Antigone que l’antagoniste Créon n’est pas tout à fait le « vilain », le « mauvais », et Antigone, arrogante, têtue, obsédée par son devoir moral, pas toute « bonne ». Leur conflit tourne autour d’une collision de droits, une tension entre le régent des droits de l’Etat et Antigone incarnant les valeurs supérieures de la religion. Aucun mélodrame ici. Le drame se fonde ici sur cette prémisse tragique : « le pouvoir », comme l’écrit Robert Lowell, « de choisir sa vie et sa mort. » Et Jeanne d’Arc ? Bernard Shaw  a expliqué précisément dans sa préface pourquoi sa Saint Joan aspire à ce niveau de tragédie classique : « Les mélodrames de Jeanne d’Arc réduisant tout à un conflit entre un vilain et une héroïne faussent les personnages, faisant de Cauchon une canaille, de Jeanne une prima donna et de Dunois un amoureux…mais la tragédie de Jeanne est qu’elle n’a pas été tuée par des meurtriers mais par des êtres humains. » En 1923, Shaw était décidé à concevoir un drame aussi acéré qu’Antigone. Afin de rendre sa sainteté crédible, il a prêté à Jeanne une certaine arrogance, une faiblesse mortellement humaine, et il fait de l’antagoniste, l’évêque Cauchon le représentant d’une Eglise qui a voulu sauver Jeanne et non la perdre. En choisissant de représenter le conflit entre différents Biens, il a dut affronter, à notre avis, deux problèmes que posait un tel drame : la vie réelle de Jeanne et surtout sa foi.

 

V La vie de Jeanne : un piège pour le dramaturge.

   Selon les travaux menés par la science historique, le caractère de Jeanne ne se présente pas d’entrée de jeu comme définitif, il apparaît différent ou évolue selon les moments de son histoire. Mais le dramaturge, en tant que créateur, doit à la fois résumer une personnalité multiple et inventer les éléments qui manquent. Qui était Antigone?  Une jeune fille réelle, habitant un moment de l’Histoire ? Sophocle l’a façonnée à partir d’un mythe ; entièrement dramatique, son caractère est complet ; son identité se révèle à travers le dialogue avec les spectateurs ; les faits de sa vie sont imaginaires. Avec Jeanne il en va autrement. Etant réelle, elle est composée de traits particuliers, elle habite un certain Domremy, dans un siècle plein d’événements, elle parle un certain dialecte ; bergerette, prophète, garçonne, elle est aussi compliquée que son époque. Dans ce panorama changeant le dramaturge doit trouver un axe tragique, et répondant à ce défi créatif, il retient le conflit d’une fille broyée entre les roues de l’Eglise et de l’Etat. Le procès de Jeanne lui offre cette tension, mais c’est aussi là que Shaw rencontre les Voix et ce qu’elles représentent – la foi de Jeanne et le tragique de cette foi.

 

VI La vie de Jeanne est-elle tragique ?

   La vie de Jeanne est courte, éprouvante, déchirante, mais en quel sens est-elle tragique ? Contrairement à Antigone qui accepte la mort comme châtiment inévitable envoyé par les dieux, Jeanne est plutôt conduite par les forces de la vie. Avec une volonté toujours vive elle a choisi sa mort, rappelons-nous, comme commencement de la vie éternelle. Aux anges qui lui ont promis le salut comme prix de ses épreuves, elle répond avec une vivacité géniale. Ses Voix l’ont appelée à faire plus que de rester bergerette et de se résigner à ce destin. Et voici qu’on doit se rendre compte que les Voix de Jeanne, ce que ses anges ont ordonné, n’est rien d’autre que sa foi. Au contraire du « fatalisme » d’Antigone, ce judéo-christianisme qui, selon George Steiner, « soutient les revendications de la justice contre ceux de la tragédie » est une foi fondée en espérance. Et c’est par cette qualité vitale que Jeanne a inspiré les soldats français, éveillé ses "compatriotes" de leur résignation à l’asservissement ; cette espérance qui, comme elle l’a rappelé aux docteurs et aux prêtres de l’Eglise, est la racine de leur foi ; et c’est cette Jeanne qu’ils ont réhabilitée et canonisée. Tourmentée par la peur que cette espérance pût l’abandonner, interrogée, torturée, brûlée, Jeanne est néanmoins toujours convaincue de son salut final. Car, contrairement aux vieux dieux d’Antigone, le Dieu de Jeanne l’a dédommagée. C’est sur ce point que l’idée de Steiner, qui concerne Job, s’applique aussi à Jeanne, lorsqu’il écrit que « …là où il y a compensation, il y a justice, et non tragédie… Dieu a récompensé Job. Dans cette mesure, l’agonie de Job n’est pas tragique. » Dans la vraie nature de Jeanne il y a toujours un sens de triomphe spirituel, et c’est pour cela qu’il est difficile au dramaturge de la concevoir comme une figure tragique. Enfin on ne peut pas séparer les Voix de la vraie nature de Jeanne. Mais comment les mettre en scène ? Voyons, jusqu’à la Sainte Jeanne de Shaw, comment les dramaturges les plus importants ont traité ce caractère indélébile de Jeanne : les Voix de sa foi.

 

VII Comment mettre en scènes les Voix de Jeanne ?

   C’est vraiment un comble d’ironie que de voir, dans un art aussi « vocal » que le théâtre, les écrivains perplexes devant la représentation des voix de Jeanne. Shakespeare, dans sa pièce historique d’Henry VI, fait de la Pucelle une sorcière, fille du démon, assignant à ses Voix le même rôle muet et satanique que les « murdering ministers » invoquées par Lady Macbeth. Plus tard, en 1830, Schiller dans sa Jungfrau von Orleans présente la Pucelle comme une héroïque guerrière, une « Kriemhild préwagnérienne » qui, selon la tradition romantique, meurt au combat, inspirée plutôt par les vieux dieux germaniques que par les saintes Catherine et Marguerite. Les Voix dans cette « épopée dramatique » sont étouffées par les chœurs patriotiques, les cris des soldats et le bruit de la guerre.

   On doit attendre les deux Jeanne d’Arc de Péguy pour avoir un portrait plus réaliste de la foi de Jeanne. Ces deux pièces présentent cependant une foule de problèmes dramaturgiques : au moins six heures de durée, quantité de monologues pesants et interrompus par de longs silences – ce qui fait que le public a du mal à garder son attention éveillée –, dans ces méditations statiques, le poète-penseur accorde peu de place à l’action dramatique. Ici les Voix viennent du plus profond de la conscience d’une Jeannette, trop souvent porte-parole des doutes de Péguy sur la doctrine de l’Eglise et l’Enfer éternel. Péguy a tendance à utiliser sa jeune protagoniste comme un medium de ses propres médiations sur l’épreuve de la Foi et l’agonie de sa pratique. Jeanne réfléchit à haute voix, le public médite sur ses réflexions ; il en sort une récitation statique qui oriente le mouvement de l’esprit d’une jeune fille vers une décision, une découverte et une solution ; sur le plan de l’action, une seule actrice suffit à interpréter le rôle. Péguy y aborde le paradoxe de la Foi, le conflit entre la conviction et le doute. Conflit des Biens ? Je ne le pense pas.

   En 1931, on compte sur Bertolt Brecht, spécialiste de l’exposition des conflits, pour éclairer le vrai drame de Jeanne. Sainte Jeanne des Abattoirs est une allégorie semi-communiste du mythe de Jeanne-martyre d’une cause. La conscience de la protagoniste Jeanne Dark est tiraillée entre les forces contraires du socialisme révolutionnaire et de l'impitoyable capitalisme. Brecht prête à son personnage un caractère analogue à celui de Jeanne, le dotant d'un conflit net entre deux loyautés, mis les deux Biens ici (c’est-à-dire es deux utopies matérialistes) ne sont que des causes politiques. A la fin de ce drame dialectique, vidée de toute espérance, Jeanne Dark meurt d’une pneumonie en marmonnant que seule la violence révolutionnaire pourra libérer les ouvriers du patronat capitaliste. Théâtre sans dieu, cette pièce n’a de place pour aucune Voix d’aucune Foi, il se contente d’exposer un conflit de forces. A cette étape, on attend qu’un dramaturge catholique restitue à Jeanne les Voix de sa foi.

   Si l’oratorio dramatique de Claudel, Jeanne au Bûcher, noie dans un véritable déluge vocal les voix les plus essentielles, celles de Jeanne et de ses saintes, l’Alouette de Jean Anouilh leur redonne certainement leur valeur. Mais avant d’aborder cette œuvre, nous devons revenir à la Sainte Jeanne de Bernard Shaw pour mieux comprendre le rôle des Voix dans son caractère.

 

VIII Bernard Shaw et les Voix

   Dans sa préface, Bernard Shaw expose très clairement le problème : « Elles ont compromis sa réputation. On s’en est servi pour prouver qu’elle était folle, menteuse, sorcière et sainte. Elles ne prouvent finalement rien. Comme Newton et Daniel, Jeanne doit être jugée saine d’esprit parce que ses Voix ne lui ont donné aucun conseil qui n’ait pu venir de son propre esprit. Si Jeanne était folle, le christianisme aussi est fou. » Et dès le commencement de la pièce nous sommes témoins du bon sens de Jeanne et de son sain jugement. Robert, seigneur de Baudricourt, est justement en train d’interroger Jeanne :

 

ROBERT : Vos voix ? Qu’entendez-vous par vos « voix » ?

JEANNE : J’entends des voix qui me disent quoi faire. Elles viennent de Dieu.

ROBERT : Elles viennent de votre imagination.

JEANNE : Evidemment. C’est ainsi que les messages de Dieu nous arrivent.

 

Et plus tard, en présence de l’Archevêque et du Roi, c’est-à-dire de l’Eglise et de l’Etat, il semble que ce soit Shaw qui parle à travers Jeanne :

 

L’ARCHEVÊQUE : Comment savez-vous que vous avez raison.

JEANNE : Je sais toujours. Mes voix –

CHARLES : Ah ! vos voix. Pourquoi vos voix ne me viennent-elles pas à moi ? Je suis le roi, pas vous.

JEANNE : Elles vous viennent, mais vous ne les entendez pas. Mais pourquoi avez-vous besoin des voix pour vous dire ce que le forgeron pourrait vous dire : de battre le fer pendant qu’il est chaud.

 

   Avec Shaw nous avons enfin un dramaturge qui a montré que les voix de sa Sainte ne sont une chose que seule Jeanne peut entendre, et pas le public, nous. Nous la voyons toujours dans cette pièce, guidée et influencée par leurs échos célestes, et, comme Eric Bentley le dit : « De cette façon le mystère garde son intimité, la grâce qui sauve vraiment. »

   Mais il faut se rendre compte que Shaw lui-même avait ses Voix, et des Voix plus pressantes que celles de Jeanne. Je veux dire évidemment que l’auteur de Saint Joan, journaliste et pamphlétaire socialiste avait la réputation d’utiliser ses pièces comme porte-voix et la scène comme arène pour faire connaître ses opinions. La canonisation de Jeanne en 1923, toujours controversée, ne pouvait échapper à ses commentaires. Sans doute, Shaw a-t-il voulu dans sa pièce prouver dramatiquement la sainteté de Jeanne, balancer le mystère par les faits. Mais ce faisant, il a donné à Jeanne des voix, c’est-à-dire qu’il lui a fait dire des choses qui viennent plus de son propre esprit disert que des anges de son personnage.

   Quelles sont ces voix ? Il y en a trois, semble-t-il.

   D’abord la voix du proto-protestantisme : une Jeanne du contact direct avec Dieu, contact que l’Eglise catholique ne reconnaît qu’aux mystiques ; un individu avec sa propre volonté libre, libre de choisir et qui a chois la foi. Mais si Shaw a voulu faire passer Jeanne pour une annonciatrice de Luther et de Calvin, dressée contre l’Eglise romaine et réclamant les droits du libre-examen, il s’est trompé. Comme Henri Guillemin l’a rappelé : « Jeanne n’a pas une objection contre le dogme. Elle est l’adversaire née des hérétiques, des schismatiques. »

   Deuxième voix, celle du proto-nationalisme . Ici Shaw met dans la bouche de Jeanne une chose plus significative et, à notre avis, plus « shawienne » que johannique :

 

ROBERT : Avez-vous jamais vu les Anglais faire la guerre ?

JEANNE : Ce ne sont que des hommes. Dieu les a créés exactement comme nous. Mais il leur a donné leur propre langue, et ce n’est pas Sa Volonté qu’ils viennent dans notre pays et essaient de parler notre langue. Nous sommes tous soumis au Roi du Ciel, et Lui nous a donné nos pays et nos langues, et Il a voulu dire de les garder. Vous et moi vivrons pour voir le jour où il n’y aura plus un soldat sur la terre de France et où il n’y aura qu’un roi, pas le roi féodal anglais, mais le Roi français, celui de Dieu.

 

Il est vrai que Shaw en 1923 était le témoin de la chute de l’impérialisme, mais pas encore de la montée des fascismes, et qu’il fait parler ici une Jeanne sans fanatisme et qui définit son patriotisme à partir de la langue. Mais Jeanne luttait pour délivrer Orléans et la voix du patriotisme français n'est pas la sienne.

   Troisième voix : la voix de la raison et du bon sens : »Mais pourquoi avez-vous besoin de voix pour vous dire ce que le forgeron pourrait vous dire : de battre le fer pendant qu’il est chaud. » Voilà une Jeanne qui, malgré sa jeunesse et son innocence, est franche et pratique, pleine de bon sens et tranche spirituellement sur l’orgueil abstrait et la rhétorique fuyante de l’Eglise et de l’Etat. Ses anges, Shaw les voit comme la voix du bon sens. Mais ici encore Jeanne fait trop écho aux autres protagonistes du rationalisme de Shaw . Comme Major Barbara et Lizza Dolittle, Jeanne finit par devenir la bonne petite bourgeoise victorienne, beaucoup trop pour être une vraie fille du Moyen-Âge. Le rationaliste chez Shaw n’est ici pas assez poète pour la voir dans sa nature, dire ce qu’elle sent plutôt que ce qu’elle pense. Et le bon sens de Jeanne se dégrade à la fin de la pièce en sentimentalisme : « Ô Dieu qui as créé la terre, quand donc serai-je acceptée par votre peuple ? » Enfin, Jeanne, dans cette digne pièce, est plus la voix de la vertu qu’un être humain, ce qui a fait poser au critique Kenneth Tynan, à l’issue d’une représentation de la pièce, la question : « Une âme vertueuse. Mais la fille existe-t-elle en réalité ? »

 

IX L’Alouette ou  Jeanne ventriloque

   Anouilh avait la même vision que Shaw, mais il a ajouté des touches pirandelliennes. Son   Alouette (1953), est  une pièce qui traite plus du théâtre que de Jeanne d’Arc : une troupe d’acteurs décide de jouer des scènes de la vie de Jeanne. De temps en temps une des actrices devient plus ou moins la « vraie Jeanne ». Contrairement à ce qui se passe dans son Antigone, mais comme dans Pauvre Bitos où le héros est un personnage contemporain qui s’est et se conduit comme Robespierre, le personnage de l’Alouette est une présence spirituelle dans un corps et une vie d’aujourd’hui. Dès le début, il nous est constamment rappelé par l’acteur qui joue Warwick que nous sommes les témoins d’un spectacle et que les événements de cette « vie » de Jeanne ne sont que des :

 

(WARWICK) : …mascarades !Cela, c’est l’histoire pour les enfants. La belle armure blanche, l’étendard , la tendre et pure vierge guerrière, c’est comme ça qu’on lui fera ses statues, plus tard, pour les nécessités d’une autre politique !

 

Et la pièce se termine par l’annulation de l’exécution de Jeanne sur le bûcher :

 

CHARLES : La vraie fin de l’histoire de Jeanne qui n’en finira plus, qu’on se redira toujours quand on aura oublié ou confondu tous nos noms, ce n’est pas ma misère de bête traquée à Rouen, c’est l’Alouette en plein ciel, c’est Jeanne à Reims dans toute sa gloire…La vraie fin de l’histoire de Jeanne est joyeuse. Jeanne d’Arc, c’est une histoire qui finit bien…

 

   Cette démarche permet à Anouilh de ne pas s’attaquer aux passages dramatiques, mais difficiles de la vie de Jeanne : le procès long et infernal, les grandes batailles, l’épreuve de la foi et la question de son génie. Jeanne est réduite à la dimension d’une actrice qui se joue elle-même ; et les Voix sont réduites aux possibilités vocales de cette actrice réduite à la ventriloquie :

 

QUELQU’UN, demande soudain, au fond :

Qui fera les voix ?

JEANNE, comme si c’était évident :

Moi, bien sûr. Elle continue 

Je me suis retournée. Il y a  eu une grande et éblouissante lumière u côté de l’ombre, derrière moi. La voix était douce et grave et je ne la connaissais pas ; elle dit seulement ce jour-là : - Jeanne, sois bonne et sage enfant, va souvent à l’église, (avec la grosse voix de l’archange) : - Jeanne, va au secours du roi de France et tu lui rendras son royaume. (Elle répond) : - Mais, Messire, je ne suis qu’une pauvre fille, je ne saurais chevaucher, ni conduire les hommes d’armes…- Tu iras trouver M. de Baudricourt, capitaine de Vaucouleurs…

 

Paradoxalement l’Antigone d’Anouilh est une fille d’aujourd’hui plus libre et réelle que la Jeanne de l’Alouette.

 

Il me semble en résumé que les écrivains du théâtre réaliste sont paralysés par les faits de la vie de Jeanne, sa réalité historique. A la différence d’Antigone on ne peut l’inventer, sans mettre en conflit les faits, les visions et les « voix », alors que le drame est plutôt un conflit du Bien. Pour que Jeanne soit libre, ses dramaturges doivent sans doute l’inventer. Si Antigone est vivante à la scène, c’est peut-être qu’elle n’a pas habité la réalité. La scène de Jeanne était sa vie, elle trouve sa place dans notre imagination, un univers pour elle profondément rel. Elle y est à coup sûr plus heureuse et plus libre que sur les scènes de nos théâtres.


 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’épicurisme dans la vie intellectuelle du XVIIIe siècle

France-Russie

 

par Marianna Chakhnovitch (Saint-Pétersbourg)

 

   La doctrine d’Epicure et surtout son éthique eudémoniste eurent une grande influence sur la pensée des intellectuels français de la seconde moitié des XVII- XVIIIe siècles. Pourtant les   épicuriens, qu’ils se fussent donné ce nom eux-mêmes ou qu’on le leur eût donné, avaient des visions du monde différentes. De même que dans la Rome antique il existait plusieurs écoles et cercles épicuriens qui propageaient des formes diverses d’épicurisme, de même, dans la société française,  on pouvait distinguer trois types d’épicuriens.

   D’abord les esprits ironiques qui fréquentaient les salons et qui, tout en s’appelant épicuriens, suivaient plutôt une tradition sceptique qu’épicurienne, les adeptes des plaisirs sensuels, enclins à l’hédonisme des Cyrénaïques plus qu’à la morale ascétique d’Epicure. Ensuite, les libertins radicaux, qui déclaraient ouvertement leur incroyance, rejetant avec audace les idées du christianisme sur Dieu et l’immortalité de l’âme, se moquant des bigots et des cultes religieux.  Enfin, les naturalistes et les philosophes qui favorisaient la diffusion des conceptions atomistes de Démocrite, Epicure et Lucrèce.

   Il faut donner une place particulière à Pierre Gassendi, commentateur et interprète de l’épicurisme. La littérature du XVIIIe a popularisé la figure d’un Gassendi  philosophe participant consciemment à la comédie que jouait la société cultivée, effrayée par le combat contre les hérétiques. Diderot écrivait que le pauvre Gassendi avait dû accrocher à Epicure le masque d'un chrétien pour s'épargner à lui-même la couronne du martyre. Ce n’est pas par hasard que Gassendi, quand il expliquait les conceptions religieuses d’Epicure, écrivait qu’il pouvait penser ce qu’il voulait mais que dans sa conduite il se soumettait aux lois de l’Etat .

   Le 4 septembre 1626, le Parlement de Paris interdit sous peine de mort la diffusion de la doctrine d’Epicure et de Lucrèce, mais il était impossible de mettre un frein à la popularité de l’épicurisme. De 1600 à 1700 parurent en France au moins neuf éditions latines et trois traductions françaises complètes du De rerum natura de Lucrèce.

   Si le XVIIe siècle en France est une époque de restauration, et de christianisation, de l’épicurisme, le XVIIIe est une époque où l’on crée un nouveau type d’épicurisme, celui-ci ouvertement athée. Diderot, dans l’ article Epicure de l’Encyclopédie, écrit que la philosophie d’Epicure a trouvé une quantité de partisans en France, qu’après en avoir pris connaissance les hommes « cessent de croire  aux contes du paradis et de l’enfer. » Parmi les philosophes des Lumières, il y eut beaucoup de partisans de l’épicurisme aussi bien dans le domaine métaphysique que dans le domaine de l’éthique.

   La Mettrie, en publiant son livre l’Anti-Sénèque, développait une critique épicurienne du stoïcisme, mais en 1750 il publia un traité particulier, Le Système d’Epicure, dans lequel il écrivait qu’Epicure était son médecin dans l’infortune, son courage, un remède dans le malheur[5]. Helvétius considérait Epicure comme un « bienfaiteur de l’humanité » et écrivit un poème épicurien « Le Bonheur ». Il établit à la suite d’Epicure que les bases de la morale sont constituées par les impressions sensibles, l’intérêt personnel bien compris et la recherche du plaisir, étrangère à un hédonisme sans retenue.

   L’œuvre de Gassendi sur Epicure et son propre matérialisme épicurien et atomiste exerça une influence immense sur la doctrine matérialiste d’Holbach. C’est à son initiative que  Lagrange traduisit en français le poème de Lucrèce.

   En 1781, Sylvain Maréchal publia anonymement le Lucrèce français. Dans son Dictionnaire des athées anciens et modernes, il décrivait, à la suite de Bayle, Lucrèce comme le plus grand athée de l’Antiquité, qui avait remplacé la religion par le principe d’harmonie universelle.

   Les déistes français s’intéressaient  beaucoup à Epicure. Robinet qui avait critiqué Epicure pour avoir éloigné Dieu de la participation aux affaires de la terre, écrivait : « Le Dieu d’Epicure, qui séjourne dans l’oisiveté de l’empyrée, regarde indifféremment ramper les mortels sur la terre comme un essaim d’insectes qui jouent sur un tas de sable et dont les jeux stupides ne le touchent en aucune façon. »[6]  Les philosophes des Lumières expliquaient de façon simpliste les rapports d’Epicure avec les dieux. Ainsi Naigeon, qui considérait Epicure comme un génie et un grand athée, supposait que s’il admettait les dieux, c’était pour des considérations politiques et aussi pour ne pas susciter la haine contre un athéisme déclaré. Dans l’Encyclopédie méthodique, Naigeon assurait que la théologie d’Epicure était une joyeuse invention, il appelait ses dieux des dieux « badins ».

