Colloque d’Orléans

11 et 12 mai 2001

 

Sommaire

 

A nos amis………………………………………………………………………………….

 

Jean-Pierre Sueur : Un débat difficile………………………………………………………

 

Vendredi 11 mai, 14h. à 17h.

Présidence de Madame Françoise Gerbod, présidente de l’Amitié Charles Péguy.

 

Pavel Krylov : Un parallèle inattendu : Jeanne d’Arc de Charles Péguy (1897) – Jeanne

d'Arc de Luc Besson (1999)………………………………………………………………

Ekatérina Guissina : Jeanne d'Arc et les héros d'André Malraux…………………………

Romain Vaisserman : Michel Raslovlev, traducteur de Péguy dans les années 50…………

Monique Jutrin : Une lectrice de Péguy : Rachel Bespaloff………………………………..

 

Samedi 12 mai, 9h. à 12h.

Présidence d’Yves Avril, remplaçant Madame Julie Sabiani, directrice du Centre

Charles Péguy d’Orléans.

 

Pauline Bernon : Jeanne d’Arc en clair-obscur……………………………………………

Danièle Beaune-Gray : Georges Fédotov, lecteur de Péguy………………………………

Ludmila Chvedova : Jeanne d’Arc et la Cathédrale dans l’œuvre de Charles Péguy………..

 

Notre Jeunesse et le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc traduits en russe

I   Tatiana Taïmanova : Présentation du projet…………………………………………….

II  Elizaveta Leguenkova : Problèmes de traduction……………………………………….

III Anna Vladimirova : Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc et le public russe ………

IV Eléna Djoussoiéva : Réflexions sur le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc …………

 

Samedi 12 mai, 14h. à 17h.

Présidence de Madame Françoise Michaud-Fréjaville, directrice du Centre

Jeanne d’Arc d’Orléans.

 

Igor Taïmanov : Jeanne d’Arc sur la scène musicale russe………………………………….

Nina Kalitina : Jeanne d’Arc dans la sculpture monumentale française (1850-1900)………..

Mariane Chakhnovitch, Tatiana Taïmanova : L’image de la « pucelle guerrière » dans les mentalités française et russe………………………………………………………

 

Annexes 

Tatiana Victoroff : Jeanne au bûcher : Vers un mystère moderne…………………………

Yves Avril : Un article de Maximilian Volochine sur Péguy………………………………….

Maximilian Volochine : Charles Péguy (1915)…………………………………………..

Margarita Biélaia : Présence du miracle : la Jeanne d’Arc de Harold Strelkov……………

 

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A nos amis

 

 

 

 

   Voici donc les Actes[1] de ce Colloque franco-russe, « Vers une Europe de la lumière », des 11 et 12 mai 2001. C’est grâce à vous,  à votre sympathie active, que ce colloque a pu avoir lieu, dans les meilleures conditions, comblant nos espérances qui, depuis la création du Centre Jeanne d’Arc-Charles Péguy de Saint-Pétersbourg, avaient tant besoin d’être fortifiées. Je ne sais si l’Europe s’oriente vers la lumière - les jours où j’écris ces lignes sont plutôt des jours de ténèbres -, je sais seulement que la joie de tous nos invités, joie de partager les résultats de nos efforts pour faire connaître Jeanne d’Arc et l’œuvre de Péguy, joie de la rencontre et de trouver ou retrouver des amitiés et des solidarités, était bien réelle, et nous en recevons, depuis ces jours-là, des témoignages réconfortants.

   Cette joie, nous vous la devons donc. Nous la devons bien sûr à nos amis de Russie, d’Israël et de France qui sont venus nous présenter le fruit de leurs recherches, dont vous lirez le compte rendu écrit dans ce volume, mais aussi à ceux de Pologne et de Finlande, qui ont accepté de répondre à notre invitation. Etaient présents de cœur avec nous, tous ceux qui n’ont pu venir, particulièrement Tatiana Sokolova, Arkadi Izviekov, Youri Malinine, de Saint-Pétersbourg, et Katarzyna Pereira, animatrice du Centre Jeanne d’Arc-Charles Péguy, « L’Europe de l’espérance », de Varsovie.

    Mais nous n’aurions certainement pu réaliser ce projet sans le soutien généreux de la Ville d’Orléans - dont la subvention de 15000 F. a permis de financer une bonne partie du voyage de nos invités russes –, l’ancienne Municipalité et son Maire, Monsieur Jean-Pierre Sueur, et la nouvelle Municipalité, son Maire, Monsieur Serge Grouard, et ses représentants, en particulier Mesdames Catherine Héau et Catherine Mauroy et Monsieur Charles-Eric Lemaignen, qui ont bien voulu nous accueillir ou présider à nos travaux. La diligence de Mesdames Kaffès, Françoise-Hélène Maupaté, Romolin, Volpé, de Monsieur Olivier Ravoire, qui, tant aux Affaires culturelles qu’aux Relations extérieures, n’ont rien négligé pour nous aider, nous a été précieuse. Et nous n’oublions pas l’hospitalité discrète et efficace que nous ont donnée, dans sa belle salle de conférences, Monsieur Dominique Jammot, conservateur du Museum d’Histoire naturelle, et, dans l’auditorium du Musée des Beaux-Arts, Madame Isabelle Klinka, conservateur par intérim de ce musée, qui nous a permis d’entendre dans les meilleures conditions Igor et Kyra Taïmanovy, et Pavel Krylov. J’en profite pour remercier également la Radio RCF-Orléans, son directeur Monsieur Philippe Miton, et son technicien, Monsieur Alain Bonnetier, grâce auxquels nous avons pu diffuser ce concert sur les ondes.

    Monsieur Xavier Patier, commissaire à l’aménagement du Domaine et conservateur du Château de Chambord, et l’Abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire ont bien voulu organiser, spécialement pour nos invités, des visites dont nous pouvons dire qu’elles ont été aussi passionnantes qu’originales.

   Nous remercions Mesdames Françoise Gerbod, Françoise Michaud-Fréjaville et Julie Sabiani d’avoir accepté, dès que nous le leur avons demandé, de présider les séances de ce colloque. Les universitaires savent tous combien cette tâche est délicate. Madame Sabiani avait espéré jusqu’au bout pouvoir se joindre à nous, mais le deuil qui l’a frappée la veille de notre réunion l’en a empêchée.

    Je ne voudrais pas terminer ces légitimes témoignages de reconnaissance sans citer les membres, et non-membres, orléanais ou limitrophes, de notre Association  qui ont accepté de recevoir chez eux nos invités de Russie, Pologne, Finlande ou des autres régions de France, ou de mettre à notre disposition leurs compétences : le Cours Saint-Charles et son directeur, Monsieur Lamoureux,  Monsieur et Madame Andrès, Monsieur et Madame Beucher, Madame Bruneau, Monsieur et Madame Chenard, Monsieur Jacques Chevallier, Mademoiselle Olga Chtcherbakova, Monsieur et Madame Foucher, Mademoiselle Marie-Hélène Gorget, Madame Goujon, Monsieur et Madame Pellé, Monsieur et Madame Rousseaux, Monsieur et Madame Saverny, Monsieur et Madame Seys, Monsieur et Madame Suttin, Monsieur et Madame Socquet, Monsieur et Madame Taÿ, Monsieur et Madame Tchamitchian, Monsieur et Madame Thomas, Monsieur et Madame de Vibraye. 

    Enfin, si nous pouvons publier ce gros volume d’Actes, nous le devons à une généreuse subvention de 3000 F. du Conseil Général, que nous remercions ainsi que son Président, Monsieur Eric Doligé, et  Monsieur Serge Bodard, infatigable autant qu’indésespérable au point de triompher de nos découragements.

    Que tous ceux qui nous ont aidés et qui ne trouvent pas leur nom mentionné ici nous pardonnent cet oubli. Ils savent que ce ne peut être ingratitude de notre part. Et que dire de tous ceux qui ne sont pas cités et qui sont venus des six coins de l’Hexagone et parfois de l’étranger pour manifester cet intérêt et cette sympathie sans lesquels une entreprise comme la nôtre ne pourrait survivre !

    Merci.

 

   L’année qui vient va sans doute apporter de grands changements dans notre Association. L’extension de notre activité à la Pologne et peut-être à la Finlande (un colloque est prévu à Helsinki à la fin du mois d’octobre 2002), avec des orientations d’ailleurs assez différentes dans chacun de ces pays, nous oblige, sauf à créer trois unités distinctes, ce qui n’est guère possible ni d’ailleurs souhaitable, à réformer et les buts et la raison sociale de notre actuelle Association. Aussi aurons-nous au début de l’année 2002 une Assemblée générale, à laquelle nous vous supplions de participer soit par votre présence, soit par une délégation de pouvoir, non pas seulement pour entériner des décisions, mais pour nous donner des avis et conseils.

 

   Bonne année. 

 

 Yves Avril, président

Philippe Lamoureux, vice-président

Romain Vaissermann, secrétaire

Roger Ribot, trésorier

Pauline Bernon

Sophie Vasset

 

 

 

 

 

 

 

 

Un débat difficile

 

 

      L’avouerai-je ? L’un de mes plus difficiles débats politiques eut lieu lors de la première réunion du conseil d’administration du lycée orléanais, nouvellement construit, qui devait s’appeler : « Lycée Charles-Péguy ». L’ordre du jour portait précisément sur la dénomination du lycée. Je dus batailler ferme devant les réticences de la plupart des représentants des parents d’élèves, des élèves, et même d’une partie de ceux des enseignants, pour obtenir finalement qu’une faible majorité se prononçât en faveur de notre grand poète. Certains des arguments invoqués étaient étonnants : Péguy, on ne connaissait pas, ou peu ; ce n’était pas moderne, c’était ancien, vieux, peu porteur. Tout cela était dit, répété, dans un établissement de l’enseignement public, à Orléans. Si le vote n’avait pas, en définitive, été positif – merci à celles et à ceux qui l’ont permis ! – j’aurais fait, je crois, une polémique publique.

      Vieux, Charles Péguy ? Sa pensée n’avait jamais été aussi actuelle qu’en cette fin du XXème siècle – cette pensée qui conteste tous les systèmes, qui fait un sort à tous les modernismes, qui prévoit et dénonce déjà tous les totalitarismes…

       Pas connu, Péguy ? Peut-être, en effet… A Orléans, pourtant, plus qu’ailleurs, nous avons des raisons de nous donner le mal et la joie de connaître son œuvre immense et de tordre le cou à la malédiction : « Et les siens ne l’ont pas reconnu… »

       Je songeais à cela en relisant les textes des communications au colloque organisé, en 1996, à Saint-Pétersbourg, par le Centre Jeanne d’Arc-Charles Péguy de cette ville. Je me suis souvenu avoir entendu, lors de ce colloque, des professeurs russes qui n’avaient pas hésité à faire des centaines de kilomètres, depuis le plus profond de ce vaste pays, dans des conditions souvent difficiles, pour venir nous parler des Cahiers de la Quinzaine. Ce colloque était passionné, passionnant. Les exposés traitaient des formes, du sens et de l’histoire.

       C’était ma première visite à Saint-Pétersbourg. La ville semblait constituer un monde, à elle seule. Son fleuve était un océan. Ses palais ouvraient sur le ciel blanc leurs longs alignements. Les places étaient nombreuses et vastes, peuplées d’arbres d’automne et de statues. Au-delà il y avait des centaines d’immeubles, composant d’interminables banlieues. A l’intérieur de ces immeubles, nous étions accueillis avec une incomparable chaleur. Il y avait l’amitié et les fleurs.

      C’était le temps où tout changeait. L’ordre ancien était partout encore. Les espoirs neufs étaient inscrits sur les visages, les déceptions aussi. Les mafias avaient débarqué avec leur richesse et leur morgue tonitruante. Des enseignants, des universitaires s’employaient à bâtir, avec une rare ténacité, un autre futur en attendant des salaires qui n’arrivaient pas. Il y avait un vent sec et une lumière diaphane.

       Tous les participants au colloque partageaient, au milieu de tout cela, la même ferveur.

       Merci, de tout cœur, à Tatiana Taïmanova et à Yves Avril d’avoir tissé tous ces liens et d’avoir fait vivre ce centre « Jeanne d’Arc-Charles Péguy », et l’association qui le soutient. Nous avons eu une nouvelle illustration de la fécondité de leur initiative lors du colloque qui s’est déroulé en 2001 à Orléans, et dont les Actes sont publiés dans ce bulletin.

       Nous sommes devenus, souvent, trop repus, indifférents et cyniques.

       Alors, Péguy, trop vieux ?

       J’aimerais que nous nous souvenions, à Orléans, qu’il y a des péguystes qui n’hésitent pas à prendre le transsibérien pour venir nous parler de vers que nous avons oubliés.

 

Jean-Pierre Sueur,

sénateur du Loiret,

ancien maire d’Orléans

Un parallèle inattendu : les Jeanne d’Arc de Charles Péguy et de Luc Besson

(fin du XIXe –fin du XXe siècles)

Pavel Krylov

Université d’Etat de Saint-Pétersbourg

 

 

 

   Avant d’aborder le sujet de mon exposé, j’ai à faire un aveu. Historien du Moyen-Âge, j’aurais peut-être dû choisir un autre thème de réflexion, par exemple, celui de l’expression de la spiritualité populaire médiévale à travers l’image de la Pucelle. C’est en effet le sujet de mes préoccupations. Pourtant, j’avais deux raisons de faire un autre choix. La première est due à une certaine actualité dans la culture russe. Si depuis le XIXe siècle Jeanne d’Arc n’a jamais été oubliée en Russie, l’intérêt pour cette « fille au grand cœur » est aujourd’hui en hausse. Aujourd’hui même (11 mai 2001), dans exactement une heure et demie, dans un théâtre de Saint-Pétersbourg, le rideau va se lever sur la première de L’Alouette de Jean Anouilh. Le même spectacle vient d’être donné à Moscou. D’après ce que mes amis du monde du spectacle ont bien voulu me dire, d’autres metteurs en scène ont inscrit dans leur agenda une œuvre consacrée à la Pucelle. Et de plus, aujourd’hui encore, j’ai eu connaissance au Centre Jeanne d’Arc d’une lettre d’une certaine Vera Arzhanoukhina qui a fait jouer une œuvre qu’elle a composée sur Jeanne d’Arc à Moscou, le 23 décembre dernier. Cet intérêt  croissant pour la Pucelle a coïncidé d’une manière étrange avec la sortie du film de Luc Besson en février 2000. Entre les deux faits je ne perçois pas de lien direct, mais en même temps il se trouve que pour les critiques professionnels du monde des arts ainsi que pour le public, au moins en Russie, l’image de Jeanne créée par Mila Iovovitch est maintenant, et elle le demeurera encore quelques années, un modèle de comparaison, positive ou négative. C’est la première raison de mon choix.

   La deuxième raison vient de l’événement même de ce colloque qui, comme son titre l’indique, manifeste une très nette orientation vers le monde contemporain et son ouverture sur un avenir qui, nous en sommes sûrs, ne saurait être que brillant et lumineux.

   Pardonnez-moi cette longue introduction, mais il est absolument nécessaire que je vous avertisse que les réflexions qui vont suivre ne sont autres que les pensées et impressions d’un historien, d’un médiéviste, qui a lu et vu deux œuvres d’art contemporain, séparées l’une de l’autre par le XXe  siècle. Il n’a pas eu pour but de formuler un jugement.

   Vous allez sûrement trouver que le titre de mon exposé est une provocation, et même un blasphème. Peut-on faire quelque parallèle entre celui qui, d’après Fortunat Strowski, a voulu être le biographe fidèle de Jeanne, comme Joinville auprès de saint Louis, entre Péguy donc et Luc Besson, pour qui l’histoire de la Pucelle n’est qu’un cadre permettant de poser au monde contemporain certaines questions, sans se soucier de la congruité historique ?

   Entre cet objet de culte, qu’est la Jeanne de Péguy, culte s’entendant comme estime et révérence, et un objet de recherche, point de parallèle dans l’intention ou, si vous voulez, dans la valeur.

   Pourtant « n’allons pas si vite » (c’est ce que demande Raoul de Gaucourt, gouverneur d’Orléans, à Jeanne, dans le drame de Péguy). Les deux images de Jeanne sont différentes, elles procèdent de différentes intentions, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y ait aucune ressemblance entre elles.

   Permettez-moi de vous raconter une histoire, la dernière. Avec un groupe d’amis nous sommes allés voir le film de Besson, puis nous avons discuté entre nous. Et une fille de notre groupe a fait cette réflexion : « Pauvre petite Jeannette, elle n’a vraiment pas eu un instant de bonheur dans sa vie. » Et c’est à ce moment que j’ai été traversé de l’idée d’une comparaison entre Péguy et Besson. Car, bien que la Jeanne du premier sous apparaisse tranquille et calme, ce qu’elle n’est pas du tout chez le second, dans les deux œuvres la joie humaine et les triomphes et gloires d’ici-bas lui manquent absolument. Souvenons-nous de Dom Clément Calmet, ce clerc inventé par Péguy, qui, le 8 mai 1429, au lieu d’assister à son entrée dans Orléans délivré, se demande d’où vient l’inspiration de la Pucelle (Les Batailles, I, 3). Le même jour, Besson faisait de nous les témoins d’une scène fantastique, qui se déroule en Angleterre, où un personnage d’identification difficile, demande à Cauchon que cette fille soit brûlée. Alors, dans les deux œuvres, les tensions prévalent, intériorisées dans le drame, extériorisées dans le film, où elles s’expriment d’ailleurs en une violence extrême.

   Les problèmes qui hantent les deux artistes sont aussi du même ordre. En fait, c’est la même question que se posent Péguy et Besson : peut-on s’opposer au mal par la force ? Rappelons-nous les dialogues qui opposent, dans le drame, Jeannette à Madame Gervaise et, dans le film, Jeanne au mystérieux prêtre, à propos de la tolérance divine à l’égard des péchés de l’homme. Tout au début de la Ire partie de A Domremy, Jeannette prononce un petit monologue qui prend la forme d’une véritable profession de foi : « Tous nos efforts sont vains ; nos charités sont vaines. La guerre est la plus forte à faire la souffrance. Ah ! maudite soit-elle ! et maudits ceux qui l’ont apportée sur la terre de France ! […] Et puis ! qu’est-ce que ça lui fait, mes malédictions ? […] Tant qu’il n’y aura pas eu quelqu’un pour tuer la guerre, nous serons comme les enfants qui s’amusent en bas, dans les prés, à faire des digues avec de la terre. La Meuse finit toujours par passer par dessus. » Ce dur travail de « tuer la guerre », elle va le prendre sur soi, quand elle en aura reçu la révélation.

   Dans le film nous retrouvons cette idée sous-jacente. La petite fille dont la sœur aînée a été violée et tuée par la guerre, peut-elle vouloir autre chose que de tuer la guerre à son tour ?  En introduisant le motif de la pure vengeance, le réalisateur a nettement simplifié la motivation de Jeanne, pourtant le fond reste le même. La Pucelle va se damner pour que les autres se sauvent, elle va souffrir pour que les autres se consolent dans leurs souffrances :

 

Ô, s’il faut pour sauver de la flamme éternelle

Les corps des morts damnés s’affolant de souffrance

Abandonner mon corps à la flamme éternelle,

Mon Dieu, donnez mon corps à la flamme éternelle.

(A Domremy, I, 2)

   Un autre point très important est ce qui hante Jeanne elle-même : dans les deux œuvres, c’est le mensonge.

   Le thème du mensonge apparaît plusieurs fois dans le drame de Péguy. Dès le moment de sa « partance », elle éprouve la présence de ce péché : « Est-ce que c’est aussi monsieur Saint Michel ? qui t’a conseillé de mentir à ton père pour quitter la maison. » Telle est la question qui résonne à l’acte III de la IIe partie de A Domremy, posée par l’oncle Durand Lassois. C’est en effet dans la famille de celui-ci, je vous le rappelle, que Jeanne s’en alla sous prétexte d’aider sa femme qui vient d’accoucher. Est-il bien de se servir des douleurs d’une jeune femme pour se porter au secours de la France ? C’est de là que part la chevauchée de « Jeanne la menteuse », comme elle va se désigner elle-même, chaque fois que les doutes vont l’assaillir.

   Le mensonge réapparaît dans Les Batailles (IIe partie, acte III). Un certain Basile Aguisé, personnage de clerc inventé par Péguy, lance contre Jeanne une accusation de mensonge. Il le fait au cours d’un entretien à Saint-Denis avec des gens d’Eglise. La Pucelle est alors sous les murs de Paris, dont le sort n’est pas encore décidé, on ignore la défaillance de Jeanne, le soir, et sa blessure. Basile Aguisé évoque à nouveau le départ de la jeune fille de la maison , sans la permission ni la bénédiction paternelles. Jeanne qui ne sait guère le contenu de cet entretien ni ces reproches veut néanmoins éviter de multiplier les mensonges. Dans la IIIe partie des Batailles, elle persiste à mentir pour quitter son roi et ne pas devenir le chef de bande, qu’elle finira par devenir cependant. Les accusations de mensonge vont être reprises par les juges dans la troisième pièce, Rouen.

   D’un autre côté, Péguy met en évidence les mensonges des adversaires de la Pucelle. Il ne les qualifie plus aussi expressément, par la voix de l’accusée ou dans la réflexion des juges. Le lecteur doit, pour les déceler, avoir les yeux et le cœur ouverts.

   Alors, tout au début de l’acte I de la Ire partie de Rouen, une longue discussion oppose un personnage historique, Nicolas L’Oiseleur, dont le rôle ténébreux au procès est parfaitement connu, et un clerc encore inventé par Péguy, le frère prêcheur Mathieu Bourat. Celui-ci reproche à L’Oiseleur les vices du procès « mal organisé ». S’il s’agissait d’un véritable procès sur des matières de foi, il ne faudrait pas se contenter de juger cette seule fille tombée entre les mains de la justice inquisitoriale. Mathieu Bourat ne fait aucune concession aux conditions qu’il juge ignobles. Tous ceux qui ont été séduits par cette fille avant sa capture et tous ceux, comprend-on, qui sont derrière elle, s’ils n’étaient pas cités également devant le tribunal, la gloire de l’Eglise en serait atteinte. Voilà ce qu’il prétend. Cela dit, il répète une phrase prononcée naguère par Jeanne devant Monsieur de Gaucourt : « Les hommes sont ce qu’il sont, et font ce qu’ils font, cela ne nous regarde pas. Ce qui nous regarde, nous, c’est seulement ce que nous devons faire. » L’instinct de Mathieu lui fait apparaître que ses confrères font une mauvaise besogne, et il veut s’en retirer.

   Autre détail qui révèle le mensonge des juges : dans la Ire partie de Rouen, au IIe acte, Guillaume Evrard, « chanoine régulier de Langres », prend l’habit d’un frère prêcheur du couvent rouennais d’où vient Mathieu Bourat. Nicolas L’Oiseleur explique qu’ainsi le chanoine se sentira plus éloquent et saura mieux prêcher à Jeanne la soumission à l’Eglise : « Et d’ailleurs cet habillement n’est pas irrégulier : car la règle de chaque ordre ne concerne que les personnes qui sont de cet ordre, et maître Guillaume Evrard n’est d’aucun. Il ne doit donc obéissance à aucune règle. » Quod licet Jovi, non licet bovi… Ceux qui accusent Jeanne de prendre un habit illicite pour accomplir sa tâche, font de même, sans souci ni remords d’avoir menti.

   Dans le film récent, l’idée du mensonge est aussi très importante. Confrontée à ce personnage mystérieux qu’interprète Dustin Hoffman, Jeanne finit par avouer qu’elle est « menteuse », comme celle de Péguy. Elle s’en sent coupable et veut confesser son crime même à l’ennemi, et elle n’abjure que pour être admise aux sacrements de l’Eglise, qui la trompe finalement en la personne de Cauchon. Mais les mensonges de ceux qui entourent la Pucelle dépassent largement tous ceux qu’elle a commis. La reine Yolande substitue à la Sainte Ampoule, tarie par le temps, une fiole qu’elle-même a remplie d’huile. La forme du sacre ne pourra donc en souffrir. Mais le comble de la tricherie est naturellement le procès organisé à l’initiative des Anglais : avis d’un « prince» anglais lors d’une scène en Angleterre ; en France, déclaration d’un « capitaine » anglais aux juges. Tout est décidé d’avance.

   Enfin, l’histoire joue dans les deux œuvres un rôle similaire. Lors du colloque consacré au centenaire de la « première Jeanne d’Arc » de Péguy, j’ai essayé de montrer dans mon exposé comment l’écrivain trouvait dans le réseau des faits historiques le fondement de sa représentation de Jeanne : la prière de la jeune fille pour la délivrance du Mont-Saint-Michel précède, dans son drame, l’action de Briand de Chateaubriand qui bat les Anglais en 1425. La Jeanne de Péguy sent donc sa prière exaucée et croit à sa vocation. La pièce n’est donc pas un drame historique, non plus que le film, ce qui les rapproche.

   L’art est comme la science un des moyens d’approcher la réalité historique. Et il a ses thèmes de prédilection. Pour un écrivain ou un cinéaste, le bien et le mal, la vérité et le mensonge, le sacrifice et la lâcheté sont plus importants que la reconstitution minutieuse de l’histoire matérielle, politique, spirituelle ou intellectuelle. Les bourgeois de Rouen dans le drame ont l’allure et le langage de ceux qui entouraient Péguy dans le faubourg Bourgogne, les guerriers français et anglais du film marchent et parlent  comme les good et bad boys du « dernier héros du cinéma » (O tempora, o mores !). Mais c’est que l’artiste veut être compris des gens, ses contemporains, auxquels il s’adresse.

   Ce parallèle était inattendu, et il l’était même pour moi. A tort, peut-être. En fait, c’est le mystère de Jeanne, qui a fait jouer sous les yeux de la douce France une épopée de l’imitatio Christi, la plus parfaite qui ait jamais été. Rares sont ceux, Voltaire excepté, qui sauront résister à cette séduction de la Pucelle d’Orléans. Séduction qui invite aux parallèles.

 

 



Jeanne d’Arc et les héros d’André Malraux

 

Ekaterina Guissina

Université d’Etat de Saint-Pétersbourg

 

André Malraux est bien connu de nom en Russie pour ses œuvres et pour son engagement politique. Ce n’est pourtant qu’une partie de ses nombreux écrits qui se trouve traduite en russe. Ont ainsi déjà vu le jour un recueil intitulé La Voie royale, qui contient le roman éponyme de 1968 ainsi que Les Conquérants et La Condition humaine ; et un recueil Le Miroir des limbes. Le dernier livre de Malraux, L’Homme précaire et la Littérature (1977), déjà traduit, va paraître sous peu. D’autres traductions sont actuellement en préparation.

Malraux reconnaissait volontiers toute son admiration pour des personnalités historiques aussi illustres que Alexandre de Macédoine, Jeanne d’Arc, Napoléon, et pour ses contemporains Nehru, Gandhi, Charles de Gaulle, Mao Tsé-Toung. Les héros de l’Histoire formaient selon lui une grande famille partie intégrante de l’histoire des civilisations de tous les temps, une famille de personnalités, parmi lesquelles les plus fortes entraînent les autres. Et notre homme, dans cette grande chaîne des temps, voulait avoir une place précise, non celle de témoin mais celle d’acteur. Malraux a bien eu le rôle qu’il désirait dans l’histoire de l’Indochine, en Espagne, pendant la Seconde Guerre mondiale aux côtés de la Résistance.

Son intérêt passionné pour l’Antiquité comme pour son époque s’explique si l’on se reporte au livre qu’il écrivit peu avant sa mort, L’Homme précaire et la Littérature. Il y aborde les problèmes touchant la création artistique.

Malraux se réfère aux figures marquantes de l’Histoire et de la Littérature en abordant la formation de l’écrivain ; il note que l’écrivain ne naît point d’un seul coup, n’arrive pas seul dans le monde de l’art : « une œuvre ne pénètre que les salles du cerveau préparées pour l’accueillir. »[2] Toutes les époques précédant le génie, la Bibliothèque des œuvres du génie de l’Humanité forment ce contexte propice à la création et le suc vivifiant de ce terreau d’âmes nourrira l’auteur. Ce dernier peut enfin commencer à créer…

La figure de Jeanne nous apparaît archétypique pour la littérature française, qui se construit, depuis elle, autour d’elle. À chaque époque, chaque écrivain, depuis elle, trouve en Jeanne quelque écho à ses préoccupations, un écho qui consonne avec le monde dans lequel il vit. Et du vivant même de Jeanne, Christine de Pisan écrivait son poème Ditié de Jehanne Darc (1429). Après la mort de Jeanne, il n’est que de citer Villon, Voltaire, Michelet, Péguy ou Claudel. Malraux n’a pas manqué pour sa part de prononcer un éloge funèbre de la Pucelle d’Orléans.

L’Homme précaire évoque toutes les métamorphoses que connaît une œuvre d’art : accueil triomphal des lecteurs ou désintérêt du public, accueil fervent ou incompréhension. Il arrive souvent que, au gré des réceptions faites des œuvres au cours du temps, le sens même qui leur est prêté évolue et s’éloigne de leur sens initial. Chaque génération investit ainsi l’œuvre d’un sens nouveau, qu’elle croit percevoir au cœur de cette œuvre. Les produits de l’art vivent donc, selon Malraux, une manière de double vie : celle que leur prête immédiatement leur créateur, celle qu’ils acquièrent auprès du public.

Or l’image de Jeanne d’Arc peut précisément s’identifier à une œuvre littéraire, envers qui l’on nourrit un intérêt toujours vivace, même s’il s’intéresse justement à une héroïne qu’il remanie. Les uns verront en Jeanne une combattante hardie, derrière qui va l’armée ; les autres insisteront sur la sainte et martyre ; d’autres encore en feront un symbole apte à rassembler tous les nationalistes...

1971 vit la parution d’un recueil des discours d’André Malraux : ces Oraisons funèbres regroupent huit discours prononcés par Malraux alors qu’il occupait la fonction de Ministre des affaires culturelles du gouvernement de Gaulle. Ils s’étalent de 1958 à 1965. Seuls quatre d’entre eux, « quelques-uns de ces textes sont des oraisons funèbres au sens rigoureux : tous sont, de près ou de loin, liés à la mort »[3]. En ce qui concerne Jeanne, l’éloge nous parle d’un héros, qui n’est d’ailleurs pas concrètement cette héroïne de la Guerre de Cent Ans mais qui représente tous les défenseurs de la patrie morts pour elle que la France a pu déplorer dans son Histoire. Chacun de ces héros a choisi sa voie, sa vie, et a résolu de s’opposer à la Nécessité et à la cruauté.

L’écrivain rappelle à plusieurs reprises l’influence de Jules Michelet sur sa pensée de l’Histoire. Dans ses ouvrages, Michelet choisissait de donner de la réalité non une représentation sèche et soucieuse d’exactitude : « Il feuilletait l’Histoire comme si c’était un livre extraordinaire agrémenté de dessins. »[4] Malraux admirait par-dessus tout L’Histoire de France de Michelet, aux couleurs et nuances chatoyantes et émouvantes, à la vue ample. Mais ce n’étaient encore que des qualités qui ressortaient d’une première lecture : la profusion des couleurs cachait encore davantage : le génie de Michelet, sous couvert de décrire les faits par le menu, ressuscitait effectivement les âmes en les mettant en présence du destin, pense Malraux[5]. La présence du destin, voilà ce qui attirait Malraux chez Michelet et ce qui devint dans toutes les œuvres de Malraux un personnage clef.

Or Michelet est l’auteur d’un livre intitulé Jeanne d’Arc, qu’a lu le jeune Malraux. Jeanne d’Arc a joué, selon l’historien, un rôle fondamental dans la Guerre de Cent Ans, étant celle qui entraînait les autres. Jeanne fut donc avant tout un homme d’action. Et c’étaient les hommes d’action qui attiraient Malraux. Malraux ne jurait que par eux. Les personnages historiques qui déterminent les tournants de l’Histoire ont bien cette force d’attraction sur les autres qu’avaient Jeanne d’Arc comme les héros de Malraux. Ainsi Garin dit « Garine », des Conquérants ; ou Kyo Gisors de La Condition humaine.

Le personnage clef des romans de Malraux est un homme d’action, vivant selon ses propres lois et créant son propre monde. Ce conquérant vainc la réalité et dépasse sa condition humaine. Et c’est le temps qui forme un tel homme.

Jeanne avait foi en Dieu ; cette foi la soutenait aux heures joyeuses et de triomphe, comme aux heures difficiles et de souffrance : « Sans la grâce de Dieu, je ne saurais que faire. »[6] Les héros de Malraux ne croient pas en Dieu, ils vivent une époque sans Dieu, où Dieu est mort. L’homme du XXe siècle a perdu son assise religieuse et ressent la précarité de l’existence humaine. C’est pourquoi il doit se définir par lui-même. Il se trouve dans un grand vide, se retrouve Néant. La mort de Dieu implique que tout le poids de la responsabilité repose sur les épaules humaines. Mais l’homme n’est pas de taille à porter cette charge trop lourde : toutes les normes et les valeurs reçues ont perdu leur signification ; l’homme ne sait pas sur quoi ou qui guider son action.

Cet homme « précaire » ou sans repère, on le trouve dès les premiers romans de Malraux : ce sont Perken et Claude Vannec de La Voie royale ; les héros des Conquérants. Ces héros sont isolés du monde et les uns des autres, ils n’ont plus foi en aucune force supérieure. Notre auteur doue ces hommes les plus précaires non de foi en Dieu mais de foi en eux-mêmes, en leurs propres forces. Ces héros créent un monde à eux, désireux de laisser une trace sur terre après leur mort. L’action devient donc le seul credo de ce type d’hommes. Comme leur principes échappent à la majorité des hommes, ces héros vivent dans la solitude. Jeanne n’est-elle pas seule par excellence, sur le bûcher, trahie par ennemis comme amis, ne comptant que sur la grâce de Dieu ? La mort de Jeanne indique que Jeanne se survivra : « Il était plus facile de brûler Jeanne que de l’arracher de l’âme de la France. »[7] Sa mort crée la légende, fait croire aux forces suprêmes de l’homme, au patriotisme. Jeanne devint depuis lors un symbole de victoire.

Et que représente donc la mort pour les héros de Malraux ? Elle n’est pas un mal, ni la condition de l’homme. Elle est seulement le finale d’une existence, un finale qui peut être digne de cette vie passée ou non. Au plan métaphysique, la mort révèle quelle fut la vie des conquérants : tous les actes accomplis se mesurent à son aune. Bien que sujets comme tout autre aux souffrances et aux peurs qui accompagnent la mort, les héros voit leur vie, par leur mort, devenir unique : aussi faut-il vivre dans le juste, effectuer à chaque pas le bon choix, ne pas manquer à soi-même. Les conquérants justement tiennent la victoire et surpassent leur condition d’hommes en supportant peurs et privations.

Jeanne d’Arc, qui a donné au monde, selon Malraux, le visage unique de la victoire, qui est le visage de la souffrance[8], est comme la grande ancêtre des héros de Malraux : ceux-ci sont des figures choisies dans lesquelles il entre bien des traits propres à la Pucelle d’Orléans. La sainte française et les personnages de Malraux sont des héros d’un même plan : s’opposer à l’oppression, à l’humiliation, à l’esclavage est une façon de dire non au destin comme au mal.

 

 

Trad. R.V

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Michel Raslovlev et Charles Péguy

 

Romain Vaissermann

Université d’Orléans


 

 

Charles Péguy a été peu traduit en Russie ou en Union soviétique. De son vivant, rien à signaler. Pendant la Première Guerre mondiale, quelques extraits de la prose sont traduits mais rien de poétique. Pour la poésie, il faut paradoxalement attendre (paradoxalement, puisque l’on qualifie très souvent la poésie de Péguy de « religieuse ») l’U.R.S.S., entre les deux guerres : les vers célèbres « Heureux ceux qui sont morts… » font connaître le patriotisme de Péguy, aussitôt condamné comme sentiment de la bourgeoisie dégénérée ; quelques vers alexandrins sur Paris ajoutent même au portrait du poète franco-français « chauvin(iste) ». Même si le patriotisme n’est pas toujours condamné au pays des Soviets, la religion reste non grata, et Péguy est en poésie trop religieux pour pouvoir en être apprécié. Preuve par la négative : c’est chez les Russes émigrés que le poète sera donc traduit d’abord. Léon Zander, compagnon de l’Amitié Charles Péguy entre autres nombreuses activités, avait déjà fait paraître une introduction à l’œuvre de Péguy[9] lorsqu’il traduisit, en 1947, des extraits du Porche du mystère de la deuxième vertu parmi des passages plus importants du Mystère des Saints Innocents, et ce pour les Russes orthodoxes de Paris, qui composaient la majeure partie du lectorat du Courrier de la vie religieuse, ancêtre du Courrier du Mouvement Chrétien Russe (édité à Paris et New York puis aussi Moscou) qui éditera en 1964 son introduction à l’œuvre de Péguy sous le titre « Pour le cinquantième anniversaire de la mort de Charles Péguy »[10], qui republiera ces traductions en 1973[11] et qui publiera encore en 1996, revue donc fidèle à son admiration pour Péguy, un long extrait du Porche traduit par Serge Avérintsev dans le cadre d’une traduction intégrale du Porche prévue aux éditions « Rousskiy Pout’ »[12].

Mais avant même la traduction de Zander et également entre cette traduction et celle d’Avérintsev, indépendamment de cette réception « œcuménique » russe de Péguy, certains émigrés russes monarchistes connaissaient l’œuvre de Charles Péguy.  Car le poème de Péguy la « Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres » fut traduit, sous le titre abrégé « à Notre Dame de Chartres », par Ivan Ivanovitch Tkhorjévski parmi ses traductions de poètes français parues dans Vozrojdénié[13], puis dans le recueil des traductions Nouveaux poètes de France[14], et Le Porche fut traduit par un de ses amis, l’homme que nous allons présenter. Aussi bizarre que cela paraisse, Péguy poète se trouva donc traduit en russe mais pas en Russie ! Pour ce faire, il y fallait des émigrés bien sûr et Michel Raslovlev, dont nous décrirons la vie et les œuvres, est d’une certaine façon un émigré royaliste type mais aussi ce que j’appellerai un illustre inconnu. Vous allez comprendre pourquoi.

Mikhaïl Serguéiévitch Mikhaïlov-Raslovlev [1892-1987][15] est un traducteur de Péguy aussi peu connu en Russie qu’en France ; c’est pourtant dans ce pays — une terre d’adoption pour lui — qu’il fit paraître du Péguy transposé en. russe ! Pour la première fois, un Russe traduisait du théâtre de Péguy écrit en vers libres ; et personne n’était mieux placé pour ce faire que lui, poète russe quasi-amateur qui assimila si bien le français qu’il finit par écrire tous ses recueils poétiques dans cette langue.

 

A -  Un illustre inconnu : Michel Raslovlev

 

Né le 22 août 1892 à Vladivostok, Michel Raslovlev est issu d’une ancienne famille de propriétaires de la province de Saratov. Mais d’où vient ce nom peu courant ?

 

1 - Origine familiale

 

Le nom des Raslovlyévy est celui d’une famille aristocrate russe sans titres. Pourquoi Raslovlev ?

Deux frères Stanislav (baptisé Ivan) et Casimir (Boris) Nyémiritchi, eux-mêmes originaires d’un fief de Lituanie appelé « Raslovl »[16], arrivèrent à Moscou en 1436 avec leurs gens d’armes pour servir le Grand Prince de Moscovie Vassili Vassiliévitch (Basile II), qui donna aux nouveaux baptisés le nom de Raslovlev.

Et pourquoi Mikhaïlov-Raslovlev ? Le nom de Mikhaïlov a été ajouté plus tard, le 4/16 avril 1866, et pour la raison suivante. En 1829, la fille (unique enfant) de Léon Yakovlévitch Raslovlev, Sophie, a épousé Michel Gavrilovitch Karakozov[17]. Il leur naquit en 1830 un fils, Michel, qui, naturellement, porta le nom de famille de son père, Karakozov. Mais en 1866, après qu’un parent éloigné, portant le même nom, eut attenté à la vie de l’Empereur Alexandre II[18], il fut autorisé à remplacer son nom par celui de sa mère (Raslovlev) en le faisant précéder de son patronyme Mikhaïlov, c’est-à-dire fils de Michel.

L’armée et les grands moments de l’Histoire marquent la vie des proches de notre Michel Serguéiévitch Mikhaïlov-Raslovlev.

Son grand-père Michel, en effet, celui-là même qui le premier prit le nom de Mikhaïlov-Raslovlev, officier de cavalerie au Régiment de la garde impériale de Moscou, devint Maréchal de la noblesse dans sa province (celle de Saratov) et mourut au champ d’honneur, au Caucase, dans les combats que mena son nouveau régiment de la Garde impériale d’Erevan pour la possession de la forteresse turque de Kars[19], pendant la guerre contre la Turquie en octobre 1877. Kars, ce Verdun caucasien…

Son père, Serge, premier à prendre le nom de Mikhaïlov-Raslovlev dès sa naissance, servit dans le district de Petrovsk (province de Saratov) jusqu’à devenir le premier président du conseil local du zemstvo provincial ; comme lieutenant de vaisseau de réserve, il fit partie de la flotte de l’amiral Rojdestvenski qui partit de Libava (aujourd’hui Liepaja en Lettonie) en 1904 et qui, pendant la guerre russo-japonaise de 1905, fut détruite dans la célèbre bataille qui eut lieu du détroit de Tsoushima (14-16/27-29 mai 1905). Il y trouva la mort.

Son fils même, Nicolas, naturalisé français en 1935, officier de carrière dans l’armée française, devenu lieutenant, faisait sa formation militaire à l’École de cavalerie de Saumur alors délocalisée (« repliée » dans le vocabulaire de l’époque) à Tarbes, quand les Alliées débarquèrent en Afrique du Nord ; très vite, il prit contact avec une organisation de la Résistance dans les Pyrénées, le célèbre Corps Franc Pommiès (CFP)[20], se joignit à l’armée régulière, combattit dans le massif des Bauges près de Chambéry et trouva « une mort glorieuse » dans les Vosges, au sommet du Drumont, le 29 novembre 1944 : touché avec le commandant Françot et sept autres par un éclat de Minen de 88 ou de Schrapnells de 105 de l’artillerie allemande sur la ferme-auberge du Drumont[21].

Rien d’étonnant donc à ce que lui Michel Raslovlev, qui avait perdu sa mère (passable paysagiste de l’école des Ambulants, élève de Krijitskiy) en 1904, fût élevé dans le corps de Cadets Alexandre-II à Saint-Pétersbourg, promotion 1909[22]. Il eut pour tuteurs Hélène Alexandrovna, puis le baron Nolken (fonctionnaire au Ministère des Affaires intérieures) Mais voici qu’il partit étudier quatre ans à la Bergakademie de Freiberg-en-Saxe pour devenir ingénieur des mines, malgré la volonté de sa famille. Il voulait tout simplement refaire la fortune de la famille, dilapidée par son grand-père, dans les mines argentifères de Malaisie ! Il n’avait d’ailleurs pas perdu cet espoir quand la guerre de 1914 le ramena à Baranovka, le domaine familial réduit au fil des ans à quelques dizaines d’hectares dans le district de Atkarsk, où il occupa un poste dans l’administration civile locale.

 

        2 -  Vie d’un soldat

 

En 1915, sentant l’impossibilité morale de rester à l’écart de la guerre, Raslovlev s’engage comme volontaire dans la Flotte de la Mer Noire et s’y distingue lors d’opérations périlleuses[23]. Il accueillit la Révolution comme une « calamité ». De 1917 à 1920, il prit part à la guerre civile, d’abord dans l’armée de l’amiral Koltchak, qui le chargea, ainsi que d’autres engagés volontaires portant l’uniforme de simples matelots, de se faire élire présidents des Soviets des Députés de Soldats et Matelots afin de maintenir l’esprit combatif de la majorité, encore hésitante, des forces armées du Sud de la Russie. De matelot de deuxième classe, il passa bientôt maître d’équipage. En faveur de mesures énergiques contre la Révolution qui couve, mais sans trop croire cependant à la réalité du danger, le jeune Raslovlev pleure les deux abdications et veut sauver la dynastie ou du moins l’honneur du pays : il écrit en ce sens à l’amiral Pokrovski, proche de ses idées légitimistes, en 1918. S’il s’était raisonné pour accepter Février, il déchante vite devant l’inefficacité des discours qu’il tient à Soulino (sur le Dounaï) aux fréquents meetings organisés pour maintenir le moral des troupes sur le front roumain. Fin septembre 1917, il demande à retourner à Sébastopol et obtient une permission « pour raisons familiales » : sa jeune sœur Xénia avait dû sous le Gouvernement provisoire déménager en ville tout son avoir et liquider la campagne de Lomovka ; Michel l’aida. En décembre 1917, il retourne à Sébastopol à cause des bouleversements politiques et pour y revoir sa sœur aînée Hélène. Raslovlev est profondément choqué par ce qu’il voit : la révolte des matelots contre les officiers. En mars 1918, entendant dire que, en Transcaucasie, la Diète locale n’aurait pas reconnu le traité de Brest-Litovsk, il projette d’y aller… En congé, il gagne Batoumi puis Tiflis pour y rencontrer un parent éloigné en contact avec la famille impériale (alors dans le sud de la Russie), à qui Raslovlev veut demander ses intentions. En avril 1918, Raslovlev, qui s’était mis à la disposition des autorités militaires locales, reçoit enfin l’ordre d’aller à l’ouest de Batoumi, à 10 kilomètres de la ville, recruter des soldats avant que les Bolchéviks ne le fassent. Mais, après la chute de Guéguétchkora, la ville est subitement évacuée. Deux semaines plus tard, Raslovlev est de retour à Sébastopol, où le rassure le Comité exécutif de la Flotte de la Mer noire : leurs vues ne sont pas celles des Commissaires du peuple. Mais le 29 avril 1918, Simféropol tombe ; on demande à l’amiral Sabline de prendre le haut-commandement de la Flotte… Raslovlev harangue alors les matelots et soldats lors des meetings de la Brigade des Mines ; c’est à bord du bâtiment le Furieux qu’il voit, piteux et blessé dans sa fierté, échouer la ruse de Sabline, qui consistait à monter le drapeau ukrainien pour tromper les Allemands…

La reddition de la flotte le fait pleurer pour la troisième fois de sa vie. Après la mort de sa mère, après la nouvelle des deux abdications de 1917. Raslovlev, avant de rejoindre sa « Vendée », a le temps de vendre quelques photographies tristes au photographe Bordt de Sébastopol, qui en tirera une plaquette, fameuse en Crimée ; intitulée « Trois printemps », elle représente : en 1916, la visite par le Tsar de la Brigade des Mines ; en 1917, Kérenski à son tour en visite auprès de la Brigade ; en 1918, la rade vide… Seul point positif de l’heure : la rencontre en juin 1918 de celle qui deviendra sa femme un an plus tard. Mais l’appel de « la Vendée » est plus fort : sa famille est à Novorossiya, après avoir vendu leur appartement de Sébastopol, et Raslovlev veut rencontrer des partisans de la restauration monarchique.

En 1918, c’est dit, Raslovlev passe le Rubicon : il deviendra agent de liaison entre les monarchistes du centre de la Russie et le Commandement des Forces armées du sud de la Russie. Que l’on nous permette ici un petit excursus sur les tendances qui partagent alors le camp monarchiste, qu’il ne faut pas voir comme un bloc monolithique, comme on le fait trop souvent à propos de l’émigration russe en disant, pour Paris, « les habitués de la rue Daru » : les inconditionnels d’avant la Révolution sont minoritaires mais soudés et disciplinés ; les monarchistes libéraux sont plus nombreux (ce sont eux les « bolchéviks » du tsarisme !) mais peu unis. Le Parti monarchique (à côté de l’Union du Peuple russe, et de l’Assemblée russe) essaie bien de fédérer ces courants mais d’Allemagne et de Finlande la liaison n’est pas facile à organiser pour A. F. Trépov et N. Yé. Markov, les chefs du parti. Raslovlev, qui regrette les dissensions du camp monarchiste, serait, à choisir, pour les libéraux mais ne tient pas pour la solution préconisée d’Helsinki, à savoir la libération du prince Pavel Alexandrovitch. Raslovlev, homme de complot plus que de politique, appartient à l’Organisation monarchique : il critique les « monarchistes de l’ancienne école », opposés à tout ce qui bouge » – à savoir S.-R. (Socialistes-Révolutionnaires), S.-D. (Socio-Démocrates), aussi bien que K.-D. (Constitutionnels-Démocrates). Mais sa propre organisation compte des monarchistes à l’ancienne favorables à une nouvelle dynastie, des « bonapartistes », des partisans d’une république dirigée par un dictateur élu…

Pour l’heure, il se prépare à gagner le Nord : Belgorod. Après avoir sauvé un wagon entier d’effets personnels et de meubles de sa sœur, début septembre 1918, Raslovlev part. Mais la route d’Ukraine à Sovdepia n’est pas aisée à accomplir en toute légalité ! Début octobre 1918, il réussit à passer la frontière soviétique. Koursk. Moscou. Simbirsk en novembre. Tantôt comme mandaté par une usine travaillant, n’en pouvant mais, pour les Soviétiques, tantôt comme matelot démobilisé cherchant ses parents : couvertures bien pratiques. Raslovlev rencontre d’anciennes connaissances pour reformer une opposition monarchiste à l’intérieur du territoire contrôlé par les Rouges, et tente de retrouver leurs propres contacts, malgré la difficulté qu’il y a à retrouver les familles nobles, qui ont quitté à l’automne 1917 leurs terres pour se regrouper dans les petites villes puis celles-ci pour les grandes villes en janvier 1918. Penza ensuite. Syzran. Là, une première fois il voit Toukhatchevski le jour du premier anniversaire d’Octobre ! Mais, quand il apprend – bonne nouvelle – la capitulation allemande, Raslovlev repart précipitamment pour le Sud, pour Odessa, porteur d’un message clair : il faut créer un journal fédérateur des forces contre-révolutionnaires, un organe de liaison permettant la diffusion des idées pro-monarchistes.

Ce sera la tentative du Courrier politique et social de la Contre-Révolution. Transitant de Sébastopol à Odessa sur le Maria, il arrive au moment crucial de la passation de pouvoir entre Allemands et Alliés ; Raslovlev sent que le moment est propice à la diffusion des idées monarchistes : le peuple n’a-t-il pas été déjà déçu par la Révolution, qui promettait beaucoup ? Raslovlev travaille pour l’amiral Pokrovski. La chance semble lui sourire de nouveau. Il appartient à la Société d’aide aux officiers et familles d’officiers de la Marine, créée pour soutenir la parution d’un livre qu’il rédigerait. Le plan d’écriture de Aux victimes du devoir (contrat du 30 décembre 1918), mis au point pendant l’été, se réalise et trouve éditeur. Quant au Courrier, son premier numéro est prévu pour février 1919, co-édité par Raslovlev et V. N. Smolyanov. Mais l’action souterraine de Raslovlev le rattrape : il doit partir pour Moscou reprendre des ordres de ceux qui l’avaient mandaté, de M. M. Yankovski en particulier, un ancien propriétaire terrien très actif en politique depuis 1905, qui semble le cerveau de l’Organisation. Son plan est alors de sauver l’Impératrice Maria Féodorovna. Mais l’emprise des bolchéviks sur le territoire russe gêne les activités de l’Organisation, réduites à de simples velléités. Et voilà Raslovlev ramené en Crimée, réduit au rôle de propagandiste.

Raslovlev publie en 1920, enfin, à Sébastopol, peu avant l’évacuation, la première revue franchement légitimiste. À Constantinople en 1921, il regroupe de petits poèmes satiriques et patriotiques écrits dans les carrés de la marine à Sébastopol et en fait un recueil : les Chansons de la Contre-révolution (Piesni Kontr-Riévoloutsii) ; c’est surtout le lieu et l’année où il fonde l’« Union Pan-russe Kouzma Minine »[24], qui voulait « supplier la Dynastie décapitée des Romanov de reprendre son rôle séculaire de rassembleur de toutes les forces vives de la Nation ». De Constantinople il partit en 1921, restant jusqu'à la fin de ses jours russe de nationalité, monarchiste fidèle aux Romanov et orthodoxe de confession. Il émigrait avec une grande partie de sa famille : sa tante, sa sœur cadette, sa sœur aînée ; quant à son frère cadet, il n’eut pas cette chance, mourant en 1919 après avoir lui aussi collaboré à l’organisation de plusieurs réseaux pro-monarchistes en territoire russe.