   Les philosophes français des Lumières, qui s’estimaient les continuateurs de la tradition épicurienne, eurent une influence réelle sur le développement de la libre pensée en Russie.

   Les « philosophes » issus de la noblesse russe du XVIIIe siècle sont redevables de leurs conceptions de la culture et de la science aux idées venues de la France des Lumières et aux doctrines des matérialistes de l’Antiquité. C’est  par exemple de cela que traite Vassili Petrovitch Kolytchev (1736-1794) dans sa « Lettre à V.S.Cheremetiev sur l’utilité de l’enseignement ». Kolytchev parmi ses « maîtres » et les « flambeaux de l’esprit », ceux qui ont extirpé « toutes les ténèbres de l’ignorance », nomme, à côté de Voltaire et de Bayle, Anaxagore et Epicure, « par qui en grec les peuples furent illuminés»

   « …Leurs œuvres nous ont apporté un grand profit,

Leur mémoire demeurera dans les temps à venir,

De leurs mains ils ont ouvert la porte du temple de la sagesse

Leur enseignement a séparé pour nous le mensonge de la vérité,

Des maîtres d’erreur ils ont pris soin de nous guérir. »[7]

   Les « philosophes » russes, à la suite des Français, se considéraient comme les héritiers d’Epicure et de Lucrèce dans les réponses qu’ils apportaient aux questions sur l’origine de l’univers, la formation de la matière, l’unité de l’âme et du corps, dans le domaine éthique, dans la doctrine de l’origine de l’Etat, dans le rejet de la Providence divine, dans la critique de la religion et de la superstition.

   Le sociologue et économiste I.D.Tretiakov, professeur à l’Université de Moscou, parlait avec grande sympathie d’Epicure comme d’un des premiers à avoir exposé la théorie du contrat social. Dans son Discours sur la naissance et l’établissement des universités publiques en Europe (1768), il écrivait que les « épicuriens » avaient des « preuves solides de leurs conceptions»[8]

   Un ami de Tretiakov, D.S.Anitchkov, devenu professeur de logique et de mathématique, composa en 1769 une thèse de doctorat sur la naissance de la religion : « Réflexions de théologie naturelle sur l’apparition du culte naturel. » Il y exposait les vues des matérialistes de l’Antiquité sur la naissance des religions, ce pour quoi il fut accusé de sympathies pour les idées de Lucrèce. Au moment de la soutenance de la thèse, le professeur I.G.Reykhel traita Lucrèce de « prolétaire entre les philosophes et les pourceaux d’Epicure »[9] Dans le « rapport » au Synode, l’archevêque de Moscou, Ambroise, affirma que Anitchkov « …conduit  Lucrèce, l’héritier de l’athée Epicure à affirmer des idées athées .. »[10] Malgré les persécutions qui frappaient la propagande des idées des matérialistes de l’Antiquité, Anitchkov fit une nouvelle fois, en 1782, dans ses Remarques sur la logique et la métaphysique, mention de Lucrèce comme un écrivain éminent et comme un « ingénieux philosophe de l’école épicurienne. »[11]

   Au milieu des années 80 du XVIIIe siècle, dans la revue « Le travailleur au repos » fut publié un traité anonyme « Sur le monde, ses origines et son antiquité », dont l’auteur assurait que le monde était né à la suite d’un développement naturel et faisait le plus grand éloge  des théories cosmologiques du matérialisme historique en général, et de l’atomisme en particulier : « Anaximandre, Anaximène, Leucippe, Xénophane, Diogène, Archelaos, Démocrite et Epicure (…) ne se satisfaisant pas de la pétition de principe que les étoiles peuvent être  des mondes achevés…ont étendu les frontières de l’univers au-delà des limites que leur imposait notre faible vue…ils ont conclu que le monde est sans limites. Si les philosophes, raisonnant d’une manière(…)sublime, ont déduit qu’il y avait une pluralité illimitée et infinie de mondes (…), chaque jour la forme des mondes isolés se détruit et à partir d’elle également naissent sans cesse des mondes nouveaux…Ce que nous disons permet de juger des succès étonnants obtenus par les Grecs dans la connaissance du monde… »[12]

   Dans ce traité on cite à plusieurs reprises le poème de Lucrèce. L’auteur remarque la grande importance pour le développement de la philosophie et de la science des théories sur les atomes comme principes élémentaires et sur leur déviation fortuite. Le respect que témoigne l’auteur à l’égard du matérialisme antique, l’abondance des citations de Lucrèce laissent supposer que le traité est dû à la plume de D.S.Anitchkov.[13]

   Ia.P.Kozielski également était enthousiasmé par la théorie des atomes, il l’opposait à l’enseignement des Platoniciens et des Stoïciens, il critiquait d’un point de vue épicurien les arguments de Wolff sur l'immortalité de l’âme. S.E. Desnitski dans sa « Discussion juridique sur la propriété » se référait aux Anciens, « grands expérimentateurs de la nature » qui avaient établi que la matière est constituée de toutes petites particules insécables. P.A.Slovtsov, qui enseignait au Séminaire de Tobolsk, persécuté sans relâche par le pouvoir pour son activité au service des Lumières, publia en 1796 dans la revue La Muse un poème, la Matière, dans lequel il déclarait qu’il « osait défendre » avec les philosophes de l’Antiquité la doctrine de l’unité matérielle du monde.[14]

   La célèbre représentation de la religion dans l’ode « Liberté » de A.N.Radichtchev a été inspirée à celui-ci par Lucrèce : « Et son apparence monstrueuse est terrible, Comme l’hydre elle a cent têtes…De sa tête elle touche le ciel, « sa patrie est là », - dit-elle. Elle sème des fantômes partout dans les ténèbres… » (Voir Lucrèce : De rerum natura, I, 61-65) Radichtchev expose des vues épicuriennes sur la mortalité de l’âme : « Crois-le, à la mort pour toi tout  passera, et ton âme disparaîtra. »[15]

   L’intérêt pour le matérialisme atomiste dans la Russie du XVIIIe siècle est né sous l’influence des « philosophes » français, qui s’appuyaient eux-mêmes sur l’héritage de l’Antiquité. En 1770,  Ia.P.Kozielski publia « Articles sur la philosophie et ses divisions dans l’Encyclopédie », « Articles sur la philosophie morale et ses divisions dans l’Encyclopédie ». En 1777 parut le livre de Maupertuis, « Essais de philosophie morale », et en 1788 « De l’Esprit »d’Helvetius. En 1803 parut la traduction du livre de Mably « Principes de morale ». En 1801 S.Glinka traduisit l’Histoire de l’esprit humain de Condillac, dans laquelle est éclairée la philosophie d’Epicure. En 1819, V.Oline arrangea en russe le contenu du livre de l’abbé Batteux, la Morale d’Epicure tirée de ses propres écrits.

   Les œuvres des philosophes français les plus radicaux, Diderot, Helvétius, d’Holbach, Sylvain Maréchal, à la différence des œuvres de Voltaire, furent rarement imprimés en Russie et avec de grandes difficultés, souvent de façon anonyme, car ils appartenaient à ce genre de livres contre lesquels en 1763 Catherine II publia la disposition spéciale "Sur  les mesures contre la diffusion en Russie d’œuvres étrangères dirigées contre la religion, la moralité et la Souveraine elle-même. » Au début du XIXe siècle encore,  Helvétius était dénoncé comme un continuateur du matérialisme antique : « aucun des continuateurs d’Epicure n’a présenté l’enseignement du philosophe antique sous des dehors plus séduisants et aussi dangereux pour le bien public. »[16]

    A la fin des années 90 du XVIIIe siècle,  I.I.Pnine, publia dans le Journal de Saint-Pétersbourg, sans mentionner le nom des auteurs ni même les titres des œuvres, des traductions de deux extraits des Ruines de Volney et onze chapitres du  Système de la nature et  de la Morale Universelle du baron d’Holbach. Un peu plus tôt en 1786-1767 dans le journal le Miroir du monde, N.D. (Danilovski) imprimait sous forme d’articles séparés la traduction, pourvue de nombreux compléments et corrections, du Système social de d’Holbach sans indication de son nom. N.D. s’intéressait essentiellement à l’éthique du philosophe français, qui remontait à l’eudémonisme d’Epicure.

   En Russie, exactement comme en France, l’épicurisme prit différentes formes. Le prince P.Chalikov écrivait qu’« aujourd’hui il existe une multitude de ce qu’on appelle les épicuriens pratiques », « beaucoup se couvrent de la philosophie d’Epicure » en la comprenant comme un appel « au bonheur dans la volupté et dans l’assouvissement de tous les désirs »[17]

   Les philosophes russes des Lumières, en s’intéressant à l’éthique d’Epicure, voulaient défendre sa doctrine contre les interprétations erronées et les déformations grossières. Ainsi dans le Miroir de la sagesse antique un auteur inconnu, qui défend Epicure contre les calomnies, dit ceci de lui : « Il a, comme beaucoup le déclarent, placé le bonheur humain authentique dans une bonne conscience, qui ne se reconnaît aucune faute. Mais quand il est mort, ses disciples se sont mis à prendre la concupiscence charnelle et la volupté, qui conviennent davantage au bétail, pour le comble du bonheur humain. »[18] Le prince Chalikov écrivait dans l’article Epicure  que la doctrine de ce philosophe athénien avait été faussée par ses adversaires parce qu’il « avait découvert la malice des Académiciens, la puérilité des dialecticiens et la vanité des stoïciens. »[19]

   La diffusion de la pensée matérialiste de l’Antiquité et l’influence de ces idées sur le développement de la libre pensée en Russie sont attestées par le fait que pour réfuter les conceptions matérialistes les adversaires des Lumières firent publier, à côté de la littérature dirigée contre les Encyclopédistes, des œuvres spécialement écrites pour démasquer « les erreurs des Epicuriens »[20] En même temps que des œuvres comme Les Erreurs de Voltaire, révélées par l’abbé Nonotte. Traduction du français. Préface à la traduction russe par le métropolite Evguéni (Bolkhovitine) (Moscou.1793), Les Fondateurs de la nouvelle philosophie :Voltaire, D’Alembert et Diderot. Les encyclopédistes sans masque » (18O9), Oracle des nouveaux philosophes. Remarques critiques (1803), on publie L’Anti-Lucrèce: neuf livres sur Dieu et la nature du Cardinal Melchior de Polignac (1803), un traité du théologien Ridley, L’athée et le naturaliste humilié. Traduction du latin par le prédicateur de l’Académie de Moscou le hiéromonaque Théophane (Moscou 1787), le poème du Cardinal de Bernis, la Religion vengée. Dans tous ces livres on critique ce qu’ « ont appris à la Grèce Leucippe, Cratos, Straton, Lucrèce, Epicure, Démocrite » et leurs récents partisans. Le Cardinal de Bernis, démentant ceux qui ont déclaré que « le monde n’a pas de souverain raisonnable » écrit : « Est-il possible qu’en ce monde   le destin et le hasard d’une règle soient plus forts que les lois de la divinité. Avec cette règle le méchant prospère sans pudeur et foule aux pieds toute vertu et honnêteté. »[21]

   On notera que le traducteur russe, un anonyme qui se présente comme un homme « qui respecte Dieu, la foi et la patrie », a adapté le dernier chapitre de la Corruption de l’esprit et des mœurs  à la Russie. Ce chapitre rappelle par beaucoup de traits le discours de Famoussov dans la comédie de Griboiédov[22] : la principale cause de l’incrédulité et du développement des idées nouvelles, c’est l’imprimerie, et la patrie de cette philosophie est la France : « l’Europe est soumise à une mode absurde, engendrée par le désir de la nouveauté, par la licence,  son trône est à Paris , ses façons et sa loi, et les imitateurs naissent sans connaître limite aucune.[23] »

   Dans la traduction de l’œuvre du Cardinal Melchior de Polignac, il est proclamé que « la doctrine d’Epicure est au plus haut point nuisible », qu’Epicure  « a entrepris de détruire le nom et le culte de Dieu, a ordonné aux mortels de leur donner la liberté » ; chez lui « une place vide a pris la place de Dieu ». « Avec quelle perfidie Epicure traite-t-il Dieu. Il fait comme s’ il admettait l’être divin, et son chef d’œuvre de ruse a pu duper les vivants avec lui…Pour que ces dieux en lesquels il croyait seulement en apparence, fussent en réalité détruits, il les a rendus ridicules, et dans ce but il les montre comme en dehors de l’univers. »[24] En outre, les traductions des histoires de la philosophie s’attaquent également à l’épicurisme. Ainsi dans le livre de Bury on montrait que la « perfide doctrine morale  d’Epicure est un rideau  qui cache les vices ». « Quelles vertus peut-on attendre de gens qui ont rejeté l’existence de Dieu, - s’écriait de Bury – qui ont cru que la mort  détruisait le corps et l’âme, et qui montraient qu’il ne convenait pas après la mort d’attendre aucune récompense pour les vertus et aucun châtiment pour les vices. »[25]

   Les persécutions contre la libre pensée, les assauts de la censure contre le matérialisme firent qu’ en Russie on diffusa secrètement, sous forme de manuscrits, une grande quantité d’œuvres sur ce sujet. Il s’agissait aussi bien d’œuvres en traduction que d’études originales d’auteurs russes dont les noms aujourd’hui encore sont difficiles à établir.

   Dans le recueil manuscrit : « Lettres morales à des amis. Ecrites d’octobre 1773 à mars 1774 » (TsGADA,f.196.Collection de manuscrits de F.F.Mazourine, N°1086), la première lettre , composée par un auteur russe, assure que dans le monde il n’y a rien que la matière. L’auteur rejette l’esprit dans sa substantialité autonome, en déclarant que « l’esprit » c’est la même chose que le corps et qu’il ne s’en distingue que « par un degré de finesse et de délicatesse. »[26]

   Cette idée remonte à l’atomisme antique, à la doctrine selon laquelle l’âme matérielle se compose d’atomes plus fins que le corps. Epicure dans une de ses lettres disait : « Il faut aussi se représenter ce qu’est l’incorporéité attribuable à l’âme, car on pourrait en venir à croire que le mot désigne quelque chose de proprement incorporel. On ne peut rien concevoir de proprement incorporel que le vide. Mais le vide ne peut ni agir ni pâtir : il ne fait que permettre aux corps de se mouvoir à travers lui. Par conséquent, ceux qui disent que l’âme est un être incorporel parlent pour ne rien dire. » (I,67)

   En 1941, à Kostroma, dans le grenier d’une vieille maison on découvrit, enfermé dans une reliure de cuir, un recueil manuscrit. Sur le dos de la reliure était imprimé : « Lettres de Rousseau ». Ce recueil, aujourd’hui conservé aux Archives du Musée national de l’histoire des religions[27], fut identifié comme un ensemble de huit œuvres différentes, reliées par leur sujet, et qui datait de la fin du XVIIIe siècle (les œuvres séparées sont datées de 1770 et 1791 ; le papier laisse apparaître un filigrane de 1797).[28] Toutes les œuvres du recueil sont liées par une problématique commune : l’origine de la vie, la mort et l’immortalité, la connaissance du monde et la nature de l’âme, les preuves de l’existence de Dieu.

   Le recueil a vraisemblablement été composé suivant un plan élaboré, car les œuvres y sont disposées selon un principe de progression des tendances matérialistes et athéistes (du déisme modéré à l’athéisme déclaré).

   La première œuvre, une Lettre de Rousseau à Voltaire  (traduite du français), la deuxième, un extrait de l’Oratoire  de M.V.Lomonossov (traduit du latin) et la troisième, un traité de Théophane Pokopovitch,  Discussion sur la génération des âmes  (traduit du latin), sont unies dans l’affirmation de l’idée de Dieu, de l’immortalité et de la substantialité de l’âme. L’œuvre suivante a été traduite du français et intitulée  Des œuvres poétiques de Sa Majesté le Roi de Prusse. Lettre au Feldmarschal Keit[29] Elle se présente comme un commentaire original au troisième livre  du poème de Lucrèce : Sur les vaines peurs de la mort, et les frayeurs de l’autre vie. [30] Cependant à côté d’un rejet direct de l’immortalité de l’âme, on maintient dans cette lettre l’existence de Dieu. Ensuite on a La profession de foi du vicaire savoyard  Œuvre du célèbre J.J.Rousseau. Traduit du français par le secrétaire du Sénat Semione Bachilov. A Saint-Pétersbourg.1770[31] et Lettre d’un musulman à son ami (traduite du français), qui critique le catholicisme et le christianisme en général.

   La septième œuvre est un traité russe anonyme, le  Miroir de l’athéisme, consacré à la critique des preuves de l’existence de Dieu. S’y joint, écrit en russe sur trois pages et quart, une Discussion sur l’âme, qui se présente comme des remarques du lecteur, qui est un familier des opinions les plus modernes sur la nature de la conscience humaine. De cette façon, le recueille conduit peu à peu aux conclusions les plus radicales : des preuves de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme aux  arguments contre le christianisme et au rejet de la foi en Dieu. Une place centrale dans le traité du Miroir de l’athéisme  est consacrée à la critique de la preuve théologique de l’existence de Dieu et de la théodicée qui en découle.[32] L’auteur utilise le célèbre argument d’Epicure sur l’incompatibilité de l’existence du mal dans le monde avec la foi en la Providence : "…Dieu ne distingue pas le bien et le mal : car dans le monde le mal est la monnaie du bien... Dieu ne fait pas connaître sa justice au vice : car il ne détruit pas le monde pour les mauvaises actions, en conséquence Dieu n’a pas de raison. »[33] « Et ainsi est-il mensonger  de dire que Dieu a une liberté toute parfaite. Car si toute la perfection de la liberté se trouvait en Dieu ; si ce noble lot accompagnait son être : que le monde fût le temple du Bien parfait ; les malheurs n’exprimeraient pas ses actions funestes. »[34]

    Le fait que la dernière page du recueil porte l’inscription : « Ex libris mercatoris Michaeli  Schvednikovis » mérite grande attention, car cela témoigne de la grande diffusion de la libre pensée dans la Russie du XVIIIe siècle, non seulement parmi les nobles mais aussi parmi les représentants du Tiers-Etat. En 1771 on découvrit chez les marchands S.B.Strougovchtchik, M.Gribanov et chez S.Romanov, fonctionnaire de la chancellerie, des traductions d’œuvres antichrétiennes de d’Holbach et de Voltaire. L’enquête que mena le Bureau secret sur cette affaire fit impliquer aussi un serf, le peintre Ivan Argounov[35]. Les partisans de la philosophie française des Lumières ne vivaient pas seulement dans les grandes villes mais aussi  « aux confins sud-est de la Russie, et même au-delà de la Volga et dans les steppes d’Orenbourg. »[36]

Tout ce qui précède témoigne des liens de l’épicurisme avec la philosophie morale de l’époque des Lumières et de l’influence importante que la libre-pensée française exerça sur la diffusion de la tradition épicurienne dans la Russie du XVIIIe siècle.

 

 

(Trad.Y.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Berlioz et la Russie

 

par Jacques Broche (Paris)

 

 

   Berlioz effectua deux voyages en Russie, l’un en 1847, l’autre en 1867. Nous sommes mieux renseignés sur le premier que sur le second, grâce à la relation que le compositeur en fait dans ses Mémoires.1

   Hector Berlioz s’inscrit en effet parmi les grands prosateurs du Romantisme et son œuvre écrite est tout à fait comparable à celle de son contemporain Eugène Delacroix. A côté de ses feuilletons du Journal des Débats, de ses Soirées de l’orchestre, de son abondante correspondance, etc…, ses Mémoires constituent un document de première importance.

   Les souvenirs du premier voyage en Russie sont consignés dans les chapitres 44 à 46. On y lit :

 

   L’ami qui me faisait cette recommandation2  la veille de mon départ, au coin d’une rue où je l’avais rencontré à onze heures du soir, était Honoré de Balzac, qui, peu de temps auparavant, avait fait lui-même le voyage de Russie.3 En apprenant que j’allais à Saint-Pétersbourg pour y donner des concerts : « Vous en reviendrez avec cent cinquante mille francs, m’avait dit très sérieusement de Balzac, je connais le pays, vous ne pouvez pas en rapporter moins. » Le grand esprit avait la faiblesse de voir partout des fortunes à faire ; fortunes qu’il eût volontiers demandé à un banquier de lui escompter, tant il les croyait assurées. Il ne rêvait que millions, et les innombrables déceptions qu’il a essuyées en ce genre toute sa vie n’ont pu le désabuser sur ce perpétuel mirage. Je souris à une telle appréciation des résultats futurs de mon voyage, sans paraître douter de sa justesse. On verra bientôt que, si mes concerts de Saint-Pétersbourg et de Moscou produisirent plus que je n’avais espéré, je pus cependant rapporter de Russie beaucoup moins que les cent cinquante mille francs prédits par Balzac

 

   Au vrai, c’est essentiellement l’échec à Paris de La Damnation de Faust qui donna à Berlioz, ruiné4, « après deux jours d’inexprimables souffrances » l’idée de se rendre en Russie. Il éprouvait à nouveau le besoin d’aller chercher à l’étranger, sinon une consécration, au moins une revanche sur l’incompréhension du public français, comme il l’avait fait déjà en Autriche, en Belgique, en Allemagne, et, comme il le fera en Angleterre et une seconde fois en Russie.

   Il se met donc en route le 14 février 1847. Comme il n’avait pas pour ce voyage le premier sou, les amis se cotisèrent

 

   les uns…cinq cents francs, d’autres six ou sept cents…un jeune Allemand M.Friedland m’avança douze cents francs…Enfin M.Hetzel, le libraire, me dit : « C’est un voyage fort dispendieux, surtout en hiver, si vous avez besoin d’un billet de mille francs5, permettez-moi de vous l’offrir. » J’acceptai…

 

   Le voyage dura quinze jours. Le compositeur prit le train, la poste et le traîneau, passant par la Belgique, traversant l’Allemagne où il s’arrêta à Berlin et sollicita du roi de Prusse une lettre de recommandation pour sa sœur, l’Impératrice de Russie6, puis il gagna Tilsitt, et enfin la frontière russe à Taurogen.

 

   Là il fallut m’enfermer dans un traîneau de fer que je ne devais plus quitter jusqu’à Saint-Pétersbourg et où j’allais éprouver pendant quatre rudes journées et autant d’effroyables nuits, des tourments dont je ne soupçonnais pas l’existence…De plus on y est pris d’envies de vomir et d’un malaise que je vais pouvoir appeler « le mal de neige » à cause de sa ressemblance avec le mal de mer.

 

   Le récit de ce périple donne lieu à une page pittoresque où les désagréments endurés s’accompagnent toujours d’une pointe d’humour. Enfin, « un dimanche soir…tout ratatiné » de froid, « j’arrivai dans cette fière capitale du Nord qu’on nomme Saint-Pétersbourg » Il y est accueilli magnifiquement.

   Pendant longtemps – jusqu’à la fin du XVIIe siècle – la Russie ne connaissait qu’une musique populaire et surtout liturgique ; ayant adopté le christianisme byzantin, elle proscrivait les instruments ; le répertoire restant vocal et monophonique. Pierre le Grand, peu musicien, invita des musiciens allemands à former des fanfares militaires. C’est l’Impératrice Anna qui invitera les musiciens étrangers à affronter les frimas du Nord, notamment les Italiens ( Madonis, Ristori, Araja). Puis apparaîtront des compositeurs russes de musique religieuse (Berezovski, Bortnianski). Sous Catherine II, les goûts de la Cour et des grandes familles s’orientent vers l’opéra-comique français avant de se tourner vers Pleyel, Stamitz, Haydn…Le Théâtre Petrovski (futur Bolchoï), le Théâtre de l’Ermitage deviennent des centres importants d’activité culturelle et entre autres musicale très éclectiques. Au début du XIXe siècle, la musique russe profane qui avait pris un essor décisif sous l’impulsion de l’Italien Cavos7, voyait naître Michel Glinka, qui prendra des leçons de piano avec John Field et rencontrera Bellini, Donizetti. Glinka est considéré comme le père de l’école nationale russe.8 Font alors le voyage de Russie, les Liszt, Schumann, Mendelssohn, et donc Berlioz.

   Arrivé le 28 février, Berlioz est invité le soir même chez le Comte Wielhorski9, où il rencontre toutes les autorités musicales, Romberg10 le guide, lui ouvre les portes et se charge de l’organisation des concerts à venir.

   Il est prévu de donner les deux premières parties de Faust. La basse du rôle de Méphistophélès chantera en allemand et le ténor incarnant Faust en français. Pour les choristes qui chantèrent en allemand, il fallut recopier tous les mots en caractères cyrilliques, les seuls qu’ils connaissaient. « Mais le public russe, à qui ces deux langues sont également familières, accepta très bien cette bizarrerie. », écrit notre compositeur-auteur.

   Lors de ce premier concert, le 15 mars, outre Faust, furent donnés le Scherzo de la Fée Mab, l’Ouverture du Carnaval Romain et la Symphonie funèbre et triomphale. Et ce fut un triomphe ! « L’Impératrice me fit le plus flatteur accueil, me présenta aux princes, ses fils…accorda de grands éloges à ma musique… »

   A vrai dire, Berlioz était loin d’être un inconnu . Son Requiem avait été donné à Saint-Pétersbourg en 1841 et il avait rencontré Glinka à Paris en 1844.

   Dix jours après, nouveau concert. Il part pour Moscou au début d’avril où, malgré de nombreuses difficultés matérielles, le Français se taille un beau succès avec, de nouveau, Faust.

   Revenu aux bords de la Neva et se promenant, il aperçoit des enfants en chemise qui se roulent dans la neige. Il note :  « Les Russes ont l’enfer dans le corps ! » Le 23 avril on donne la symphonie Roméo et Juliette, le Scherzetto de La Fée Mab et Harold en Italie. «On me rappela je ne sais combien de fois.» Dans les jours qui suivirent, on donna une seconde fois Roméo et Juliette et, sous la baguette de son auteur, on exécuta la Symphonie Fantastique au Grand Théâtre.

   Le résultat financier de cette tournée, sans atteindre les 150.000 francs promis par Balzac11, fut néanmoins très positif et, emprunteur toujours ponctuel12, le voyageur put rembourser ses dettes. De passage à Riga, il y donna un dernier concert avant La Damnation de Faust, jouée Berlin, au retour.

   Ce diable d’homme avait même connu dans la capitale de toutes les Russies un succès amoureux, ayant fait la connaissance d’une jeune et charmante choriste avec laquelle il fit « de longues promenades. » Rentré à Paris, il écrivit à son ami Tajan-Rogé, violoncelliste français de l’orchestre de Saint-Pétersbourg,  pour se plaindre de ce que la belle personne avec laquelle il avait connu un amour « parfaitement innocent », ne lui écrivît pas et il demandait à son correspondant – qui l’enverra littéralement promener – d’intervenir auprès d’elle.

 

   Vingt ans passèrent. Nous sommes en 1867. Le musicien a connu quelques succès et beaucoup de revers. Il se débat toujours au milieu de difficultés d’argent, dont il ne sort pas. Les musiciens, les salles qu’il doit payer, les dettes contractées par sa première, puis sa seconde femme, l’entretien des maîtresses, l’éducation de son fils, des dépenses plus ou moins justifiées, le jettent continuellement dans de lancinants problèmes de trésorerie domestique.

   Harriet Smithson, son premier grand amour, l’inspiratrice de la Symphonie fantastique, devenue une épave qu’il a soignée jusqu’au bout, meurt en 1854. Sa seconde femme, Marie Recio, qui lui rendit la vie aussi détestable que la première, meurt à son tour en 1862. Son père, auquel il vouait une grande affection, était mort en 1848 et sa sœur Nancy en 1850. La Fuite en Egypte, Les Troyens, l’Enfance du Christ, Benvenuto Cellini sont loin d’avoir le succès escompté. L’Institut lui préfère Clapisson. Mais ce révolté qui détestait le désordre en politique, favorable à la Restauration et à Napoléon III, recevra la Légion d’Honneur – qu’il brûlera plus tard avec tous ses trophées personnels.

   En juin 1867, il apprend le pire des malheurs, que son fils Louis, marin, est mort de la fièvre jaune à La Havane.

   Désespéré, il cède aux instances de la grande-duchesse Hélène de Russie, et cet homme de 64 ans, victime d’une affection intestinale qui le fait atrocement souffrir – il en mourra un an et demi après – repart le 15 novembre 1867 pour un long voyage vers le Nord.

   Cette dernière tournée – cinq concerts à Saint-Pétersbourg et deux à Moscou – fut « comme la visite d’un souverain dans un pays ami. »13 Objet d’un véritable culte, il est somptueusement logé, banquets et réceptions sont donnés en son honneur. Il est de toutes les soirées et fait même une lecture à haute voix de Hamlet chez la grande-duchesse. Mais il passa au lit la moitié de son temps. « Je suis malade comme dix-huit chevaux, je tousse comme six ânes morveux… » avoue-t-il dans une lettre.

   Il rentre en mars 1868 et part se réchauffer à Nice et à Monte-Carlo. Malheureusement la maladie ne le lâche plus.

   Les détails nous manquent sur ce second voyage en Russie, pour une raison simple, les Mémoires s’arrêtent en 1865.

 

   Les relations entre Berlioz et la Russie ne se limitent pas à ces deux voyages. Son influence se révélera durable sur l’art musical d’un pays resté doux à son cœur.

    Si, en France, son génie marque les Saint-Saëns, Bizet, Gounod, Lalo, Chabrier, le fameux groupe des Cinq – la Mogoutchaia Koutchka – lui doit également beaucoup.

   Il y avait alors à Saint-Pétersbourg deux institutions : le Conservatoire, académique et de tendance réactionnaire (Anton et Nikolaï Rubinstein) et l’Ecole Libre de musique, beaucoup plus progressiste (Balakirev, les Cinq ). De même s’opposaient l’Ecole de Moscou (Rubinstein, Tchaïkovski, Arenski), plus tournée vers l’Occident que l’Ecole de Saint-Pétersbourg (les « Cinq »), d’un fervent nationalisme, tenants d’une musique plus proprement russe. (Ces distinctions méritent cependant d’être prises avec précaution, car on trouve bien un caractère russe chez Tchaïkovski et de l’influence allemande chez Rimski-Korsakov).

   C’est naturellement sur les Cinq (Balakirev, Borodine, Cui, Moussorgski et Rimski-Korsakov) que l’art de Berlioz fut déterminant.

   Car ce dernier est véritablement le créateur de l’orchestre moderne. Auparavant on faisait de l’instrumentation.14 La richesse de la palette orchestrale, le nombre accru d’instrumentistes, la position prééminente des timbres, la couleur des différents pupitres et, plus que tout, la force rythmique, l’impulsion dramatique au service d’une merveilleuse sensibilité, d’une imagination et d’un sens mélodique remarquables font de Berlioz plus qu’un grand musicien, un pionnier.

    Plus contrapuntiste qu’harmoniste, il fait de l’orchestre un instrument (lui qui ne jouait d’aucun). Il n’écrit d’ailleurs aucune œuvre de ce qu’il est convenu d’appeler la musique de chambre. Mais cet athée à l’esprit religieux, cet anti-conformiste grand admirateur de Gluck et des musiciens du passé introduit dans les œuvres modernes, les modes du plain-chant.

    Il se méfiait de Chopin et plus encore de Wagner qui poussa tant dans la voie de l’atonalisme. Ce n’est donc pas du côté de Schönberg, apôtre du sérialisme – si peu représenté en Russie – qu’il faut rechercher une filiation avec Berlioz.

    Les Fauré, Debussy, Ravel, qui furent des novateurs en matière de musique modale15, tout en restant dans une ligne traditionnelle, n’ignoraient pas que l’hôte remuant de la Villa Médicis avait fait, timidement certes, progresser le système harmonique.

    Depuis les Cinq , des compositeurs comme Glazounov, Rachmaninov, Prokofiev16 s’inscrivirent dans la mouvance de l’auteur de la Symphonie fantastique et de Béatrice et Bénédict, sa dernière œuvre, car ils y ont trouvé – portés parfois jusqu’à l’hypertrophie – l’éclat et le rythme, ajoutant évidemment à son art du siècle précédent, ce qu’il pratiqua peu : la dissonance. Car personne ne peut lui contester cette patte unique de musicien coloriste que ne renieront ni les Dukas ni les Stravinsky.

    Mourant, Moussorgski gardait, dit-on, sur sa table de chevet le Grand Traité d’instrumentation et d’orchestration rédigé en 1843 par son homologue français, - longtemps bible des étudiants de tous les Conservatoires – dont Rimski-Korsakov – avec des différences certes – fera son profit pour rédiger à son tour un Traité d’harmonie (1884) et des Principes d’orchestration (1913), ouvrages également remarquables.

                       

  

 

  

 

 

 

 

 

Tsarskoé Sélo dans le roman d’Henry Gréville, Dosia .

 

Anna  Mikheela (Saint-Pétersbourg)

 

 

 

   Tsarskoé Sélo, glorifié par les historiens, par les spécialistes de l’architecture et de l’ art des jardins, lieu sacré pour les lettres russes, a été déjà bien décrit et étudié. Cependant on trouve sans cesse de nouveaux témoignages de la spiritualité intarissable de cette source de poésie et de beauté.

A tous ceux qui ont chanté les parcs de Tsarskoé Sélo se joint une Française, un écrivain presque oublié, connue dans les milieux littéraires sous le pseudonyme d’Henry Gréville (1842-1902). Elle est l’auteur de soixante-dix-sept livres dont plus d’une dizaine est consacrée à la Russie (la liste est encore à vérifier). Ses romans russes ont eu quantité d’éditions, ils ont été traduits en plusieurs langues. Très lus en France dans les années 60-90 du XIXe siècle, ils ont été appréciés par la critique.

   Henry Gréville est le pseudonyme d’Alice Fleury, fille de Jean Fleury, homme de lettres et professeur célèbre en son temps, qui a fait une brillante carrière à Saint-Pétersbourg, en enseignant la langue et la littérature françaises, d’abord à l’Ecole de Droit, ensuite à l’Université. Alice était très cultivée, elle connaissait sept langues et avait des dons pour la musique et les mathématiques.

   Le père et la fille seraient arrivés en Russie en 1857, mais Alice passa cette année-là en Estonie. En 1858, à Saint-Pétersbourg, elle apprend très vite le russe, lit beaucoup dans cette langue et travaille comme gouvernante. Agée de dix-neuf ans, elle organise, dans la propriété de ses patrons, non loin de Smolensk, une école du dimanche pour leurs paysans illettrés. Pendant l’épidémie elle soigne ces pauvres gens, grâce à un remède emprunté dans un monastère voisin. Ces paysans l’adorent et l’appellent « notre mère bienfaitrice ».

   La pédagogie l’attire de plus en plus, elle devient institutrice, puis professeur libre en littérature française. Elle est aidée par son mari, Emile Durand, qui enseigne lui aussi à Saint- Pétersbourg. Il sera connu comme traducteur et commentateur des œuvres de Tourgueniev, Ostrovski et du poète Chevtchenko.

   Sa connaissance des différentes couches de la société russe, son esprit d’observation, ses dons de conteur et l’intention d’éduquer et d’instruire poussent Alice à écrire des livres qui instruisent et distraient à la fois. Elle compose des romans dont les sujets sont empruntés à la vie russe. Jusqu’en 1870 ces romans paraissent dans le Journal de Saint-Pétersbourg, journal français très lu à l’époque.

   En 1872 le couple revient en France mais c’est à l’été 1876 qu’ Henry Gréville devient célèbre. La Revue des Deux Mondes commence la publication de son roman l’Expiation de Savéli, et le Journal des Débats, un autre roman, Dosia. C’est le début en France d’une carrière littéraire qui ne se terminera qu’avec sa mort en 1902.

 

   Les livres « russes » d’Henry Gréville sont très précieux, car la Russie y est représentée par toutes sortes de détails de la vie quotidienne, par de minutieuses descriptions de paysages.

   C’est dans le roman Dosia, couronné par l’Académie Française, qu’on retrouve Tsarskoé Sélo. En suivant les héros du roman, qui appartiennent à la haute société de la capitale, le lecteur fait une promenade à travers les parcs. La description est si précise qu’on peut de nos jours refaire ces promenades pour comparer l’état actuel avec ce qui existait à l’époque de l’auteur :

   

   « Ils entrèrent par la porte monumentale en fonte, édifiée par Alexandre Ier, sur la quelle on lit, d’un côté une inscription en russe en lettres d’or, et de l’autre, en français : A mes chers compagnons d’armes. Aussitôt, la fraîcheur de la verdure et l’ombre des beaux tilleuls séculaires les environnèrent doucement, leur donnant l’impression d’une vie nouvelle.

   Laissant à leur droite le palais et les parterres, ils s’enfoncèrent dans les grandes allées dont le vert foncé change avec les heures du jour. Le lac, par échappées, brillait comme un bol immense rempli de vif-argent. La coupole dorée du bain turc, qui s’avance en promontoire, apparut un instant, rutilante et baignée de soleil. Puis l’ombre les environna de nouveau, et ils avancèrent lentement dans les allées sinueuses, si bien sablées qu’elles ont l’air d’un joujou anglais, et protégées par une verdure si épaisse qu’on dirait une forêt inviolée.

   Ils trouvèrent un banc et s’assirent dans une sorte de rond-point environné d’une balustrade de pierre, où sans doute l’ancienne cour se réunissait, sous Catherine, pour deviser ou pour goûter, - mais, de nos jours, désert et presque négligé.

   Ce lieu avait une certaine grandeur mélancolique : les arbres autour paraissaient plus vieux et plus vénérables qu’ailleurs, et, du reste, les vieilles pierres, quelque part que ce soit, semblent toujours avoir quelque chose à vous conter. »1

 

   Cet extrait est riche en détails qui évoquent des éléments disparus : la coupole dorée du bain turc, les allées sinueuses bien sablées, la balustrade de pierre sur le rond-point. Cependant on pourrait essayer de les reconstituer à partir des documents historiques et des gravures du temps. De plus, l’architecture et les parcs sont des témoignages matériels, des vestiges du passé qui d’habitude sont bien conservés quoique avec le temps ils perdent malheureusement leur aspect d’origine. Ce qui est beaucoup plus difficile à faire, c’est de recréer l’atmosphère, l’ambiance de ces résidences d’été.

   Dosia est une source pour les recherches de ce genre. Outre des remarques multiples sur le mode de vie de l’aristocratie russe, on y trouve un chapitre consacré aux régates sur le lac de Tsarskoé Sélo, une image nouvelle de la cour impériale :

 

   La flottille de Tsarskoé- Sélo est une chose bien curieuse. Elle a son amiral, - non pas un amiral d’eau douce, s’il vous plaît ! Ce service est d’ordinaire confié à quelque officier de marine, en récompense d’une action d’éclat où il a été blessé assez grièvement pour être exclu du service actif.

   La flottille de Tsarkoé-Sélo se compose de tous les modèles d’embarcations légères employées dans l’étendue de l’empire. Tout s’y trouve, depuis la périssoire en acajou, le podoscaphe élégant, depuis la péniche réglementaire, le youyou, la simple barque plate où les mamans ne craignent pas de s’embarquer, jusqu’à la barque des Esquimaux, en peau de veau marin, jusqu’à la jonque chinoise, qui s’aventure dans les eaux de l’Amour, jusqu’à l’embarcation kamtchadale, étroite et baroque, jusqu’à la longue pirogue, maintenue en équilibre par des perches transversales. Les modèles originaux, amenés à grands frais des plus lointaines extrémités de l’empire, sont conservés dans une sorte de musée auquel a été assignée pour demeure une espèce de château assez laid, en briques brunes, flanqué de deux pseudo-tours rondes ;[37] mais les copies de ces modèles sont à la disposition des amateurs. On peut, à toute heure du jour, s’embarquer seul sur le navire de son choix, ou se faire promener pendant une heure sur les flots limpides du lac ; tout cela gratis ; libre au promeneur généreux de récompenser le matelot qui lui présente la gaffe et l’amarre, ou qui rame pour lui sous les ardeurs du soleil pendant qu’un dais rouge protège les belles dames ou les élégants officiers.

   C’est une flottille étrange et variée qui devait concourir aux régates. Parmi tant d’embarcations différentes, on avait fini par établir une sorte de classification, tant à la voile qu’à la rame.

   Les grands-ducs étaient les premiers à concourir, à la voile, avec les grandes péniches hardiment cambrées ; les simples mortels se contentaient de la rame ; de jeunes officiers s’étaient fait inscrire pour les courses en podoscaphe et en périssoire, courses qui offrent toujours un élément comique en raison des accidents inévitables et du maniement bizarre de la pagaie.

   Lorsque la société de la princesse arriva au bord du lac, une foule parée, composée de tout ce que Tasrskoé-Sélo et sa voisine Pavlovsk avaient de plus élégant et de plus riche, se pressait sur les bords de cette immense coupe de cristal.

   Pétersbourg et les environs avaient aussi envoyé leur contingent de spectateurs. Les gens du peuple, nombreux, se groupaient instinctivement dans les endroits peu favorisés, d’où l’œil n’embrassait qu’une partie étroite du parcours, tandis que la noblesse et la haute finance se rapprochaient de l’embarcadère impérial, où la famille du souverain présidait à ces jeux.

   Des tapis et des sièges de velours couvraient le large espace dallé de marbre.[38] Sur les marches énormes qui descendaient jusque dans le lac, s’étageait la guirlande des demoiselles d’honneur, des pages, des officiers de service, tous en pimpant uniforme, en fraîche toilette d’été. Les gros généraux massifs soufflaient un peu plus loin sous le poids de l’uniforme trop juste et des lourdes épaulettes.

   C’était la cour encore, mais en villégiature, avec une étiquette bien restreinte, la cour, pour ainsi dire, en famille.

   Le signal fut donné, les gracieuses embarcations s’élancèrent, les voiles de toutes formes découpèrent sur le ciel des courbes élégantes, puis disparurent derrière l’île qui occupe le milieu du lac. On les aperçut à travers une clairière, puis elles disparurent encore.

   Les yeux se fixèrent avec avidité sur la pointe de l’île où devaient apparaître les voiles rivales.

   Une péniche blanche sortit la première de la verdure et se dirigea vers le rivage ; par une manœuvre audacieuse, le grand-duc A…[39], qui se tenait à la barre, vira de bord presque au ras du cap et obtint une avance considérable sur les autres, qui avaient pris du champ pour doubler la pointe.

   Un cri d’admiration partit de toutes les bouches, aussitôt contenu par les respect, et, une demi-minute après, un coup de canon, - canon de poche, s’entend, - annonça que le jeune vainqueur recevait, au son des fanfares, le prix de sa hardiesse.

- Ce n’est pas étonnant, grogna un pessimiste, quand on est né grand amiral de Russie…

- Encore faut-il le devenir, répondit un optimiste.

   La musique militaire exécuta une marche joyeuse, et la seconde course commença.

   Il faisait beau, trop beau, car le soleil, réverbéré sur le miroir du lac, était aveuglant malgré les ombrelles de soie. (…)

   Les régates se succédèrent et finirent par se terminer à la satisfaction générale. Aussitôt, pendant que la famille impériale retournait au palais, le lac se couvrit de promeneurs, les embarcations, délaissées pendant l’été, redevenaient à la mode à partir des régates, et l’on se les serait disputées, sans l’extrême courtoisie de ce monde bien élevé.

   La princesse se procura pour elle et sa compagnie la grande pirogue qui contient une douzaine de personnes ; les jeunes gens prirent les rames, la princesse et Dosia les imitèrent, et la joyeuse société se promena bientôt à tort et à travers sur les ondes ridées par une aimable brise (…)

   Les rameurs se reposèrent sur leurs avirons. Le spectacle qui les environnait était réellement unique. Le chemin sablé qui fait le tour du lac fourmillait littéralement de promeneurs. Tous les bancs étaient occupés. Les toilettes les plus diverses, les teintes les plus douces comme les plus éclatantes ressortaient sur la verdure, déjà légèrement touchée par les premières atteintes de l’automne. L’air était incroyablement pur, et pourtant la mélancolie des premiers brouillards se faisait sentir sous la sérénité de ce jour ensoleillé.

   Mais si la princesse et son frère échangèrent un regard où se lisait cette même pensée, Dosia n’était pas à l’âge où l’on pense à l’automne, ni même au lendemain. Elle regardait la rive, le bain turc près duquel la pirogue passait lentement, emportée par la vitesse acquise, les buissons de roses du Bengale, les cascatelles qui alimentent le lac, le joli pont de marbre qui plane au-dessus des misères de ce monde avec sa colonnade rosée et ses balustres à jour, tout cet ensemble gracieux, harmonieux, non dépourvu de grandeur, qui caractérise Tsarskoé-Sélo. »[40]

   Tsarskoé Sélo, tel qu’il est représenté dans le roman d’Henry Gréville, est un souvenir vivant du passé de ces lieux légendaires. Avec le temps les appréciations sur ces pages oubliées ont changé. A la fin du XIXe siècle ces images étaient plus intéressantes pour le lecteur français, pour le lecteur russe elles étaient familières. A la veille du XXIe siècle elles ne seront pas moins intéressantes pour le lecteur russe qui voudrait reconstituer  des fragments

perdu de son  Histoire.



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



 

Jules Verne et la Russie

Par Isabelle Auzanneau (Rennes)

 

A – Vie et œuvre de Jules Verne

           Jules Verne, né en 1828 et mort en 1905, est un Nantais d'origine, dont le père avait une charge d'avoué et la mère était de famille aisée, ses ancêtres ayant fait fortune comme armateurs et navigateurs. La maison donnant alors sur le port, Jules Verne passait beaucoup de temps à regarder les navires et à rêver de voyages. On dit même, mais c'est peut-être une légende, qu'il voulut s'embarquer à 11 ans comme mousse pour aller chercher aux Indes un collier de corail pour une cousine dont il était amoureux et qu'après cette fugue il dut promettre qu'il ne voyagerait plus qu'en rêve.