Raslovlev voyage alors en Grèce et en Angleterre, chargé par le gouvernement du général Wrangel d’obtenir l’aide des dirigeants grecs – qu’il obtient – et des membres de la famille des Romanov ayant conservé dans leur pays d’adoption une situation princière, à savoir aux cours grecque[25] et anglaise. Il tente aussi d’organiser à partir de la Turquie une résistance blanche sur les terres reprises par le bolchévisme — résistance vaine. Bien sûr, peu de traces de ces activités : « Je me trouvais alors à la tête d’une organisation secrète travaillant en Russie et je ne tenais aucunement à me faire trop remarquer. » — écrira Raslovlev au Times en 1927.

On retrouve Raslovlev journaliste dans les Balkans de 1921 à 1923. Il suivit l’exemple de beaucoup d’émigrés et passa des Balkans à la France, à Paris précisément, où il travailla comme employé de bureau à la société des Chaînes (1923-1935) et où il fréquenta assidûment la cathédrale orthodoxe russe de la rue Daru. Revenu au journalisme, il fut correspondant de La Nation belge à Bruxelles de 1935 à 1940. Installé à Paris de 1940 à 1943, il y travaille comme secrétaire-interprète pour la General Motors, ne faisant qu’un séjour à Vienne en tant que traducteur en 1942.

Quelle fut l’attitude de Raslovlev face au nazisme, face aux théories fascistes et pendant l’Occupation ? D’abord, Raslovlev travaille comme correspondant pour un journal de la droite bien-pensante wallonne, sinon rexiste du moins nettement catholique : La Nation belge[26]. Mais cette collaboration commence en 1935 – époque où le rexisme est en phase de croissance avant l’apogée de 1936 et le recul de 1937[27] – et s’arrête en 1940, en même temps que la revue cesse de paraître… Raslovlev travaille ensuite pour la General Motors, firme critiquée pour avoir pris part à l’effort de guerre allemand et avoir abondamment fourni la Wehrmacht[28]. Mais Raslovlev n’y est que traducteur et à Paris, malgré un voyage à Vienne en 1942 qui peut tout à fait s’expliquer pour des raisons strictement professionnelles ; de plus, la General Motors explique que ce ne sont que les filiales allemandes et autrichiennes qui – contre l’avis du groupe – soutinrent la Wehrmacht, en état de quasi sécession, un peu comme la Croix-Rouge allemande faisait acte d’allégeance au IIIe Reich. Comme l’affirme un journaliste américain : « Quite front, Ford and General Motors, but also bank Chase (whose subsidiary company in Paris closed the Jewish accounts before even the Nazis), were found in collimate historians ».

Enfin, Raslovlev reçoit la carte de combattant volontaire de la Résistance. Ce fait contrebalance largement les deux procès d’intention que l’on peut trop rapidement faire au correspondant-traducteur. Et un acte de résistance se comprend très bien dans la pensée de Raslovlev : seuls des Russes pouvaient selon lui mener la contre-révolution ; aussi ne se joignit-il pas au mouvement du général Vlassov, compromis avec les Allemands. De Koltchak et Wrangel, il ne pouvait décidément pas passer à Hitler, aussi choisit-il clairement son camp. Deux arguments s’ajoutent pour « blanchir » Raslovlev : son fils s’engage dans la Résistance aussi et – puisqu’il ne faut pas juger du père sur le fils – on ne trouve sous la plume de Raslovlev nulle part de propos racistes, extrémistes même ni pro-Allemands. Il fut au contraire, très probablement, indigné des malversations nazies, parti d’une attitude neutre en 1935-1940 et devenu résistance en 1944. Rappelons que, en dépit de ce qui se passait sous ses yeux, Raslovlev regardait toujours vers la Russie – nul témoignage qu’il regardât cependant vers Vlassov – et c’est pour cela qu’il ne s’impliqua que tard dans les affaires de l’Europe de l’Ouest (Belgique, France) en guerre.

Fin 1944, il entre en qualité de contractuel au service de la marine française : après la libération de Paris, il travaille au Centre d’écoutes radiophoniques du Mont-Valérien puis, en 1946, au Centre de documentation interarmées fixé à l’École militaire, jusqu'à y devenir chef du Service des langues étrangères : c’est qu’il possédait parfaitement quatre langues — allemand, anglais, français, russe — et en connaissait pas moins de neuf ! Il ne prit sa retraite qu’en 1957, pour limite d’âge.

On le trouve écrire, en dehors de Paris, à Charenton où il a une résidence secondaire, au camp de Mourmelon en 1950. Raslovlev, monarchiste constitutionnel, est toujours resté profondément antisoviétique[29] plutôt que simplement conservateur : en 1972, il continue de dater ses poèmes avec l’ancien style ; en 1980, s’il délaisse l’usage du signe dur en fin de mot à finale consonantique, il utilise encore le iat’  abandonné depuis plus d’un demi-siècle en U.R.S.S.[30] ! Il s’engage dans l’Obchtchestvo Okhraniéniya Rouskikh Koultournykh Tsennostiéi, soit « l’Association pour la conservation des Valeurs culturelles russes », qui recueille de nombreux documents sur les émigrés russes en France (1864-1957)[31].

Ce légitimiste, qui ne prit pas la nationalité française, resta de même farouchement patriote[32]. Il s’enthousiasme pour les idées de Soljénitsyne en 1974. Le chrétien orthodoxe considère les Romanov tués par les Soviétiques comme des martyrs[33] et voyage en Terre sainte en 1976, accueilli par des moines à Jérusalem, et il y travaille au calme[34]. Mais ce n’est pas par amour d’Israël qu’il y va puisqu’il écrira en 1927 au Times : « Je ne suis pas du tout un ami de la cause juive » : non, croyant possible — comme beaucoup de Blancs d’alors — que la Révolution soit en fait dirigée par les juifs et les francs-maçons, il a peu de sympathie pour les juifs et s’il partit, pendant la période faste de Dénikine, à la recherche de mystérieux agissements de francs-maçons dans le sud de la Russie — agissements qui s’avérèrent ne pas exister —, il en fut le premier étonné.

 

3 -  « L’homme des Protocoles de Sion »

 

Raslovlev se trouvera un peu par hasard mêlé à l’histoire des Protocoles des Sages de Sion. C’est en effet lui[35] qui, à Constantinople, révéla au journaliste du Times of London[36], Philip Graves, contre 337 livres sterling, que les Protocoles n’étaient qu’une pièce forgée. L’aveu consista à relever la coïncidence troublante entre les Protocoles et le texte d’un vieux pamphlet politique français sensé décrire la politique impérialiste de Napoléon III : Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu de Maurice Joly (1864). Une petite page pour l’Histoire mais une grande Affaire pour notre homme.

L’identité de cet aristocrate russe appauvri qui a donné la source fut révélée seulement en 1978 par le journaliste Clifford Longley dans le Times[37]. « Mr X. », notre Raslovlev lui-même, explique son désir de rester anonyme : « je ne souhaitais nullement devenir, grâce à une publicité malvenue, l’homme des Protocoles de Sion jusqu’à la fin de mes jours »[38].

Raslovlev, pour preuve de la découverte qu’il avançait, donna une brochure trouvée dans un vieux stock de livres qui constituait la bibliothèque d’un ancien officier de l’Okhrana, la police secrète du tsar, bibliothèque que Raslovlev avait achetée. Ayant remarqué la ressemblance entre ce livre français et les Protocoles, Raslovlev s’en ouvrit au correspondant du Times, comme Raslovlev le dit alors, « pour ne donner aucune arme à des Juifs, avec qui je n’ai jamais sympathisé » — détail paradoxal puisque les Protocoles, édités depuis 1905 mais trouvant beaucoup de lecteurs après les ravages de la Première Guerre mondiale, la Révolution russe, l’agitation en Allemagne, circulèrent activement pendant la guerre civile russe et furent utilisés par les agitateurs essayant de soulever la population contre la « Révolution juive », contribuant aux pogroms que connut, sous le régime des « Blancs », le sud de la Russie entre 1918 et 1920. De cette brochure, sujet de persécution pour les Juifs, Raslovlev a donc peur que ces Juifs fassent une arme, une fois la vérité découverte, contre son parti (le Tsar) et non contre les vrais faussaires (la Police secrète trop zélée, plus tsariste que le Tsar).

Pour Raslovlev, conscient ou non de ce paradoxe, primaient en ces temps cruciaux deux questions : la question financière et celle de l’honneur. La question financière concernait son action politique, dont nous avons déjà dit deux mots et qu’il envisageait encore en 1921 de façon très optimiste. « Avec l’argent reçu par le Times, j’ai pu en effet soutenir encore quelque temps mes amis en Russie, et même y faire, sous un faux nom, un voyage de plusieurs mois au printemps de 1922. » Il avait refusé de vendre le livre en question et comptait rendre dès que possible ces 337 livres sterling. Mais cette organisation qu’il avait suscitée, appelée par lui plus tard « les Chouans sur rail »[39] et visant à restaurer la monarchie, brisée par les événements de 1919, ne pouvait plus agir, son impuissance était patente ; et il n’en sera plus question après la dissension surgie dans la famille impériale russe en août 1924[40]… Raslovlev redoutait aussi que les Protocoles, faux dont les journaux les plus sérieux — à l’image du Times — mettaient en doute l’authenticité, ne servent qu’à accuser et déshonorer son parti ; il déclara en effet qu’il gardait l’ouvrage en question dans « l’espoir de s’en servir un jour comme preuve d’impartialité du groupe politique auquel il appartenait »[41]. « Impartialité », c’est le mot clef : « l’impartialité me poussait à ne pas taire ma découverte » — écrit-il encore au Times en 1927. Même en 1927, il ne souhaite toujours pas découvrir son nom au public, car son activité pro-monarchiste n’a pas cessé : il osera encore en 1937, à l’apogée des violences du pouvoir stalinien et des chasses aux complots antisoviétiques, entreprendre un voyage en U.R.S.S., bien différent de celui des intellectuels de l’époque : clandestin et contre-révolutionnaire ! Avec au programme, notamment, une rencontre avec le maréchal Toukhatchevski [16 févr. 1893 – 11 juin 1937]… décédé peu avant le départ de Raslovlev… accusé de trahison et d’espionnage, accusation fréquente à l’époque mais qui prend soudain quelque apparence de vérité, alors que l’on avait toujours considéré ces griefs stéréotypés comme pure fantaisie ! Et qu’on ne nous fasse pas dire cependant que Toukhatchevski sympathisait avec la cause blanche, ni même qu’il jouait un double jeu ! Malgré ses nombreux contacts dans l’armée soviétique, qui respecte simplement les hommes de l’autre camp davantage que ne le font les politiques, Raslovlev désespère, et ce sont les dissensions dans la famille Romanov, survenues à partir de 1932, qui le désespèrent.

Après une vie si bien remplie et si agitée, Raslovlev mourut de sa belle mort à Créteil le 27 avril 1987. Mourait avec lui non seulement un patriote, un légitimiste et un orthodoxe mais aussi un poète, un critique littéraire et un traducteur. Cet homme, qui fut un homme d’action, aimait à se dire « littérateur », et ce à bon droit. Dès 12 ans, celui qui sut être si actif au service de la contre-révolution, noircissait du papier ! À 15 ans, quelques notes de ses contes philosophiques sont publiées par la revue des élèves du corps des Cadets Alexandre-II. Connaissant d’assez près la famille des Romanov[42], il voulut même à l’âge de la retraite se faire l’historien de la chute de l’Empire russe, avec l’aide de la Grande Duchesse Hélène, princesse Nicolas de Grèce. Mais cette dernière mourut en 1957 précisément[43]

 

B - L’homme de lettres

        1 -  Le poète

        L’œuvre de jeunesse de Raslovlev poète, Histoire de Tévanghir le Bassorite et du jardin clos de son âme, fut écrite d’abord en allemand à Freiberg-en-Saxe et, après refonte, achevée en 1918 en Russie et en russe. Elle fut publiée pour la première fois en 1925 à Paris en français et rééditée en extraits[44] ; elle raconte à la façon d’un conte exotique les émois d’un jeune cœur. Il publia par la suite plusieurs plaquettes de poésie en français : Les Voix glorieuses[45], premier recueil de vers français en leur temps salués par Paul Fort[46], Reflets furtifs[47], Nouveau choix de poésies françaises[48], regroupant des poésies de divers recueils en partie restés inédits[49]. Il eut pour amis et connaissances Raymond Boulanger, Paul Fort (qui représentait pour lui réellement le « Prince des poètes »), Jean Pourtal de Ladevèze – poète prolixe né en 1898 à Lorient[50] et compositeur de musiques pour voix et piano -, le comte K. N. de Rochefort[51]. Il revint à la poésie en russe après 55 ans de silence public en la matière. Ce n’est que tardivement qu’il publie enfin des poèmes écrits en russe de 1917 à 1976 dans deux livres à dominante religieuse et patriotique : K nogam Tvortsa (Sbornik stikhov na doukhovnié tiémy), c’est-à-dire « Aux pieds du Créateur (Recueil de poèmes sur des thèmes religieux) »[52] et Rodnoié slovo (Vyderjki iz stikhotvornykh sbornikov), c’est-à-dire « Mot natal (Extraits de recueils poétiques) »[53].

Chez lui, le poète, romantique de par les thèmes et classique de par la forme, éclipse le dramaturge ; car Michel Raslovlev commit aussi deux pièces historiques : Hyde de Neuville[54], drame en cinq actes écrit directement en français, et un drame inspiré par l’épopée du futur maréchal Michel Toukhatchevski dont il prévit la fin. Il voulait par là « comprendre les processus, les analogies et les enseignements des grandes révolutions : anglaise, française et russe ».

 

           2 - Le critique

           Raslovlev fut aussi critique littéraire, dans les années 1950-1960, pour le compte de la revue russe émigrée Vozrojdénié, « Renaissance. Revue littéraire et politique »[55] dont il fut l’un des plus actifs collaborateurs (il tenait la rubrique « Hommes et faits ») lorsque Ivan Ivanovitch Tkhorjevski [?-1951] la fit renaître de ses cendres, puis il en devint le collaborateur régulier, après l’intermède de Serge Pétrovitch Melgounov [1880-1957], sous la direction du comte Serge Serguéiévitch Obolenski. La devise choisie par la revue correspondait tout à fait à ses idées : « Fidélité au passé, foi en l’avenir ». Raslovlev connaissait Tkhorjevski depuis le début des années 1930, l’ayant rencontré à Paris dans une réunion d’anciens « propriétaires terriens » russes. Les deux hommes partageaient un même goût littéraire, qui les faisait admirer parmi les Français la comtesse de Noailles et Armand Silvestre notamment ! Mais Raslovlev maudissait les contractions imposées à ses œuvres pour paraître dans Renaissance : une ballade satirique (Le Torrent. Un preux en exil) fut sévèrement allégée, Raslovlev se refusa à couper Tévanghir lors du premier automne de la revue. Il semble avoir bien connu également Marc Aldanov, Basile Maklakov, Alexis Rémizov.

Raslovlev écrivait sur des auteurs classiques ou contemporains : aussi bien sur Pouchkine[56], Dostoïevski[57] ou Tioutchev[58] que sur Tkhorjevski lui-même[59]. Il écrivait sur tout sujet culturel en général[60]. Le fit connaître sa Trilogie historico-poétique sur la littérature russe, intitulée De Derjavine à Bounine ou Grandeur et décadence de l’empire de toutes les Russies et composée de : Le Chantre de Felice[61], étude sur Gabriel Romanovitch Derjavine [1743-1816] ; d’une anthologie des poètes russes du Siècle d’Or (à savoir le XIXe siècle russe) intitulée L’Âge d’or de la poésie russe : anthologie des œuvres poétiques et courtes biographies des principaux prédécesseurs et contemporains de Fédor Ivanovitch Tutcheff :1803-1873[62] ; et enfin de L’Âge d’argent de la poésie russe : Anthologie des œuvres poétiques russes des prédécesseurs et contemporains de Bounine de la fin du XIXe siècle jusqu’au début du XXe siècle[63]. Bounine reste le dernier poète russe qu’il admire, en raison de son académisme[64].

 

3 - Le traducteur

         Michel Raslovlev fut aussi traducteur. Traducteur en français, langue qu’il connaît dès l’avant-guerre (où il se passionne pour Pierre Loti [1850-1923] et Claude Farrère alias Frédéric-Charles Bargone [1876-1957]), qu’il pratique déjà en s’enthousiasmant pour le philosophe Gustave Le Bon [1841-1931][65] à Sébastopol en 1915 mais qu’il perfectionne encore, dès son arrivée en France en 1923, lisant « Bourget, France et Proust, pour étudier la société contemporaine du pays, ainsi que les poètes Paul Fort, Claudel et Valéry, pour m’initier au langage des dieux du moment ; sans perdre des romantiques, des parnassiens, de Baudelaire et autres, que je connaissais depuis longtemps et que je m’amusais encore en Russie à traduire en vers russes pour me faire la main. » Même traducteur, il resta poète, adaptant en français, et en vers, le conte populaire russe de Pierre Pavlovitch Yerchov : Le petit poulain bossu. Koniok gorbounok[66] et traduisant ses propres poésies[67], comme le poème en prose Le Dit de la Sainte Russie[68], paru auparavant en russe dans Renaissance[69] et à ne pas confondre avec le recueil de poésies traduites du russe intitulé Sainte Russie, anthologie de vers d’inspiration religieuse[70]. La traduction du conte le fit connaître en 1935 et lui valut la satisfaction d’être fastueusement reçu par la Begum à Paris puis d’être invité en tant qu’expert du folklore russe au XVIe Congrès international d’Anthropologie à Bruxelles, source probable de son futur travail comme correspondant d’une revue belge. Il donna longtemps après à Renaissance, après la guerre qui arrêta toutes ses activités littéraires, une série de traductions d’auteurs français déjà classiques ou modernes, comme Leconte de Lisle[71], Charles Péguy, Albert Samain[72] ou Paul Fort[73]. Péguy, avons-nous dit…

 

3 -Raslovlev traducteur de Péguy et vulgarisateur de son œuvre

 

Attardons-nous sur sa traduction de Péguy. Déjà publiée dans Renaissance en 1956[74], elle sera reprise, plus de vingt ans plus tard, avec toutes les autres traductions du même auteur dans un recueil, apparemment le dernier édité par Raslovlev : Vyderjki iz sbornika « S tchoujikh Parnassov... »[75], c’est-à-dire « Extraits du recueil Traductions de Parnasses étrangers » — précisons tout de suite que ce sont des extraits édités d’un recueil qui, lui, ne verra pas le jour dans son intégralité. Livre dédicacé par l’auteur à la Bibliothèque Tourguéniev de Paris, le 26 juin 1980, dans l’exemplaire que cette dernière conserve[76].

Qui sont donc tous ces poètes qui entourent Péguy ? Aussi bien Barbey d’Aurevilly, Baudelaire, Paul Fort, Leconte de Lisle, Hérédia, Moréas, Anna de Noailles, Albert Samain, Henri-Frédéric Amiel, que les moins connus L.-R. Amiel [actif à la Belle Époque], Joseph Autran [1813-1877], Eugène Manuel [1823-1901], Louis Ratisbonne [1827-1900], Armand Silvestre [1837-1901], Victor-Joseph dit Joséphin Soulary, si fort prisé en son temps de Baudelaire lui-même [1815-1891] ! On ne sait trop, dans ces conditions, ce que représente Péguy pour le traducteur : un classique apprécié, un poète mineur ? Un poète apprécié semble la réponse la plus probable. Si Péguy [1873-1914] apparaît après Paul Fort [1872-1960] et avant Anna de Noailles [1876-1933], ce n’est qu’à cause de l’ordre chronologique choisi par Raslovlev : ordre croissant des dates de naissance, qui range Péguy comme antépénultième. On jugera du rang auquel Raslovlev place Péguy d’après l’article qu’il lui consacre et que nous donnons plus loin.

Quelle idée Raslovlev se fait-il de la traduction ou plutôt de l’adaptation (car la traduction de Péguy en est une, avec coupures et résumés) ? Il s’en est expliqué dans son anthologie Sainte Russie et dans une conférence sur la question prononcée en 1960 à Paris ; son ami Jean Pourtal de Ladevèze a résumé sa méthode de traduction dans sa préface au Nouveau choix de poésies françaises : il respecte la littéralité du texte mais il recrée les poèmes pour respecter le vers et plaire à l’oreille du lecteur. Dans le cas de Péguy, il effectue des coupures pour respecter la construction générale : il réduit au quart le volume des quelque sept pages traduites (dont nous indiquons la pagination dans la collection « Poésie », Gallimard, 1986) et, pour ne pas lasser le lecteur russe, il effectue de nombreuses coupures [mises entre crochets]. Ce qui donne un texte singulièrement bouleversé mais conforme à l’idée que le début du siècle se faisait de la traduction, plus transformation que littéralité. Mais le moyen, il est vrai, d’adapter une œuvre-fleuve aux contraintes de la publication d’un extrait, en revue ?

Nous donnons ci-après une retraduction des passages traduits du Porche du mystère de la deuxième vertu par Raslovlev ; et ce, pour donner au lecteur non russisant une idée du choix opéré par Raslovlev. Spécifions bien que le traducteur prend tant de liberté avec l’original français qu’il fait parler Dieu avec la majuscule du pronom personnel « Je » (d’une façon qui choque moins les orthodoxes) ; qu’il glose parfois pour expliquer la pensée de Péguy au lecteur russe, qu’il reponctue le texte de Péguy d’une façon académique (gloses et reponctuation mises entre <>). Il reste parfois difficile d’identifier le passage traduit, à cause des fréquents résumés que se permet aussi l’esprit synthétique du traducteur.

 

1 -  L’Espérance

 

(extraits du Mystère sous l’égide de la deuxième vertu)

 

Le prêtre dit :

Quelles sont les trois vertus théologales ?

L’enfant répond :

Les trois vertus théologales sont la Foi, l’Espérance et la Charité.

Page 22

 

<De ces trois filles, celle> que j’aime le mieux, dit Dieu, c’est l’espérance.

 

La foi ça ne m’étonne pas.

Ça n’est pas étonnant.

J’éclate tellement dans ma création.

Dans le soleil et dans la lune et dans les étoiles.

Dans toutes mes créatures.

Dans les astres du firmament et dans les poissons de la terre.

[...]

Dans les plantes et dans les bêtes

[...]

Et dans l’homme.

Ma créature <!>...

Dans l’homme et dans la femme sa compagne.

Et surtout dans les enfants.

Mes créatures.

Page 17

[...]

Ils n’ont pas encore été défaits par la vie.

  De la terre.

Page 18

[...]

J’éclate tellement dans ma création.

 

Que pour ne pas me voir vraiment il faudrait que ces pauvres gens fussent aveugles.

<Car j’ai tout offert aux yeux pour qu’ils vissent !>

 

<_______>

 

La charité, dit Dieu, ça ne m’étonne pas.

Ça n’est pas étonnant.

Ces pauvres créatures sont si malheureuses qu’à moins d’avoir un cœur de pierre, comment n’auraient-elles point charité les unes des autres.

Comment n’auraient-elles point charité de leurs frères.

Comment ne se retireraient-ils point le pain de la bouche, la pain de chaque jour, pour le donner à de malheureux enfants qui passent.

 

_________

 

Mais l’espérance, dit Dieu, voilà ce qui m’étonne.

Moi-même.

Ça c’est étonnant.

 

Que ces pauvres enfants voient comme tout ça se passe et qu’ils croient que demain ça ira mieux.

Qu’ils voient comme ça se passe aujourd’hui et qu’ils croient que ça ira mieux demain matin.

<>

Ça c’est étonnant et c’est bien la plus grande merveille de notre grâce.

Page 20

[...]

Et je n’en reviens pas.

[...]

Cette petite fille espérance.

 

<_______>

 

Car mes trois vertus, dit Dieu.

Les trois vertus mes créatures.

Mes filles mes enfants.

Sont elles-mêmes comme mes autres créatures.

Page 21

De la race des hommes.

<>

La Foi est une épouse fidèle.

<>

La Charité est une mère.

Une mère ardente, pleine de cœur.

Ou une sœur aînée qui est comme une mère.

<>

L’Espérance est une petite fille de rien du tout.

C’est cette petite fille pourtant qui traversera les mondes.

Cette petite fille de rien du tout.

Elle seule, portant les autres, qui traversera les mondes révolus...

Page 22

La foi va de soi. La foi marche toute seule. Pour croire il n’y qu’à se laisser aller, il n’y a qu’à regarder. Pour ne pas croire il faudrait se violenter, se torturer, se tourmenter, se contrarier...

Page 23

La charité va malheureusement de soi. La charité marche toute seule. Pour aimer son prochain il n’y a qu’à se laisser aller, il n’y a qu’à regarder tant de détresses. Pour ne pas aimer son prochain il faudrait se violenter, se torturer, se tourmenter, se contrarier...

 

Mais l’espérance ne va pas de soi. L’espérance ne va pas toute seule. Pour espérer, mon enfant, il faut être bien heureux, il faut avoir obtenu, reçu une grande grâce.

 

<________>

 

La petite espérance s’avance entre ses deux grandes sœurs et on ne prend seulement pas garde à elle.

<>

Sur le chemin du salut [...].

Page 24

Entre ses deux grandes sœurs.

Celle qui est mariée.

Et celle qui est mère.

[...]

Le peuple chrétien ne voit que les deux grandes sœurs, n’a de regard que pour les deux grandes sœurs.

[...]

Et il ne voit quasiment pas celle qui est au milieu.

La petite, celle qui va encore à l’école.

Et qui marche.

Perdue dans les jupes de ses sœurs.

Et il croit volontiers que ce sont les deux grandes qui traînent la petite par la main.

Au milieu.

Entre elles deux.

Pour lui faire faire ce chemin raboteux du salut.

Les aveugles qui ne voient pas au contraire

Que c’est elle au milieu qui entraîne ses grandes sœurs.

Et que sans elle elles ne seraient rien.

Que deux femmes déjà âgées.

Deux femmes d’un certain âge.

Fripées par la vie.