 

            En fait, il voyagera beaucoup pour l'époque, puisqu'il alla en Irlande, en Norvège et en Angleterre, sans parler de plusieurs croisières sur la Méditerranée. Il s'acheta d'ailleurs successivement 3 bateaux, des yachts, le St-Michel I, II et III du nom de son fils unique mais il voyagea surtout en esprit, grâce à un imaginaire fort riche et à une curiosité inépuisable.

 

            Orienté vers le Droit par son père, il eut l'occasion, par ses études à Paris, de connaître Alexandre Dumas qui le patronnera lors de ses premières œuvres, consacrées au Théâtre, et lui fera connaître d'autres écrivains et artistes. Il abandonne alors une carrière de juriste pour se consacrer aux lettres. Après le théâtre, ce sont des nouvelles et des romans qu'il va écrire, dont, dès 1852, Le Voyage en ballon. Il écrira jusqu'à 80 romans – ou longues nouvelles – et la période la plus féconde se situe entre 1872 et 1886. Son roman Michel Strogoff date précisément de 1876. Jules Verne écrira toute une série de Voyages Extraordinaires, fort variés mais dont les titres sont éloquents. Citons pour mémoire Vingt mille lieues sous les mers, Cinq semaines en ballon, Le Tour du monde en 80 jours, Voyage au centre de la terre, De la Terre à la Lune, et constatons qu'il s'agit chaque fois d'un long voyage tant dans les airs que sur les mers, sous la mer et sur terre. Ces Voyages Extraordinaires, qui sont l'œuvre d'un conteur surdoué, doublé d'un esprit scientifique passionnément attaché à rendre compte des découvertes de son temps, à travers une trame romanesque, seront couronnés par l'Académie française en 1872. Ce qui est couronné, c'est le talent, et même le génie d'un imaginaire puissant, mais c'est aussi un travail acharné de documentation. On peut dire que la vie de Jules Verne se confond avec son œuvre, tant il y a travaillé, même s'il a eu une famille, et que l'existence de son fils Michel fut pour lui la cause de graves problèmes avant de se résoudre finalement en une collaboration d'écrivains, et même une certaine complicité. Il écrit jusqu'à la fin de sa vie, même si le rythme se ralentit, et participe en citoyen actif au Conseil municipal de la ville d’Amiens où il s'est installé en 1872, en raison d'attaches familiales du côté de sa femme. Il existe maintenant un musée Jules Verne à Amiens, tout comme il y en a un à Nantes. Jules Verne fut, avec Maupassant, l'écrivain français le plus traduit et le plus populaire à travers le monde. Cette universalité est certainement due à la force de son imaginaire, mais aussi au fait qu'on peut voir en lui l'héritier des Encyclopédistes. Il veut comme eux, à travers la géographie et l'histoire, les sciences et techniques, situer la place des hommes dans le monde contemporain.

 

 

B – Le départ d'une carrière d'écrivain

 

     Cependant, il doit beaucoup à deux hommes, des républicains militants de l'éducation laïque, qui ont su voir son génie et l'exploiter : il s'agit de Pierre-Jules Hetzel son éditeur, et de Jean Macé, un pédagogue. La rencontre a lieu en 1862, elle sera décisive. Hetzel est déjà fort connu, publiant Proudhon et Hugo. Il veut surtout s'adresser à un public familial, aux enfants, pour les instruire en les divertissant. Jean Macé, son ancien condisciple devenu professeur, écrit pour les enfants. Ils se sont alliés pour monter une bibliothèque à caractère éducatif. Le manuscrit de J. Verne (Voyage en l'air, futur 5 Semaines en ballon) plaira à Hetzel et ils s'associeront par un contrat en octobre 1862. Chacun a flairé le filon que représentait l'autre, il y aura d'autres contrats qui permettront à l'écrivain, moyennant un rythme de travail effréné et une tutelle très autoritaire au début, adoucie par la suite au fur et à mesure que s'installe la confiance, de produire des chefs d'œuvre et de s'épanouir dans on œuvre. C'est en 1864 qu'Hetzel lance la revue Le Magasin d’Education et de Récréation où il rassemblait de grands auteurs comme Musset, Balzac, Nodier, et de grands illustrateurs tels Grandville ou Gavarni. A la tête de ce périodique, il y a un triumvirat composé d'Hetzel - il écrit aussi pour les enfants sous le nom de P.J. Stahl - qui veille à la morale, tandis que Jean Macé est plus spécialisé dans les sciences et J. Verne dans l'imagination. Ce "magasin" paraît 2 fois par mois en livrets, qu'on reliera par semestres, par la suite, dans un cartonnage luxueux, lequel trouve parfaitement sa place dans les bibliothèques. Il s'agit aussi de former le citoyen nouveau, républicain, c'est le but premier d'Hetzel et de Jean Macé, mais cela sert les intérêts de Jules Verne et réciproquement. Cette collaboration placée sous le sceau d'un contrat n'empêche pas l'indépendance d'esprit de J. Verne, qui ne se rattache à aucun système, n'accorde pas à la science le monopole de la raison et fait preuve d'humanisme en accordant à l'homme une dimension sacrée : il veut que la route des conquêtes s'accompagne d'une maîtrise de soi. Il a par ailleurs conscience de la fragilité du héros moderne, qui n'a pas la maîtrise collective de l'univers, autrement plus difficile !

 

  Qu'il soit bien clair, à présent, que tout en entrant dans ce projet pédagogique éditorial, J. Verne n'est pas, contrairement aux idées reçues, essentiellement ou uniquement un "écrivain pour enfants", contrairement à P.J. Stahl. On peut le lire enfant et le relire adulte avec un intérêt qui ne se dément pas et y découvrir bien d'autres éléments qu'une lecture d'enfant aura laissés de côté.

 

 

C – Le récit

 

            Venons-en maintenant à Michel Strogoff, au récit proprement dit. Le titre initial du roman devait être M. Strogoff, le courrier du tsar, titre qui fut censuré ; les éditions successives se limitent à Michel Strogoff, mais ont comme sous-titre Moscou-Irkoutsk, indication primordiale puisqu'elle indique le trajet parcouru par le héros pour remplir la mission que lui a confiée le tsar : remettre une missive de la plus haute importance au grand-duc son frère, qui se trouve isolé à Irkoutsk, en pleine Sibérie, par l'invasion tatare. Les Tatars poussés par Ivan Ogareff, un officier russe déchu et passé à l'ennemi, veulent conquérir l'empire russe et Ogareff veut assouvir une vengeance personnelle en tuant le grand-duc, une fois la ville prise. Ce sera ruse contre ruse puisqu'Ogareff se fera passer pour Michel Strogoff, tandis que ce dernier voyage sous la fausse identité d'un négociant d'Irkoutsk, du nom de Nicolas Korpanoff. Il s'agit donc d'un voyage par voie de terre sur une distance énorme (5 523 km) où le héros ne doit se fier qu'à lui-même. Il a reçu un "podaroschna" (laisser-passer) et de l'argent, mais il aura à affronter de nombreuses épreuves, aussi terribles que diverses. Il ne peut compter sur aucun contact, le fil télégraphique qui relie Moscou (et le tsar) à Irkoutsk (et au grand-duc) étant coupé.

 

 

Le trajet

 

            Le voyage lui-même est une odyssée (terrestre). Reconstituons brièvement ses étapes successives, jusqu'au début de la Sibérie orientale, en notant au passage les modes de locomotion variés de M. Strogoff.

 

-         Il va en train jusqu'à Wladimir, puis Nijni-Novgorod

-         Il prend ensuite le steamboat jusqu'à Perm, via Kazan

-         Il prend un tarentass (voiture tirée par des chevaux) pour traverser l'Oural, jusqu'à Ekaterinbourg, puis jusqu'à Omsk.

-         Il prend ensuite un cheval pour traverser les marais de la Baraba, jusqu'à Kolyvan, où il est fait prisonnier.

-         Conduit à pied (3 jours de marche) à Tomsk

-         libéré, il va à pied puis avec un attelage à Krasnoiarsk

-         la charrette montée sur un radeau improvisé franchit l’Yenissei Fait prisonnier, il est traîné à pied derrière un cheval, mais éjecté involontairement

-         il se retrouve à pied, marchant jusqu'au Lac Baïkal qu'il traverse avec d'autres sur un radeau, entouré de tous les dangers.

-         Et débarque à Irkoutsk, enfin.

 

            Parti le 16 juillet, il n'y a pas d'indication d'année, ce qui semble nous suggérer que cette histoire est une fiction, le courrier du tsar, malgré tous ses efforts, n'arrivera que le
6 octobre, ce qui en soi est un exploit mais qui était l'ultime limite au-delà de laquelle Irkoutsk devait tomber aux mains des envahisseurs, et le grand-duc tomber sous les coups d'Ogareff.

 

 

Les péripéties

 

            La longueur du voyage à effectuer, donc sa durée, laisse présager de nombreuses aventures. Verne disait qu'il écrivait avec passion, sans pouvoir s'arrêter. Ici le mouvement du récit double le mouvement du voyage.

            Le 1er chapitre débute in medias res, dans le drame, puisqu'on est au palais impérial, à Moscou, où se noue un bref dialogue entre le tsar et le général Kissoff qui fait état d'une situation alarmante – révolte tatar, un traître russe à leur tête, communication coupée avec l'Est - dialogue secret puisqu'on est en pleine fête au Palais Neuf. Suivent quelques explications concernant la Sibérie, la trahison d'Ogareff, l'étendue de la révolte ; puis une présentation de Michel Strogoff par un portrait de 44 lignes, suivi d'une biographie en 70 lignes. La description est d'abord physique, Verne suivant ici la physiologie balzacienne, qui veut que le physique induise le moral : l'on comprend alors que Strogoff est le héros idéal, entièrement fonctionnel, fait pour exécuter les ordres et pour ce voyage épuisant, dont il doit triompher. En lui remettant la lettre pour son frère le Grand-duc, « dont dépend le salut de toute la Sibérie et peut-être la vie du Grand-Duc son frère », le tsar est satisfait : « Je crois que tu as eu la main heureuse, général » lui dit-il, et le général ayant répondu que M ; Strogoff ferait « tout ce que peut faire un homme », la réponse du tsar est la suivante : « c'est un homme, en effet ». Le récit lui-même commence donc avec le départ immédiat de Michel Strogoff, au Chapitre IV, mais les premiers chapitres, qui servent d'exposition nous font déjà connaître les principaux personnages, dont la mère de M. Strogoff, Marfa, âgée, veuve et habitant Omsk, objet de l'adoration de son fils. Dès le chapitre IV, nous connaîtrons Nadia, une jeune voyageuse qui part rejoindre dans l'exil son père Fedor, un Livonien de Riga.

 

            L'intrigue est relativement simple, les personnages principaux peu nombreux, l'enjeu connu du lecteur mais pour éviter l'ennui, J. Verne va alterner la description de l'espace parcouru et de nombreuses péripéties, dues principalement aux obstacles rencontrés, tels un ouragan, le froid, neige et glace, les attaques d'ours et de loups, la solitude, la torture, ou encore l'édit du tsar interdisant aux Russes de quitter la province et obligeant les commerçants venus de l'Est à quitter la foire de Nijni-Novgorod. En fait, il y a un obstacle par étape, voire par chapitre : le romancier doit "tenir" autant que son héros et le lecteur. Michel Strogoff, muni de son podaroschna, en fait profiter Nadia, connue dans le train, la faisant passer pour sa sœur. Ils s'entraideront constamment et seront l'un pour l'autre une aide précieuse. Le roman, récit ou chronique, se double donc d'un récit à intrigue, l'amour de Michel et Nadia, non dit mais visible, progressant avec la connaissance mutuelle dans les épreuves et débouchant sur un happy end, le mariage, à l'épilogue. La convention du roman d'aventures est respectée, le faisant ressembler à une épopée puisqu'un seul héros mène un combat singulier, Nadia étant son double féminin. Le suspense se poursuit également par les interrogations de Nadia, des 2 journalistes qu'on retrouve régulièrement sur le trajet, et du lecteur lui-même : pourquoi Michel Strogoff, rendu aveugle et laissé comme tel par Ogareff et les Tatars à Tomsk s'acharne-t-il à poursuivre sa route vers Irkoutsk alors qu'on lui a pris la missive du tsar, qu'il n'avait pas lue ? Il tient sa langue jusqu'à la fin, qui nous dévoilera ses raisons.

 

            A un moment, autre péripétie terrible : Nadia est enlevée par les Tatars et coupée de Michel Strogoff, qu'elle croit s'être noyé. Miraculeusement, elle retrouvera, dans un camp de prisonniers, Marfa, la mère de Michel, qu'on veut faire parler en vain car elle a vu son fils, à Omsk, lui a parlé ; il a feint de ne pas la connaître, épreuve douloureuse pour la mère et le fils, mais nécessaire à la mission du fils, que sa mère a comprise par la suite. Ceci a été observé par des tsiganes à la solde d'Ogareff, et quand ils seront tous deux face à face au camp de Tomsk et que le fouet menace la vieille femme pour la faire parler, la voix du sang parle, Michel s'avance, s'empare du fouet et en balafre le visage d'Ogareff. Le supplice l'attend. On en réfère à Feopar, le chef tatar, qui s'en remet à un verset du Coran sur lequel se pose son regard : « Et il ne verra plus les choses de la terre ». Il sera donc aveuglé par une lame de sabre chauffé passée devant ses paupières… moments dramatiques, que souligne la phrase « Regarde de tous tes yeux, regarde ! », répétée par les tortionnaires devant les danses orientales somptueuses de la fête donnée par Feopar qu'ils obligent Michel Strogoff à regarder avant de le supplicier.

 

            Le roman d'aventures alternant dangers et obstacles naturels et humains, est donc le roman de la peur, dans une tension permanente des héros et du lecteur. Cette mise en scène dramatique se marque par le caractère dominant des dialogues sur le récit, lequel fait des pauses (description de la foire de Nijni-Novgorod ou spectacle de danses orientales) avant de repartir de plus belle vers le but lointain.

 

            Ainsi Michel Strogoff n'est-il pas tué, mais réduit à l'impuissance par sa cécité. On l'abandonne à sa misère, mais Nadia est là heureusement, pleine de compassion, et elle va le guider jusqu'à Irkoutsk, non sans affronter d'autres dangers dont, à la fin, la naphte qui entoure le radeau les menant à Irkoutsk et qui menace sans cesse de s'enflammer. Irkoutsk assiégée, est déjà investie par Ivan Ogareff, qui s'est fait passer pour Michel Strogoff auprès du Grand-Duc, qui ne se méfiait pas, ne le connaissant pas physiquement. Il va donner l'alerte aux assiégeants quand survient Nadia, suivie de Michel Strogoff : le duel est inévitable mais Ogareff, quoique surpris, se rassure en pensant à la cécité de Strogoff, mais le voyant si tenace et féroce devant lui, il commence à douter, puis s'aperçoit qu'il n'est pas aveugle ! Dès lors c'en est fini pour lui. Strogoff se fait reconnaître du Grand-Duc, lui explique tout. Il s'avère que les larmes retenues sous ses paupières en regardant sa mère humiliée lui ont évité la cécité, se volatilisant sur la cornée et annihilant l'effet de la chaleur. La ville est sauve, le grand-duc aussi, Michel Strogoff a rempli sa mission, gloire et amour l'attendent.

 

            Ces personnages, héroïques ou criminels, sont entiers, intelligents, tendus vers leur but. Mais ils dépassent l'humaine condition, en ce qui concerne Michel et Nadia, rejoignant le mythe, et pas seulement parce qu'ils supportent l'insupportable. Michel et Nadia font penser à Oedipe et Antigone, la fille guidant son père avec tendresse, mais Michel Strogoff n'est pas sans rappeler Ulysse par son voyage aventureux, mais surtout l'emploi de la ruse, à 3 reprises, pour la bonne cause : d'abord il voyage sous une identité d'emprunt ; ensuite il fait passer Nadia pour sa sœur, ce qui l'aide, elle, et lui aussi, car elle lui sert de "couverture" pour son voyage. Enfin, il ne dévoile à personne sa non-cécité, pas même à Nadia, pour pouvoir continuer sa mission : s'il n'avait plus le message, il le connaissait, Ogareff le lui ayant donné à "voir", une fois aveuglé, par ironie ultime. Ce ne sont pas des ruses criminelles, c'est la prudence et la profondeur de vue qui font agir Michel Strogoff, tendu de toute sa volonté vers son seul devoir. Nadia se sent missionnée, elle aussi, responsable de son compagnon et montre une maîtrise de soi étonnante à son âge. Marfa, sa mère, se sacrifierait sans hésitation pour son fils et sa mission, tous illustrent la condition humaine dominée, au-dessus d'elle-même.

 

 

La Russie de J. Verne

 

            Laissons à présent de côté l'intrigue elle-même, intéressons-nous à la vision que nous donne Jules Verne de la Russie contemporaine.

 

            Le paysage se déroule constamment sous nos yeux :  depuis le palais neuf à Moscou, la Moscowa, la vision des coupoles à l'infini et de 3 villes distinctes, européenne, chinoise, et tatar, un grand mélange de races déjà jusqu'à la Sibérie, en passant par la foire de Nijni-Novgorod, une "institution". En Sibérie, plus de chemins de fer, mais des chariots menés par des chevaux et un cocher, des relais de poste où l'on peut se restaurer rapidement, le climat excessif tantôt très chaud et orageux, tantôt très froid (en dessous de zéro dès le début octobre) ; des steppes inhospitalières et monotones, mais des pays riches en mines de toute sorte, d'où une population importante dans les villes, peuplées surtout de mineurs ; des marais infestés de moustiques (la Baraba) et difficiles d'accès avec leurs mares, étangs ou lacs sans cesse à contourner.

 

            Il arrive cependant que le paysage soit plus riant (cèdres et pins), magnifique même (montagnes et jaillissement d'eau bouillante). Il n'y a cependant pas le charme de la vie car à cause de la guerre, des invasions tatars, les populations ont déserté les villages et certaines villes; on n'y entend plus le son des cloches, qui emplit d'ordinaire les villes russes, à l'époque, nous dit J. Verne.

 

            Ce qui domine, c'est l'espace immense, l'inhospitalité du climat, de la flore et de la faune, ( loups affamés et ours qui attaquent), la simplicité de vie extrême, les mouvements de population continuels, les vestiges d'une grandeur déchue ( la belle ville de Krasnoïarsk, l'importance d'Omsk).

 

 

La langue

 

            On ne peut parler des Russes sans parler de la langue russe. C'est ce que fait J. Verne, modestement et succinctement puisque visiblement il ne possède pas la langue et la déforme quelque peu. Il n'exagère pas dans l'exotisme puisque sur plus de 500 pages, il ne cite que 22 mots russes, dont 6 sont consacrés à la nourriture ou à la boisson (le popluka, gâteau feuilleté, le pogacha, gâteau à la graisse de mouton, la tchornekleb, pain fait avec de l'orge ; le soukhari, pain desséché qui se conserve ; le meod (miod, hydromel russe) ; le koumyss, lait de chamelle ou jument), - 7 au transport (tarentass, télègue, kibitka, iemschik, podaroschna, na vodkov, perekladvoï) et 3 à la monnaie (kopeks, roubles, aigles de Russie).

 

 

"Les Russes" dans M. Strogoff.

 

            Et comment présente-t-il les Russes ? Certes les Tatars sont leurs ennemis, capables de toutes les cruautés, et les Russes ont globalement sa faveur. Mais il n'est pas manichéen comme le sont les contes pour enfants. Il s'agit d'une véritable histoire, sur fond de fiction romanesque. Si les lieux géographiques sont vrais, la situation historique ne l'est pas : il n'y eut pas à cette époque d'invasion Tatar, mais J. Verne a dû s'inspirer de révoltes tatar antérieures en les transposant dans cette 2nde moitié du XIXème siècle.

 

            L'on y voit des ethnies très différentes, donc des cultures différentes ; un mode de vie proche de la nature (moujiks, mineurs, chasseurs avec leurs légendes cynégétiques). Les vieux croyants qui pratiquent l'abstinence, des moines et un pope qui, venus d'Arkangelsk, mendient pour la gloire de Dieu et puis un moujik sage et généreux, un télégraphiste gai et courageux, mais superstitieux. La vue d'un lièvre galopant sur le chemin lui fait voir sa mort… qui interviendra peu après  - des tsiganes, la vie quotidienne est brièvement évoquée au passage (habitat, nourriture, vêtement, lieux de réunion : tavernes et gares). Mais l'on a aussi une certaine idée de la Justice russe : on en souligne les longueurs (p. 162) avec une anecdote humoristique qui vise à éviter les procès sans fin ; ou la clémence du tsar face aux exilés, par l'intermédiaire du Grand-Duc : son humanité est aussi soulignée du fait que les exilés politiques ne sont pas alors enfermés dans un bagne, mais exercent en Sibérie leurs professions respectives, comme W. Fedor, le père de Nadia, qui pratique la médecine.

 

            Il y a cependant une Police très organisée et stricte, mais nécessaire dans un pays aussi immense, presque un continent.

 

            La "Sainte RUSSIE" est dans bien des esprits, à commencer par celui de
Michel Strogoff : « Dieu protège la Sainte Russie » se disait-il (p. 246) pour se protéger des défaillances possibles ou (p. 362) « quand je pense à Ivan Ogareff, au mal qu'il a fait à notre Sainte Russie, la colère me prend.. »

 

            Le Nationalisme russe est également souligné à plusieurs reprises, en particulier quand, à Irkoutsk, devant le danger Tatar, les exilés politiques viennent offrir leurs services pour défendre la ville avec la population, offre qui est acceptée.

 

            J'ai dit que J. Verne n'était pas manichéen: si, au premier abord, Ivan Ogareff est le traître, le mendiant, on le voit cependant connaître le droit international et libérer deux journalistes étrangers d'abord faits prisonniers, après qu'ils ont présenté leurs lettres de créances . Ensuite, même s'il est cruel, il ne tue pas Michel Strogoff… ce qui permettra à celui-ci de se venger et de le tuer.

 

            Il semble, tout de même que Russes et Tatars soient chacun capables d'une grande cruauté : si ce sont les Tatars qui enterrent vivant Nicolas Pigassof, en faisant la proie des vautours, agonisant 3 jours sans pouvoir ni manger  ni boire, ce sont à la fois les Russes en la personne d'Ogareff et les Tatars (les troupes de Feofar) qui flagellent Marfa et qui aveuglent Strogoff.

 

            L'usage du Knout est une coutume russe, comme nous le dit la Comtesse de Ségur dans Le Général Dourakine", et l'aveuglement est également, paraît-il, une tradition russe ancienne.

 

 

Les sources

 

            Connaissant le souci d'authenticité de J. Verne, nous nous sommes interrogé sur les sources auxquelles il a puisé ; certes il s'est penché sur cartes et atlas chez lui ou en bibliothèque où il passait des heures. Mais nous savons qu'il a interrogé Tourgueniev, qu'Hetzel lui fit connaître à Paris.