 

<_______>

 

C’est elle, cette petite, qui entraîne tout.

<>

Car la Foi voit ce qui est.

Et elle voit ce qui sera.

<>

La charité n’aime que ce qui est.

Et elle aime ce qui sera.

 

La Foi voit ce qui est.

Dans le Temps et dans l’Éternité.

L’Espérance voit ce qui sera.

Dans le temps et pour l’éternité.

Page 25

La Charité aime ce qui est.

Dans le Temps et dans l’Éternité.

Dieu et le prochain.

Comme la Foi voit.

Dieu et la création.

Mais l’Espérance aime ce qui sera.

Dans le temps et dans l’éternité.

Page 26

 

2 -  Péguy vu par Raslovlev

 

Raslovlev fait suivre cette traduction d’un article bref mais instructif où se trouve présentées la vie et l’œuvre de Charles Péguy de façon relativement objective : si l’auteur insiste sur ce qui relie Péguy à l’armée, ce n’est pas pour affirmer son bellicisme mais par simple goût personnel pour la chose militaire ; s’il commet quelques erreurs, que nous rectifions entre <ces signes>, elles restent minimes et résultent seulement d’un défaut d’information, imputable à l’interprétation erronée que Marcel donna de son père.

 

Un prophète de l’Espérance : Charles Péguy

 

Sans doute n’est-il pas besoin de présenter Charles Péguy au lecteur russe vivant en France : son esprit souffle tant parmi les meilleurs représentants de ce pays qu’un étranger curieux ne peut tout simplement pas passer à côté de l’auteur du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc et d’autres œuvres non moins originales.

Mais, comme le cercle des lecteurs de Renaissance ne se limite pas à la seule France et comme cet écrivain particulièrement original se prête difficilement à l’export, j’ai cru que le poème donné ci-dessus, « L’Espérance », requérait une introduction à la vie de ce fils de sa patrie, d’un fils vraiment remarquable.

Né à Orléans le 7 janvier 1872 <1873>, il est originaire par son père de laboureurs de la région et par sa mère de bûcherons du centre de la France. Son père, ancien volontaire de l’Armée de la Loire en 1870-1871, participa à la défense de Paris contre la Prusse, mourut tôt : le petit fut élevé par sa mère et sa grand-mère, deux dures femmes qui gagnaient leur vie en rempaillant des chaises tant et si bien qu’elles purent faire en sorte qu’il parvienne jusqu’à l’enseignement secondaire et même jusqu’au supérieur. Il faut dire qu’il avait de rares facultés, ce qui, avec cet entêtement qui le caractérise, ne contribua pas peu à ce succès, remportant tous les examens haut la main et recevant plusieurs fois l’aide de bourses pour prolonger sa scolarité.

Il ne parvint pas cependant au terme habituel des études qu’il entreprenait : il ne devint ni professeur de lycée, ni quelque autre fonctionnaire, comme en rêvait sa mère. Tout cela à cause d’un appel prophétique ni plus ni moins. Dès les bancs de son école, l’injustice du monde le révoltait profondément, qu’il essayait par tous les moyens de démasquer et (ce qui paraîtra étrange à tout autre pacifiste, c’est seulement le service militaire qui put le réconcilier en partie avec la réalité et son peu d’attraits.

« Soldat et fils de soldat », comme l’écrit son fils aîné Marcel, dans une biographie très intéressante bien que discutable à certains égards, Charles Péguy consacra toute sa courte vie (il fut tué à la tête de sa compagnie tout au début des combats sur la Marne en 1914) à l’Armée, fondement selon lui de l’unité nationale, gardienne de l’idée d’une hiérarchie fondée en raison et du principe de l’égalité de tous face au devoir suprême de défendre la Patrie.

D’autant plus fort fut son engagement lorsque l’affaire Dreyfus montra que cette institution, pour lui sacrée (et qu’il venait de quitter, passant officier de réserve), vivait dans le mensonge et l’injustice.

Comme pour beaucoup de ses contemporains, cette affaire décida de sa vie. Il délaissa les études et utilisa tout ce que sa jeune femme[77] lui apportait en dot pour pouvoir ouvrir une petite édition indépendante : le jeune étudiant, sans même avoir fini ses études, se jette tête la première dans l’arène politique et son bureau de la rue Cujas (devenu depuis la librairie Rodstein[78]) devient rapidement le quartier général de la jeune génération des dreyfusistes, qui répondait à l’appel d’Émile Zola et d’autres aînés.

Ajoutons que notre jeune prophète partait en guerre à peu près à la même époque contre les injustices sociales et autres qui existent sur cette terre pécheresse, mais aussi contre « la haute injustice » qui lie les pécheurs aux souffrances éternelles, d’une liaison selon lui incompatible avec un Créateur Tout-puissant et Très-bon. Aussi avait-il quitté l’Église catholique avant que d’entrer au parti socialiste.

Une telle fougue dura presque deux ans, mais en vinrent à bout le cynisme de nombreux confrères et la récupération de l’affaire Dreyfus, qui avait pour but non d’assainir l’armée et les mœurs patriotiques en général mais de la noircir sciemment pour que des profiteurs nouveaux venus dans le socialisme puissent prendre le pouvoir : tout cela a, comme l’on dit aujourd’hui, déçu un chercheur de vérité intransigeant comme fut et se voulait être Péguy. Après le premier congrès du Parti socialiste, qui donna lieu à tant de tristes « combinaisons », il claqua la porte violemment et se retourna courageusement contre ses anciens chefs et amis : Jean Jaurès, Léon Blum et d’autres ; de sorte que, quinze années durant, il mena contre eux et leurs semblables un combat solitaire et inégal dans les pages des Cahiers de la quinzaine[79] qu’il auto-édita – combat épique, attachant finalement à Péguy une gloire telle dans les milieux idéalistes de la jeunesse que c’est à lui, en 1912, que l’on proposa pour de vrai de les diriger en chef politique <point apparemment extrapolé faussement du fameux « parti des hommes de quarante ans » que Péguy dit vouloir fonder, en plaisantant>.

Mais, parce que l’esprit de prophétie (comme Vladimir Soloviev le montra clairement en son temps) est absolument incompatible avec l’activité de « juge » ou « tsar », Péguy ne pouvait ni ne voulait prendre une telle responsabilité ; il se contenta de réaffirmer, plus vivement encore, de propager ses idées.Ces idées, bien que simples et même exprimées parfois avec naïveté, étaient courageuses et inhabituelles pour l’époque, une époque où paraissait devoir régner toujours le positivisme « scientifique ». Car il faut préciser qu’à cette époque, après dix ans de mûrissement spirituel continu, Péguy réussit à surmonter beaucoup de ce qui l’avait heurté des dogmes chrétiens et voyait à bon droit dans l’athéisme l’ennemi numéro un de sa Patrie et de l’humanité entière.

Il est vrai que, même sans lui, les pauvres doctrines du matérialisme recevaient des coups cruels, autant de la part des pragmatistes anglo-saxons que de l’école philosophique française de Bergson en France ; mais nul ne se dressait plus convaincant ni plus ardent que Charles le colérique, prêt à affronter « la basse et laide métaphysique du parti rationaliste moderne », comme il désignait les pontes de la Sorbonne d’alors.

Il n’était pas seulement bienveillant envers les religions, avec condescendance, à la façon d’un William James ni mi-agnostique mi-intuitiviste à la Bergson – bien qu’il tînt ce dernier pour son maître et qu’il le défendît vigoureusement du Vatican, quand l’Index frappa le philosophe. Non, l’approche du « surnaturel » était autre chez lui : non abstrait, mais empirique. Passionné depuis tout petit (chose normale pour un Orléanais, qui plus est au lendemain d’une défaite nationale humiliante dans la guerre franco-prussienne) par la figure énigmatique de la Pucelle d’Orléans, il étudia, toute sa vie durant, les documents laissés après elle et se plongea dans cette apparition historique mystérieuse pour y voir finalement une preuve concrète de l’existence de Dieu ou, du moins, de l’intervention effectif des Forces d’en haut dans les destinées humaines. Ce qui le ramena, sinon dans le giron de l’Église catholique[80], du moins à la Foi chrétienne de son enfance, qu’il avait renoncée.

Cela dit, avec l’esprit de conséquence et le courage moral qui le caractérisent, il ne resta pas à mi-chemin et entendait, ni plus ni moins, ainsi que le rapporte son fils [sc. aîné], « travailler à une refondation du christianisme ». De sorte que les quatre dernières années de sa vie, après la publication de deuxième Jeanne d’Arc et avant la Première Guerre mondiale, l’œuvre de Péguy consista essentiellement en l’écriture de mystères, à l’imitation de ces drames religieux que l’on jouait au Moyen Âge sous le porche des cathédrales gothiques, y compris sous celui de la cathédrale de Chartres, source d’inspiration chère à son cœur. Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui des centaines d’étudiants font le pèlerinage de Chartres chaque année et visitent cette cathédrale en souvenir de Péguy.

Le lecteur de Renaissance trouvera ici des extraits-adaptations de l’un de ces mystères ; mais il faut convenir que l’ordre et le titre de ces extraits viennent non de l’auteur mais du traducteur. Péguy écrivait en effet, de l’aveu même de ses proches, sans aucun plan, sans faire de parties ni même de brouillons : il jetait simplement ses idées, presque en transe (et parfois en dormant à moitié), comme elles lui venaient, par association, sans craindre ni la prolixité ni les répétitions. Même pendant les corrections du texte à l’impression, son fils le note : « mon père ne coupait jamais rien mais ajoutait souvent »…

Voilà pourquoi certains passages de Péguy sont si difficiles à lire dans l’original (comme son poème Ève, sept mille vers cinq vers environ, avec parfois trente vers successifs ayant la même rime !), au point que même les Français préfèrent éditer Péguy en morceaux choisis. Pour ma part, outre le souhait de mettre en avant les pensées théologiques de Péguy dans une forme acceptable pour l’oreille russe, m’a guidé la nécessité de fuir certains jugements, choquants pour un étranger, de ce Français patriote jusqu’à la xénophobie <selon l’interprétation de certains passages de l’œuvre de son père par Marcel Péguy>.

Et tout de même, je pense que cet écrivain du terroir hors pair, comme l’aurait appelé feu Ivan Tkhorjevski, nous a laissé, peut-être même sans le savoir, un héritage précieux, utile à ses compatriotes aussi mais non seulement à eux, fécond même en des pays étrangers ; ce, d’autant plus que cette vie spirituelle étonnante et intense à l’infini (jusqu’aux dangereuses limites de la mégalomanie), la vie de ce prophète enlevé à la charrue trouva un accomplissement spectaculaire dans la mort glorieuse que Dieu lui donna, un mort sur le front, une mort qui me rappelle les paroles d’un autre poète inconnu de lui, bien sûr, mais cher à nous Russes :

 

En vérité fameux, sacrés

Sont les hauts faits du temps de guerre.

Des Séraphins, ailés de lumière,

Font une escorte aux guerriers.

 

Les travailleurs, qui lentement

Vont dans les champs et sanguinolent,

Sèment l’exploit, récoltent l’auréole :

Bénis-les, Seigneur, maintenant.

 

Tels ceux qui plient sous la charrue

Se lamentant, priant en chœur,

À Toi brûlants parlent leurs cœurs

Comme des cierges qui brûlent.

M. Raslovlev

*

    Prenons maintenant un peu de recul par rapport à notre homme et déterminons ce qui chez Péguy l’attire au point qu’il le traduise et présente au lecteur russe. Précisons d’emblée que les Protocoles ne furent pas l’Affaire Dreyfus de Raslovlev, même si le parallèle avec Péguy est tentant. Leur origine séparait Raslovlev et Péguy, l’aristocrate et le fils du peuple. Raslovlev est un peu Halévy aussi bien pour l’Affaire que pour l’origine sociale : il y va à reculons et à cheval, Péguy s’engage volontairement et à pieds. Réunissaient Péguy et Raslovlev trois attachements : l’armée plus que la guerre, la patrie plus que la nation, la foi plus que la religion. Et la forme qui unissait ces trois attachements est la même chez les deux hommes : non la haine de l’autre mais la fierté de soi, et un certain engagement qui en découle. Un goût de l’armée pour rester fidèle à ses pères (Raslovlev), à son père (Péguy) ; pour vivre en héros chez l’un comme chez l’autre. Un amour de la patrie sans nationalisme et avec ce sentiment de manque qui résulte pour Raslovlev de son exil sans retour et pour Péguy de son désir quasi nostalgique de la cité harmonieuse ou socialiste universelle tôt entrevue. Enfin, une même foi vibrante réunit les deux hommes, l’un pourtant orthodoxe, l’autre catholique, deux fois chrétiennes issues de deux pays traditionnellement orthodoxe et catholique mais vécues avec une même force, plus tranquille et institutionnelle chez Raslovlev, plus inquiète et solitaire chez Péguy.

     Reste à savoir quelle audience a pu avoir cette traduction (en 1956 et 1977) et cet article (en 1956). Leur auteur reste jusqu’à présent peu connu ; l’édition à compte d’auteur de tous les livres de Raslovlev laisse supposer un tirage confidentiel et une très faible diffusion en 1977. Quant à la revue Renaissance, elle avait en 1956 une audience relativement limitée, celle de l’émigration russe que les Français qualifieraient « de droite », monarchiste ou ayant des sympathies pour la monarchie. Toujours est-il que cette publication péguyste en russe fait date de par sa rareté même, rareté que notre exposé a seulement voulu comme réparer.

 


 

Une lectrice de Péguy : Rachel Bespaloff

Monique Jutrin

Kfar-Saba, Israël

 

 

 

    Lorsque je commençai à m’intéresser à l’œuvre et à la personne de Rachel Bespaloff, tentant de retrouver ses articles épars dans les revues, un des premiers textes qui me parvint fut celui consacré à Péguy. En effet, elle en avait offert un exemplaire dédicacé à l’Université hébraïque de Jérusalem. Intitulé « L’humanisme de Péguy », ce texte a été publié dans la revue Renaissance à New York en 1945. Renaissance était une publication de l’Ecole libre des Hautes Etudes de New York, à laquelle collaboraient des intellectuels ayant fui le nazisme; on y trouve les noms de Jean Wahl, Claude Lévi-Strauss, Léo Spitzer, parmi d’autres.

     Avant de vous présenter cet article, je voudrais situer Rachel Bespaloff et éclairer sa relation à Péguy.

 

    Qui était Rachel Bespaloff ? Née en 1895 dans une famille juive originaire d’Ukraine, elle grandit à Genève, où elle étudia la musique. A l’âge de 20 ans, elle arriva à Paris et abandonna bientôt une carrière de pianiste après son mariage. L’on ne sait exactement quand elle commença à écrire ni où elle acquit une formation philosophique. C’est son mari qui révéla son talent d’écrivain : il lui déroba des manuscrits pour les montrer à Daniel Halévy. Par ailleurs, c’est Daniel Halévy[81] qui introduisit Rachel Bespaloff à l’œuvre de Péguy. Entre 1932 et 1939, elle publia divers articles dans La Revue Philosophique de la France et de l’Etranger ainsi que dans La Nouvelle Revue Française. En 1938 paraît son premier livre : Cheminements et Carrefours, chez Vrin, contenant des études consacrées à Kierkegaard, Léon Chestov, Gabriel Marcel, Julien Green et André Malraux.

    Bien qu’il lui soit pénible de s’arracher à la France, elle s’embarque en juillet 1942 pour New York, accompagnée de son mari, de sa fille, de sa mère. Introduite par Jean Wahl au Collège de Mount Holyoke, elle y enseigne la littérature et la philosophie. Elle termine un second livre: De l’Iliade, entamé en 1939. Tout comme Simone Weil, elle avait entrepris une relecture de l’Iliade afin d’affronter l’épreuve de la guerre.[82]

    Les événements de la Deuxième Guerre mondiale ont profondément retenti en elle et le sort du peuple juif ne cessa de la hanter. Selon elle, pas une seule valeur, chrétienne ou juive, qui ne soit périmée après ces événements, mais pas une seule qui ne doive, comme elle l’écrit au père Gaston Fessard, « être jetée dans le creuset de nos souffrances, pour être fondue à nouveau ».[83]

    Son séjour aux Etats-Unis est vécu comme un exil, sa patrie intellectuelle reste la France. Grâce à l’entremise de ses amis, en particulier aux efforts de Boris de Schloezer, elle parvient à faire publier quelques articles en France : entre autres une longue étude sur Montaigne, une critique de  Sartre et un très bel article sur Camus.[84]

    Le 2 avril 1949, Rachel Bespaloff met fin à ses jours. Personne ne comprit ce suicide : elle était appréciée de ses collègues, aimée de ses élèves. Personne ne paraît avoir perçu la fêlure, le mal qui la rongeait. A Boris de Schloezer, elle avait écrit en décembre 1947 : « On est toujours responsable - traduisons : coupable. Malheureusement on ne peut briser avec soi-même. On est libre, et on ne l’est pas. » [85]

    Aujourd’hui, après cinquante ans d’oubli, l’on redécouvre cette femme intelligente, sensible, lucide ; l’on rassemble ses manuscrits souvent inachevés. Il existe un projet de publication de ses « œuvres complètes ».

    Sa pensée se situe dans le courant de la première pensée existentielle, aux côtés de celle de Léon Chestov, de Benjamin Fondane, de Jean Wahl, de Gabriel Marcel, celle qui précède  l’existentialisme de Sartre. C’est une pensée qui tourne autour du problème de la liberté et tente de trouver le bonheur dans l’instant. « Lectrice admirable, elle est de celles qui conçoivent la critique tout à la fois comme l’approfondissement vivifiant et la mise à l’épreuve spirituelle d’une œuvre », écrit Olivier Salazar-Ferrer.[86]

    Conscience vigilante, attentive aux relations entre Juifs et Chrétiens, elle ne cessa de poursuivre le dialogue avec ses amis chrétiens. Parmi les manuscrits de Rachel Bespaloff, l’on a retrouvé une dizaine de pages consacrées à Péguy, qui constituent le brouillon[87] de l’article publié en 1945 dans la revue Renaissance. Nous pouvons en déduire que cet article a été suscité par la traduction de Péguy en anglais due à Anne et à Julien Green : On Men and Saints. D’autre part, il semble que ce texte ait fait l’objet d’un exposé, peut-être aux « Entretiens de Pontigny » à Mount Holyoke en 1944. En voici la première page qui apparaît comme le début d’une conférence :

    « Dans l’ordre de la vie spirituelle, il n’est peut-être pas d’événement plus significatif ou plus mystérieux qu’une rencontre. […] Il arrive que sans l’avoir cherché, sans l’avoir voulu, on rencontre précisément l’être, l’œuvre dont on avait le plus besoin à ce moment même. Rencontre toute fortuite en apparence et qui a pourtant un caractère de prédestination. C’est d’une aventure de ce genre que j’aimerais vous parler ce soir. Le hasard a voulu que je fusse obligée, cet hiver, de relire une grande partie de l’œuvre de Péguy. Il s’est trouvé qu’elle m’apportait une réponse - ou plutôt une sommation. Ce qui m’a frappée dans cette œuvre, cette fois-ci, c’est la qualité de son humanisme. »

    Rappelons certaines circonstances de la réception de l’œuvre de Péguy durant la Deuxième Guerre mondiale. L’ironie du sort voulut que la pensée de Péguy, si rebelle à toute annexion, ait été revendiquée à la fois par Vichy et par la Résistance. Car Vichy se servit de cette œuvre comme d’une machine de guerre, fabriquant une hagiographie officielle, où était censuré tout ce qui gênait sa propagande (par exemple les allusions aux juifs pauvres). D’autre part, ceux qui s’opposaient au régime de Vichy citaient Péguy à l’appui de leur critique. [88] Rachel Bespaloff, qui vécut dans le Midi de la France jusqu’en 1942, n’a pu ignorer le combat mené autour de Péguy, ni les controverses au sujet de son nationalisme. Aussi, pour éviter tout malentendu, donne-t-elle une orientation très netteà son article, qu’elle intitule : « L’humanisme de Péguy ». (C’est d’ailleurs dans la même perspective que Anne et Julien Green conçurent leur anthologie de textes traduits en anglais.)

    « Singulier humanisme qui ne s’est pas façonné dans le calme d’un cabinet de lettré mais dans l’angoisse du risque de destruction totale », écrit-elle. Dès la première page, elle définit cet humanisme comme une « résistance ». On ne peut être plus clair. Plus loin, elle ajoute que c’est « un des humanismes les plus universels que la France ait connus », digne de celui de Montaigne ou de Pascal. Contre la barbarie moderne, Péguy mobilise à la fois les prophètes et l’Evangile, Homère et Sophocle, Corneille et Hugo, Descartes et Bergson. Elle s’empresse aussitôt de définir soigneusement ces termes récurrents chez Péguy, ceux de race, de peuple, de cité, dont le sens avait été faussé par l’idéologie nazie. Elle rappelle ce que  le concept de race désigne pour Péguy « quelque fond inépuisable de ressources et de virtualités où s’alimente une activité créatrice. » Là où les nazis exaltent la race comme instrument de domination, Péguy l’invoque comme « condition privilégiée de l’insertion du spirituel dans la chair temporelle ». Aussi est-il impossible, conclut-elle, d’assimiler la conception de Péguy à la doctrine nazie. C’est dans ce contexte qu’est évoquée, longuement, la Jeanne d’Arc de Péguy :

    « C’est dans la figure de Jeanne d’Arc que Péguy a incarné avec le plus de force son idée de la race, à la fois comme qualité spécifique d’une certaine qualité d’individus exceptionnels et comme qualité générique d’un peuple enraciné dans sa terre. » Ici, écrit-elle, se fondent en l’unité vivante d’un être particulier la signification immanente et la signification transcendante que Péguy donne à l’idée de race.

    Ce long article[89] constitue une étude très fouillée dont je ne puis évoquer ici tous les aspects. Je me contenterai d’indiquer les vecteurs essentiels de cette réflexion. Il s’agit d’une lecture existentielle : plongée dans l’Histoire, Bespaloff relit Péguy à la lueur des événements présents. Ce que Péguy écrit au moment de la Première Guerre mondiale résonne en elle avec une actualité étonnante. « L’événement ne peut être mis au passé : il exige d’être vécu ou revécu, comme éternellement contemporain, ou temporellement éternel. » Cette approche qui est celle de Péguy, Bespaloff la fait sienne.

    Cette relecture de Péguy est située dans un contexte historique précis : celui de la Deuxième Guerre mondiale, de la barbarie nazie, et celui de la tragédie du peuple juif. Bespaloff insiste sur la lucidité de Péguy, qui a bien vu « le terrible destin du peuple juif », ce destin qui consiste à tracer, volontairement ou non,  mais toujours avec son sang, la ligne de démarcation entre les hommes du salut éternel et les hommes du salut temporel. Elle cite des passages de la Note conjointe où Péguy évoque l’histoire du peuple juif, qui depuis sa dispersion paraît présenter le seul exemple d’une race spirituelle poursuivie sans le soutien d’un Etat et d’une armée. Elle conclut en affirmant que Péguy, méditant le problème d’Israël à la lumière de l’idée d’incarnation, l’a posé dans les termes mêmes où le peuple juif, aujourd’hui encore, doive l’envisager et le résoudre. Nous sommes  en 1945, ne l’oublions pas, quelques années avant la création de l’Etat d’Israël. La création de cet Etat faisait l’objet de controverses. Nous savons que Bespaloff approuvait l’idéal sioniste. Curieusement, la pensée de Péguy vient alimenter sa réflexion sur le sionisme et vient la conforter dans ses convictions. Mais faut-il s’en étonner ? L’on n’ignore pas l’amitié liant Péguy à Bernard- Lazare, qui fut en quelque sorte le maître en judaïsme de Péguy.[90]

    Bespaloff rappelle la position de Péguy durant l’affaire Dreyfus, établissant un parallélisme entre la situation de la France au moment de l’Affaire et celle des années 1933-1938. Le dilemme posé était pareil : en effet, allait-on perdre la cité pour un seul citoyen ? allait-on exposer l’existence d’un peuple pour empêcher Hitler de molester ses Juifs ? Ne convenait-il pas de sacrifier Dreyfus à la raison d’Etat et d’abandonner à leur sort les victimes de l’Allemagne ? Et de rappeler les paroles de Péguy : « une seule injustice, un seul crime, une seule injure à l’humanité surtout si elle est légalement, commodément acceptée » peut déshonorer tout un peuple. C’est dans l’exigence de cette pensée éthique qu’elle rejoint profondément Péguy.

    Sur le plan philosophique et littéraire, Bespaloff situe Péguy dans une lignée remontant à la Bible, aux prophètes, mais aussi à Homère ; elle le voit issu de moralistes comme Montaigne, Pascal, Kierkegaard, Dostoïevski, Nietzsche. En vérité, dit-elle, il n’est pas de grande époque où Péguy n’eût eu sa place : s’il est à l’aise dans un certain Moyen-Âge, il l’est tout autant au XVIe siècle, parmi les poètes de la Pléiade. Elle comprend ses reproches envers l’époque contemporaine, mais elle lui sait gré de ne pas cesser d’espérer : ne voit-il pas « une invincible chrétienté resourdre d’en-dessous » ? Elle conclut : « Le moindre mérite de Péguy n’est pas de nous faire sentir à quel point nous manque un Péguy aujourd’hui. »

    Si cette lecture éclaire l’humanisme de Péguy, elle nous informe tout autant sur la pensée de Bespaloff. Lecture existentielle animée par la nostalgie d’une certaine France que Péguy incarne à ses yeux. Enfin, s’interrogeant sur le destin du peuple juif, elle découvre en lui une façon d’envisager le judaïsme qui peut la réconforter. Ceci nous permet de comprendre le sens de cette dédicace à l’Université de Jérusalem que j’ai mentionnée au début de cet exposé.

 



Une écriture en clair-obscur :

Charles Péguy et Georges de La Tour

 

Pauline Bernon

Université de Bordeaux-III

 

Pour le Père Christian de Longeaux,

avec toute ma respectueuse amitié

 

Péguy serait-il disciple de La Tour dans Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet ? A propos de la Sainte Famille, il a ces mots : « Un atelier et une famille brillent éternellement devant nous », au cœur des « milliers d’ateliers obscurs » de la chrétienté.[91] Sensible à ce contraste entre ombre et lumière, l’imagination nous représente tout de suite l’atelier de Saint Joseph charpentier. Peut-être nous reviendra aussi à la mémoire l’éclatante lumière des pages finales du Porche du Mystère de la deuxième vertu[92]. L’hymne à la nuit, « ma plus belle création », dit Dieu[93], présente l’image sublime des « […] hommes de Joseph d’Arimathée qui déjà s’approchaient / Portant le linceul blanc »,[94] étoffe immaculée qui se détache sur le linceul nocturne de Jésus. Premier signe visible de la victoire sur la désespérance qui guettait l’homme du Porche. Pour quelques étapes marquantes, les jeux d’ombre et de lumière ponctuent ainsi l’histoire du Salut évoquée par Péguy. Jeu d’ombre et de lumière entre l’obscur de l’humain, et l’éclat de la Transcendance incarnée.

Mais notre auteur ne pouvait avoir une connaissance précise du maître français du clair-obscur, puisque Hermann Voss ne réunit qu’en 1915 les quatre premiers tableaux attribués au même La Tour. Il faudra ensuite l’exposition « Le peintre et la réalité » en 1934 pour découvrir davantage de l’œuvre peint. En revanche, Péguy a certainement vu quelques scènes de Rembrandt au Louvre. Du point de vue littéraire les contrastes nuit-lumière, familiers à la littérature religieuse, structurent assez peu ses textes. Pourtant, quelques correspondances entre les mises en scène spirituelles chez La Tour et Péguy invitent à définir une esthétique péguienne du clair-obscur. 

Attentifs à la discrète simplicité de l’Incarnation, lumière fragile dans la nuit environnante, ils en ont tous deux retenu un esprit de pauvreté. Leur éloquence sublime  jaillit au cœur d’une matière familière et humble. À la croisée de la peinture de genre, du tableau de la vie quotidienne et de la méditation religieuse : c’est le moment où la précarité humaine est traversée par le divin. Le sublime est la parole - seuil où la frontière entre le visible et l’invisible s’atténue. Là se risque le langage de Péguy et de La Tour, procédant de l’humanité la plus concrète pour y saisir le surnaturel appel à Dieu. Dès lors, la « nuit » enveloppe les réalités les plus humbles et les plus vraies de l’humanité, pauvreté, solitude, désespoir, mais aussi dépouillement peu à peu consenti pour scruter la vraie lumière. L’enjeu de ces images est donc un début de Face à Face avec Dieu, une croissance de l’être spirituel.

            Péguy et La Tour savent que l’inquiétude est au cœur de la condition humaine, plongée en état de veille. C’est l’obscurité d’une misère temporelle, d’une solitude, où Dieu vient la visiter. Sa présence se devine dans  « l’éclat de l’inapparent », pour reprendre les mots de Hans Urs von Balthasar, et se rend sensible par un style que nous pourrons qualifier de sublime. Le peintre et l’écrivain éduquent ainsi le regard du spectateur à la beauté du Dieu caché.

 

A - État de veille

 

Notre titre rattache l’image de Jeanne d’Arc à un genre de peintures du XVIIe siècle, et notamment à la mystique des Nuits de La Tour. Or le Mystère débute « le matin », au cœur de l’été[95]. De quelle « nuit » parle Jeannette ? Elle évoque la nuit du monde à l’heure de la Nativité, nuit temporelle et spirituelle. « Et il est venu dans la nuit comme un voleur [96]». « Toi Bethléem, petite paroisse obscure, petite paroisse perdue… »[97] « éternellement au-dessus de nos bourgs obscurs, de nos petites paroisses chrétiennes». Depuis, « tous les bourgs sont brillants à la face de Dieu », mais « Israël, Israël, vous ne connaissez point votre grandeur ; mais vous aussi, chrétiens, vous ne connaissez pas votre grandeur»[98]. Cette lumière que les peuples n’ont point reconnue, s’est discrètement insérée dans la trame temporelle. L’éclat de la consolation n’apparaît pas dans son pays dévasté, et pourtant sa lumière habite toutes les paroisses depuis la nuit de Noël. Jeanne, en quête d’une consolation désespérément invisible, tâtonne dans la nuit de son siècle. Tout le paradoxe est là, exprimé dans ces deux vers de la contemplation de Madame Gervaise :

« Assis au milieu des docteurs.

Il ne brillait pas.

Et pourtant il brillait éternellement ». [99]

De même, les Nuits de Georges de La Tour, expression mûrie de sa spiritualité face à la guerre qui ravage la Lorraine, tâchent de retrouver cet éclat mystérieux, cette lumière de Dieu présent au cœur de l’humanité. Elle brille dans ses tableaux comme un signe de l’âme en prière (dans Le Souffleur à la lampe, les diverses Madeleine), du don de la grâce (dans L’Apparition de l’ange à saint Joseph, l’Extase de saint François) au milieu de la nuit. « De cette inquiétude mortelle. Dieu t’éclairera de cette obscurité, de cette ombre où tu cherches » [100]. C’est une lumière de veilleuse ou de torche, flamme de l’âme inquiète. La Jeanne de Péguy est morte d’inquiétude, chez La Tour, les hommes visités de lumière attendent leur Dieu. Cette « inquiétude » qui rend perméable à Dieu, rappelle les mots de saint Augustin sur la destinée humaine : « Tu nous as faits pour Toi, Seigneur, et notre cœur est inquiet tant qu’il ne repose en Toi »[101]. La vie consiste à bien veiller.

Et l’on veille bien plus radicalement dans la nuit de la solitude, du silence. Le lecteur ou l’observateur de l’œuvre tardif de La Tour est frappé par l’impression d’immobilité qui s’en dégage. La Tour scrute en silence le drame d’une âme, Péguy livre la progression lente d’un monologue qui se détache sur un fond silencieux, comme les figures de La Tour émergent de la pénombre. La venue de la Grâce, le dialogue de l’âme avec Dieu, tel est le sujet de ces représentations, qui poussent à l’extrême la sobriété du visible pour aller au cœur de l’inquiétude. Cela rejoint le « secret » des confidences de Jeanne à Dieu dans le Mystère de la vocation. L’obscur chez Péguy et La Tour recouvre donc la nuit temporelle, la condition du pauvre, la faiblesse de la créature, et le combat spirituel.

L’obscurité, mot qu’il renvoie à Laudet quand il parle des « années d’ombre épaisse », réunit, en effet, modestie sociale et faiblesse ontologique de l’homme. Elle manifeste ainsi la vulnérabilité essentielle de la condition humaine. Et c’est bien au cœur de la nuit, et assumant véritablement notre condition, que vient la consolation. Cette fragilité, avouée et assumée, par le Christ devient vertu d’humilité. Le Laudet et le Mystère opposent à l’apparente déréliction le dévoilement de la véritable grandeur divine. N’est-ce pas également un programme de La Tour, que de peindre Dieu en humanité éclairée de l’intérieur et discrètement, une Incarnation parfaite ? Les simples objets de ses intérieurs, le visage de ses saintes femmes rayonnent d’une splendeur sereine. Voilà une ontologie du « style bas » fustigé peut-être par Laudet, où l’humble est vertu et unique accès au Salut. Au cœur du plus sombre, la lumière, par le plus petit, l’unique grandeur, voilà le langage paradoxal du sublime. Péguy partage ainsi avec les maîtres du clair-obscur une connaissance poétique et spirituelle de la nuit humaine, un attachement à la petitesse, à la précarité assumée par le Christ.

 

B - Éclat de l’inapparent

           

            Comment représenter des épiphanies si discrètes ? La conversion passe par l’amour de la simplicité jusqu’à la transfiguration du quotidien. La venue du Tout Autre dans notre humble matière bouleverse notre entendement, nos mots, dépasse nos critères stylistiques habituels. En pressentant cette étrange splendeur de Dieu, nous sommes pourtant aux antipodes du grand genre, du grand style. Aucun n’est approprié désormais pour traiter de l’Incarnation, aussi la parole s’essaie-t-elle à l’approcher dans un mélange, dans un bouleversement des styles, d’où jaillit l’éloquence sublime de Péguy et La Tour. La révélation de la paradoxale majesté de Dieu implique un lieu crucial de conversion, de passage entre les styles, lieu où se renversent les apparences. Ce lieu est celui du sublime.

En langage pictural, l’ombre épaisse des obscurs devient l’ombre des intérieurs de La Tour. Les représentations de la Sainte Famille à Nazareth donnent lieu à des scènes de genre (opposées aux « grands genres ») dans la peinture de la Réforme, puis de certains artistes catholiques. Le menu quotidien y parle de la sainteté dans une esthétique de style bas, demande des vertus de tous les jours, « portatives », dira Péguy, in cava manu.[102]  Les personnages sont de « petites gens » aux vêtements d’une sobriété intemporelle. Parfois, leur brun de terre rappelle la fragilité de l’homme en sursis. C’est la couleur d’une humanité « terrée dans [sa] petite vie[103] », dans la « terre profonde du privé », la « terre natale de la sainteté [104]». Les objets et le décor sont très simples ; chez Rembrandt, L’Atelier de Nazareth[105]  évoque « si fidèlement  l’échoppe d’un artisan qu’il fut longtemps désigné sous le titre Le Ménage du menuisier. Rien ne pouvait effectivement faire supposer qu’il ne s’agissait pas d’une scène d’intimité, comme Rembrandt dut en voir à Amsterdam ». Quand Péguy cite le décor familier de la vie privée de Jésus, on croirait voir dans cette liste pleine de vénération pour ces petites choses, un répertoire des matières de style humilis. « Toutes ces histoires de calebasses, dit-il, de lampe, de boisseau, de veuves, de drachmes, de péagers, de porchers, de bergers, qu’ils nommaient pasteurs, de bouviers, de vignerons, de publicains, de fermiers, de métayers, de petits cultivateurs, d’infirmes, de vagabonds, de moissonneurs, de centeniers, de Samaritains, d’aubergistes étaient-elles des affaires publiques, étaient-elles des affaires d’Etat. La place que tiennent les affaires d’Etat dans les Evangiles est infime. Les didrachmes, le tribut à César. Cela est presque anormal, cela fait presque tache dans le tissu de cet enseignement. Cela est presque d’un autre ton. Tellement toute la matière de cet enseignement public est une matière privée. Jésus enseigne publiquement à vivre en pauvre, à vivre privément en homme non public.»[106] « C’est qu’au fond pour le chrétien, Monsieur Laudet, il n’y a point de privé ni de public, tout se passant également sous le regard de Dieu. »[107] Pas de « cloison étanche entre une période publique et une période privée », indique Péguy[108] : avec l’Incarnation, « c’en est fini de la séparation des styles et de leurs domaines étanches ».[109]  Toute chose de la vie a de la grandeur pour peu qu’elle ait un enjeu aux yeux de Dieu. C’est encore la leçon de saint Augustin, dans le De Doctrina Christiana, quand il affirme que «tout ce que nous disons est grand »[110], ou de Pascal : « […] JESUS-CHRIST dans une obscurité (selon ce que le monde appelle obscurité) telle, que les historiens, n'écrivant que les importantes choses des Etats, l'ont à peine aperçu ».[111] Et pourtant la grandeur des missions des saints est déjà présente dans ces scènes privées. Il faut apprendre à les lire avec discernement.

Familière aussi est la figure du « vieux Luc[112] », tel un des Apôtres d’Albi[113] par La Tour, hommes robustes et simples. Leur réalisme s’apparente même à la veine des Mangeurs de pois, tableau de style bas par excellence[114]. Le peintre cultive la même «affection secrète de la grâce pour le secret, pour la petite vie, pour la vie secrète, pour les petites gens ».[115] « Enracinés dans l’éthique du travail quotidien caché»[116], ces personnages sont « fidèles dans les petites choses »[117] « Même l’inapparent y prend de l’éclat ; et aussi la frugalité et la pauvreté qui est le sol nourricier de toute grandeur morale »[118], ce commentaire du théologien Urs von Balthasar donne le ton de l’esthétique spirituelle péguyenne. Refuser cette pauvreté et le style bas qui lui sied, serait non seulement une faute de goût («c’est très ridicule pour Monsieur Laudet », glisse Péguy[119]), mais encore une erreur en matière de foi.  

En fait, reconnaître cette Altérité qui se fait proche implique une conversion du regard, un renversement des apparences traduit par le terme péguien de « réversibilité »[120].

            Péguy et La Tour nous invitent à discerner une majesté paradoxale. Quel est ce langage où la Toute-puissance prend l’habit de la pauvreté ? La sobriété du décor est garante de sa signification essentielle. Simples et rares chez La Tour, les objets sont puissamment éloquents : ils ont une forte valeur symbolique, par exemple, les poutres de bois assemblées en forme de croix, dans le Saint Joseph charpentier préfigurent la Passion.[121] De même Péguy cite, quand il veut évoquer l’atelier, « l’établi et la varlope»[122], signes du labeur quotidien, et instruments de bois qui ne sont sans doute pas indifférents. Déjà, dans les scènes les plus simples de la vie privée, on saisit les implications du drame.

La lumière discrète de la famille de Nazareth, ou le « flot de lumière » apporté par l’Eglise éclairent la véritable grandeur de ceux qui étaient dans « l’ombre épaisse », faisant paradoxalement de cette « ombre » choisie un sujet de contemplation. Dans le privé se joue déjà le drame public. La mission de Jeanne d’Arc, sous le regard du public, est nourrie par les vertus privées de la sainte. Tout a pris origine dans « le silence, le secret, l’ombre, le coin, le jardin de la grâce ».[123] Retraite où les saints aspirent à se replonger, ordinaire de leur vie contrairement aux « épreuves extraordinaires[124] », le privé est habité de la grandeur qui  y « croît »[125]. Le labeur quotidien de Jésus, travail hérité de la Chute, assumé par le Rédempteur, devient en restant le même dans son humilité, un « auguste travail ».[126] Sa discrétion est imitée par Jeanne, qui « accomplit une tâche divine par des moyens simplement humains»[127]. Pour la spiritualité de la Contre-Réforme, d’Ignace de Loyola au cardinal de Bérulle, l’image peut ainsi contenir des « figures ou des sens cachés que les états de l’oraison découvrent peu à peu. »[128]  Comme les tableaux de La Tour invitent à lire une figure du Christ ou un mystère de sa vie dans les scènes les plus simples, le tableau de la Sainte Famille, chez Péguy, s’ouvre sur la vie publique. Ainsi le quatrième commandement illustré ( la « soumission » de Jésus à son père, modèle pour les enfants) « annonce, représente, anticipe l’effrayante soumission et obéissance du jeudi saint ».[129] L’évocation de cette « effrayante obéissance », celle du sacrifice du Christ, relève du style sublime. L’adjectif « effrayant » précède la citation en latin de l’Evangile[130] : il n’y a plus rien à ajouter. Dans la vignette de catéchisme se lit l’image du sacrifice parfait. Pas de majesté surnaturelle, pas d’envolée d’anges baroques dans ces représentations.

Parfois, la lumière éclaire a posteriori la vie « obscure » des saints secrets par une décision ecclésiale. Elle en confirme la sainteté, dévoile à tous la lumière cachée qui la transfigurait de l’intérieur. Il en va ainsi quand Péguy évoque la rédaction des procès de Jeanne d’Arc :  l’Eglise enquête selon une méthode consistant à « projeter sur la vie privée le flot de la lumière publique pour l’édification du peuple chrétien ».[131] Cette fois, l’éclairage est officiel, il dissipe peu à peu l’obscurité où se tenait le saint caché. Or nous retrouvons ce type de clair-obscur chez La Tour. Un « flot de lumière » généreux s’échappe aussi d’une torche du peintre lorrain, celle qui éclaire le corps de saint Alexis découvert par un page.[132] « La forte réalité de la torche inclinée qui délimite l’ombre et la lumière mais autorise leur alliance, porte le sujet à un haut niveau d’émotion. L’effet de lumière, qui illumine le visage de l’adolescent, enflamme son pourpoint et révèle la présence du billet, décrit l’avènement d’une conscience ».[133] Le page, qui représente peut-être l’Eglise, sanctionne cette gloire du saint, si petit et anonyme que les siens ne l’avaient même pas reconnu. La prise de conscience aboutit à un renversement des apparences. Remarquons également que ce tableau, lu par des hommes de la Contre-Réforme, « en même temps qu’[il] illustre une mort parfaite, signifie l’existence cachée du Sauveur »[134].

Inversement, « pour nous chrétiens les partiellement fidèles partiellement infidèles sont des hommes qui ne sont que partiellement éclairés »[135]. À trop faire de concessions aux lumières de la science, les chrétiens honteux font de « l’athéisme déguisé ». Le spectateur apprend à déchiffrer la gloire de Dieu dans sa modeste inscription temporelle. De fait, dira Péguy, « Ce n’est pas seulement la grandeur. C’est le propre de notre foi que la sainteté opère avec le minimum de matière temporelle ».[136] La peinture du Mystère de l’Incarnation, comme les représentations de Péguy, mènent à la conversion du regard.

Donc, loin de se laisser arrêter par l’ombre des années de vie privée de Jeanne et du Christ, Péguy y enracine sa piété ( et s’y enracine peut-être aussi lui-même !). Son intérêt n’a rien d’impudique : « Quelles sont, monsieur Laudet, ces indiscrètes paroles. Est-ce qu’elles ne tendraient pas à nous donner quelques renseignements sur ces parties de la vie de Jésus qui dans la théologie de M . Laudet ne nous appartiennent pas ? »[137] Il s’agit de cette sobre indication de l’Evangile de Luc, « Et il leur était soumis »[138], qui fait écho au quatrième commandement. Rien d’« indiscret » non plus dans l’illustration du Catéchisme du diocèse de Paris dont Péguy dispose. Pas de détail « pittoresque », pas de grandiose inadéquat dans « l’image » simplement décrite. L’indiscrétion serait dans le premier regard imitateur, celui du peintre, ou dans une invitation insistante des personnages. Or les personnages représentés ne regardent nullement le spectateur mais s’absorbent dans leur travail. De même, les personnages de Georges de La Tour se recueillent devant  Le Nouveau Né, prient, pleurent comme saint Pierre[139] : ils sont vus alors qu’ils ne nous voient pas. Ils n’attirent pas non plus le regard pour eux-mêmes : la source de leur préoccupation est première, c’est elle que notre œil cherche. L’attention absorbée et les yeux fermés, la retenue des personnages guident notre œil vers l’invisible. Invisible car irreprésentable, mais manifesté en des êtres ou des objets qui irradient d’une lumière inhabituelle. La lampe cachée sous une main enfantine, la veilleuse de Madeleine ou de saint François, accueillent la Transcendance. Le sublime de La Tour et de Péguy est tout de discrétion et de pudeur. Il n’en est que plus bouleversant.

 

 

           

C - Éthique de la représentation

 

Péguy et La Tour se rejoignent également dans l’usage qu’ils font de la représentation. Celle-ci est liturgique, au sens où elle commémore l’Epiphanie. L’image ouvre un accès à Dieu par la vision de l’Incarnation, et par la restauration en l’homme de l’image divine qu’elle permet. Celui qui l’a vue est invité à transformer sa vie. En ce sens, les enjeux de l’image sont comparables chez La Tour et Péguy, chacun formulant à sa manière une théologie de l’image.

En effet, la figure de Jeanne selon Péguy pose à Laudet un problème de représentation : est-il légitime de montrer ce l’on ne connaît pas, faute de documents ? Cet iconoclasme moderne s’oppose au christianisme populaire, attaché au visible et au privé. Le chrétien scientiste ne lit pas le Catéchisme du diocèse de Paris ; édition illustrée, où le quatrième commandement est illustré par l’image de Jésus travaillant sous le regard de sa mère. Face à Laudet, instance de discours figurant un catholicisme compromis et attiédi de positivisme, Péguy s’inscrit dans la tradition de la méditation des Evangiles et des vies de saints, des paraphrases des Psaumes ou du Cantique des Cantiques, par les Pères de l’Eglise et par nombre de poètes et de peintres[140]. C’est une mimesis pieuse, à l’usage de ceux qui désirent prier et devenir à leur tour des images de Dieu.

Péguy revendique la permanence de l’expérience chrétienne pour comprendre l’âme de Jeanne. Il ajoute « aux documents l’objet de sa contemplation personnelle »[141]. Chez lui, le statut de l’image passe de l’« affabulation »[142] à un support de contemplation, un modèle de vie. Foi et Incarnation tiennent ensemble dans la « liaison mystérieuse du spirituel et du charnel»[143]. Désormais parce qu’Il s’est rendu représentable, l’homme trouve la voie de son Salut en redevenant « image de Dieu »[144] par l’imitation du Christ. De même, la figure n’a de sens que pour être imitée, elle-même imitation du centre de toutes les Ecritures, Jésus Christ incarné, mesure réelle de tout homme. Plus que de simples appuis pour la réflexion, dans le Laudet, les images ont valeur spirituelle. Elles sont l’accès au Salut, la liturgie et le modèle des générations de « chrétiens innombrables […] qui ont gagné le ciel les yeux fixés uniquement sur ces longues années d’ombre épaisse », « ont fait leur salut les yeux uniquement fixés sur l’atelier de Nazareth »[145]. Le « tissu » de la vie chrétienne est « imitation d’imitation »[146], telle la toile d’un tableau. Cette vie obscure de la majorité des chrétiens, en est la « surface d’application »[147] la plus large. Trame secrète de ces tissus, les « exemples de Jésus, les « modèles de Jésus », « exemplaria »[148]. Chacun trouve sa place par rapport à ce modèle fondateur, place de « suivant », « d’élève », d’ « image de Joseph et de Marie », « à l’école du petit Jésus »[149]. La vie du peuple se résume dans le « comme » des hommes qui redeviennent des « images ». Les parents de Jésus lui apprennent à travailler, mais on s’arrête d’abord sur sa figure travaillante, comme s’il donnait la mesure du travail d’autrui : « c’est naturellement l’atelier et la famille de Nazareth, Jésus enfant apprenti, travaillant avec son père sous le regard de sa mère qui elle-même travaille[150]  Cet emboîtement des regards autour de la figure de Jésus construit toute la chrétienté qui rejoue éternellement l’Imitation de Jésus Christ [151]. Parmi les imitateurs, saint Louis, figure du Christ, dont le gouvernement de la maison de France est « directement imité de celui de la maison de Nazareth.»[152] Eternel recommencement d’une imitation, la représentation peut être un autre nom de la vie chrétienne : Péguy n’a nullement besoin de se recréer « une âme du quinzième »[153].

Loin de tout pittoresque chez La Tour, les scènes de famille en clair-obscur, dans leur discrétion intemporelle, indiquent la permanence du mystère. Le nouveau-né entouré des signes de la Passion (comme cela était l’usage alors, d’un agneau, d’épis de blé mêlés à la paille du berceau, d’une discrète grappe de raisin), est voué à une mort temporelle, mais sa manifestation a la force éternelle du Mystère de l’Incarnation, son aspect « internel », pour reprendre l’éclairant néologisme de Péguy. Au cœur du plus humain, c’est la puissance de La Tour de rendre cette éternité. Comme Bérulle dans la méditation des états du Christ, il « nous oblige à traiter les choses et les mystères de Jésus non comme choses passées et éteintes, mais comme choses vives et présentes, et même éternelles. [Ces mystères] sont passés quant à leur exécution, mais ils sont présents quant à leur vertu »[154].

L’imitation qui fait de chacun une représentation du Christ est un « parallélisme mystique» dont le plus accompli est la vie de Jeanne d’Arc. Péguy s’en réclame pour la fidélité et la piété de sa propre représentation : « Il faut tenir notamment que les mystères de M. Péguy ne garderaient point leur propre couronnement si cette représentation mystique cessait un seul instant d’être la grande régulation interne de son œuvre » [155]. La représentation trouve sa légitimité dans la « communion mystique » de l’imitateur et de l’auteur avec son modèle. Ranimer une figure de sainte est donc de la liturgie. Contrairement à Laudet pour qui « on ne recommence pas », « on recommence éternellement » dans « l’internel chrétien ». Le recommencement temporel de la grâce éternelle, «ensemble infiniment nouvelle et antique infiniment », explique la vie de la représentation, sa dimension liturgique.[156] Le « tissu » de la représentation est réellement organique.

Péguy interprète donc en termes d’un extrême réalisme la foi chrétienne en la communion des saints. A partir du moment où l’on admet avec lui que le chrétien est contemporain de tous les saints, qu’il existe une représentation mystique parallèle de tous les saints entre eux, et de chacun d’eux à Jésus, il n’y a plus aucune difficulté à admettre que Péguy « voie » Jeanne d’Arc et qu’il en ait eu la « vision directe », conclut Pie Duployé à la fin de son étude sur Un nouveau théologien[157]. On retrouve dans cet emboîtement d’imitations le rôle de l’image pour les contemporains de la Contre-Réforme. « Bible des pauvres », les images insistent « sur la figure de Jésus, soit directement dans les épisodes de l’Evangile relatant sa vie terrestre […] soit indirectement à travers des figures chrétiennes emblématiques ».[158] N’est-ce pas aussi le génie de La Tour que de rendre la foi chrétienne en termes d’un extrême réalisme ? Méditant sur le dogme de l’Incarnation, Bérulle écrivait : « Homme et Dieu tout ensemble […], quelles merveille […] que les yeux de notre esprit voyant la divinité à travers l’homme»[159]. De spiritualité christocentrique, attachée au dogme de la présence réelle dans l’Eucharistie,  l’art de la Contre-Réforme a certainement encore inspiré les chrétiens du XXe siècle.

      Même s’il n’y a pas à proprement parler de représentation obéissant aux canons du clair-obscur chez Péguy, on remarque la convergence de deux esthétiques spirituelles. Elles se rencontrent dans les représentations d’un Dieu caché, et d’une persistance d’espérance, de lumière, au milieu d’un monde violent ou inhabité.

      Dans les deux cas, la rhétorique de la représentation est comparable, style bas qui tend au sublime, manifestation visible de l’invisible Transcendance. Certaines pages de Péguy pourraient ainsi être des commentaires développés sur la peinture de La Tour.