 

            Il s'est également inspiré de récits de voyages :

-         celui de Mme de Bourbouille, femme de diplomate qui écrivit en 1866 Voyage en Chine et en Mongolie de Shanghai à Moscou

-         celui d'Albert Rémusat, Mélanges asiatiques, 1829

-         celui d'Alekseï Levchkine, décrivant en 1840 les hordes et les steppes des Kirgis – Kazaks

-         enfin, Russel Killough, 16 000 lieues à travers l'Asie et l'Océanie, voyage de 1858 à 1861 et Sibérie, désert de Gobi, 1864

 

            Tourgueniev, Bourboulon et Killough sont d'ailleurs cités nommément dans le roman, à plusieurs reprises.

 

            Peut-être y a-t-il puisé également pour les 2 autres romans qui, de près ou de loin, touchent à la Russie: Les Aventures de 3 Russes et de 3 Anglais, en 1872 et surtout  Un drame en Livonie, écrit en 1894, mais dont la publication fut posthume (1905)

 

 

Les illustrations

 

            Tous les livres de Jules Verne étaient somptueusement illustrés, par les soins d'une pléiade d'artistes se situant dans la lignée de Gustave Doré : il y eut, pour Michel Strogoff et 3 Russes et 3 Anglais, Férat. Mais pour Un Drame en Livonie, Benett, et ailleurs Gavarni, Riou, Neuville, Groux, Granville. Ces artistes, choisis par Hetzel, ont contribué à la beauté et à la force de l'œuvre.

 

            D'autres artistes s'intéressèrent aussi à ses romans pour les porter au théâtre: ainsi les représentations de Michel Strogoff et du Tour du Monde en 80 jours eurent-elles un immense succès.

           

            Donc, Jules Verne fut un "voyant" qui sut s'inspirer de la réalité pour la dépasser.

 

 

Concluons sur cette citation de Julien Green, assistant vers 1911 aux représentations des deux pièces précitées et en racontant par la suite l'effet sur son imagination d'enfant :

 

            "Sorti du théâtre, j'étais dans un tel état qu'il fallait me calmer en essayant de me faire comprendre que tout cela était faux. On ne comprenait pas que pour moi tout cela était plus vrai que le vrai. Je voulais être ce que je voyais sur la scène, et rentré chez moi, je lançais un regard boudeur sur ma chambre qui avait le grand tort de n'être ni à St-Petersbourg, ni à Irkoutsk ni à Omsk, ni même à Tomsk. A ma manière, je souffrais. J'aurais voulu à la fois des steppes avec une meute de loups haletants derrière mon traîneau et des salons impériaux éclairés de monstres gigantesques. Je n'avais que la chambre de Papa et Maman avec mon lit dans un coin". (Julien Green, Partir avant le jour, 1977)

 

 

 

 


La structure du mélodrame et l'œuvre d'Edmond Rostand

 

Par Anna Vladimirova (Saint-Pétersbourg)

 

 

 

 

 

   A l'époque où écrit Edmond Rostand, à la limite des XIXème et XXème siècles, les auteurs de l'enquête littéraire de 1905 notaient que les groupes littéraires, naguère encore en activité, avaient disparu et étaient tombés dans l'oubli. Chaque artiste, chaque écrivain affirmait fièrement son droit à la solitude.

   Cependant la critique, qui cherche naturellement à classer les auteurs, surtout quand il s'agit d'un écrivain aussi unique qu'Edmond Rostand, range le plus souvent son œuvre dans le courant néo-romantique. Le terme n'est pas plus clair que le phénomène lui-même. Pour Rostand cela veut seulement dire que ses pièces sont romantiques dans l'acception commune de ce mot : sentiments sublimes, héros nobles, style grandiose.

   Quand on parle de néo-romantisme, on pense au fait que Rostand a ressuscité la tradition de Victor Hugo. Le jour de la première de Cyrano, en décembre 1897, Jules Renard écrit dans son JOurnal :"L'amitié de Rostand me console d'être né trop tard et de n'avoir pas vécu dans l'entourage familier de Victor Hugo1" Les contemporains, en particulier André Antoine, sentaient parfaitement que le succès de Rostand contrariait le développement de ce que l'on considérait comme une nouvelle dramaturgie réaliste et qui était essentiellement la dramaturgie naturaliste.

   Zola se rendait compte de la situation, à son avis, lamentable, dans laquelle se trouvait le théâtre français, et il essayait, comme il le pouvait, de l'améliorer. Certains dramaturges continuaient à écrire des pièces "bien faites", d'autres cherchaient une issue dans les voies tracées par Ibsen ou Maeterlinck. Mais le succès tardait à venir.

   Mais Cyrano de Bergerac fut accueilli par le public avec un enthousiasme qui pouvait se com^parer avec celui des partisans d'Hernani. Il est évident qu'il y avait dans ces deux pièces quelque chose qui répondait aux besoins profonds de l'âme – besoins d'enthousiasme. Une pièce naturaliste n'y répondait absolument pas .

   Formulant les caractères fondamentaux du théâtre naturaliste, Zola ne tenait pas compte des lois de la scène. Partisan de l'imitation de la vie, il ne voulait pas prendre en considération le fait que le théâtre est une forme d'art particulière, qu'une pièce est destinée en premier lieu aux spectateurs et non aux lecteurs. Zola critiquait le drame romantique et rejetait tout ce qui le caractérisait.

   Sans doute les drames de Hugo étaient faits pour la représentation,, mais leur caractère spectaculaire, leur théâtralité, étaient-ils justement une conséquence du romantisme? Si nous considérons la théorie romantique exposée dans la célèbre préface de Cromwell, nous voyons facilement que les principes du drame romantique copient essentiellement la structure du mélodrame. Pourrait-on dire que l'histoire du théâtre français au XIXème siècle, c'est l'histoire d'un développement, d'une transformation, d'une tentative de dépassement du mélodrame? L'œuvre de Rostand est un exemple tout à fait éclairant du mélodrame dans sa forme la plus achevée.

   Le mélodrame, c'est une structure dramatique stable, fondée sur la stimulation d'émotions pures et nettes chez le spectateur. Les seuls moteurs du comportement du héros, ce sont le sentiment et la passion.  Le mélodrame possède tout un choix de procédés : l'intrigue doit agir sur les émotions par son essence même, elle est bâtie sur des péripéties brutales et met l'accent sur les situations les plus efficaces. Les personnages sont habituellement liés par des émotions fortes, leurs sentiments sont simplifiés à l'extrême et ramenés à des blocs originels et sans nuances. Tout mélodrame a un caractère nettement dialectique, de plus les faits de la vie sont synthétisés dans une morale idéale, universelle. Selon l'expression de S.D. Baloukhaty, à la base du mélodrame se trouve une injustice fatale, que ne peuvent tolérer les sentiments du spectateur.2

   De ce point de vue, Hernani est un modèle de superbe mélodrame. C'est sur ce modèle que sont bâties les pièces des deux Alexandre Dumas, père et fils. On sait depuis longtemps les liens qui unissent le drame romantique au mélodrame. Mais le plus parfait exemple de mélodrame est peut-être Le Verre d'eau de Scribe, une pièce avec une action organisée de façon si raffinée qu'on peut la comparer à une partie d'échecs savamment jouée. En réalité dans les profondeurs de toute pièce conçue pour la représentation, on peut découvrir la carcasse d'un mélodrame. Ainsi la structure mélodramatique d'une pièce comme le Vautrin de Balzac apparaît avec une particulière clarté, si on compare l'image de Vautrin dans la pièce avec celle qui apparaît dans Le Père Goriot. L'exemple de Zola est étonnant : quand il adapte pour la scène son roman, cruellement naturaliste, de Thérèse Raquin, la forme dramatique se soumet de telle façon le matériau prosaïque qu'il en résulte un mélodrame classique. Dans ses premières pièces, par exemple Ivanov, Tchekhov dépasse, visiblement avec une intention polémique, les principes du mélodrame.

   Si on considère le mélodrame non seulement comme une construction dramatique précise et si on l'étend à d'autres genres, à d'autres époques, si on le traite comme une certaine réalité psychique de l'homme, alors on peut voir apparaître ses éléments dans le genre romanesque, chez Dickens et chez Hugo, dans quelques romans de Balzac, par exemple Splendeurs et Misères des courtisanes, et si on le transpose dans une autre époque, on peut alors citer Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell ou, pourquoi pas, les séries télévisées et les romans "de dames".

   On trouve indubitablement les éléments mélodramatiques même dans les romans d'Alexandre Dumas père. On sait que Les Trois Mousquetaires fut une des lectures préférées de l'enfance de Rostand. Il voulait même l'adapter à la scène. Ce n'est certes pas un hasard si d'Artagnan apparaît dans Cyrano. D'Artagnan est un personnage historique, mais sans Dumas, il aurait sans douté échappé à la connaissance du grand public.

   Si nous revenons à la fin du XIXème siècle, il faut remarquer qu'après le théâtre d'Henry Becque d'un côté et le théâtre symboliste de l'autre, on sentait la nécessité de retourner à des pièces plus nettement théâtrales, et le mélodrame pouvait répondre à cette nécessité.

   A la première représentation de L'Aiglon, aux dires d'Henri Heine, toute la salle pleurait, en dehors de toute passion politique. Le rôle du duc de Reichstadt était interprété par Sarah Bernhardt.

   L'Aiglon est un des exemples les plus nets du grand mélodrame à sujet historique. L'histoire ici se présente comme un choix de détails historiques, suffisants pour que le public détermine sans peine le temps et le lieu de l'action. Les recherches psychologiques n'ont pas d'importance. Les héros sont tels qu'ils se présentent devant nous. Les questions du "pourquoi?" sont parfaitement inopportunes, et elles ne se posent pas dans la mesure où le spectateur est envahi par l'émotion.

   Le héros principal de l'Aiglon est le fils de Napoléon, le duc de Reichstadt, qui vit à la cour autrichienne. De sa mémoire doit disparaître même le nom de son père. Pour le Chancelier d'Autriche, Metternich, le duc n'est qu'une marionnette dans le jeu politique. De plus le duc a une santé fragile et est indifférent à tout. Mais on ne sait pourquoi, tous ses livres s'ouvrent d'eux-mêmes aux pages où quelque chose lui rappelle son destin. Par exemple, un tome de Lamartine :

Courage, enfant déchu d'une race divine,

Tu portes sur ton front ta superbe origine

(Acte I, sc.2)

   En réalité il sait parfaitement  l'histoire  de son illustre père. Ce héros convient merveilleusement au mélodrame. Son destin est originellement tragique. Contre lui se sont armés non seulement les hommes, mais aussi la Fortune. Fils de Napoléon, il se sent prisonnier de Metternich et n'a aucun espoir de voir changer son destin. Quand il entreprend d'accomplir un acte héroïque – retrouver le trône de France – il meurt.

   Mais l'intention subtile de Rostand conduit le spectateur plus loin que la participation compatissante aux souffrances du jeune homme. Admirateur de Hugo, Rostand a utilisé déjà l'effet dont s'est servi le maître, l'absence sur scène de ce qui dirige tous les événements et le destin. Dans Marion Delorme, Richelieu n'apparaît qu'une fois, et il est de plus dissimulé derrière les rideaux d'une chaise à porteur. Chez Rostand, dans Cyrano, le même Richelieu est présent, invisible dans sa loge de théâtre. Dans L'Aiglon, au centre de quoi apparaît un héros qui convient parfaitement à tout mélodrame, le héros principal et secret est en fait Napoléon, qui en 1830 est déjà mort.

   Il ne s'agit pas de savoir si Rostand lui-même nourrissait des sympathies bonapartistes. Il répondait exactement aux demandes de son temps. La France était déjà depuis trois décennies une République parlementaire. Les gens les plus différents participaient à l'Assemblée, mais ce qui les réunissait, c'était pour la majorité d'entre eux, non le bien du pays, mais les ambitions personnelles, la chasse aux portefeuilles ministériels, la volonté de s'assurer le soutien des milieux financiers influents. Le pays commençait à s'épuiser de démagogie et de corruption.

   En outre, la complexité de la situation politique intérieure de la France, l'attente constante d'une nouvelle guerre avec l'Allemagne, suscitaient une vague de patriotisme. Les gens voulaient être fiers de leur pays, voir revenir sa puissance. Il fallait un chef parce qu'il était infiniment plus facile d'aimer un homme qu'un organisme collectif. Effectivement, peut-on aimer un parlement, même si c'est un bon parlement?  Et le parlement français de cette époque appelait beaucoup de critiques. On s'expliquait la popularité du général Boulanger : le pays voulait être dirigé par un pouvoir réel. D'où la nostalgie de Napoléon, non celui des guerres et des défaites, mais celui de la grandeur de la France.

   Si bien que le vrai héros de L'Aiglon est Napoléon. Finalement son destin, du point de vue théâtral, pouvait être le sujet d'un grand mélodrame. En commençant par les premières scènes où Metternich déclare qu'il voudrait expulser de toute mémoire Napoléon comme s'il n'y avait jamais eu  dans l'histoire de France d'empereur de ce nom.,

Je n'admets pas, moi qui vous parle,

          Que son père ait jamais régné!

 mais l'attaché français raconte qu'en, France on voit partout des pièces consacrées à Napoléon, jusqu'au cri de "Vive Napoléon" que l'on entend à la fenêtre. Et le plus intéressant, c'est que c'est un soldat autrichien qui le pousse, en expliquant que

"Et puis on est flatté d'avoir pour colonel le fils de…"

(Acte I, sc.6),

mais Metternich ne lui permet pas de finir.

   Le point culminant de l'acte est la scène où le général Marmont explique que tous ont abandonné Napoléon parce qu'ils étaient fatigués de la guerre et de l'obscurité, et qu'il est interrompu par Flambeau, ancien soldat de la Grande Armée :

Et nous, les petits, les obscurs, les sans-grades,

  Nous qui marchions fourbus, blessés, crottés, malades,

  Sans espoir de duchés ni de dotations;

             Nous qui marchions toujours et jamais n'avancions…

                                    Et sans lui devoir, comme vous, des chandelles

                                    C'est nous qui cependant lui restâmes fidèles…

(Acte II,sc.9)

   En entendant ce discours, le duc de Reichstadt exige que tout le monde se lève et remet symboliquement  à Flambeau l'insigne de la Légion d'Honneur.

   Au III Acte, Flambeau, qui, sous la livrée du laquais, porte l'uniforme dev la Garde, terrifie Metternich en lui faisant croire quelques moments que le temps a fait marche arrière et que derrière la porte dort, non un frêle adolescent, mais Bonaparte lui-même.

   Au IV Acte, quand dans une conversation mondaine on se met à railler Napoléon, l'attaché français, qui n'est pas du tout de conviction bonapartiste, déclare qu'outrager napoléon, c'est outrager la France :

C'est contre elle tenir des propos insultants

      Que d'insulter celui qu'elle aima si longtemps!"

(Acte IV, sc.14)

   Au V Acte, un complot est découvert. On enlève à Flambeau sa décoration et il se passe à travers la poitrine un poignard à l'endroit même où était la croix – personne ne peut plus ôter cette croix couverte de sang. L'action se passe près de Wagram. Le duc de Reichstadt assure à Flambeau mourant que c'est le jour de la bataille et que Napoléon a remporté la victoire. Le duc lui-même a l'impression d'entendre venir du champ de bataille les voix des soldats mourants. Ils souffrent terriblement. Telle était la bataille.. mais toutes ces voix fantomatiques crient unanimement :"Vive l'Empereur!"

   Enfin au dernier acte, l'Aiglon mourant demande qu'on lui lise encore comment dans son enfance son père le montrait à la foule en liesse, comment toute la France délirait de joie. Son dernier mot : Napoléon.

   Rostand conduit l'action avec habileté : de scène en scène, la tension croît. Les événements se succèdent suivant un principe de contraste : les ennemis furieux, odieux, lâches, puis devant nous le jeune et noble fils de l'Empereur, qui a devant soi constamment l'image de son père. Le comportement des héros détermine la force des émotions. Par exemple, s'il y a une conspiration, pourquoi Flambeau attire-t-il sur lui l'attention, éveillant ainsi les soupçons? Par beaucoup de ses caractères structurels, L'Aiglon est proche du mélodrame.

   Edmond Rostand fut le dernier représentant de talent du mélodrame français. Ensuite, le théâtre au XXème siècle cherche d'autres voies et s'orient vers le drame intellectuel.

 

 

(Trad.Y.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La synthèse de la littérature et de la musique

dans le Théâtre de la Révolution de Romain Rolland

(Le Quatorze Juillet et l’Hymne à la joie de Beethoven)

 

par E.A.Petrova (Saratov)

 

   Dans une lettre de l’année 1900 Rolland remarquait : « Les frontières entre les différents arts ne sont pas si absolues que le supposent les théoriciens, à chaque minute les arts passent l’un dans l’autre, un genre particulier trouve son prolongement et son accomplissement dans un autre.[41] »

   Justement à cette époque Rolland travaille à son drame le Quatorze Juillet, qui doit devenir une des parties les plus importantes du cycle dramatique : le Théâtre de la Révolution.

   Plus tard, définissant la place de cette pièce dans le cycle, Rolland écrira : « C’est l’éveil du génie de la Révolution. Le peuple qui n’a pas encore conscience de ses forces, entraîné par un instinct obscur et tout puissant, tente dès ses premiers pas de détruire les murs de la Bastille dans la jeune allégresse de l’Ode à la Joie de Beethoven.[42] ».  Ainsi c’est Rolland lui-même qui a associé Le Quatorze Juillet au finale de la Neuvième Symphonie, mettant par là-même l’accent sur le lien intérieur d’œuvres qui appartiennent à des arts différents – littérature et musique. Pour Rolland ces deux arts ont toujours été associés et également   proches de son cœur. Témoin la vie même de l’écrivain qui dès son plus jeune âge partagea son temps entre la musique et la littérature. Et plus tard, tout en composant ses premiers drames, il compose parallèlement sa première œuvre de musicologie, une thèse de doctorat sur l’Histoire de l’opéra en Europe jusqu’à Lully et Scarlatti . Témoin également toute sa production où apparaissent distinctement deux courants : le travail sur les œuvres littéraires et celui sur les œuvres musicales.

   Il est caractéristique  que Romain Rolland, quand il analyse les œuvres musicales, recourt à la littérature « en transposant - selon les mots du critique Z. Potapova- le conflit des éléments dans la musique en images littéraires. »[43]  On observe le processus inverse dans la création littéraire de Rolland où la musique pénètre le tissu même de l’œuvre,  définissant le rythme des images, de la langue, et parfois même toute l’organisation interne, la composition, la structure.

   Pour les spécialistes de l’écrivain, le lien qui unit dans son œuvre la littérature et la musique   est devenu presque une évidence. L’étude de la synthèse de ces arts est donc légitime. Cette question, compte tenu de son importance évidente, n’a encore reçu que des ébauches de solution. Parmi les travaux sérieux qui lui ont été consacrés en Russie, on ne peut  citer que la monographie de N.Assanova :le Jean-Christophe de Romain Rolland et le problème de l’interrelation des arts. » En ce qui concerne la dramaturgie, et en particulier le Théâtre de la Révolution, il n’existe encore aucune recherche  qui soit spécialement consacrée au problème qui nous intéresse, ni pour le Théâtre de la Révolution dans son ensemble, ni pour aucun des drames qui font partie de ce cycle.

   La structure de son premier drame Orsino est déjà conçue comme celle d’une œuvre musicale comme en témoigne une remarque des Mémoires : « Dessinant Orsino, j’établissais une règle de composition dramatique, qui procédait de la musique(…)Ainsi la musique reste la source du drame, où je fais alors mes premiers pas. »[44]

   Dans Saint Louis, son premier drame publié, Rolland recourt à nouveau à la musique en s’orientant vers la dramaturgie de Wagner, peu familière au théâtre français. « C’est un mythe sur le roi Louis, - écrira plus tard Stefan Zweig, - non un drame, plutôt un mystère, conçu dans un esprit musical, une transposition des idées wagnériennes, l’exaltation d’une légende nationale dans une œuvre artistique. Elle a été initialement conçue comme une œuvre musicale(…)mais par la suite l’élément musical s’est transformé en parole artistique »[45].

   Dans Aërte et dans les premiers drames du Théâtre de la Révolution, Rolland renonce, semble-t-il, au type musical   et se tourne vers un théâtre classique, plus traditionnel. Mais ce n’est pas pour longtemps. Dès 1900 l’idée de l’union de deux types d’art – littérature et musique – reprend naissance chez lui , il conçoit l’idée d’un cycle de pièces embrassant toute l’histoire de la Révolution française, qui doit prendre la forme d’une vaste symphonie dramatique.

   Il est caractéristique que cette idée ne survienne pas d’un coup (il a déjà créé les drames   Les Loups, le Triomphe de la raison, Danton), mais seulement après qu’il a pénétré dans l’atmosphère de la Révolution française,  la saisissant  dans toute sa grandiose dimension et son mouvement impétueux, orageux, défini par la lutte des intérêts, des consciences, des volontés antagonistes, après qu’il a étudié à fond les documents historiques – les œuvres de ses chefs, les procès-verbaux de la Convention, des Comités, du Tribunal révolutionnaire. Ce moment d’ « illumination » (mot qui lui est cher ) est reproduit dans son journal en octobre 1900 : « A mesure que j’entre dans ce monde  de douleur et de puissance surhumaine, ses limites reculent devant moi et je sens  s ‘organiser en mon cerveau un immense poème où surgissent en une suite de jours enivrés ou sinistres ces tempêtes et ces océans soulevés, – l’Iliade du peuple de la France (…) Jamais la porte des consciences n’a été plus violemment arrachée de ses gonds. Jamais on n’a pu se pencher plus près du gouffre de l’âme. Jamais  les invisibles dieux et les monstres qui habitent les mystères inconscients du cœur, n’ont jailli  plus impérieusement de la nuit qu’en cette minute superbe et terrible comme la foudre. Ce n’es pas seulement le drame héroïque d’une époque que je veux ici tenter, mais c’est l’épreuve des puissances et des limites de la vie. »[46]

   Il n’est pas difficile de se convaincre que la description même de « l’immense poème » ( Le Théâtre de la Révolution ) est profondément musicale : musical par la structure interne, la dynamique, la rythmique, musicale par la forme qui favorise la transposition de la vie dans ses dimensions éternelles, cosmiques. Dans le journal de 1900 est également reproduite, à son premier stade,  la saisie émotionnelle du phénomène révolutionnaire.

   Il est caractéristique que presque aussitôt l’image de la révolution se transfigure dans la conscience de Rolland en une image de la Révolution-Tempête (qui acquiert ensuite une rare stabilité dans les réflexions de l’artiste sur le cycle dramatique). Sous ce rapport une des lettres à Louis Gillet est remarquable. Parlant du plan de son épopée dramatique, Rolland écrit : « Dans le poème des 10 ou 12 drames sur la Révolution, croyez-vous que ce soit la Liberté ou la Révolution que je chante ? – Non, mais une Tempête de l’humanité (…) Et vous aurez surtout l’impression d’un grand orage qui se forme dans un ciel tranquille (…) et qui après avoir couvert le monde de ruines, disparaît dans le ciel purifié et attendri (car ma dernière pièce est une sorte de pastorale) ».[47] Plus tard, dans la Préface au Jeu de l’amour et de la mort,  Rolland propose un plan plus développé de son cycle, qu’il définit comme « un tableau symphonique du cyclone national » : « D’abord, on voit poindre au loin la tempête sociale dans le ciel Fragonard d’Ermenonville, aux derniers jours du Précurseur halluciné. Elle accourt au pas de charge,  elle renverse les murailles dans une jeune allégresse d’ Ode à la Joie « Le Quatorze Juillet ». Elle réveille les démons endormis au fond du cœur humain ; et ses forces de destruction, que déchaîne « l’Apprenti sorcier », échappent à la volonté. Elle écrase et culbute Pélion sur Ossa, Girondins, Cordeliers, Jacobins, Danton et Robespierre, les géants foudroyés (…) Et, après avoir détruit le passé et les destructeurs, elle s’éloigne à tire-d’aile des champs enveloppés de flammes et de fumées. »[48]

   Et ainsi la Révolution dans la conception de Rolland-musicien, c’est la révolution-tempête. La tempête qui est conçue comme la forme la plus haute, la forme parfaite du mouvement. Le cycle consacré à la Révolution est un tout immense, unique, en mouvement . Et les mondes séparés (les drames) sont comme ses composants organiques. La dialectique du tout et de la partie isolée caractérise nettement la vision du monde poétique de Rolland, qui  insiste : « Chaque livre, surtout, chaque partie d’un livre, chaque acte de la pièce doivent se présenter comme un tout organique, harmonieusement fondu, un petit univers achevé, semblable à ces scintillements d’étoiles qui recouvrent la nuit du torrent de leur poussière. Mais qui ne connaît qu’un seul scintillement n’en connaît pas un seul. Il faut connaître tout le torrent auquel il appartient, il faut savoir où va ce torrent et d’où il se déverse. »[49]

   Le désir de saisir en un seul regard tout le torrent, toute l’histoire de la Révolution française, dans toute la variété de ses événements et de ses héros conduit également l’écrivain à l’ide du cycle . « C’est tout un cycle d’événements qu’il donne, - écrit Stefan Zweig – non des épisodes de la révolution, mais toute la Révolution française(…)Il veut représenter non seulement la force centrale de l’époque, mais les centaines de forces antagonistes, non seulement le coup mais aussi le contrecoup(…) Pour donner à chaque idée un orateur au parlement de sa création, il doit écrire des chœurs polyphoniques » C’est justement ce besoin d’écrire des chœurs polyphoniques qui conduit Rolland, selon le raisonnement de Zweig,  à une formule « large » et cyclique, dont la nature donne de vastes possibilités d’ incarnation des idées de développement et de mouvement. « Le cycle est la forme qui convient le mieux à sa création, -conclut Zweig. Chaque œuvre de ce cycle, si achevée qu’elle paraisse, n’est pourtant qu’un segment (…) Le cercle, le cycle, embrassant  tout sans exception (…) est la forme préférée, la forme pratiquement unique de Rolland, - cet éternel musicien ».[50]

   Le thème du Théâtre de la Révolution dans son développement répète en quelque sorte, en se soumettant aux lois du genre littéraire, les caractéristiques les plus communes du genre symphonique qui, étant l’incarnation d’un type de forme musicale –sonate-cyclique – « associe le contraste des parties et l’unité de la conception, la pluralité des formes de caractère différent et la totalité…de la dramaturgie », existe « comme suite logique des parties intérieurement en contraste et qui se développent constamment vers un but unique, unies par l’idée générale. »[51]

   Le genre symphonique vers lequel s’oriente Rolland quand il compose le Théâtre de la Révolution est de type beethovénien. C’est à Beethoven que Rolland devait être amené par le sujet même de son cycle, car c’est justement dans ce génial compositeur allemand que Rolland voyait le principal interprète de la Révolution française. « Il y a longtemps que j’avais déjà senti en Beethoven le plus grand interprète de la Révolution [52]– reconnaît-il dans une de ses lettres à Malwida von Meysenbug, en soulignant en même temps que Beethoven lui-même a beaucoup emprunté aux compositeurs français des années 89. « Et voici la Révolution, – écrira –t-il plus tard – qui, après s’être essayée chez les musiciens français de   la Convention : Gossec, Méhul, Lesueur et  Cherubini, a sa voix la plus héroïque en Beethoven : Beethoven, le plus grand poète de la Révolution et de l’Empire ».[53]

   C’est vers le plus grand poète de la Révolution française que Rolland se tourne lorsqu’il crée son propre édifice du Théâtre de la Révolution.

     Non moins importante pour expliquer le recours inévitable de Rolland à Beethoven est l passion personnelle de l’écrivain pour le grand compositeur, qui lui est proche en esprit et dans sa conception du monde. Pendant toute sa vie Rolland porta un immense amour à Beethoven dont il commença  la biographie dès les premières étapes, ou presque, de sa propre carrière d’écrivain, biographie qu’il termina peu avant sa mort, avec cette étude fondamentale de musicologie : Beethoven. Les grandes époques créatrices . En fin de compte Rolland réussit à comprendre le contenu profond et le métier des meilleurs œuvres de ce Poète, à pénétrer dans le saint des saints du laboratoire de sa création.

   Beethoven  est un compositeur qui a transposé dans sa création, selon les mots de Rolland, « la flamme de l’époque révolutionnaire » ; il incarnait pour lui l’idéal du grand art qui, pour la première fois en musique, exprimait avec une telle puissance  les aspirations héroïques du peuple-créateur de l’histoire. « Beethoven, - lisons-nous dans les Remarques de l’auteur sur le Quatorze Juillet- a su construire pour sa joie propre et offrir au siècle nouveau qui instaurait sous les coups de la révolution  et les batailles de l’Empire le règne du peuple, - les premiers modèles incomparables d’un art monumental en proportion du nombre, de la respiration, du regard des milliers qui se rassemblaient »[54] Ce style monumental avec son pathétique si caractéristique, sa dimension philosophique, son relief sculptural, son pathos moral et éthique est proche aussi du « symphoniste » Rolland. Car l’art symphonique de Beethoven comme celui de Rolland est un « art symphonique construit sur l’expression objective et généralisée de la réalité et des conflits qui se déroulent dans cette réalité ;(…) art symphonique dramatique car le drame est le processus, l’action où sont en présence non une mais plusieurs consciences et volontés humaines, entrant en conflit l’une avec l’autre ; en conséquence(…), c’est un art symphonique pluripersonnel. »15

   Rolland assigne dans sa « symphonie » au drame du Quatorze Juillet une place identique à celle qu’occupe dans la Neuvième Symphonie l’Ode à la Joie. Qu’est-ce qui guide Rolland lorsqu’il insiste sur cette analogie ? C’est surtout le caractère populaire de la musique du finale de la Neuvième Symphonie. Réfléchissant sur la grande révolution que réalise Beethoven en insérant pour la première fois dans l’histoire de l’art symphonique la voix humaine dans une symphonie, Rolland affirme que cela est dû non pas tant au besoin de concrétiser en musique les mots de l’Ode de Schiller, qu’à la volonté d’exprimer l’idée de l’universalité, de la collectivité dans les formes les plus efficaces. L’union des sons vocaux, choraux, orchestraux repousse également les frontières de l’expression artistique, mais le lien avec les genres lyrique et choral souligne encore une fois l’idée de collectivité. Dans la conclusion héroïque de la Neuvième Symphonie on sent la  force des « Millionen » et dans toutes les formes d’expression que prend l’idée de l’auteur apparaît la pensée de l’unité des masses. C’est de la même idée que s’inspire le créateur du Quatorze Juillet. Conçu comme « action populaire », le drame de Rolland était dès le début orienté vers les projets d’un théâtre nouveau, authentiquement démocratique, de masse, qui avaient été élaborés en leur temps par les acteurs de la Convention jacobine, projets qui avaient retenu Rolland lui-même, auteur d’un « Théâtre populaire ». Stefan Zweig fut l’un des premiers à attirer l’attention sur ce fait quand il écrivait : « Ce qui consciemment ou inconsciemment hantait Rolland était l’une de ces « fêtes populaires » qu’exigeait la Convention, festivité nationale avec musique et danses, « épinicie » ou fête de la victoire ;(…) construite comme une symphonie, elle finissait par des chœurs en liesse (…) L’extase voilà ce qu’essayait d’exprimer Rolland dans son œuvre. Non une agitation dramatique mais justement le contraire – un dépassement du théâtre, une pleine fusion du peuple avec son image. »16

   Plus tard, en choisissant la structure de l’Hymne à la joie, Rolland découvre l’intention du compositeur, qui, réalisant dans le finale de la symphonie tout les possibilités de masse de l’art musical, veut en quelque sorte dessiner la forme d’une foule populaire en liesse dans ses différentes situations. « Le premier acte a vu le troupeau humain, hommes et femmes, qui montait, en long cortège, guidé par la voix de ses aînés, de ses bergers (…)sur le chemin de la Joie. »  Dans l’acte suivant « la jeunesse virile s’élance au combat, conduite par un jeune héros (…) Une armée vient. » La variation finale avant la coda est caractérisée par l’auteur comme « l’embrassement de l’humanité fraternelle »17

Finalement il serait vain de chercher les analogies directes dans la structure de l’Ode à la joie et du Quatorze Juillet, car chaque genre artistique a ses lois qu’il est impossible de transposer d’un art à l’autre. Pourtant dans les principes d’organisation de l’idée de base du drame –l’idée de l’union des masses- se fait sentir l’influence évidente sur Rolland de l’art symphonique beethovénien, en particulier de tels de ses principes comme celui du développement progressif, de l’action orientée dans un mouvement dialectique. Dans la mélodie du drame on entend le principe héroïque,  « marseillais », mais la structure qui tend vers les cimes du finale, provoque une impression de mouvement agité. L’idée de base du drame, soumise au matériau dont dispose l’art littéraire, est organisée suivant le principe du finale beethovénien où, selon les mots de B.Assafiev, «  se révèle une idée directrice, qui mobilise l’attention, et c’est d’elle et autour d’elle que se meuvent les vagues grossissantes de l’enthousiasme », où « le mouvement d’ascension  est soutenue par toute la composition»18

   « Je voudrais de plus – écrit Rolland dans ses Remarques sur la dernière scène du Quatorze Juillet -  l’obsession impérieuse d’un thème –  thème de joie et d’action - thème de la Liberté conquérant le monde - thème qui germât dès le commencement, grandît peu à peu, s’imposât avec la ténacité d’une idée fixe, et finît, au dénouement, par tout embrasser et s’emparer de tout : de tous les autres thèmes – et de toutes les masses populaires. »19 Et effectivement dans le Quatorze Juillet le déroulement de l’action autant que le mouvement des images de l’Ode à la joie, représente l’instauration grandiose, par la dimension et par l’intensité, de la grande idée de la fraternité entre les hommes. La joie apparaît également chez Beethoven comme un moyen d’unité,  exprimant l’idée d’une révolution libératrice. C’est seulement là où les hommes sont frères que la joie peut appartenir à toute l’humanité : telle est, selon Rolland, l’idée de la Neuvième Symphonie. Il est indispensable de souligner en outre que pour Beethoven comme pour Rolland, la Joie n’est pas un don du destin mais un bien conquis par la personnalité, l’humanité. La vision du monde de Beethoven comme celle de Rolland se distingue par son optimisme profond. Pourtant cet optimisme est loin de la sérénité. Le chemin vers la victoire  pour Beethoven comme pour Rolland passe toujours par le combat. Les mots du compositeur et critique B.Assafiev, sur la joie de vivre qu’expriment les finale des symphonies beethovéniennes,   se rapportent parfaitement au Quatorze Juillet  de Romain Rolland : « l’éclatante joie de vivre des finale des symphonies de Beethoven est comme une décharge naturelle après une longue tension spirituelle. »20

   Le Quatorze Juillet dans le cycle dramatique le Théâtre de la Révolution est l’Hymne à la joie de Romain Rolland.

 

(Trad.Y.A.




BERNANOS  ET  LES  RUSSES  : UNE  FRATERNITE  D'AMES ?

 

 

Par Bernard Auzanneau (Rennes)

 

 

    On insiste – et à juste titre – sur la part à nouveau faite au surnaturel dans le roman français par Bernanos. Dans l'interview fameuse de Frédéric Lefèvre de 1926, après la publication de Sous le soleil de Satan[55], lui-même revendique le droit (et même le devoir) du romancier spirituel moderne, dont le promoteur fut Dostoïevski, de bouleverser les âmes et d'écrire, à la manière de Léon Bloy chez les Français, « la complainte horrible du péché ». Il veut, même s'il est conscient de ses limites, tenter cet immense effort : « En un sens tout reste à écrire, tout ! Un homme de génie saurait reprendre de ce point de vue toute l'œuvre de Dostoïevski, par exemple (…). Il faut rendre le plus sensible possible le tragique mystère du salut »[56].

 

            Mais, ce sera notre première remarque, ce point de vue métaphysique et religieux, s'il nous permet déjà de rapprocher Bernanos des Russes, ne doit pas faire oublier l'autre aspect de sa personnalité d'écrivain, le politique et le polémiste. Un thème en particulier apparaît chez lui, pendant la période littérairement si féconde où il séjourne aux Baléares et va assister aux commencements de la guerre civile espagnole (octobre 1934 – mars 1937) : la peinture en plénitude de la Misère. Car, s'il a salué dès 1932, au moment de la parution de Voyage au bout de la nuit, la tentative "inouïe" de Céline pour inventer un nouveau langage capable « d'exprimer l'âme puérile et sombre, la sombre enfance des misérables »[57], il n'avait jamais lui-même exprimé avec une telle force la souffrance des pauvres : Les Grands Cimetières sous la lune, Journal d'un curé de campagne, Nouvelle histoire de Mouchette manifestent sympathie et pitié envers ceux qui, comme le dit Max Milner, « subissent leur misère sans la comprendre »[58].

 

            Nous pouvons faire ici une seconde remarque qui va dans le même sens d'une influence des Russes sur Bernanos. 1936 – 1937 : il parle beaucoup à cette date du peuple espagnol mais c'est dans Journal d'un curé de campagne qu'il salue et évoque également pour la première fois et avec une pareille intensité le peuple russe et sa dignité particulière, surnaturelle, de peuple misérable. Et ceci nous amènera à une troisième et dernière remarque. Revenons à Sous le soleil de Satan. Depuis Tokyo Claudel écrit le 25 juin 1926 à Bernanos son admiration pour le roman qui vient de paraître. Il en souligne la force, ce qu'il appelle « la domination magistrale des événements et des figures ». Il ajoute : « On retrouve le même don chez Dostoïevski, L'Idiot par exemple, est fait de cinq ou six grands mouvements, ou événements ». Mais il ne peut trouver de meilleure comparaison qu'entre les mouvements – au sens musical – des romans de Bernanos et du grand Russe et les crises de l'histoire[59]. En somme Claudel décèle chez Bernanos un pathétique nouveau, ou renouvelé de Dostoïevski, accordé à l'histoire.

 

            Nous voudrions re-joindre cette observation de Claudel à notre première remarque. Bernanos n'a pas été seulement l'un des premiers écrivains français du début du siècle à percevoir que la souffrance des pauvres allait passer au XXème siècle au premier plan de l'histoire, et que le romancier « réaliste et catholique »[60], comme il l'appelle, devait la dépeindre et l'intégrer à titre de thème majeur de ses romans, il faut dépasser ce qu'on dit en général à ce sujet : la même émotion (c'est-à-dire, si l'on veut, la pitié comme passion[61]) donne naissance à la fois à l'œuvre romanesque et à l'œuvre polémique de Bernanos. Nous voudrions sur ce point qui nous paraît important tenter de montrer comment Bernanos, grâce à Dostoïevski mais aussi Tolstoï, et en méditant le martyre historique du peuple russe, a éclairé en artiste et en chrétien le drame historique et individuel de la pauvreté (demeuré si actuel en cette fin de siècle ! ).

            L'expérience de la misère des pauvres, et singulièrement de la misère russe, dans Journal d'un curé de campagne constituera la première partie de notre exposé. Nous rapprocherons ensuite Bernanos et Dostoïevski (sans oublier ce qu'il doit à Tolstoï) d'un point de vue littéraire (et esthétique, si l'on veut). Et nous nous demanderons pour finir si on ne peut pas parler, de réelle "fraternité d'âmes" de Bernanos avec les Russes, et de pensée théologique commune.

 

L’expérience intime, personnelle, douloureuse de la misère est bien un des axes idéologiques de Journal d’un Curé de campagne. C’est à ce niveau que Bernanos salue les écrivains russes. Rappelons qu’on en est dans le roman à la phase d’exposition de l’histoire du curé d’Ambricourt, et qu’alternent le « soliloque » du prêtre qui écrit son Journal d’un curé de campagne et de longues conversations avec ses confrères, en particulier son aîné et ami, le curé de Torcy.

   Après un « deuxième monologue »[62] du curé de Torcy, le curé d’Ambricourt insère dans le récit, à propos de Gorki et du peuple russe, une sorte d’hymne à la pauvreté : « Lorsqu’on a connu la misère, ses mystérieuses, ses incommunicables joies, - les écrivains russes, par exemple, vous font pleurer"[63]. Evoquant sa vie d’enfant pauvre, de petit garçon misérable, et son expérience précoce de la détresse physique et morale du pays minier du Nord de la France, le curé d’Ambricourt honore avec piété (le texte de Bernanos se fait poème et prière) Gorki et le peuple russe : « Si l’Eglise pouvait mettre un peuple sur les autels et qu’elle eût élu celui-ci, elle en aurait fait le patron de la misère, l’intercesseur des misérables. »[64]

 

 La misère en France n'est pas la misère russe, elle n'a évidemment ni la même intensité ni la même extension[65]. Le personnage de Bernanos se retourne sur son enfance et se souvient avec une fidélité poignante de la solitude qui était la sienne et dont il n'avait pas encore clairement conscience, mais aussi d'un écrasement moral par le malheur qui aurait pu faire de lui un désespéré, si Dieu ne lui avait donne la grâce de la fraternité avec Gorki et le peuple russe : « J'ai prié pour lui, tous les jours, depuis tant d'années (…) ». Ainsi a-t-il échappé à la terrible solitude des petits misérables : « Il n'y a rien de plus dur que l'orgueil des misérables et voilà que brusquement ce livre[66] venu de si loin, de ces fabuleuses terres, me donnait tout un peuple pour compagnon »[67].

 

            On s'est parfois mépris sur la tonalité véritable de cet extraordinaire poème en prose sur Maxime Gorki et la misère russe. Bernanos ne veut évidemment pas dire que le curé d'Ambricourt soit intéressé par les doctrines socialistes et qu'il suive avec sympathie l'expérience communiste en U.R.S.S.. C'est en fait l'ami du curé d'Ambricourt, le curé de Torcy, à qui il a fait lire, sans lui dire qu'il en était l'auteur, son texte sur la société antique et l'esclavage qui parle des Russes le premier.

            Les camarades de séminaire du curé d'Ambricourt parlaient eux aussi des Russes « surtout pour épater les professeurs », ajoute avec humour le jeune prêtre qui va se faire ici malicieusement l'avocat du diable ! Il vient de chanter, nous venons de le voir, la misère du peuple russe en un hymne d'une très tendre poésie : « Il suffit bien d'avoir entendu – ou cru entendre – une fois la plainte d'un peuple, une plainte qui ne ressemble à celle d'aucun autre peuple – non – pas même à celle du peuple juif, macéré dans son orgueil comme un mort dans les aromates », après cette espèce de chant, ce moment de pur lyrisme, il lance cette question (tout à fait d'époque ! ) : « Et s'ils (les Russes) réussissaient quand même? Ai-je dit à M. le curé de Torcy ».[68]

 

            Le jeune prêtre est d'ailleurs en symbiose amicale et spirituelle parfaite avec son aîné, mais, par sa question, réveille en son ami le souvenir de dures luttes. Arc-bouté sur sa foi et son espérance dans le Christ le curé de Torcy y avait déjà répondu à propos de l'esclavage. La pauvreté, aux yeux d'un chrétien, n'est pas une tare : « Notre Seigneur en épousant la pauvreté a tellement élevé le pauvre en dignité, qu'on ne le fera plus descendre de son piédestal »[69]. Mais le monde moderne a beau avoir aboli l'esclavage, l'Etat se charge des pauvres et s'en charge bien mal : « Bernique ! Les machines n'arrêtent pas de tourner, les chômeurs de se multiplier, en sorte qu'elles ont l'air de fabriquer seulement des chômeurs, les machines, vois-tu ça ? C'est que le pauvre a la vie dure[70] »

 

            Le bon sens du curé de Torcy, sa rondeur bourrue, et même les tentations si puissantes subies dans sa jeunesse, de révolte contre l'injustice sociale, ne l'empêchent pas de parler ici avec justesse et drôlerie : « Ils essaient encore, là-bas, en Russie (de faire disparaître la pauvreté)…Remarque que je ne crois pas les Russes pis que les autres – tous fous, tous enragés, les hommes d'aujourd'hui ! – mais ces diables de Russes ont de l'estomac. Ce sont des Flamands de l'Extrême Nord, ces gars-là. Ils avalent de tout, ils pourront bien, un siècle ou deux, avaler du polytechnicien sans crever ».[71] L'Eglise n'a pas à faire, quant à elle, autre chose que d'enseigner la Vérité, c'est à dire l'esprit de pauvreté, et aux pauvres comme aux riches[72].

 

 

 

            Il faut donc faire sa place à l'histoire dans l'œuvre romanesque de Bernanos mais il ne faut pas non plus trop mêler chez lui politique – au sens large – et littérature. Pour en avoir le cœur net, rappelons l'hommage rendu par Camus à Dostoïevski en 1955 : « J'ai d'abord admiré Dostoïevski à cause de ce qu'il nous révélait de la nature humaine (…). Mais très vite, à mesure que je vivais plus cruellement le drame de mon époque, j'ai aimé en Dostoïevski celui qui a vécu et exprimé notre destin historique »[73] Au moment de rapprocher Dostoïevski et Bernanos, sans vouloir inverser les facteurs définis par Camus, nous allons faire un détour par la psychologie romanesque chez Bernanos, Dostoïevski …et Tolstoï.

 

 

******

 

 

            Max Milner, l'excellent biographe de Bernanos, souhaitait qu'on fît une étude précise pour déterminer ce que Sous le Soleil de Satan doit à l'auteur de L'Idiot [74]. Sans avoir la prétention de mener une enquête exhaustive (nous n'envisageons de toute manière que l'œuvre de lecture courante des deux écrivains), nous chercherons au moins à confronter certains personnages et situations de Dostoïevski et Bernanos.