      Mais c’est aussi la confiance enfantine de l’homme en la « vertu, en la grâce du désarmement de l’ombre », de la proximité avec le silence des premiers jours de la Création où parle « la voix seule de Dieu »[160]. La grande histoire est « sortie » de « l’ombre », du « coin », « du jardin de la grâce », à l’ombre de l’Eglise.[161]

 

 


Fédotov, lecteur de Péguy

Danièle Beaune-Gray

Université d’Aix-en-Provence

 

 

    Pour  comprendre l’attrait que Péguy exerça sur Fédotov, attrait qui fit écrire à ce dernier une recension sur le livre des frères Tharaud[162] et participer au studio franco-russe organisé par Marcel Péguy autour des Cahiers de la quinzaine,  il convient en premier lieu de retracer à grands traits les moments de la biographie de Fédotov qui appellent parallèles ou contradictions avec l’expérience de Péguy et éclairent cette partie de son œuvre, avant d’évoquer plus directement ses commentaires et ses interventions.

 

    A - La biographie de Fédotov.

 

    Fédotov est né en 1886 à Saratov, donc en province,  dans une famille de petite aristocratie de service, et la mort précoce de son père lui fit connaître, comme à Péguy, la pauvreté. Comme Péguy, il fit d’excellentes études au lycée et se lia très tôt aux cercles révolutionnaires; il devint même membre du parti social-démocrate à Saratov,  alors qu’à Moscou et à Saint-Pétersbourg  les grands esprits de l’époque avaient abandonné le marxisme pour se tourner vers l’idéalisme. Il s’agit là d’un phénomène de retard de la province sur les capitales. Bref, Fédotov, Saratovien - et l’ouverture récente des archives de Saratov nous révèle un agitateur très actif et très redouté du pouvoir local - était marxiste avant d’arriver à Saint-Pétersbourg en 1907 pour entreprendre ses études supérieures. Son appartenance au socialisme se nourrissait alors de pacifisme vertueux, qui toutefois se voit battu en brèche par la défaite russe de 1905 qui éveille en lui ses premières alarmes pour le sort de son pays au moment même où l’alerte de Tanger et la crainte de l’expansionnisme allemand provoquent la parution de Notre Patrie,  dans laquelle Péguy développe le thème de la patrie en danger.

    Ses études rendues chaotiques par des condamnations à l’exil à cause de son engagement politique, se structurent toutefois à l’université de Saint-Pétersbourg où il suit très brillamment les cours d’histoire du Moyen-Âge latin, et plus particulièrement les séminaires sur l’hagiographie mérovingienne, professés en particulier par le professeur I.M.Grevs et ceux de la Révolution française donnés par  Karéiev. C’est donc un familier de notre culture et plus particulièrement  de la mentalité médiévale chère à Péguy. Cependant Fédotov, à la différence de Péguy, ne s’engagea pas dans un combat contre les autorités universitaires. En effet,  Grevs, il padre, comme le surnommaient ses étudiants, s’il professait une grande rigueur scientifique, le souci d’une approche critique des sources, ne tombait pas dans les excès rationalisants du moment, mettait en garde contre l’hypercritique à l’allemande, la destruction des textes qui faisait également des ravages à la Sorbonne,  et montrait un intérêt, pour ne pas parler de passion, pour la vie spirituelle du Moyen-Age latin. N’ayant jamais douté de sa foi orthodoxe,  ce qui était assez exceptionnel pour l’époque,  Grevs ne craignait pas d’approcher l’histoire spirituelle en se servant des textes narratifs en général (Dante) et des hagiographies en particulier. Ainsi, dans sa lignée, les premières publications de Fedotov concerneront  Saint Augustin et des saints de l’époque mérovingienne; il se démarque donc de l’histoire religieuse traditionnelle qui partait du droit canonique ou étatique (Fustel de Coulanges) pour se tourner vers la Vie des Saints. Ainsi, très tôt,  il écrit : « Pour l’étude des idéaux et non de la réalité, toute hagiographie mérovingienne, même tardive, convient.[163] »

    Préparant une thèse sur la spiritualité mérovingienne,  il sera retenu comme assistant à la Faculté des Lettres, mais son travail se trouvera à la Bibliothèque Impériale où le fonds médiéval latin était particulièrement riche grâce aux collections  de la bibliothèque de Cracovie confisquée par Catherine II, la présence de ce fonds expliquant par ailleurs l’importance de l’école des médiévistes à Saint-Pétersbourg. A la Bibliothèque, Fédotov, qui était peu aimé des autres collaborateurs[164], se liera  néanmoins d’amitié avec  des hommes qui influeront sur sa vision du monde : A. A. Meïer, un philosophe défenseur du  christianisme social, et  P. Kartachev, historien de l’Eglise.

    En 1917, au moment de la révolution, Fédotov qui, malgré son goût pour l’étude du fait spirituel, demeurait jusque-là dans l’orbite du positivisme athée de l’intelligentsia russe,  alors que l’élite culturelle s’était depuis longtemps tournée vers l’idéalisme, connaît une crise spirituelle et une conversion. A cause du contexte de persécution, il fréquentera un certain nombre de fraternités où les chrétiens peuvent confesser leur foi, et avouera une prédilection pour  l’une d’elles, Résurrection,  ouverte à toutes les confessions chrétiennes et aux Juifs. Il se rattachera cependant, non sans quelques réticences qui rappellent Péguy,  à l’Eglise, c’est-à-dire pour lui à l’Orthodoxie.  Politiquement, il est du côté du gouvernement provisoire qui grâce à Kartachev, alors Ministre des cultes, rétablit le Patriarcat traditionnel de l’Eglise orthodoxe et se prononce pour la continuation de la guerre : Fédotov fait de la propagande auprès des ouvriers de Saint-Pétersbourg pour qu’ils continuent la guerre, mais son patriotisme,  s’il se réveille chaque fois que la patrie est en danger, ne le conduit pas, comme Péguy,  à s’engager et à servir dans l’armée.

    Péguy disparu, l’écho de ses idées  - et de son sacrifice[165] - demeure, et la vie de Fédotov s’organise autour de trois lignes majeures que Péguy n’aurait pas reniées : le refus du bolchevisme, le socialisme, le christianisme.

    La réalité du socialisme bolchevique, outre l’humiliation de la paix séparée, lui fait horreur. Plus que  la misère matérielle, dont il se plaint amèrement par ailleurs, il ne supporte pas la dégénérescence de l’idée révolutionnaire, la nouvelle tyrannie installée à l’université et le viol des consciences : il sera révoqué de l’Université pour refuser, au grand dam de ses collègues trop heureux d’avoir trouvé une certaine sécurité matérielle dans une faculté de province,  de chanter l’Internationale à l’occasion du parrainage d’une usine par l’université de Saratov.

    Il tient cependant à demeurer socialiste tout en répudiant la dictature et la brutalité bolcheviques. Avec l’aide de I.M.Grevs, il publiera jusqu’en 1918 un journal d’inspiration social-chrétienne Svobodnyé golossa (Voix libres), qui tente de montrer que le visage du  bolchevisme désespère le véritable socialiste et de définir un socialisme humain et chrétien. Comme Péguy donc, il met sa plume au service de ses idées sociales et chrétiennes.

    En tant que chrétien, son engagement dans une fraternité d’inspiration œcuménique le met en danger et il sent que les jours des vestiges de liberté spirituelle sont comptés en Union Soviétique. D’ailleurs les membres de la fraternité, et en particulier son ami A.A. Meïer,  seront  arrêtés et envoyés en camp, quelques années plus tard,  en 1929. A  partir de 1922, il ne peut plus ni enseigner, ni publier, et  il décide d’émigrer : grâce à son protecteur I.M. Grevs, qui entretenait d’excellentes relations avec un professeur d’histoire du Moyen-Age à Paris, Ferdinand Lot, marié à une Russe, il obtient son visa pour la France et arrive à Paris à l’automne de 1925.

    A la Sorbonne, il ne peut espérer une chaire d’histoire médiévale parce qu’il n’a pas encore soutenu sa thèse sur les Mérovingiens et qu’aucun poste n’est vacant. Une autre possibilité se présente à lui, celle de professeur d’histoire de l’Eglise à l’Institut de théologie orthodoxe Saint Serge qui vient d’ouvrir ses portes à Paris. Il accepte après avoir vaincu certaines réserves, car, comme Péguy encore, il ne se sent pas à l’aise dans un milieu exclusivement ecclésiastique. Il y enseigne non seulement l’histoire de l’Eglise, mais surtout l’hagiographie et publie ses premiers articles en émigration où il met en parallèle des saints français et orthodoxes. Il écrit sur saint Martin de Tours[166]  dont l’hagiographie servit de modèle à toute l’hagiographie occidentale. Il salue le héros de l’ascétisme et compare l’ascétisme français et oriental. Il esquisse une comparaison entre sainte Geneviève et saint Siméon[167] le Stylite puis il affirme que sainte Geneviève fut et demeure pour Paris ce que Jeanne d’Arc était pour la France, notant au passage que les Parisiens lui attribuent la victoire récente de la Marne... Désarmée,  sauvant Paris par la prière, Geneviève anticipe la Pucelle d’Orléans. Il reprend là donc deux thèmes chers à Péguy, sainte Geneviève et Jeanne d’Arc, héroïnes nationales. Dans cet article, il met en évidence les différences entre la sainteté active du catholicisme - il s’agit de sauver Paris des hordes barbares - et le mysticisme contemplatif oriental de saint Siméon qui ne pense qu’à l’exploit ascétique, perché sur une colonne. Fedotov allègue que ces principes sont complémentaires et non antagonistes.

    Ses recherches s’orientent toujours vers la sainteté, mais elles abandonnent le domaine occidental pour aborder l’idéal chrétien russe : Les Vers Spirituels (poèmes écrits sur des thèmes religieux par le petit peuple)  dans lesquels, à l’instar de Péguy,  il se préoccupe de la piété populaire, Saint Philippe Métropolite de Moscou où il oppose la sainteté d’un homme d’église et la tyrannie de l’Etat représentée par Ivan le Terrible, la Sainteté russe ancienne. Toutefois, chez Fédotov, on notera, à la différence de Péguy et sans doute à cause de l’expérience vécue de la révolution, un certain aristocratisme : tout en s’intéressant à la piété populaire il en montre davantage les carences que les qualités. En particulier, il démontre que ce que l’on avait coutume jusque-là d’attribuer à l’humilité du peuple russe n’était, textes à l’appui, que la peur animale de l’Apocalypse et du Jugement Dernier. De surcroît, il voit l’idéal chrétien orthodoxe représenté davantage par certains hauts prélats de l’Eglise d’origine aristocratique que par le petit peuple.

    A côté de son activité scientifique, il n’abandonne ni son idéal socialiste, ni son idéal patriotique : il publie des articles de vulgarisation historique ou politique dans plusieurs revues et en particulier dans les Annales Contemporaines, la revue de Kérenski, qui constituent une contribution importante à la pensée émigrée dans les années 1925-1930; car c’est le moment où les émigrés ont compris que l’exil serait long, et montrent un intérêt croissant pour la définition d’une conscience nationale qui souderait toutes les chapelles autour d’idées-forces communes, indépendamment des partis. De cet espoir naît toute une littérature dont le mérite est d’approfondir les valeurs défendues et leur application politique possible.

    Mais aucune des revues (ni même Put’, la revue de Berdiaev) dans lesquelles publie Fédotov, ne le satisfait complètement. Il est d’ailleurs souvent violemment critiqué car sa pensée ne se plie pas aux idées trop simples et aux clichés ; en 1930, il crée avec Stépoune et Foundaminski la Cité Nouvelle, qui s’attache à proposer un programme social-chrétien réalisable ici et maintenant et montre, encore une fois à l’instar de Péguy, son attachement à la diffusion des idées qu’il croit justes. A partir de la Cité Nouvelle, Mère Marie (ancienne révolutionnaire)  lance un appel pour un monachisme d’un nouveau genre, qui met en pratique les idées social-chrétiennes de Fédotov : il s’agit de créer, rue de Lourmel, un foyer qui vienne en aide aux Russes les plus démunis de l’émigration. Elle sera à l’origine d’une œuvre qui s’intitule l’Action orthodoxe, à laquelle Fédotov et Berdiaev participeront avec enthousiasme. Berdiaev y transférera ses réunions de philosophie religieuse.

    En 1937-1939 ayant pris à deux reprises fait et cause dans la presse pour les républicains espagnols, Fédotov entre en grave conflit avec l’Institut Saint-Serge qui estime qu’un professeur de l’Institut ne doit pas prendre parti publiquement sur les problèmes politiques.  La question de la liberté de conscience à l’intérieur d’une institution ecclésiastique se pose à lui de façon aiguë et il vit ce conflit d’autant plus douloureusement qu’il ne pouvait espérer trouver un gagne-pain ailleurs.

    En 1940, grâce à l’aide des syndicats juifs américains qui le comptaient au nombre de leurs amis, il réussit à partir pour les Etats-Unis. Il enseigne à Yale puis au séminaire orthodoxe de Saint Vladimir près de New York, où il retrouve d’anciens collègues de l’Institut Saint Serge. Les dernières années de sa vie sont consacrées à la rédaction de son livre capital paru en anglais : The russian religious mind [168], essentiellement fondé sur les hagiographies russes. Dans sa préface, il insiste sur ses prédécesseurs dans ce travail. Il cite l’Abbe Bremond, un proche de Bergson, et les catholiques modernistes.  Il explique  sa méthode : il s’agit d’utiliser les hagiographies pour définir non pas exactement ce qui s’est passé autour des saints russes, s’il y a eu véritablement des miracles à leur mort, mais pour déterminer quel était l’idéal de sainteté prêché par ces hagiographies. Il remarque par ailleurs que les hagiographies françaises accordent une plus grande place à la personnalité du saint (sainte Geneviève ou Jeanne d’Arc) et que les vies des saints russes étant moins différenciées rendent le travail du chercheur plus ardu.  Donc, d’une part, il se livre à une sérieuse étude des textes, mais, d’autre part, il ne cherche pas à distinguer la vérité historique de la légende, la légende témoignant également de l’idéal chrétien. Il se pose ainsi en héritier de l’école médiévale de Saint-Pétersbourg dont il applique les méthodes au domaine russe.

 

C - Les commentaires sur Péguy.

 

    C’est au début de son émigration française, en 1927, que Fédotov écrit une recension sur le livre des frères Tharaud sur Péguy. Quelle est alors sa connaissance de la culture française ?

    Elle est héritée de ses études classiques, de ses errances de révolutionnaire qui l’ont sans doute conduit en France avant la guerre, et de ses maîtres Karéiev et Grevs qui ont longuement séjourné en France, le premier de dix ans plus âgé que le second, pour ses recherches sur la Révolution française, le second pour l’étude du moyen-âge latin. Ses  intérêts personnels le poussent à lire plus particulièrement dans les domaines de l’histoire du christianisme médiéval, la crise du modernisme catholique (Abbé Bremond, Loisy), le christianisme social.

    Nous devons mentionner ici que Grevs, ayant autour des années 1890/1900 séjourné à plusieurs reprises à Paris pour évaluer l’enseignement de l’histoire en France était assez sévère envers la Sorbonne, trop marquée, selon lui, par l’objectif utilitaire de la sacro-sainte leçon d’agrégation, l’étroitesse d’esprit de ses professeurs (Lavisse) qui se risquaient trop peu en dehors du domaine de l’histoire de France. Il recommandait plutôt à ses étudiants l’Ecole des Chartes ou l’Ecole des Hautes Etudes plutôt que la Sorbonne ou l’Ecole normale. Et Fédotov, s’il ne pouvait adhérer à la Clio de Péguy, montre une certaine sympathie envers sa véhémence contre la Sorbonne. Néanmoins, leur conception de l’histoire ne pouvait coïncider : pour Péguy l’histoire était art et écriture au service d’un idéal, pour Fédotov c’était avant tout une science avec toute sa rigueur méthodologique, qui pouvait s’appliquer à la recherche dans le domaine religieux (il consacra plusieurs articles à défendre la critique des textes à l’intérieur de la tradition orthodoxe), même si ses adversaires lui reprochaient de céder parfois à la facilité d’un style éblouissant.

    L’émigration à Paris est naturellement un stimulant puissant pour pousser plus avant ses lectures. Nous possédons une lettre de Fédotov à Grevs, retrouvée dans les archives de Grevs,  qui date des premiers mois de son arrivée en France et qui rend compte de ses premiers contacts intellectuels à Paris :

    « Mes obligations professionnelles me contraignent à me tenir au courant de la nouvelle littérature, qui malheureusement demeure d’avant-guerre et par le métier formel et  par la structure. Je citerai quelques noms que je soumets à votre appréciation : A. Gide, Giraudoux, Claudel, Delteil, Lacretelle, Léon Bloy. Bergson ne donne plus de cours : il est très vieux, et semble-t-il n’écrit plus.  Parmi les philosophes on parle beaucoup du Thomiste Maritain.

    De surcroît les nouvelles revues Le Vaisseau d’argent et Le Roseau d’Or publient Claudel et Maritain. A l’université, on remarque le jeune Gilson, historien de la philosophie médiévale  et auteur de livres sur le thomisme et Bonaventure. 

    J’ai écouté pour la première fois beaucoup de célébrités à la Sorbonne et au Collège de France : Loisy (un homme très intéressant, plus intéressant que ses livres), Brunot (brillant orateur), Diehl, Faral, Stavrosky (il parle malheureusement très mal), Monseaux, C. Jullian (qui m’a beaucoup plu.) »

    On notera ici des catholiques engagés, connus dès avant la guerre (Claudel et Léon Bloy), des proches de Péguy : Bergson qui fut son professeur de philosophie à l’Ecole normale (et s’intéressait de près à l’œuvre de l’Abbé Bremond) et Maritain avec qui il entretint des relations suivies même si leurs positions furent souvent antagonistes.

    Quant à la connaissance de Péguy même, nous savons pour certain, d’après l’article de Fédotov, qu’il connaissait le livre de Suarès sur Péguy, les Cahiers de la quinzaine et en particulier le 7e cahier, les écrits de Maritain qu’il cite le plus souvent et,  nommément, le premier poème de Péguy sur Jeanne d’Arc, porte-parole de la révolution, ainsi que Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc. Mais nous avons tout lieu de penser qu’il connaissait l’œuvre de Péguy dans son ensemble, car Fédotov était un lecteur infatigable et d’une capacité de travail hors du commun.

     Deux remarques s’imposent déjà :

     1) La vision fédotovienne de la France universitaire et intellectuelle  est surannée en 1925. C’est que la vision de Fédotov  est marquée par ce qu’il a appris auprès de ses maîtres Karéiev et Grevs, qui ont  bien connu une génération antérieure à celle de Fédotov et ont communiqué cette connaissance (qui subit de surcroît une interruption de onze ans entre 1914 et 1925) à leurs étudiants. Et, bien que Fédotov s’en défende, l’émigration favorise ce phénomène de cristallisation autour d’une culture acquise avant l’exil. Toutefois, il s’emploiera à rattraper le temps perdu par dix années d’isolement de la culture française et comprendra bientôt les enjeux soulevés par les héritiers de Péguy.

       2) A travers la culture française Fédotov tend à  retrouver son bien russe et  c’est ainsi qu’il commence son article sur le livre des frères Tharaud :  Le chemin religieux de Péguy : Jérôme et Jean Tharaud, Notre cher Péguy, Paris, Plon 1926 : « Ce livre semble avoir été écrit pour nous Russes ».

    Et c’est ce bien russe que Fédotov trouve chez Péguy que nous allons tenter d’expliciter en analysant  son article.

    Tout d’abord,  Fédotov explique Péguy par son appartenance à la renaissance idéaliste française des années 1890-1900, par l’influence de Bergson et la libération du positivisme (Brunetière) et le combat de Péguy contre le parti intellectuel que l’on peut mettre en parallèle avec la réévaluation des valeurs prônées par l’Âge d’argent de la littérature  russe et la renaissance chrétienne du début du siècle, qui ont engendré l’évolution des marxistes vers l’idéalisme (Berdiaev, Struve, Boulgakov, Frank et le recueil Du marxisme à l’idéalisme), l’abandon du carcan positiviste de l’intelligentsia et le combat de l’élite contre ses préjugés,  les tentatives d’une autre histoire, l’histoire des mentalités, parmi les disciples de Grevs, et pour Fédotov l’histoire scientifique de la sainteté en partant de l’analyse de textes narratifs, qui  a eu le même effet libérateur sur bon nombre d’intellectuels russes et les a engagés sur le chemin d’une recherche religieuse.

    Toutefois, si certains intellectuels ont retrouvé la foi sans pour autant s’engager dans le combat social, d’autres, dont Fédotov, n’ont pas renié leur engagement révolutionnaire, le mettant au service des valeurs humaines et chrétiennes.

    Aussi, Fédotov recherche chez Péguy un modèle de socialisme chrétien proche de l’expérience de ses amis, Berdiaev, Stepoune, Foundaminski, modèle qui se démarque du marxisme et se veut à la recherche d’un nouveau populisme. Dans l’article cité plus haut, il constate que, chez Péguy :

    « Son socialisme était très original, bien que sur les bancs de l’école il se soit drapé d’orthodoxie marxiste. En réalité il s’agissait de populisme, de foi dans le peuple, des gens simples, d’amour pour leurs us et coutumes qui s’enfonçaient déjà dans le passé, de haine pour l’esprit bourgeois, il s’agissait d’un idéal de vie plus médiéval que contemporain. Le socialisme politique était un avatar du  christianisme de Péguy.[169]»

    Et Fédotov se plaît à étudier les sources françaises du socialisme chrétien qui est celui de Péguy :

    « Lorsque nous  étudions l’histoire du socialisme, nous voyons comment il s’est formé en France entre 1830 et 1840 parmi l’intelligentsia révolutionnaire d’une religiosité exaltée. La majorité des prétendus « socialistes utopistes » Saint-Simon, Fourier, Pierre Leroux, George Sand étaient des romantiques chrétiens, bien qu’ils n’aient guère de sympathie pour l’Eglise. Des catholiques vinrent à eux, des prêtres comme Lamennais et Lacordaire. A la veille de la révolution de 1948, dans les faubourgs ouvriers de Paris, on prêchait avec énergie un christianisme social »[170].

    Car, pour Fédotov, il est essentiel de bien distinguer le socialisme chrétien  du marxisme : le socialisme chrétien remplace la notion de pouvoir par les valeurs de la personne.

    Mais alors que les socialistes en général sont plus cosmopolites que patriotes, Fédotov  apprécie hautement chez Péguy son patriotisme nourri lui aussi de christianisme..  La figure emblématique de Jeanne d’Arc est à la fois symbole chrétien et symbole de la défense de la patrie. Comme nous l’avons vu plus haut,  le patriotisme de Péguy, comme celui de Fédotov, se cristallise en 1905, au moment des événements de Tanger pour la France et de la guerre russo-japonaise pour la Russie.  La guerre le rend plus fort encore. Cependant, la réponse des deux hommes à la guerre est très différente : Péguy s’engage militairement et Fédotov, quoique  prêchant le combat par les armes, s’en tient à la propagande oratoire, sans songer, comme la plupart des intellectuels russes,  à monter au front personnellement. Au moment où il écrit ses lignes sur Péguy, Fédotov est de surcroît plongé dans l’émigration qui avive le sentiment national et  à la recherche d’une conscience nationale et d’un nouveau populisme fondé scientifiquement, que Fédotov va tenter de cerner par l’étude des hagiographies. Il sera très proche du sentiment national de Péguy qui se fonde sur l’histoire des valeurs nationales acceptées par le petit peuple, de l’idéal national inscrit dans les traditions hagiographiques, mais qui ne s’en laisse pas conter ni subjuguer par l’intérêt étatique au mépris des valeurs morales fondamentales.  C’est pourquoi Fédotov insiste sur le dreyfusisme de Péguy qui s’inscrit en contrepoint de son sentiment patriotique en tant que refus de placer la valeur nationale au-dessus de toutes les autres valeurs morales. Le dreyfusisme de Péguy était motivé par une « mobilisation de l’esprit contre l’intérêt étatique, thème tragique d’Antigone, voulant sauver la France d’un péché mortel. La déception quant à ses compagnons et les résultats fut forte.  Mais demeura en lui le respect de l’esprit de l’Ancien Testament.[171] »

    Pour finir, Fédotov tente d’analyser le cheminement de Péguy vers la foi. Il montre que chez Péguy coexistait la foi et la révolution,  et qu’il réunissait autour de lui  les représentants de la France catholique et de la France radicale : on y trouve Jaurès, Romain Rolland, Sorel, aussi bien que Maritain, Léon Bloy, Suarès. Et sur le plan confessionnel il réunissait juifs, protestants, catholiques et même les athées, ce qui était conforme à l’expérience de Fédotov dans les fraternités au moment de la Révolution, ou dans son intérêt pour l’œcuménisme, ce qui était aussi une nécessité pratique de l’émigration.

    Fédotov s’intéresse particulièrement au refus de l’appartenance ecclésiale de Péguy. Comme Péguy, Fédotov ne comprend pas que l’Eglise ne se soit pas suffisamment engagée dans le combat social, car sa religion restera toujours du côté des humbles. Mais Fédotov, malgré ses réticences vis-à-vis de l’Eglise officielle, a franchi le pas. Certes, en émigration, l’Eglise orthodoxe était le refuge le plus évident de la culture russe. Et Péguy n’avait pas cette expérience. Mais Fédotov redoute comme Péguy la privation de liberté qui résulte d’une appartenance confessionnelle. Ce conflit, Fédotov d’ailleurs le vivra douloureusement au moment de sa mise au pas par l’Institut Saint Serge. Enfin, pour expliquer que Péguy se soit tenu en dehors de l’Eglise,  Fédotov souligne le refus du dogme ou du dogmatisme de Péguy qui le fit rester « sur l’autre rive,  du côté de Bergson contre saint Thomas d’Aquin[172] ».

    Et c’est par les thomistes,  dans un exposé inédit de Fédotov sur Maritain et son livre sur le christianisme et la culture (exposé lu lors d’un studio franco-russe), que nous renouons et cassons le fil qui unit Fédotov à Péguy.

    En effet,  entre 1925 et 1931, Fédotov manifeste sa sympathie aux Cahiers de la quinzaine  qui, sous l’égide de Marcel Péguy, organiseront le studio franco-russe permettant de confronter les points de vue français et russes. Ce  studio fut créé à l’initiative de Nadejda Gorodeckaja et son ami Vsevolod Focht  qui avaient réussi à tisser des liens avec les jeunes écrivains français proches de la famille de Charles Péguy. Dans ce studio franco-russe prirent part les Français Paul Valéry, Malraux, Maurois, Bernanos, Gabriel Marcel, Fumet, Maritain et les Russes Berdiaev, Vycheslavtsev, Fédotov, Tsvétaiéva, Poplavski, Zaïtsev, Slonim, Weidlé, Adamovitch, Sazonova. Fedotov y fit un exposé encore inédit sur « Christianisme et culture ».

 

     Et Fédotov, qui paradoxalement était plus augustinien que thomiste (il avait écrit un article très érudit sur Augustin[173] avant la Révolution) privilégie le mouvement de l’actualité, représenté ici par Maritain, la rupture avec Péguy, et ce faisant fait preuve certes de sensibilité à la nouveauté, mais à une conception du monde plus éclatée, moins intègre. Mais il gardera la nostalgie d’un classicisme renouvelé, d’une fidélité sans compromis à un idéal représentée par l’œuvre de Péguy.

 

           

 



Jeanne d’Arc et la cathédrale dans l’œuvre de Péguy

Lioudmila Chvedova

Université de Paris-IV

 

 

    Jeanne d’Arc et la cathédrale. Qu’est-ce qui nous permet de faire ce rapprochement et de l’étudier dans le contexte de l’oeuvre de Péguy? Avant tout, les moments cruciaux de la vie de Jeanne furent souvent liés à la cathédrale. Parfois avec son armée, parfois toute seule, elle a passé par les plus grandes villes-cathédrales : Orléans qu’elle a délivré, Reims où elle a mené le roi pour le sacre, Rouen où son procès et son exécution ont eu lieu. Tous ces joyaux d’architecture ont été témoins de ses victoires ou de ses échecs et désespoirs.

    En commençant par la première oeuvre de Péguy, le drame de Jeanne  d’Arc  (1897) et en finissant par ses oeuvres plus tardives comme Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc  (1910) et la Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne (1914), essayons d’analyser les rapports qu’entretiennent le personnage de Jeanne et l’image de la cathédrale chez Péguy. Partant des monologues de Jeanne aux cathédrales dans le premier drame de Péguy et des premières évocations de la cathédrale dans ses œuvres « johanniques », nous nous approcherons finalement du problème de la représentation de Jeanne comme cathédrale. Lorsque nous parlerons désormais de l’église, nous y entendrons une oeuvre architecturale et nous préciserons les moments où nous y comprendrons la communauté des croyants et non une institution hostile ayant accusé et condamné Jeanne d’Arc.

I  La cathédrale, ”geste au ciel” dans les monologues du personnage de Jeanne d’Arc

    Le thème de l’église et de la cathédrale apparaît dans le cinquième acte de la première partie du drame de Jeanne d’Arc, dans le monologue où Jeanne s’adresse à l’église de Domremy, où elle dit son adieu à l’église paroissiale avant d’accomplir sa mission en devenant chef de guerre. Ce monologue annonce déjà le chant de Péguy dédié aux cathédrales de France :

« J’aimais l’église là : d’un seul geste elle porte

Sa prière de pierre ascendante et solide,

Prière de bâtisse et de vaillance forte,

S’appuyant ici-bas pour monter plus solide :

 

J’aimais le geste au ciel de l’église de pierre »[174]

 

Jeanne insiste ici sur le mouvement ascendant de l’église, sur son élan vers le ciel, vers Dieu, sur sa verticalité. Pour renforcer ce sentiment d’un axe vertical, elle répète deux fois l’expression « geste au ciel », qui commence le quatrain et qui le termine comme un refrain par un cinquième vers décalé.

   Cet élan, on le percevait déjà dans le quatrain précédent évoquant l’ascension de la voix de cloche :

 

« J’aimais la cloche là ; j’aimais sa voix qui chante

Et s’épand sur la Meuse emplissant la vallée

Comme un flot de prière et de vaillance lente,

S’élançant pesamment jusqu’à vous étalée<...> » [175]

Le mouvement de l’église vers le ciel revient lors de la prière de Jeanne dans la cathédrale d’Orléans, lorsqu’elle glorifie Dieu :

 

« Votre gloire emplissait la vaste cathédrale

Et montait comme un flot jusqu’au ciel où vous êtes[...] »[176]

 

   Cet élan vers le ciel de l’église de Domremy et de la cathédrale d’Orléans est comparable à celui de la flèche de la cathédrale de Chartres, que Péguy associait à un épi de blé dans La Tapisserie de Notre-Dame. L’assemblage des pierres de l’église est comme l’unité des grains dans l’épi symbolisant le pain éternel. Et les pierres de l’église sont comme les âmes des fidèles priant dans l’église et formant une communauté liée par la même foi. Ainsi, on peut construire deux chaînes, deux paradigmes : grain-pierre-âme ; épi-église-communauté des fidèles. Dans les passages qu’on a déjà cités, c’est surtout la deuxième composante de ces chaînes qui est présente : pierre, église. Mais l’intéressant ici est que Péguy ne parle pas tout de suite des croyants et de Dieu : la seule voix qu’on entend dans le premier passage, c’est la voix de la cloche, et la prière dont il parle n’est pas la prière des gens mais celle de la pierre, de la bâtisse, de l’église même qui est personnifiée. Le peuple avec sa voix humaine ne surgit que dans les lignes suivantes :

 

« La voix de la partance et la voix douloureuse,

La voix dont la prière a souvent semblé vaine,

Et qui marche quand même en la route peineuse[..]> »[177]

 

   Le regard humain s’élance avec la flèche de l’église vers le ciel, vers Dieu, il est toujours empli de foi et de bonne espérance :

 

« Et j’aime le regard humain quand il s’envole

Ainsi qu’un trait vivant droit au ciel désirable[..]> »[178]

 

   L’église avec le peuple forment une seule prière, ils unifient leurs efforts, car ce n’est qu’à ceux qui ne cessent pas de prier que Dieu accorde son salut. Cette église formant la prière peut être associée à la sculpture dAuguste Rodin La cathédrale (1908) qui représente deux mains jointes en prière montées au ciel symbolisant l’unité des âmes jointes en un même   élan vers le ciel.

   Dans Le Mystère de la vocation de Jeanne d’Arc  (acte III), Péguy développe ce monologue de Jeanne adressé à l’église de Domremy. Il y répète les mêmes morceaux commençant par « J’aimais la cloche là […] » et « J’aimais l’église là [...] ». Mais ils sont considérablement augmentés, sans pourtant être changés. Ces ajouts sont significatifs, car ils montrent le changement de Péguy, qui ose dire ce que le socialiste taisait en gardant les blancs dans les pages mais ce qu’il avait déjà pourtant dans l’esprit, fait confirmé par Pie Duployé qui accordait « les droits à la coexistence dans l’âme et dans l’esprit de Péguy entre 1893 et 1905, d’un athéisme et d’un christianisme, non avoué, et même combattu, mais profondément,  existentiellement vécu. »[179] De fait, l’homme, Dieu, la pierre et l’église sont étroitement liés. Le son de la cloche ici est doublement créé : il est créé par l’homme et par Dieu. La voix de l’église vient en même temps de Dieu et de l’homme :

 

« Voix créée,

Voix doublement créée.

Voix créée de l’homme.

Voix créée de Dieu, par le ministère de l’homme,

Par le singulier ministère de l’homme.

Votre voix profonde, ô cloches créatures. »[180]

 

    Le thème des voix a une importance singulière pour Jeanne, pour la découverte de sa vocation. Les voix des cloches, de l’église qu’évoque Jeanne au début du troisième acte sont liées ici aux voix des hommes : « Tant de prière de cloches et d’églises, tant de prières de regards et de voix »[181]

    Ces voix se transforment petit à petit en voix d’une autre nature, en voix surnaturelles que Jeanne entend dans ses visions mystiques et qui lui découvrent sa vocation. 

  D’après ce monologue ce n’est plus seulement la prière de pierre qui s’élève vers le ciel, mais également celle des maçons, des fondeurs de cloches, autrement dit de tous les hommes qui ont participé à la construction de l’église et de tous les hommes qui prient dans l’église :

 

 

 

« Prière de maçons ; (et vous, cloches, prière de fondeurs).

Prière de bâtisse et de taille de pierre.

Prière de charpente ; à l’intérieur, pour vous soutenir,

vous cloches. »[182]

 

   Puisque l’église est doublement créée comme la voix des cloches, elle est créée par Dieu et par l’homme, par tous ceux qui l’ont érigée :

 

« Eglise créature,

Eglise créée.

Doublement créature.

Doublement créée.

Créée de l’homme, créature de l’homme, prisonnière

de l’homme.

Du travail de l’homme.

Créée de Dieu, créature de Dieu, par le ministère de l’homme.

Par le singulier, par le mystérieux ministère de l’homme.

Par la perpétuelle intercalation  de l’homme. »[183]

 

Là surgit également le thème de l’église vivante, de l’église être animé, de l’église-créature et de la cathédrale-créature par la suite.

   Ainsi le monologue complété et développé explique-t-il la conception de l’église, de la bâtisse, de la cathédrale chez Péguy-chrétien. Ici, on voit un autre Péguy, une autre Jeanne pour qui l’église, l’homme et Dieu sont inséparablement liés. Péguy accentue cette liaison, il y insiste à l’aide de ces additions. Ces ajouts sont comme des feuilles qui complètent les branches de l’arbre de la première Jeanne d’Arc, qui développent les idées de la première Jeanne d’Arc, qui confirment la fois chrétienne de Péguy.

 

II Les controverses au sujet de la cathédrale dans les oeuvres « johanniques » de Péguy

 A -  Construire plus vite que démolir ou « tuer la guerre »?

    Le thème de la cathédrale et de l’église surgit, indirectement, dans la controverse sur l’utilité de construire, de semer, de travailler en période de guerre, controverse qui naît dans les premières pages du drame Jeanne d’Arc et continue dans Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc. Jeanne discute avec Hauviette en comparant les gens, qui sont toujours en train de construire malgré les destructions, aux enfants qui s’amusent à faire des digues avec de la terre. « La Meuse finit toujours par passer par-dessus »[184], affirme Jeanne. Selon elle, il faut d’abord « tuer » la cause première de ces destructions et dévastations, la guerre, autrement tous les efforts sont inutiles. Mais Hauviette conteste l’idée de Jeanne, persuadée qu’il faut continuer à travailler avec le même soin en construisant, en labourant la terre, car c’est cela qui garde tout, qui tient tout. “[...] le bon Dieu finira bien par bénir leurs moissons[185], dit Hauviette. C’est Madame Gervaise qui tranche la discussion, au profit d’Hauviette, dans un des passages du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc  où le personnage de la couventine s’impose pour l’équilibre, où elle a souvent raison contre Jeanne, où elle la dirige en quelque sorte : « Ils démolissent les églises. Nous en rebâtirons toujours. Nous rebâtirons toujours des églises de pierre [....] Nous rebâtirons toujours des églises temporelles. Nous édifierons toujours des églises périssables. Mais il y a une Eglise qu’ils n’atteindront pas. Il y a une Eglise de Dieu qu’ils n’atteindront pas. Il y a une Eglise dans le ciel, dans le ciel de Dieu. Il y a une Eglise éternelle. Qu’ils n’atteindront jamais. »[186] D’après Madame Gervaise, tout ce que font les démolisseurs des églises sur terre est vain, car il existe une autre église, une Jérusalem céleste qui est éternelle, que personne ne pourra jamais démolir et qui va toujours protéger les églises sur terre. Hauviette et Madame Gervaise prouvent à Jeanne que le fait de construire n’est pas inutile, parce que c’est aussi une façon de lutter contre la guerre, parce que c’est un des moyens de la « tuer », de montrer aux démolisseurs que les constructeurs sont plus forts, plus obstinés, capables de construire plus vite que les autres démolissent. Et c’est une des façons de leur montrer leur faiblesse, leur incapacité, l’inutilité de leurs efforts. En écho à cette idée, citons un passage du Porche du mystère de la deuxième vertu où le peuple lutte contre les mauvaises herbes en ne cessant point de désherber :

« Peuple qui ne cesses point de désherber. Plus vite et plus constant et plus infatigable que la nature même. »[187] « Peuple qui suffis plus à arracher la mauvaise herbe que la mauvaise nature à la faire pousser. »[188] « Peuple plus opiniâtre, plus patient, plus recommençant que la mauvaise nature même... » [189]

    Les démolisseurs des églises sont, si l’on peut dire, comme cette mauvaise nature qui fait pousser les mauvaises herbes empoisonnant les blés. Ainsi les Anglais démolissent-ils les églises comme la mauvaise herbe détruit le pain éternel. Mais le peuple doit continuer à construire, à semer plus vite que l’on ne détruit, que l’on n’empoisonne les semailles.

   Ne refusant point cette vérité paysanne, Jeanne va pourtant plus loin. Elle est persuadée qu’en même temps il faut lutter contre la  guerre elle-même, qu’il faut tuer la cause première de ces malheurs, qu’il ne faut pas se soumettre au mal universel. Péguy donne raison à ces trois personnages : chacun a raison à sa façon, les trois points de vue ne se contredisent pas, mais se complètent, car ils viennent tous du même esprit. 

    B -  Vous n’êtes rien” ?

    La grandeur et la majesté des plus importantes cathédrales de France sont comparées par Jeanne au petit bourg de Nazareth qui a vu Jésus, qui l’a vu marcher sur cette terre, qui est le plus fortuné, car il a vu en vérité sa présence. Dans Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc , le monologue de Jeanne adressé aux grandes villes-cathédrales de France se construit sur un jeu de répétitions, de négations et d’oppositions. Jeanne se souvient des plus belles cathédrales : Chartres, Tours, Paris, Reims, Amiens, Orléans. Elle les évoque en suivant un même schéma qui se répète ; en les admirant et magnifiant au début, elle nie à la fin leur signification par une seule phrase : « vous n’êtes rien » qu’elle répète presque chaque fois qu’elle évoque une cathédrale, tout en conservant tout de même le voussoiement, si caractéristique de Péguy lorsqu’il s’adresse à n’importe quelle cathédrale et surtout à Notre-Dame de Chartres (qu’il mettait au-dessus de toutes les autres). Parlant avec la voix de Jeanne, Péguy exprime le même amour, la même admiration pour la cathédrale : « Vous Chartres, ville unique du pays de France, cathédrale unique au monde, Chartres, diocèse, ville unique au royaume de France, Chartres, qui êtes dévouée à notre Dame, Chartres qui êtes dévouée, dédiée, donnée à notre Dame, Chartres qui êtes vouée [...] »[190] L’adjectif « unique » se répète ici trois fois, élevant au plus haut degré la valeur de cette cathédrale pour Péguy, qui de plus, la cite en premier lieu, en la mettant devant toutes les autres. Ce passage qu’on vient de citer résume le thème de La Tapisserie de Notre-Dame, consacrée à la cathédrale de Chartres. Mais déjà la suite de la phrase efface tout ce qui était dit avant, bien qu’elle ne soit pas négative ; elle suppose une question rhétorique et une antithèse par rapport à la première partie de l’énoncé : « [...] qu’est-ce que vous êtes, Chartres, grande ville, en comparaison de ce petit bourg. »[191] Et la phrase suivante renforce encore plus la négation supposée dans la précédente. Dans ce cas-là, elle est exprimée directement mais, sans se rapporter à la cathédrale de Chartres elle désigne la basilique Saint-Michel : « Et vous aussi vous n’êtes rien, vous-même Saint Michel, bourg unique, ville unique au monde, unique en toute chrétienté, basilique au monde. »[192] Là, ce n’est pas le même principe de construction de la phrase : d’abord, c’est la négation, ensuite vient l’affirmation et l’admiration. En troisième lieu Péguy cite Tours « ville de Loire, ville de saint Martin [...] capitale des Gaules [...] capitale des premières chrétientés. »[193] Ensuite, il généralise et la négation ne se rapporte plus à une cathédrale ni à une ville concrète, mais à toute la série énumérée ci-dessus: « Vous toutes, qu’est-ce que vous êtes, grands diocèses, grandes villes, grandes paroisses, qu’est-ce que vous êtes auprès de ce petit bourg, au prix de ce petit bourg obscur, qui hélas hélas, n’est peut-être plus même une paroisse, une paroisse chrétienne. »[194] Ici les négations et les affirmations s’entremêlent, la phrase est remplie d’antithèses. Ce qui semble grand, en vérité ne l’est pas et ce qui est en réalité petit de dimension, devient grand par sa signification.

   En évoquant la cathédrale Notre-Dame de Paris, Péguy insiste sur le chiffre deux ; l’adverbe « doublement » se répète ici plusieurs fois: « Et vous, les tours de Notre-Dame, Paris, qui fûtes capitale du royaume de France, doublement dévouée, doublement dédiée, doublement donnée, vouée doublement... »[195] Ce phénomène rappelle des passages de La Tapisserie de Notre-Dame,  lorsque Péguy en évoquant la cathédrale de Paris la compare à une « double galère » pour ses deux tours sans doute, pour l’Île de la Cité avec les deux rives de la Seine qui sont des deux côtés de la cathédrale. Péguy n’oublie pas Orléans, qui est un point de départ pour lui et qui sera très significatif pour Jeanne. Mais toutes ces grandes villes avec leurs cathédrales et leurs saints ne sont rien par rapport à la petite paroisse de Bethléem : « Grandes villes, villes illustres, villes de chrétienté, vous avez de grands saints et de grands patrons, les plus saints, les plus grands patrons du monde, et au-dessus de tous les saints vous êtes patronnées, vous avez la sainte Vierge notre Dame. »[196] Mais tout de suite après vient une antithèse qui nie tout ce qui était dit : « Or vous n’êtes rien, villes chrétiennes, grandes villes, résidences de chrétienté, chaires, cathédrales de sainteté vous n’êtes rien. »[197] Car la petite paroisse de Bethléem a tout pris, car elle a saint Jésus, le plus saint des saints. Ce qui est intéressant, c’est que Péguy ne voussoie pas ce petit bourg qui a tant de signification, il commence à le tutoyer contrairement aux grandes villes-cathédrales comme s’il changeait  brusquement de registre: « Mais toi, Béthléem, petite paroisse obscure, petite paroisse perdue, toi maline tu as saint Jésus, et nul ne pourra te l’enlever éternellement jamais. »[198] On peut supposer qu’il utilise ce procédé pour mettre plus en relief l’opposition entre les grandes villes et ce petit bourg, pour marquer encore plus cette antithèse grâce à l’opposition des pronoms personnels « vous » et « tu » pour montrer la multiplicité d’endroits saints et la singularité du « petit bourg ». D’autres endroits saints, d’autres saints après Jésus ne sont pour Jeanne que des travailleurs de la onzième heure, les saints de la onzième heure, car ce sont des saints secondaires qui n’ont pas vu Jésus sur terre mais ils ne l’ont vu que dans l’éternité, mais non pas dans l’histoire terrestre. « Villes cathédrales, vous n’avez point vu cela. Vous enfermez dans vos églises cathédrales des siècles de prière, des siècles de sacrements, des siècles de sainteté, la sainteté de tout un peuple, montant de tout un peuple, mais vous n’avez pas vu cela. »[199] Les cathédrales sont dans ce cas-là comme une reproduction de quelque chose d’entendu, comme quelque chose de secondaire, mais non pas le témoignage de ce qui était vu. Ce n’est pas la sainteté première, mais son imitation, si l’on peut dire.

Evoquant les plus grandes cathédrales, Péguy s’adresse, dans le monologue de Jeanne d’Arc, à Reims : « Reims, vous êtes la ville du sacre. Vous êtes donc la plus belle ville du royaume de France. Et il n’y a pas de cérémonie plus belle au monde, il n’y a pas dans le monde de cérémonie aussi belle que le sacre du roi de France, dans aucun pays. »[200] Mais  tout de suite on voit surgir le doute dans le sens de ce sacre, car Bethléem a assisté à la naissance de la royauté éternelle. « Mais d’où venez-vous, ville de Reims, que faites-vous, cathédrale de Reims. Qui êtes-vous. Une étable, dans ce bourg perdu, une pauvre étable, dans ce pauvre petit bourg de Bethléem, une étable a vu naître une royauté qui ne périra pas, une simple étable, une royauté qui ne disparaîtra point dans les siècles des siècles, jamais, une étable a vu naître un roi qui régnera éternellement. »[201] Reims, ville tellement marquante pour Jeanne, ville où elle a mené le roi pour le sacre, ville à laquelle elle liait tout son espoir, ville qui devait changer le destin de France. Oui, Péguy fait parler son héroïne de la cathédrale de Reims et des sacres solennels des rois de France : « Et le roi de France, qui est le plus grand roi du monde, fait des entrées solennelles, il fait dans Reims une entrée solennelle, et rien n’est plus beau que l’entrée du roi dans Reims, rien n’est plus beau au monde, rien dans le monde n’est aussi beau, dans tout le monde ; et vingt rois de France ont fait dans Reims, dans la cathédrale de Reims vingt entrées solennelles, vingt entrées somptueuses. »[202] La phrase abonde en répétitions, procédé chez Péguy. Péguy insiste ici sur le caractère unique du sacre des rois à Reims : rien n’est plus solennel. Mais cela est encore temporel, périssable, mortel par rapport  à la naissance du roi éternel, roi le plus juste, « roi par-dessus les rois » à Bethléem.

   L’existence des plus grandes cathédrales est privée de son sens dans les pensées de Jeannette, car leur sainteté n’est pas la sainteté originelle ni la sainteté initiale, ce n’est donc pas dans ces villes-cathédrales qu’il faut chercher la source de la sainteté :

« Mais vous, flèche de Chartres, nef d’Amiens, où allez-vous. Que faites-vous, qui êtes-vous, d’où venez-vous. Vous n’êtes rien. Et vous flèche de Chartres et tombeaux de Saint-Denis, saintetés du royaume de France, vous n’êtes rien. »[203] La négation de la valeur des grandes villes-cathédrales augmente progressivement. La question rhétorique « qu’est-ce que vous êtes » posée au début se transforme en « vous n’êtes rien », qui se répète régulièrement et finit par devenir une négation générale: « Et il ne reste plus rien, mes enfants, rien à prendre, de ce qui compte. » Le « vous n’êtes rien » est comme un clou qui à chaque répétition s’enfonce plus profondément, qui s’ancre comme un refrain dans l’esprit de Jeanne et celui du lecteur.

   Toute cette série de négations et de paradoxes énoncés dans le monologue trop catégorique de Jeanne a besoin d’un contre-argument, d’un éclaircissement. Et c’est madame Gervaise qui accomplit cette fonction. Elle oppose aux pensées de Jeanne l’idée que « tous les bourgs sont aimés sous le regard de Dieu, / Tous les bourgs sont chrétiens, tous les bourgs sont sacrés, / Tous les bourgs sont à Dieu sous le regard de Dieu. »[204] La sainteté n’est pas concentrée en un seul endroit. Toutes les cathédrales ont leurs saints, qui sont dignes d’être vénérés, qui ne sont pas privés de leur valeur pour cette raison qu’il y a un saint au-dessus d’eux. Ils ont également un droit à l’existence, car ils l’ont bien mérité. Tous les saints sont liés, car il existe une communion des saints. Et tous ces lieux saints sont pénétrés de la présence divine, car elle est continue, car elle est éternelle.

 

Que toutes les paroisses soient dans la chrétienté

Comme une couronne, comme une gerbe d’épi[205]

Chaque lieu saint et chaque cathédrale sont pour Péguy comme des épis liés dans une gerbe par la même foi, par la même idée de la chrétienté. 

III Le personnage de Jeanne d’Arc et l’œuvre sur Jeanne d’Arc comme cathédrale chez Péguy

    En développant le lien de Jeanne à la cathédrale Péguy ne se limite pas à introduire l’image de la cathédrale dans ses œuvres « johanniques ». Il va plus loin. Dans ses oeuvres plus tardives, il décrit Jeanne elle-même comme cathédrale.

   Pour Péguy, le rapprochement de la cathédrale et de la femme est très significatif. Il suffit de se rappeler le poème La Tapisserie de Notre-Dame, où la cathédrale de Chartres brille de toutes les facettes de l’être féminin : elle est mère, reine, régente, maîtresse. La cathédrale est associée chez Péguy à toute une multitude de créatures féminines et surtout à la Vierge qui est pour lui la reine au-dessus de toutes. Et étant donné que, pour Péguy, Jeanne d’Arc était « la fille la plus sainte après la Sainte Vierge »[206], elle a tout son droit d’être mise à côté de la cathédrale, d’être rapprochée de la cathédrale, d’être représentée dans la cathédrale.

   Avant 1914, on ne trouve pas chez Péguy d’association directe de l’image de Jeanne à celle de la cathédrale, mais elle est déjà sous-entendue, d’autant plus qu’elle est rapprochée des châteaux de Loire (1912) qui sont aussi des œuvres architecturales : Péguy compare Jeanne à un château de Loire « qui s’élève plus haut » que les autres et dont « la moulure est plus fine et l’arceau plus léger. La dentelle de pierre est plus dure et plus grave. »[207] Ici le côté masculin et guerrier de Jeanne se mêle à sa finesse et sa féminité. Le côté féminin exprimé par les mots « fine », « léger », « dentelle » côtoie ici le masculin qui est « dur », « grave ». La dentelle de l’image féminine introduite dans ce poème fait écho à la comparaison à la dentelle de pierre de la cathédrale. Il est intéressant que le nom de Jeanne ne soit même pas prononcé dans le poème Châteaux de Loire.  Mais on la reconnaît grâce aux noms de lieux par lesquels elle avait passé et que Péguy cite dans son poème : le pays tourangeau où elle est passée, Meung, Jargeau où elle dirigeait l’armée.