 

            Commençons par dire qu'il ne faut pas voir trop facilement partout Dostoïevski dans l'œuvre romanesque bernanosienne. Il y a même un cliché "roman russe" dans la production littéraire des années 30 que Bernanos signale et cherche à éviter. Le compte est vite fait par exemple des personnages de nationalité russe de ses romans. La cellule de révolutionnaires d'Un mauvais rêve, qui fait évidemment penser aux nihilistes des Démons, présente des figures épisodiques et rapidement esquissées [75].

 

            Fiodor, le chauffeur-assassin de La Joie [76], ancien colonel de l'armée impériale, peut sembler conventionnel, mais le personnage est beaucoup plus complexe que les Russes d'Un mauvais rêve et devient peu à peu une figure intéressante du roman. Assez "dostoïevskien" en effet, il sent la vieille maison des Clergerie « rongée par les insectes » et dépeint avec une espèce d'ironie et de complaisance morbides ce microcosme soumis à la loi du mensonge. Il aime le Mal (il est asservi à la drogue, et le psychiatre La Pérouse, un familier de la famille, le fait chanter) ; plus grave peut-être, il ne sait plus se reconnaître lui-même (« Personne ici, dit-il, ne défend sa nature »), mais il a perçu la sainteté de Chantal de Clergerie : « Moi-même, j'ai perdu mon sens, je suis pareil au mot d'une langue oubliée. Hélas ! (…) le secret de cette maison n'est pas le mal – non – mais la grâce » [77]

 

            En fait on s'aperçoit que, si on en reste au niveau des personnages, beaucoup de rapprochements ou d'analogies sont tentants, mais qu'ils ne sont pas probants : entre le "nihiliste" Stavroguine et l'abbé Cénabre « qui a perdu la foi », entre Aliocha Karamazov veillant le cadavre fétide du starets Zossime et Chantal de Clergerie veillant le cadavre humilié de l'abbé Chevance, entre le vieux Karamazov qui s'avilit et bouffonne devant Zossime et le vagabond guignolesque dont joue l'abbé Cénabre (avec le même appel désespéré à la vérité lancé par l'un et par l'autre[78]). Le fait même qu'on puisse multiplier les comparaisons n'est-il pas suspect ? Ne faudrait-il pas chercher d'un autre côté ?

 

            Il y a d'abord la réponse de l'histoire littéraire. André Gide, qui a fait des articles et des causeries sur Dostoïevski [79], eut, vers 1922, une discussion approfondie avec Jacques Rivière sur la différence entre le roman français classique et le roman dostoïevskien : le premier présente des "caractères" cohérents et analysables, le second invente (ou reconnaît ?) des personnages "à mutation spontanée" [80], imprévisibles et inconnus d'eux-mêmes. Michel Estève a analysé lui aussi la transformation, sous l'influence du roman russe, du roman d'analyse traditionnel en France. [81]

 

            Les options de Bernanos feraient en somme de lui un élève bien doué de Dostoïevski (en même temps que, selon Estève, un ancêtre du "nouveau roman"). Un personnage comme l'abbé Cénabre  par exemple, dans L'Imposture, [82] multiplie les actes imprévus et involontaires, à commencer par l'appel en pleine nuit à deux heures du matin d'un humble confrère méprisé, l'abbé Chevance. Il vient de chasser de chez lui un pitoyable pénitent, le ridicule littérateur catholique Pernichon, il brise sa lampe de chevet, prononce « à son insu » le mot « renégat », un de ces mots qui « se formulent parfois d'eux-mêmes, rompent violemment le cours de la pensée, comme issus des profondeurs de l'être… », articule ensuite le mot « Dieu », parole « arrachée » à sa bouche par « la vertigineuse plongée » que vient de faire sa pensée. Il va annoncer à l'abbé Chevance qu'il a songé à se tuer, sans pouvoir dire lui-même d'où cette parole lui est venue, ni si elle est un mensonge, jeter Chevance à terre par suite de « la même haine mystérieuse cherchant toujours son objet (…), qui l'avait déjà soulevé de colère contre le blême Pernichon », mettre à la corbeille le manuscrit auquel il travaille, saisir inconsciemment son revolver, - il le voit dans sa main droite sans même se souvenir de l'avoir pris [83]. Mais c'est surtout son rire, son propre rire à lui, mais entendu comme celui d'un étranger, qui à cinq reprises révèle la métamorphose de sa personnalité[84].

 

            Assurément on est loin ici de l'analyse psychologique traditionnelle du roman français. Mais est-on si près de Dostoïevski ? Cénabre cède à un entraînement, il est victime d'une volonté étrangère qui l'habite, il ne se reconnaît plus lui-même. Le diable, si l'on veut, est entré dans la vie de Cénabre ou de l'abbé Donissan (mais pas à la manière du gentleman russe qu'Ivan Karamazov voit « soudain assis, entré Dieu sait comment, sur le divan de sa chambre »!). L'abbé Menou-Segrais, le supérieur si clairvoyant de son vicaire, refuse, comme Bernanos lui-même, un réductionnisme psychologisant de la vie intérieure [85]. Car les Saints eux aussi, après tout, dérobent à notre vue certains de leurs traits, manquent de logique aux yeux du monde.

 

            Sans être aux antipodes de Dostoïevski on est donc en fait assez loin de lui. Car la morale – catholique – de Bernanos est celle d'un affrontement entre le bien et le mal, alors qu'Ivan Karamazov, Stavroguine ou Raskolnikov s'abandonnent au mal par athéisme, puisque, si Dieu n'existe pas, tout est permis (comme, dit plus drôlement un des personnages des Démons : « Si Dieu n'existe pas, suis-je encore capitaine ? »). Raskolnikov parvient d'ailleurs à se comprendre, à comprendre les raisons de son crime, et que le châtiment réside dans le crime même. Les héros nihilistes se cherchent vainement une justification par des actes gratuits, et par le suicide, seule fin logique.

 

            Je parlais plus haut de "chercher d'un autre côté". Une étude phénoménologique des deux écrivains est certainement  plus féconde[86]. Il est incontestable que Dostoïevski n'essaie pas d'expliquer la nature humaine (il ne la défend même pas !). Il la présente sous sa forme brute, perverse, apparemment illogique, laissant voir qu'elle se contredit souvent et qu'elle tend parfois à l'autodestruction. Mais l'univers dostoïevskien n'est pas l'univers du chaos psychologique total, de l'obscurité impénétrable des âmes. Car Dostoïevski sait bien que l'esprit de l'homme, si perturbé soit-il, n'est pas à lui-même complètement opaque.

 

            De même Bernanos se rend compte du danger qu'il y aurait à représenter comme purement passive l'attitude de l'âme investie par Satan. Il lutte d'abord, nous l'avons dit, contre un idéalisme équivoque qui a obscurci la notion même du Mal, et il le fait avec les moyens propres et bien réels du romancier [87]. Ainsi le temps romanesque bernanosien est le temps non de l'enchaînement, des rapports de causalité ordinaires, mais de la rupture entre les instants grâce à laquelle l'être s'affirme personne libre. Le romancier peint peut-être les faits psychologiques sans les expliquer, mais c'est au lecteur de chercher à comprendre (pensons ici au narrateur des Démons qui est une sorte de délégué du lecteur).

 

            Concluons sur cette confrontation des esthétiques romanesques : où le "caractère" à la française ou à la russe s'efface, commence l'expression de "l'âme", chez Bernanos comme chez Dostoïevski. D'où cette composition presque musicale (et notée par Claudel) chez les deux écrivains : quelques grandes scènes se détachent sur un fond de méditation (plus poétique chez Bernanos, plus philosophique chez Dostoïevski.) Car ce ne sont pas, comme l'a très tôt vu Malraux, les personnages qui créent les conflits mais les conflits qui font naître à la vie les personnages.

 

            Pour donner l'impression d'une personnalité habitée par une volonté étrangère Bernanos peint des actes qui sont en avance sur les intentions conscientes de celui qui les commet. Ou, comme le dit encore Malraux : « M. Bernanos n'entend pas analyser les crises mais les peindre. Il peint d'abord l'angoisse de son personnage ; puis il le fait agir, et, soudain, le personnage découvre qu'il vient de faire un geste grave auquel il se refusait, d'exprimer ce qu'il se cachait à lui-même. Là commence l'intervention de Satan[88]. »

 

            Prenons encore un exemple qui situera mieux Bernanos par rapport à Dostoïevski : la rencontre de l'abbé Donissan avec le Diable (déguisé en maquignon) dans Sous le Soleil de Satan [89]. Bernanos comme Dostoïevski impose avec une force inouïe au lecteur sa propre vision du réel. Mais n'y a-t-il pas, pour un romancier même désireux d'explorer l'anormal ou de dire le "surnaturel", des limites à ne pas franchir ? Dostoïevski n'a pas publié de son vivant la Confession de Stavroguine, et Bernanos a dû défendre, contre la critique rationaliste hostile à la mystique, la vraisemblance de ses personnages et de leurs gestes[90].

 

            Mais Bernanos sait son métier de romancier. Le maquignon diabolique vient de quitter Donissan, quand une nouvelle rencontre sur la route de nuit et d'hiver, où le prêtre a tourné en rond et failli se perdre, lui procure la révélation de sa capacité de lire intuitivement dans les âmes, et la grâce de la découverte d'une âme humaine simple et exceptionnelle en même temps : « Cette âme tout à coup découverte l'emplissait de respect et d'amour (il s'agit d'un personnage d'un instant, dessiné brièvement, carrier de son état à Saint-Pré). C'était une âme simple et sans histoire, attentive, quotidienne, occupée de pauvres soucis ; mais une humilité souveraine, ainsi qu'une lumière céleste le baignait de son reflet » [91] Ce moment bref et intense apporte à l'épisode précédent son nécessaire contrepoids, et renvoie Bernanos et son lecteur à une humanité humble et bonne, une espèce de sainteté naturelle, évoquée cette fois à la manière de Tolstoï : pensons par exemple au Karataïev de Guerre et Paix [92].

 

            Souvenons-nous de l'épisode et du personnage. Pierre Bezoukhov, arrêté comme incendiaire pendant l'incendie de Moscou, a cru qu'il allait être exécuté et assiste à la fusillade "pour l'exemple" de cinq prisonniers russes. Il est ramené au baraquement avec les autres prisonniers et rencontre ce Platon Karataïev qui « demeura à jamais gravé dans son âme comme le souvenir le plus fort et le plus cher, comme l'incarnation de tout ce qui est russe, de tout ce qui est bon et rond. » Il est d'ailleurs considéré par les autres prisonniers comme un soldat des plus ordinaires. « Mais pour Pierre, tel qu'il lui avait apparu la première nuit, insaisissable, rond et l'éternelle incarnation de l'esprit de simplicité et de vérité, tel il demeura pour toujours ».

 

            La transformation intérieure de Pierre, au contact de Karataïev, s'accomplira après la mort de Platon, et la compréhension "théologique" de la réversibilité des mérites et de la toute puissance de Dieu sur la souffrance et le Mal. Le créateur dans sa bonté infinie lui a révélé, par la médiation de Karataïev, que sa recherche de buts dans la vie était vaine et illusoire puisque la Foi était suffisante. « Il ne pouvait avoir de but car il avait maintenant la foi – non pas la foi en des règles ou des paroles ou des idées, mais la foi en un Dieu vivant, toujours présent. Autrefois il cherchait Dieu dans les buts qu'il se proposait. Cette recherche d'un but n'était que la recherche de Dieu ; et soudain il avait compris en captivité, non par des mots, non par raisonnement mais par perception directe, ce que, longtemps auparavant, lui disait sa nounou »(!)[93]

 

 

******

 

            « Les parentés qui ne sont pas surprenantes ne sont pas réelles » disait Valéry. Cette parenté, mieux cette fraternité d'âmes de Bernanos et de Tolstoï, si surprenante qu'elle soit, nous semble réelle. Poursuivons un instant pour finir ces quelques remarques théologiques. Le catholique Bernanos reste éloigné de Dostoïevski, il a toujours su garder vis-à-vis de lui à la fois admiration et prudence : « Prenons les personnages de Dostoïevski, ceux qu'il appelle lui-même "les Possédés". Nous connaissons le diagnostic porté sur eux par le grand Russe. Mais quel eût été celui du Curé d'Ars, par exemple ? Qu'eût-il vu dans ces âmes obscures ? »[94]. Certes Les Grands Cimetières sous la lune peuvent se lire à la lumière de la Légende du Grand Inquisiteur. Le polémiste chrétien Bernanos a dénoncé le renoncement à l'espérance de l'Eglise d'Espagne. L'Eglise catholique a trahi l'Espérance du Christ qui est l'espérance des pauvres car le destin temporel de l'homme est la tâche la plus immédiate du chrétien.

 

            Hors la morale et la sainteté, point de salut ! Car il est toujours et d'abord question avec Bernanos de vie intérieure, du drame spirituel et personnel de chaque homme. Ne faudrait-il donc pas le situer plus près, théologiquement, de Tolstoï que de Dostoïevski ? En effet, s'il y a un passage naturel chez Dostoïevski de la psychologie à la théologie, le Saint, pour Bernanos, va beaucoup plus loin en théologie que le romancier le plus doué !


 

 

 

 

 

                                                                                                 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les sources philosophiques de l'œuvre d'André Malraux

 

par Ekaterina Guissina (Saint-Pétersbourg)

 

  L'œuvre d'André Malraux et la personnalité même de l'écrivain sont encore aujourd'hui l'objet de nombreuses discussions. Les opinions s'opposent souvent diamétralement, allant de l'admiration la plus vive à la critique et au rejet déclaré. Si Camus considérait Malraux comme un grand écrivain-philosophe et le mettait sur le même plan que Balzac, Stendhal et Dostoievski, un critique comme Pol Vandromme se montre extrêmement réservé sur la valeur philosophique de son œuvre. Une opinion assez répandue veut que Malraux doive surtout sa célébrité à sa vie aventureuse et aux événements dont elle est remplie, ce qui aurait attiré l'attention sur son œuvre d'écrivain.On peut aussi remarquer que les philosophes soviétiques, toujours attentifs aux travaux de leurs collègues étrangers, n'ont pratiquement rien écrit sur les aspects philosophiques de son œuvre.

   Il n'est certes pas possible de faire de Malraux un philosophe. Néanmoins la présence d'intentions philosophiques dans son œuvre est incontestable. Si on n'en tient pas compte, on perd une grande partie de leur sens et du dessein de l'auteur.

   André Malraux est né en 1901, il a donc exactement l'âge du siècle. Du fait de son extraordinaire culture, de son érudition, d'une mémoire exceptionnelle, il a pu refléter  le siècle, dans ses orientations et ses contradictions

   Il est impossible d'énumérer les écrivains, les artistes, les philosophes, finalement toutes les sources auxquelles, à différents moments de sa vie, il a pu se référer. On ne peut citer que ceux qui ont exercé une influence prépondérante sur lui. Si on suit la chronologie, on citera d'abord Pascal, dont l'œuvre lui est très tôt, dès sa jeunesse, familière. Il lui donnera la première place dans l'élaboration de la doctrine chrétienne. La deuxième, selon lui, revenant à saint Augustin et la troisième à Claudel.

   Ce qui séduisit surtout Malraux chez Pascal, c'est sa réflexion sur l'homme, son état d' instabilité, de regret, d'inquiétude, sur le tragique de l'existence humaine, et la dignité que lui donne la pensée. Pascal distingue aussi les "raisons du cœur" et les "raisons de la raison'", donnant ainsi une orientation idéaliste à la pensée philosophique.

   Les idées de Pascal correspondent en grande partie à la problématique existentielle qui occupe une place importante dans l'œuvre de Malraux, qui accueille cette conception de l'absurdité de l'existence de l'homme, tout en lui faisant porter toute la responsabilité de ses choix décisifs. Les héros de Malraux dans chacun de leurs actes affrontent un destin absurde, et s'efforçent de créer un univers où l'absurde cède la place à l'acte créateur.

   Malraux, homme des passions, recherchait les impressions vives, la participation aux événements de l'histoire du XXème siècle (à preuve ses expéditions au Cambodge, en Chine révolutionnaire, en Espagne etc…) Il a toujours été attiré par les personnalités sortant de l'ordinaire, ambiguës, ardentes. Comme l'historien Michelet d'ailleurs. Malraux avait une admiration enthousiaste pour l'Histoire de France. Cependant cette œuvre immense suscitait et suscite encore beaucoup de débats et de différends, du fait de son traitement original du matériau historique, de son interprétation plutôt libre des événements historiques. Les historiens comme lui sont plus enclins à la narration libre qu'au travail minutieux sur  documents, qui caractérise le chercheur.

   Il est possible que cette abondance de couleurs, de teintes et de nuances, par quoi on définirait une toile de peintre, ait séduit Malraux, mais ce n'est qu'une première impression. Derrière le scandale des couleurs, l'écrivain voyait beaucoup plus. Plus tard, il écrivit à propos de Michelet :"Croyant peindre les faits, son génie recréait des âmes et imposait des fatalités"

   Il y avait aussi, pour le séduire, la présence du destin  Le destin devient une figure constante de ses œuvres littéraires. Les spécialistes de son oeuvre sont arrivés à la conclusion que si l'écrivain a la capacité de voir dans une lumière plus vive les événements et les faits mais aussi la capacité de les élever au niveau de l'épopée, c'est justement qu'il est l'héritier de l'historien du XIXème siècle. Il faut remarquer que Malraux a lu Michelet dès sa jeunesse, c'est-à-dire à un moment où sa conception du travail de l'écrivain se formait encore.

   L'esthétique de Malraux a été notablement influencée par la lecture de Nietzsche et de Dostoïevski. Nietzsche proclame la mort de Dieu, tandis que les héros de Dostoïevski affirment que si Dieu n'existe pas, tout est permis. "L'existence face à la mort", est une situation qui dans l'œuvre de Malraux est venue de Nietzsche. Malraux, particulièrement dans la première période de sa création (dans ses romans "orientaux", Les Conquérants, La Voie royale, La Condition humaine) a été influencé par le Surhomme nietzschéen. Ses héros sont des immoralistes qui essaient de vaincre le destin par tous les moyens, en franchissant les cadres de la morale. Il a aussi réfléchi sur l'idée nietzschéenne de la "volonté de puissance", dont le Ferral de La Condition humaine est une incarnation manifeste.

   Dostoïevski, inépuisable réservoir d'idées pour tant d'écrivains français de différentes générations, Gide, Camus, Malraux, fournit à celui-ci  d'extraordinaires consonances. On peut reconnaître ou ne pas reconnaître que certains détails de ses œuvres aient été empruntés à l'écrivain russe (par exemple, l'escalier sombre de la maison de Garine dans Les Conquérants fait irrésistiblement penser à la maison sombre et ténébreuse de Rogojine dans L'Idiot). Il est vraisemblable qu'il faille ici parler de consonance sur un plan plus large, le plan des idées. Malraux s'intéressait extrêmement à la problématique du Mal et  a écrit dans les Antimémoires que pour exprimer le mal social, Dostoïevski avait trouvé les mots les plus déchirants.  Pour Malraux, la condition humaine était selon, toute évidence l'incarnation même du Mystère du Mal.

   Pour Dostoïevski, le héros est porteur d'une certaine idée. Ses personnages se développent en accord avec un principe fondamental dont ils deviennent l'expression (construction polyphonique du roman). Si pour l'écrivain français, le héros est également l'expression d'une certaine idée, il ne cherche pas à en élaborer soigneusement l'image littéraire. La problématique philosophique l'intéresse davantage.

   Le destin de ses héros est un laboratoire d'expériences, procédé qu'il a appris chez André Gide. Celui-ci est un de ceux qui ont exercé sur sa formation d'écrivain l'influence la plus forte. Au moment de leur rencontre, Gide était déjà une autorité reconnue du monde littéraire. Son œuvre influença non seulement Malraux mais toute la littérature de son temps. Il fut l'un des premiers à saisir les changements qui se produisait dans la société et à les exprimer littérairement.

   A la limite de deux siècles on assiste à la crise du naturalisme, à la crise de la science. On avait espéré que la connaissance des lois de la nature rendrait les hommes plus heureux et cette espérance avait été déçue. L'homme se tourne alors vers ce qui est le contraire de la connaissance scientifique, vers le principe intuitif, subconscient.

   Gide était convaincu qu'on ne pouvait connaître le monde qu'intuitivement. Ce qui était important pour l'écrivain, c'était la perception individuelle de ses héros et leur vie intérieure. Malraux fut séduit dans l'œuvre de Gide par la façon dont celui-ci traitait la liberté de l'homme, dont il prônait la liberté absolue, l'indépendance à l'égard de toutes circonstances extérieures et la subordination à son propre moi. Le Moi replié sur lui-même. Il aimait aussi cette idée de Gide que seules peuvent jouir d'une pleine liberté les fortes personnalités, la condition des faibles étant de rester sur le côté. La problématique des œuvres de Gide reprend en grande partie les thèmes existentialistes, c'est-à-dire le problème du choix,; de la liberté individuelle, du rapport  aux autres.

   La liste des personnalités qui d'une façon ou d'une autre ont influencé" l'évolution de Malraux est sans fin. L'écrivain absorbait les idées comme une éponge, s'accordait avec elles ou marquait son désaccord, puis repartait pour une nouvelle information. Outre les auteurs précités, Malraux plus d'une fois mentionna les noms de Hugo, Balzac et s'y référa, et aussi ceux de ses contemporains, Barrès, Bernanos, Valéry.

   Si on parle de l'influence exercée par tel ou tel écrivain, tel ou tel philosophe ou courant philosophique sur la vision du monde d'André Malraux, il est impossible d'évaluer exactement dans quelle mesure l'auteur français a accueil tel ou tel postulat. Dans son oeuvre, libre et audacieuse, s'unissent beaucoup de pensées et de positions 

   Malraux a créé son œuvre originale et ses œuvres  ne peuvent être considérées comme "de lecture facile", elles sont complexes et ont sans aucun doute un arrière-plan philosophique.

 

 

(Trad.Y.A.)

 


Errata et corrigenda

 

Nous sommes en mesure aujourd'hui de préciser et d'amender nos quelques hypothèses concernant l'imprimerie Beresniak [1], ce grâce à des sources bibliographiques que nous avons récemment découvertes [2] et surtout grâce à l'aimable concours d'un membre de la famille dont nous parlions : M. Daniel Béresniak.

Les Béresniak [3] sont une famille de juifs athées, non pratiquants mais hébraïsants (par choix face au yiddish) qui arrivèrent en France de Khodorkov [4] pour s'installer à Paris en 1912 et y fonder une imprimerie. Certains de ses membres, pour fuir les nazis, se réfugièrent à Pau en juin 1940 [5] ; certains échappèrent à la persécution des juifs entreprise par les nazis ; trois Béresniak – le père et deux de ses fils - moururent en déportation. C'est l'enfant qui ne fut pas déporté qui donna au nom une descendance : Daniel Béresniak, premier du nom à naître à Paris.

Fondée en 1912 par Abraham Lazare Beresniak, l'imprimerie du même nom [6] était située au 12, rue Lagrange dans le Quartier latin, avant de déménager au 18-20, rue du Faubourg-du-Temple. Les activités de l'imprimerie furent interrompues vers 1940 à cause de l'Occupation, de son aryanisation et de son acquisition par un papetier peu consciencieux, jusqu'à ce que Serge Béresniak la reprenne en main, assez tôt, en 1944. C'était une imprimerie internationale au point de regrouper jusqu'à une centaine d'employés de diverses nationalités et convictions [7] : la règle d'or en était la convivialité dont l'atmosphère fait de l'imprimerie plus qu'un lieu de travail [8] ; un exemple de sociabilité ouverte et tolérante, ce qui est pour l'émigration russe un phénomène à noter dans l'entre-deux-guerres et après la Seconde Guerre mondiale. Les employés et les amis de l’imprimcric mangeaient à table ouverte et discouraient politique, religion, philosophie... Serge Béresniak eut par exemple pour ami Dovid Knout ; il imprima Le Visage nuptial (hors commerce) de René Char et du Antonin Artaud. Mais l'imprimerie avait cette particularité dans Paris de « faire », à la presse à plomb, le russe comme les autres langues slaves, même l'arménien et le vietnamien ! Elle périclita à l'heure du passage à l'ère moderne de l'offset et de la baisse numérique du public russisant.

Voici une brève histoire des membres de cette famille, tous issus du mariage de Freiga Garbel et d'Abraham Lazare (ou Eliezer) Beresniak (1855/1860 - 1944). Ce dernier, premier imprimeur du nom, est connu sous le nom de plume d'Avak [9] pour avoir écrit un Dictionnaire yiddish-hébreu, le premier dictionnaire du genre, sorti en 1939 [10], et un récit, Entre l’enclume et le marteau [11], croyant — jusqu'au bout — à la chute de Hitler, au sursaut de l'Allemagne cultivée des Romantiques et des génies musicaux, parce qu'il se souvenait avoir dû, à cause du numerus clausus en vigueur dans l’Empire tsariste, étudier en Allemagne dans ses jeunes années. Ils eurent huit enfants :

1 Meyer Léon (ou Leib) Béresniak (Broussilov, 9 décembre 1880 - Auschwitz, 25 septembre 1942) qui devint franc-maçon en 1925 par son beau-frère Alexandre Goscinny qui construisait des chemins de fer en Argentine et était l'ami de José Corti. II transita lors de l'Occupation par les camps de Pithiviers et Drancy avant de décéder à Auschwitz (convoi n° 35 du 21 septembre 1942).

2 Anna Béresniak (Khodorkov, 1889 - Paris, 1974) épousa à Paris en 1919 Stanislas (dit Simkha) Goscinny fils du rabbin Abraham Goscinny. Ils furent naturalisés français en 1926 et eurent deux fils : Claude (Paris, 10 décembre 1920-) ; René Goscinny (Paris, 14 août 1926 - 5 novembre 1977) le fameux, qui lui-même eut un enfant : Anne Goscinny.

3 Maurice Béresniak (Broussilov, 3 janvier 1889 - Auschwitz, 16 avril 1942 ou septembre 1942) mourut lui aussi en déportation (convoi n° 1 du 27 mars 1942).

4 Boris Béresniak (1900 - Los Angeles, 1986), imprimeur à Los Angeles.

5 Olga (? - Paris, 1990).

6 Cécile Béresniak, la cadette, épouse Soukalski, mère des deux enfants.

7 Serge Béresniak (1901 - Paris, mai 1997 — voir la nécrologie du Figaro) imprima de 1944 à 1975 Ami de Léonid Lifar le frère de Serge Lifar ; on peut le voit photographié avec Alexandre Soljénitsyne lors d'un passage de ce dernier en France : Béresniak imprima en effet le samizdat Des Voix sous les décombres [12] et celui de la première édition de l'Archipel du goulag [13] prétendument à compte d'auteur pour certain vieux émigré russe appelé Markov. Il eut un enfant : Daniel Béresniak (Paris, 1933-), auditeur libre de Vladimir Jankélévitch avec qui il partageait l'amour du piano, il imprima de 1944 à 1975. Polyglotte, il a écrit de nombreux livres sur la franc-maçonnerie ou sur le mysticisme. Daniel Béresniak eut deux enfant : Ariel Béresniak (Paris, 1961-) docteur en médecine et en économie, spécialiste de santé publique, auteur de nombreux ouvrages [14] ; Georgina, chiropractor vivant à San Francisco et mère de deux enfants !

8 Vladimir (ou Volodia) [15] Béresniak (Khodorkov, 15 juin 1904 - Auschwitz, 16 avril 1942) mourut en déportation sans descendance.

Romain VAISSERMANN

 

NOTES :

 

1 Intitulé d’un chapitre de notre précédent article « Les Cahiers de la quinzaine de Marcel Péguy et la Russie », paru dans le n° 5 du Porche, pp. 50-65. Il se trouve que nous y avons commis pas moins de sept grosses erreurs et une inexactitude. Il n’y pas eu de changement de main dans la gestion de l'imprimerie vers 1920 (la guerre a provoqué seulement un ralentissement des commandes) mais dans les années 1930 (1) ; l'imprimerie, alors co-dirigée par Serge et Daniel Beresniak, a cessé toute activité en 1975, non en 1980 (2) ni sous la direction de Lazare (3) ; les Beresniak ne vinrent pas en France de Pologne mais d'une petite ville située près de Broussilov (4) ; Lazare est bien le pere de Serge Beresniak mais le grand-père de Daniel et non son père (5) ; Ariel n'est pas la petite-fille de Lazare mais son arrière-petit-fils (6 & 7). Enfin, il est inexact de dire cette famille franc-maçonne puisque, si Serge entra bien en 1925 dans la loge du Grand Orient de France et si son fils Daniel a en quelque sorte suivi son exemple, ce fut par l’entremise de son beau-frère Alexandre Goscinny. Les Beresniak ne furent donc pas tous maçons ; et ceux qui le sont, le sont depuis l'entre-deux-guerres seulement.

 

2 Marie-Ange Guillaume et José-Louis Bocquet, Goscinny (biographie), Actes Sud, 1997. Voir aussi : Patrick Gaumer, Anne Goscinny et Guy Vidal, René Goscinny : profession, humoriste, Dargaud, 1997.

 

3 Il existe d'autres foyers d'implantation de ce patronyme : ainsi, un certain Faivel (Franz) Beresniak (né le 15 octobre 1898), venu de Starokonstantinov en Ukraine (en Volhynie), quitta la Russie en 1917, avant la Révolution d'Octobre, transita par la Turquie et la Palestine avant de gagner la France d'ou il repartit par Marseille en novembre 1922 pour arriver en Amérique à Providence (Rhode Island) le 2 décembre 1922. Il obtint la nationalité américaine et mourut a 13Ostoll en 1979. Le nom existe aussi sous sa forme apocopée Brezniak en Pologne, d'où viennent les Brezniak vivant en Australie.

 

4 Khodorkov (russe) ou Hodorkiv (ukr.) ou Chodorkow (pol.): ville ukrainicnnc de la paroisse de Volhynie, situee dans la pl-ovince de Kiev (entre Kiev et Jitomir), aujourd’hui détruite.

 

5 Goscinny (biographie) nous renseigne: « Anna (leur) envoie de l'argent [de Buenos Aires]. Léon, son frère aîné, et Cécile, sa sœur cadette, arrivent à la remercier par courrier. Dans sa lettre, Cécile dénombre les membres de la famille et tente de les localiser. Léon est stupéfait : Jusqu’au dernier moment, même après l’occupation de Paris, nous avions l’espoir que les hordes hitlériennes seraient arrêtées, mais nous nous trouvons en ce moment devant un fait que nous ne savons comment expliquer. Qu’est-ce qui nous attend maintenant, que va-t-il se passer ? Attendons les événements avec calme et espérons que ce cauchemar prendra un jour fin. »

 

6 Voici sa description dans le Répertoire des éditeurs (Cercle de la Librairie, 1963) :

Nom ou raison sociale: Beresniak (Imprimerie-Éditions), Presses du Temps présent ;

Adresse : 18-20, rue du Eaubourg-du-Temple, 75011 Paris;

Téléphone : VOLTaire 73-38;

C.C.P. : Paris 6.364-32;

Domiciliation bancaire : Société parisienne d'escompte (boulevard Saint-Germain):

Registre du commerce : Imprimerie-Éditions R.C.58 B 43-82;

Date de fondation : 1920 [sic]. »

 

7 Dont des bundistes, ce qui n'empêche pas Beresniak de continuer d'imprimer des iat’ jusque dans les années 1970, pour le journal Vozrojdénié du comte Obolenski.

 

8 On trouve même mention des achats de nourriture dans les livres de comptes !

 

9 « Poussière » en hébreu.

 

10 Titre original hébreu : Milon Idi-Ivri, deux volumes en un, de 619 pages, paru en 1939 (et non selon des sources imprécises en « 1939-1940 » voire en « 1941 »). Dictionnaire imprimé par ses propres soins bien entendu !

 

11 Le titre original était en hébreu.

 

12 Titre original russe : Iz-po glyb.

 

13 Titre original russe : Arkhipelag goulaga.

 

14  Et à l'occasion traducteur, en 1992, d'un commentaire anglais d’un traité de Maïmonide !

 

15 Inscrit Wolf lors de son entrée à Auschwitz ?



[1] Le Cercle . Berlin, 1937.Livre 2.P.151

[2] D.Merejkovski : Figures de saints de Jésus jusqu’à nous. Moscou.1997.P.308,357

[3] Ibid. p.307,309

[4] En russe :Taïnstvo (mystère,secret) au lieu de Misteria (mystère : théâtre sacré au sens médiéval) (NDT)

1 Julien Offray de La Mettrie, Œuvres, Moscou, 1976, p.292

[6] Les Philosophes français des lumières et la religion. Moscou, 1950. P.515-516

[7] Cité d’après L.B.Svetlov. L’écrivain libertin V.P.Kolytchev// Questions d’histoire des religions et de l’athéisme. Moscou. T.III. 1956. P.249-250

[8] Voir. Œuvres choisies des penseurs russes de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Moscou. 1952. T.1. p.342

[9] Voir S.P.Chevyrev : Histoire de l’Université impériale de Moscou. Moscou.1855. p.142

[10]  Cité d’après Iou. Ia.Kogan. Essais sur l’histoire de la pensée athée russe au XVIIIe siècle. Moscou. 1963. P.259

[11] Ibid. p.272

[12] « Le travailleur oisif », N°4, Saint-Pétersbourg.1784. p.258-259

[13] Voir Chtchipianov : La philosophie russe des Lumières. Moscou.1971.p.169-170

[14] Voir : Œuvres choisies des penseurs russes de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Moscou.1952. p.406-408

[15] A.N.Radichtchev : Œuvres complètes. Moscou.1941. t.2.p.95

[16] Exposition des principaux systèmes des moralistes anciens et modernes. Examen composé par Zacharie Savitski pour l’obtention du titre de Maître en philosophie théorique et pratique. Kharkov. 1825. P.45

[17] Prince Piotr Chalikov : Epicure // Passe-temps utile et agréable. Moscou.1796. XII p.369-396

[18] Miroir de la sagesse antique ou description des anciens philosophes, de leurs sectes et de leurs différents exercices. Moscou.1787. p.14

[19] Prince Chalikov : op.cit. p.380

[20] V. B.Sitkovski. Pour une histoire de l’athéisme en Russie. Survol de la littérature athéiste et matérialiste dans la Russie de la fin du XVIIIe eu début du XXe siècles// Le livre et la révolution prolétarienne, 1936. N)4, p.43-47 ; M.M.Chakhnovitch : Epicure et l’histoire de l’athéisme russe du XVIIIe au XXe siècles.//Les traditions athéistes du peuple russe. Léningrad. GMIR. 1982. P.140-145

[21] Cardinal de Bernis : la Religion vengée. Poème en 10 chants. Saint-Pétersbourg. 1816. P.70

[22] Du Malheur d’avoir trop d’esprit (1824) (NDT)

[23] Ibid. p.87

[24] Contre Lucrèce, neuf livres sur Dieu et la nature. Œuvre du Cardinal Melchior de Polignac. Moscou. 1803. P.8, 13, 71, 113

[25] Courte histoire des philosophes et des femmes célèbres, composée par le sieur Bury. Moscou.1804.P.

[26] You.Ya.Kogan. Essais d’histoire de la pensée athée russe au XVIIIe siècle. Moscou.1962. P.297-

[27] Archives GMIR, Fonds KIII. Inventaire 1, N° 1901

[28] Voir M.I.Chakhnovitch. Un nouveau monument de la libre pensée russe du XVIIIe siècle. //Zven’ia, N°8, Moscou.1950.P.734- 735

[29] Cette œuvre fait aussi partie d’un recueil – dans la IIIe partie du t.2 de la « Bibliothèque du bon sens, ou recueil des œuvres importantes pour le salut » (TsGIAL, F.109,inv.3, N°1483). Voir à ce sujet : M.M. Persits. Un recueil manuscrit russe de la pensée athée à la fin du XVIIIe-début du XIXe siècles.//Questions d’histoire des religions et de l’athéisme. Moscou.t.VII.1959. P.361-394

[30] Archives GMIR.Ibid.,l.29

[31] Cette œuvre se répandit en Russie sous forme de copies, par exemple dans le département de la Bibliothèque Nationale de Russie Saltykov-Chtchédrine est conservé un « Recueil de divers » dans le troisième tome  duquel (Collection de Titov, p.2918) il se trouve. Sur la popularité des idées de Rousseau en Russie, voir :You.M.Lotman. Rousseau et la culture russe des XVIII et XIXes siècles.//J.J.Rousseau. Traités.Moscou 1969. P.555-605 

[32] Plus de détails dans : M.M.Chakhnovitch . Idées de l’athéisme antique dans le monument russe du XVIIIe siècle « le Miroir de l’athéisme »//Recherches scientifiques et athées dans les musées. Léningrad.GMIR. 1986.P.5-17

[33] Archive GMIR. Ibid. Fol.129

[34] Ibid. Fol.129-130

[35] A.Vesselovski. L’influence occidentale dans la littérature russe moderne. Essais d’histoire comparée. Moscou.1896. P.74

[36] Voir You.Ya.Kogan. Les poursuites contre les libres-penseurs russes dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle (d’après les dossiers du Bureau secret)// Questions d’histoire des religions et de l’athéisme, 1956, N°4, P.182-202

1 Hector Berlioz. Mémoires. Paris. Flammarion. 1969

2 …de voir, en passant par Tilsitt, M.Nernst, directeur de la Poste, « qui peut vous être fort utile. »

3 Pour y retrouver Madame Hanska, bien entendu.

4 Il semble que Balzac lui ait prêté une pelisse.

5 Environ 32.000 F de nos jours.

6 Charlotte, sœur du roi de Prusse, Frédéric-Guillaume IV, avait épousé en 1825 le tsarévitch et futur tsar Nicolas Ier .

7 Auteur en particulier de Ivan Soussanine, célébrant la victoire de 1812 sur Napoléon.

8 On lui doit aussi un Ivan Soussanine, devenu Une vie pour le tsar (1836), et une fantaisie symphonique sur un thème populaire, Kamarinskaïa.

9 Musicien distingué et chef d’orchestre.

10 Musicien allemand qui avait fait ses études au Conservatoire de Paris. Chef d’orchestre au Théâtre des Italiens et maître de chapelle à Saint-Pétersbourg.

11 Il rapporta 70.000 francs.

12 A la différence justement de Balzac qui disait : « Je ne paie jamais mes vieilles dettes ; quant aux dettes récentes, j’attends qu’elles vieillissent. »

13 Henry Barraud. Berlioz. Fayard. Paris.1979

14 Voir Henry Barraud, op.cit.

15 ibid. pour de plus amples développements.

16 En 1904, Rimsky présidait le jury du Conservatoire de Saint-Pétersbourg où se présenta le jeune Prokofiev.

1 Henry Gréville. Dosia. 145e éd. Plon. Paris. P.106-107

2L’Amirauté, au bord du lac.

3Le pavillon près de la Grotte.

4Le grand-duc Alexis Alexandrovitch.

5 Dosia, op.cit., P.124-133

1 Jules Renard. Journal 1887-1910. Bibl. de la Pléiade. Paris.1960. p.451

2. S.D.Baloukhaty Questions de poétique. Léningrad. 1990

[41] Ces jours lointains. A.Séché et R.Rolland. Cahiers R.Rolland. N°13.Paris. 1962. P.61

[42] Préface aux œuvres dramatiques de Romain Rolland. // R.Rolland. Œuvres Complètes en 20 t., Léningrad,1932, t.XIII, p.141

[43] Z.M.Potapova : Les problèmes de la musique dans l’esthétique de Romain Rolland.// Romain Rolland. 1866-1966. Matériaux pour la session jubilaire. Moscou, 1968.p.268

[44] Romain Rolland :  Mémoires..Albin Michel. Paris.1956. p.108-109

[45] Stefan Zweig : Romain Rolland. Vie et œuvre ;// OEuvres complètes en 7 t., 1963, t.7, p.56

[46] Romain Rolland, Mémoires, op.cit., p.311

[47] Cahiers Romain Rolland : Correspondance entre Louis Gillet et Romain Rolland. Cahier 2, Albin Michel. Paris 1949, p.192

[48] Romain Rolland : Le Jeu de l’amour et de la mort. Préface. Paris. Ed. du Sablier. MCMXXV. P.17

[49] Mémoires, op.cit., p.167

[50] S.Zweig, op.cit., p.49-50

[51] N.S.Nikolaeva : Le genre symphonique// Encyclopédie musicale, en 5 t. Moscou, 1938. T.5. P.22-23

[52] Romain Rolland : Lettres à Malwida von Meysenbug. Les Bibliolâtres de France. Les Minimes. Brie-Comte Robert. MCMXLVIII. P.251 (lettre de nov.1898)

[53] Romain Rolland : Musiciens d’autrefois. Hachette. Paris. 1908.p.16   

[54]  Romain Rolland Œuvres complètes en 20 t. t.XV , P.201-203

15 I.I.Sollertinski : Types historiques de la dramaturgie symphonique. Moscou, 1963, p.9

16 Stefan Zweig, op.cit., p.69

17 Romain Rolland :  Beethoven. La Neuvième Symphonie. Albin Michel. Paris.1966. ^p.962 et 967

18 B.Assafiev :  La forme musicale comme processus. Moscou, 1963, p.168

19 R.Rolland : Théâtre de la Révolution. Le Quatorze Juillet, Cercle du Bibliophile. Albin Michel .Paris. 1972. P.226

 

20 B. Assafiev : Choix d’études en 5t. Moscou, 1955. T.4, p.386

[55] Ce premier roman de Bernanos sort en librairie en mars 1926 et lui donne d'emblée la célébrité, après un article décisif de Léon Daudet.

[56] Georges Bernanos, Essais et Ecrits de combat I (Pléiade), p. 1047 (en abrégé E.E.C.I.).

[57] E.E.C.I., p. 1301.

[58] Max Milner, Georges Bernanos, Paris 1967, p. 252.

[59] Georges Bernanos, Œuvres romanesques, Pléiade, p.1787 (en abrégé O.R.).

[60]  E.E.C.I., p. 1039.

[61]  Voir dans Journal d'un curé de campagne, O.R., p. 1076, la déclaration du curé de Torcy au curé d'Ambricourt :    
   "La pitié, vois-tu, c'est une bête (…). Une  des plus fortes passions de l'homme, voilà ce qu'elle est".

[62] Nous suivons l’analyse détaillée de Hans Aaraas, dans Littérature et sacerdoce, essai sur Journal d’un curé de campagne de Bernanos, Lettres Modernes, Minard, Paris,1984, p.45 et suivantes.

[63] O.R.p.1069

10 ibidem, p.1070.

 

[65] Un des Russes qui apparaissent – nous y reviendrons – dans un autre roman de Bernanos, Un mauvais rêve,  juge inversement la misère "française" sans sympathie : "Vos jeunes bourgeois n'ont pas peur de la misère. La misère est médiocre, bourgeoise, à la portée de n'importe qui. Chez nous, elle est, elle est majestueuse, imposante, royale…oui elle a la majesté de l'enfer" (O.R., p. 949).

[66]  Les Souvenirs d'enfance de Maxime Gorki.

[67]  ibidem, p.1070.

[68]  ibidem, p.1071.

[69]  ibidem, p.1068.

[70]  ibidem, p. 1068.

[71] ibidem, p.1068 – 1069.

[72] cf. sur cette épineuse question, les pertinentes analyses d'Urs Von Balthazar dans Le chrétien Bernanos, Paris 1956, (III.II.3).

[73] Albert Camus, Théâtre, Récits, Nouvelles, Pléiade, 1981, p.1888

[74] Max Milner, op.cité, p. 97. Quant à savoir si Bernanos a été "influencé" par Dostoïevski, la question des "influences littéraires", selon Bernanos lui-même, "est une question souvent mal posée", mais il semble, contrairement à ce qu'ont soutenu certains critiques, qu'il l'avait lu avant d'écrire Sous le Soleil de Satan (cf. l'introduction de cette communication et E.E.C.I., p. 1047).

[75] Un mauvais rêve (achevé en août 1935, publié en 1950), O.R. pp. 948-949 (voir supra note 11) : Philippe, neveu adoptif du romancier Ganse, se tue d'un coup de revolver devant son ami Olivier, secrétaire du romancier, dans un hôtel fréquenté par des communistes –deux d'entre eux sont russes – auxquels il affectait de se mêler.

[76]  La Joie, première édition, 1929.

[77] O.R., p. 625.

[78] Cf. Luc Estang, Présence de Bernanos, Paris 1947, pp. 37-45.

[79] André Gide, Dostoïevski , Librairie Plon, Paris 1923.

[80] L'expression est de Claudel (cf. Pierre Pascal, Dostoïevski, l'homme et l'œuvre, L'Age d'Homme, Lausanne 1970, p. 312 et suivantes.

[81]  Michel Estève, Bernanos, Gallimard, 1965, coll. "La Bibliothèque idéale".

[82] L'Imposture (1ère édition, 1927), cf in O.R. toute la fin de la Première Partie, pp. 331-378. Nous suivons l'analyse détaillée de Max Milner, op.cité, p. 138-139.

[83] ibidem, p. 372

[84] ibidem, p. 358, 359, 360, 367, 369.

[85] Sous le Soleil de Satan, in O.R., p. 221.

[86]  Michel Estève et Max Milner illustrent ce courant.

[87]  Cf. Satan et nous, in E.E.C.I., p. 1096 et p. 1100.

[88]  André Malraux, N.R.F., 1er mars 1928, article sur Sous le Soleil de Satan.

[89] Sous le soleil de Satan, in O.R., pp. 167-184.

[90]  cf. la réponse polémique de Bernanos au critique Paul Souday, Satan et nous, art. cité, in E.E.C.I., p. 1094.

[91]  O.R.., p. 189.

[92]  Guerre et Paix, Tome quatrième, première partie, chapitres XII et XIII

[93]  ibidem, tome quatrième, quatrième partie, chapitre XII

[94]  Interview de 1926 par Frédéric Lefèvre, cité dans E.E.C.I., p. 1047.