   La comparaison indirecte de Jeanne à la cathédrale surgit en 1914, lorsque, dans la Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, en évoquant Jésus-Christ, sainte Jeanne d’Arc, saint Louis et Polyeucte, Péguy les métaphorise et représente comme une « immense cathédrale des âmes »[208]. En élaborant des classifications de tous ces saints, il affirme : « il y en aurait d’innombrables et qui se croiseraient et qui se commanderaient et qui se recouperaient comme les arcs d’ogive de cette innombrable nef. Car la sainteté est une cathédrale sans nombre. Et il y a plus d’élancement dans la nef, mais il y a plus d’ombre dans les bas-côtés et comme un silence de la lumière même. »[209] Péguy parle donc d’abord de la cathédrale des âmes, c’est-à-dire de la cathédrale qui est faite avec des âmes de saints, qui est constituée par les saints. La sainteté, dans ce sens-là, est un matériau pour construire une immense cathédrale. Dans cette cathédrale, les saints les plus valeureux et les plus vénérés constituent la nef, les autres sont disposés dans les bas-côtés. Mais tous, ils servent à construire une immense cathédrale de sainteté.  Ensuite, puisque la sainteté d’après Péguy est une cathédrale sans nombre et que tous les saints font partie de la sainteté, chacun des saints représente une sorte de cathédrale, notamment Jeanne d’Arc. D’autant plus que dans Un Nouveau Théologien, M. Fernand Laudet  (1911), Péguy affirmait que tout ce qui compose la cathédrale et toutes les œuvres qui s’y trouvent ne peuvent être en séparées. Elles ne sont pas seulement l’ornement mais le tissu même de la cathédrale, une petite cathédrale dans la cathédrale, car elles sont faites de la même pierre et constituent « le même monument temporel éternel ». Ainsi chacune des parties, chacun des détails de la cathédrale ont-ils une valeur de  cathédrale. Mais Péguy ne s’arrête pas à ces deux significations de la métaphore, il continue à la développer et elle acquiert encore un sens. Et il se trouve qu’en même temps, les saints sont comme de petites parties, de petits détails de la cathédrale, plus exactement des clefs de voûte: « Et il y a des saints qui sont dans les alignements de plusieurs arcs, parce qu’ils sont des clefs de voûte ogivale. Et ils commandent autant de voûtes ou de portions de voûtes. Et il y a plusieurs axes, parallèles et perpendiculaires. Et il y a plusieurs plans. Il y a même beaucoup de plans. Mais il n’y a qu’un seul centre. Et une seule clef qui soit centrale. Et un seul autel qui soit au centre. »[210] La clef de voûte centrale est sans aucun doute Jésus- Christ, et toutes les autres clefs lui sont soumises. Et, d’après Péguy, sainte Jeanne d’Arc est la clef de voûte la plus proche de ce centre, la plus proche de Jésus, puisqu’elle est pour lui « la plus fidèle et la plus prochaine imitation de Jésus Christ »[211] parce qu’elle « fut abandonnée et reniée comme le Christ »[212], parce que « dans les prisons et l’agonie et la mort de Jeanne d’Arc est un écho, un reflet, un rappel, tout y est une fidélité au jugement, à l’agonie, à la mort de Jésus », [213] parce que « sa vie et sa passion et sa mort fut imitée au plus près de la vie et de la passion et de la mort de Jésus ».[214] La même analogie peut être appliquée à d’autres détails architecturaux de la cathédrale comme les portails, les chapelles et ainsi de suite. Et suivant la classification de Péguy, le portail central de la cathédrale sera Jésus-Christ et le portail le plus proche de celui-là d’après sa signification sera Jeanne d’Arc ; la chapelle d’axe sera Jésus-Christ et la chapelle rayonnante la plus proche d’elle sera Jeanne d’Arc. On pourrait tracer ainsi une multitude d’autres parallèles éventuels puisque la construction de la cathédrale est soumise à une hiérarchie, qui est toujours strictement respectée.  

   Si l’association de l’image de Jeanne avec celle du château souligne le côté masculin, guerrier, et le courage de Jeanne, sa comparaison à la cathédrale met en relief sa sainteté, son lien avec le sacré, avec Jésus.

   Ce qui rapproche également Jeanne d’Arc et la cathédrale est le fait que Péguy concevait ses ouvrages sur Jeanne, qui se répétaient, qui se complétaient, qui s’amplifiaient, qui se construisaient, comme une cathédrale. Lorsque, en  1912, Stanislas Fumet lui demanda combien de livres devait comporter l’ouvrage entier sur Jeanne d’Arc, Péguy répondit : « Cela dépendra de la longueur de ma vie. Peut-être vingt-quatre volumes. » Puis il ajouta : « Comprenez-vous? Je voudrais que ce fût comme une cathédrale. »[215] L’auteur coréen de la thèse sur Jeanne d’Arc dans l’oeuvre de Péguy de 1910 à 1914, Tjo Jung-Ok, compare donc à juste titre Le Mystère de la charité Jeanne d’Arc  à la « clef de voûte de la cathédrale consacrée à Jeanne par Péguy »[216]. Le mot « cathédrale » est employé ici au sens métaphorique qui désigne « œuvre-cathédrale ».

   L’idée qu’eut Charles Péguy d’écrire ses œuvres dédiées à Jeanne d’Arc comme une cathédrale peut être comparée à la conception de Marcel Proust qui concevait A la recherche du temps perdu comme une cathédrale en projetant de nommer les parties composant son oeuvre comme les parties d’une cathédrale. Il avouait à Jean Gaigneron : « Et quand vous me parlez des cathédrales, je ne peut pas ne pas être ému d’une intuition qui vous permet de deviner ce que je n’ai jamais dit à personne et que j’écris ici pour la première fois : c’est que j’avais voulu donner à chaque partie de mon livre le titre : Porche, vitraux de l’Abside, etc., pour répondre d’avance à la critique stupide qu’on me fait de manquer de construction dans des livres où je vous montrerai que le seul mérite est dans la solidité des moindres parties. »[217]

   Le travail de l’écrivain rappelle ainsi le travail d’un architecte qui réussit à créer une structure complexe aux multiples détails qui sont pourtant ordonnés et soumis à une idée, à un projet unique. Les ajouts de Péguy par lesquels il agrandissait et complétait son oeuvre sur Jeanne d’Arc, sont comme les ajouts de détails de la cathédrale, que les constructeurs effectuèrent pendant des siècles. En parlant de la construction de son œuvre et surtout de ses Tapisseries, Péguy disait souvent qu’il la créait « point après point », ce qui fait penser aux tisserands qui tissent un tapis mais aussi ce qui rappelle la construction des cathédrales, lorsque les maçons posaient pierre après pierre.

 

   Ainsi, l’étude des oeuvres « johanniques » de Péguy nous a révélé différents parallèles entre les images de Jeanne d’Arc et la cathédrale. Evoquant les cathédrales dans ses monologues, Jeanne l’associe à « un geste au ciel » de la bâtisse et de tous les fidèles. La discussion sur la nécessité de construire en période de guerre et le monologue de Jeanne aux grandes cathédrales de France nous montrent différents points de vue sur la cathédrale. Jeanne, qui n’admet pas la soumission au mal universel, fait appel à une mesure démesurée, extrême, à la guerre, unique moyen selon elle de lutter contre ce  mal. Mais Madame Gervaise propose une autre façon de lutter, c’est de continuer à construire et à vénérer toutes les cathédrales sans exception, car elles sont toutes liées par la chrétienté. Les voix de l’église pourtant, se transformant en voix mystiques, dictent à Jeanne sa vocation de chef de guerre. La prière qu’elle faisait constamment n’est pas restée vaine. Les grandes cathédrales l’ont aidée à accomplir sa mission.

   En associant le personnage de Jeanne à la cathédrale, Péguy partait de l’idée de sa sainteté particulière lui permettant de la rapprocher de Jésus. Mais aussi, le destin de Jeanne fut-il semblable à celui des cathédrales pendant la guerre : elle fut brûlée par les Anglais, comme étaient détruites ou brûlées les cathédrales et les églises. Mais son exploit reste vivant jusqu’à nos jours, comme continuent à exister les cathédrales reconstruites et l’Eglise éternelle au ciel : elles relèvent de valeurs impérissables. Cet exploit est chanté par la grande oeuvre-cathédrale de Péguy consacrée à Jeanne d’Arc, dont Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc  est  la clef de voûte.

 

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Une Traduction de Péguy en russe

I

Présentation du projet

 

Tatiana Taïmanova

Université d’Etat de Saint-Pétersbourg

  

 

    Au début des années 90, alors que je préparais ma thèse sur Péguy, mon directeur, le professeur V. E. Balakhonov, aujourd’hui malheureusement disparu, ne cessait d’insister sur la nécessité de traduire et d’éditer cet écrivain en Union Soviétique. Ma thèse était alors la  première étude, dans notre pays, consacrée entièrement à Péguy. Inutile de dire que non seulement je n’avais à ma disposition ni traduction ni édition en russe de son œuvre, mais que la littérature en russe sur cet auteur était tout à fait insignifiante. On peut s’en faire une idée  en lisant les études détaillées de Danielle Bonnaud-Lamotte sur « Péguy en URSS » et d’Yves Avril sur « Trois portraits soviétiques de Péguy » dans les n° 62 et 63 (1993) du Bulletin de l’Amitié Charles Péguy . Et on ne s’étonnera pas que, dans les premières pages de son article, Danielle Bonnaud-Lamotte évoque les éditions soviétiques de Romain Rolland et la critique qui lui était consacrée. Car ma première rencontre avec Péguy en langue russe s’est faite grâce à l’édition en 14 volumes de Romain Rolland qui contenait des extraits de son Péguy en deux volumes, plus précisément du chapitre « Fondation des Cahiers de la quinzaine », et aussi grâce à des entretiens avec mon directeur de thèse,  le plus grand spécialiste de Rolland à cette époque. On aura noté que c’est un spécialiste de Romain Rolland qui dirigeait une thèse sur Péguy. Pourquoi ? D’abord, parce qu’il n’y avait pas en ce temps-là de spécialistes de l’œuvre de Péguy, en tout cas pas à l’Université d’Etat de Leningrad ; ensuite, parce que, comme vous le savez, le nom de Péguy était banni de l’enseignement et de la recherche officielles, et si Balakhonov disposait d’une information assez complète sur cet auteur, ce n’était qu’à cause des liens étroits qui avaient existé entre cet écrivain, odieux, pratiquement interdit, et Romain Rolland, qui était au contraire fort bien accueilli en URSS. J’ai eu de la chance. D’abord, l’époque m’a aidée : les années où j’ai terminé l’Université ont coïncidé  avec la perestroïka et j’ai pu déjà consacrer une partie de mon diplôme de fin d’études à la Jeanne d’Arc de Péguy. Ensuite, mon directeur, malgré les hautes fonctions qu’il occupait (il était à la fois doyen de la Faculté de philologie et secrétaire d’un des organismes du Parti), ne pouvait pas, lui qui était un si merveilleux connaisseur et admirateur de la littérature française, ne pas reconnaître l’importance de l’écrivain. Et c’est la raison pour laquelle, dès qu’il eut apprécié le sérieux de mon projet de thèse, il insista sur la nécessité de traduire Péguy en russe. Enfin, j’ai eu la chance de rencontrer des collègues et des amis français qui m’ont fourni une très grande quantité de documents, de valeur inestimable pour moi, aussi bien sur Péguy lui-même que sur la critique française. Et je veux, en premier lieu, remercier de cela Françoise Gerbod, Yves Avril, Jean Bastaire, Robert Burac et bien d’autres.

    Néanmoins, il était certainement encore trop tôt à cette époque pour parler d’une édition de Péguy en russe. Pour la majorité des chercheurs, des éditeurs, des rédacteurs, « nourris » par la Grande Encyclopédie Soviétique (éd. de 1955) et l ‘Histoire de la littérature française, publiée par l’Institut de littérature mondiale Gorki (Edition de l’Académie des Sciences de l’URSS, Moscou, 1959), Péguy restait un écrivain dont l’œuvre « prenait une coloration catholique, chauviniste, revancharde, mystique… ». Indiquons tout de même que les lecteurs et chercheurs persévérants et curieux pouvaient obtenir une information infiniment plus intéressante et objective, même s’ils ne connaissaient que le russe. D’abord, dans les remarques de T. Motyliova, mentionnées par Danielle Bonnaud-Lamotte ; ensuite, dans deux articles, de mon point de vue, plus intéressants encore que les remarques citées, l’un de Gershon Seliber, « Charles Péguy », publié en 1915 dans La Pensée Russe et conservé à la Bibliothèque Nationale de Saint-Pétersbourg ; l’autre, intitulé également « Charles Péguy », de Maximilien Volochine, célèbre poète russe du début du XXe siècle, et qui fait partie du recueil d’articles Visages de Paris, publié après sa mort d’après le plan établi par lui-même pendant et après la guerre (article inséré dans Maximilian Volochine, Prose autobiographique, Moscou, 1991)

    Bien sûr, un article écrit par un poète et un artiste ne peut prétendre à l’analyse objective qu’on peut exiger d’un chercheur et d’un critique. Cet article contient des jugements qu’il m’est assez difficile d’accepter. En particulier, Volochine écrit que le sens de l’histoire de la France se limite pour Péguy aux deux « grandes bergères », sainte Geneviève et sainte Jeanne d’Arc. Mais il est tout à fait évident que dans cet article Péguy est présenté au lecteur dans toute la diversité, l’ambiguïté et le tragique de sa vie et de son destin, et que cette image est bien loin de celle que nous avions trouvée dans les manuels académiques.

    L’article de Seliber se distingue justement par une fine analyse digne d’un critique professionnel. L’auteur s’y arrête, bien que brièvement, sur presque tous les points essentiels de l’œuvre et de l’évolution de l’écrivain qui, d’une façon ou d’une autre, ont intéressé et intéressent les péguystes. Il est important de noter que Seliber a su comprendre l’unité intérieure de Péguy malgré ses contradictions apparentes et l’a fait apparaître de façon convaincante.

    Bien sûr, il fallait, pour trouver les articles de Volochine et de Seliber, explorer les catalogues spéciaux et les commander à un fonds secret de la bibliothèque, si bien qu’il serait absurde de supposer qu’ils aient pu être connus du grand public.

    Ainsi, pendant la période soviétique, Péguy ne pouvait être traduit ni publié dans notre pays, car il était trop « à droite » pour la censure soviétique.

    Vint la perestroïka, et notre marché du livre fut inondé d’un flot de littérature dont auparavant nous ne pouvions que rêver, que l’on lisait la nuit en cachette, qu’on importait clandestinement de l’étranger, et dont la lecture et l’importation valurent à beaucoup de gens de longues années de prison. Certes, la demande la plus importante concerna les publications des anciens émigrés, des dissidents, des marginaux, bref de tous ceux qui auparavant étaient interdits. Mais l’heure de Péguy n’était pas encore venue. Bien que beaucoup de chercheurs en France aient fait de Péguy, non sans raison, un « écrivain-dissident » (rappelons le colloque sur « Les écrivains de la dissidence », qui se tint à Orléans en 1985), pour le lecteur ou plutôt pour l’éditeur russe, se révélaient d’autres traits de sa personnalité. Rappelons  ce passage de l’Histoire de la littérature française : « Au début, Charles Péguy appartenait à la tendance démocratique de la littérature […] il prit part au travail de propagande socialiste à Paris et à Orléans, fit paraître des articles de polémique dans des revues de tendance socialiste comme la Revue Socialiste et la Revue Blanche […] Les premières œuvres de Péguy, qui correspondent à sa période de plus grand rapprochement avec le parti socialiste, ont des traits communs avec les œuvres du Romain Rolland des années 90. » Pour le lecteur post soviétique chacun des éléments de cette description produisait un effet détestable. Les notions de démocratie et de socialisme, qui avaient, pour n’importe quel lecteur français ou européen, une résonance tout à fait différente, normale, et désignaient des moments objectifs de l’évolution politique, étaient pour nous parfaitement odieuses, et même la comparaison avec Romain Rolland, dont les lecteurs soviétiques avaient en leur temps été abreuvés, n’était pas mise au crédit de Péguy. Ainsi, pour la perestroïka et la période qui suivit, il apparaissait comme trop « à gauche ».

    Aujourd’hui le marché du livre en Russie a atteint un certain équilibre. L’enthousiasme pour tout ce qui était interdit est passé, l’intérêt se porte davantage sur la littérature ésotérique, philosophique, que nos lecteurs ne connaissaient pas ou connaissaient peu. Et voici qu’il y a deux ans, à l’un des colloques annuels organisés par le Centre Jeanne d’Arc-Charles Péguy de Saint-Pétersbourg, était présent Sergueï Fokine, spécialiste d’Henri Bataille et rédacteur scientifique à  Naouka, la maison d’éditions académiques la plus sérieuse et la plus connue en Russie. C’est lui qui prit l’initiative de proposer à son directeur une édition de Péguy, et quand il eut reçu un accord de principe, il s’adressa à moi pour me diriger et établir cette édition. Je me trouvai alors devant un choix délicat : que devait-on, en premier lieu, publier de Péguy ?  D’abord je songeai à une anthologie faite de différents extraits de l’œuvre, c’est-à-dire, donner un peu de tout pour montrer au lecteur, peu familier de l’écrivain, toute sa diversité. Mais il existe déjà une anthologie en russe, de dimension réduite il est vrai, et, de plus, publiée en Angleterre : la petite brochure Vérités fondamentales, parue à Londres en 1992.  Aussi, après en avoir discuté avec ceux de mes collègues russes qui devaient participer à la traduction, et avec mes collègues français, j’ai décidé de m’arrêter aux œuvres que nous estimions les plus représentatives de Péguy poète et de Péguy philosophe et journaliste. Et c’étaient bien sûr Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc et Notre Jeunesse. Beaucoup de raisons justifient ce choix. Les deux œuvres datent de 1910, qui est un des grands moments d’épanouissement de la création de Péguy, et elles sont liées l’une à l’autre par une logique intérieure, car, dans une large mesure, Notre Jeunesse est une réponse à la réaction qui suivit la parution du Mystère. Il était très important de montrer aux lecteurs, ignorant complètement l’œuvre de Péguy ou ne la connaissant que par des on-dit, qu’il s’agissait là non seulement d’un journaliste, d’un pamphlétaire, ce qu’on appelle un auteur engagé, mais aussi d’un poète au talent original. En outre, il me paraissait évident qu’on ne pouvait présenter Péguy sans Jeanne d’Arc.

    En ce qui concerne Notre Jeunesse, Péguy est là, tout entier : son style, ses souffrances, son destin. Il est intéressant de remarquer que Gershon Seliber, dont nous parlions plus haut, qui s’arrête sur les moments cruciaux dans l’évolution de la vision du monde de l’écrivain, cite sans cesse cette œuvre. Et effectivement, tout ce dont il est impossible de ne pas parler quand on parle de Péguy – la République, l’Affaire Dreyfus, la politique et la mystique, le monde moderne, le parti intellectuel, les Juifs, les catholiques, Bernard-Lazare, Jaurès -, tout cela se trouve dans Notre Jeunesse. En outre, les deux œuvres, bien qu’elles aient été composées à la fin de sa vie, nous renvoient à la jeunesse de Péguy et présentent ainsi un très vaste échantillon de sa vie et de sa création. Pour moi, qui suis responsable de l’introduction et des commentaires de Notre Jeunesse, c’est une magnifique occasion d’initier le lecteur à l’univers de Péguy. C’était une tâche à la fois gratifiante et difficile, parce que d’une part il est hors de question de transformer l’introduction en une thèse, et que d’autre part il est malaisé de s’arrêter et de se limiter, si l’on est tant soit peu informé de l’œuvre de Péguy et qu’on a à en faire une première présentation. Je remarquerai ici qu’une telle tâche ne pouvait être réalisée que dans le cadre des éditions Naouka, qui, comme la Pléiade, consacrent une place importante à l’introduction et aux commentaires.

    Ainsi s’est formé le projet d’un livre dont le titre sera : « Charles Péguy : Mystère de la charité de Jeanne d’Arc. Notre Jeunesse », et qui comportera une introduction d’environ 80 pages, suivie de la traduction des deux œuvres, d’après l’édition de la Pléiade, et de  commentaires. La traduction poétique du Mystère est assurée par Eléna Djoussoieva et les commentaires sont dus à Anna Vladimirova. La traduction de Notre Jeunesse est l’œuvre d’Elizaveta Leguenkova.

    Bien qu’un lecteur russe attende autre chose de « commentaires » qu’un lecteur français, j’ai trouvé une aide inappréciable dans les notes de Robert Burac pour l’édition de la Pléiade et celles de Jean Bastaire pour Notre Jeunesse (Gallimard, 1993). Qu’ils trouvent ici l’expression de ma reconnaissance.

    Je ne voudrais pas terminer sur une note un peu triste. Et pourtant je dois dire que la publication de ce livre, comme il arrive souvent, traîne en raison des difficultés financières de la maison d’édition. Mais l’édition est déjà en cours et à notre retour en Russie nous en trouverons les épreuves.  Il est donc très vraisemblable que le livre paraîtra dès cette année.

    Je donne la parole aux auteurs de la traduction et des commentaires, qui vont vous parler de leur travail.


 

La traduction de Péguy en russe

II

Elizaveta Leguenkova

Université des Sciences humaines et sociales

Saint-Pétersbourg

 

    Comme nous l’avons vu, en Russie, on traduisait très peu Péguy, et d’une manière fragmentaire. Il n’existe donc aucune traduction complète d’une seule de ses œuvres. Les raisons en sont multiples, la principale étant idéologique. Mais il y a d’autres raisons, en particulier celle qui vient des problèmes que pose le texte même. Péguy est un auteur difficile.

    A notre connaissance, il y a deux traductions en russe de fragments de Notre Jeunesse. La première est l’œuvre d’un contemporain de Péguy, Gershon Seliber, qui publia dans la revue Русская мысль (« La Pensée russe ») un article qui rend hommage à l’écrivain français récemment tombé au champ d’honneur lors de la bataille de la Marne. S’étant donné pour tâche de relever les grandes orientations des différentes périodes de l’activité littéraire et journalistique de Péguy, l’auteur analyse notamment L’Argent, De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne et Notre Jeunesse. Il cherche à donner au lecteur russe une image de Péguy qui soit la plus exacte possible et recourt donc à d’abondantes citations de ses œuvres. Il traduit environ 5 pages de Notre Jeunesse, consacrées aux problèmes du socialisme, de la mystique et de la politique, du monde moderne. C’est-à-dire qu’il choisit   dans Notre Jeunesse les passages les plus représentatifs au sens sociologique  et philosophique.

    Caractérisant l’œuvre de Péguy, il écrit : « D’après leur structure, ainsi que d’après la méthode de la présentation, les œuvres de Péguy n’ont pas de caractère scientifique ; c’est l’œuvre d’un journaliste, d’un polémiste et d’un moraliste, les positions  exprimées ne sont pas toujours démontrées, leur style est particulier, avec quantité de répétitions, et il peut arriver qu’un lecteur qui lit pour la première fois une œuvre de Péguy quelle qu’elle soit, doive, pour suivre attentivement ses idées, surmonter quelques obstacles ; en revanche, quand il se sera familiarisé avec la manière de l’écrivain, il pourra voir entre les lignes le philosophe, le vrai philosophe. »  Seliber  sent que les œuvres de Péguy n’ont pas un caractère proprement scientifique mais comme il voit en lui avant tout un philosophe, il semble oublier dans sa traduction que l’écrivain français était en outre un poète remarquable et que ses écrits, qui ne cherchaient pas à coller à l’actualité, étaient en réalité des œuvres d’art destinées à demeurer éternellement. Sa traduction se distingue donc par une exactitude minutieuse, parfois même excessive, mais néglige souvent le caractère imagé qui est le propre des œuvres de Péguy. On peut le sentir notamment dans la traduction de ce passage : « La vie suit son train. L'action suit son train. On regarde par la portière. Il y a un mécanicien qui conduit. Pourquoi s'occuper de la conduite. La vie continue. L'action continue. Le fil s'enfile. [...] Et continuant, les mêmes personnes, […] le même appareil, les mêmes meubles, les habitudes déjà prises, on ne s'aperçoit pas que l'on passe  par dessus ce point de discernement. D'autre part, par ailleurs, extérieurement, les événements ont marché. Et l'aiguille est franchie ». Il s'agit ici de la transformation de la mystique en politique, que le monde moderne ne peut percevoir : Péguy crée l’image du train, qui roule sur les rails, et des voyageurs qui confient leur destinée au mécanicien sans plus se soucier de rien et sans remarquer que l’aiguillage  a été modifié et que le train a changé de direction. En traduisant littéralement ce fragment, l’auteur russe a exclu cette magnifique métaphore de la vie comparée à un train qui roule. Et tout le fragment a perdu sa beauté poétique.

    Cela dit, le désir de garder intacte l’idée de Péguy sans la déformer par une interprétation personnelle, rend la traduction de Seliber assez fidèle. Ainsi, proposant l’équivalent russe des termes intemporel, primaire, monde moderne, il renvoie en bas de page à l’original français. L’interprétation russe de certaines notions de Péguy semble réussie. Naturellement,   Seliber ne se proposait pas de donner une traduction littéraire, la traduction même étant pour lui non un but en soi, mais un matériau pour une analyse critique des œuvres de l’écrivain. 

    Les péguystes français connaissent déjà une autre traduction russe de fragments de l’œuvre de Péguy, traduction qui présente notamment des extraits de Notre Jeunesse  (voir le bulletin n° 63 de l’Amitié Charles Péguy ainsi que la présentation d’Yves Avril et Jean Bastaire). De Notre Jeunesse, Lilith Jdanko a traduit en tout une quinzaine de pages environ, quelques fragments qui caractérisent la génération de Péguy, son socialisme, la mystique républicaine et l’inquiétude juive. La traduction de l’auteur israélite est beaucoup moins archaïque que celle de Seliber et a plus de mérite littéraire, mais elle n’est pas néanmoins toujours satisfaisante. On en a un exemple dans le fragment consacré à la destinée des Juifs. Dans Notre Jeunesse,  Péguy présente une analyse philosophique de la conscience collective, vieille de cinquante siècles, du peuple juif, et cette analyse surprend par sa finesse, sa beauté, la force du sentiment et de la pénétration. Il crée une forme poétique, où tout est équilibré et  profondément calculé, depuis le choix du lexique jusqu’aux citations de Victor Hugo. Le style de Péguy, comme le remarque Tatiana Taïmanova,  peut se comparer à un ressort qui se détend, les intonations juives qu’il parodie au début du fragment se transforment progressivement en un chant poétique. Mais la traductrice, malgré quelques heureuses trouvailles, n’a pu éviter tous les pièges de la traduction, et l’impression finale que laisse le fragment fait regretter l’absence de ce pathétique qui appartient en propre à ce passage.

    En parlant de nos prédécesseurs, nous avons déjà noté certaines difficultés auxquelles se heurtent tous les traducteurs de Péguy.  Il y a d’abord les difficultés dues au choix du lexique : il est assez difficile, par exemple, de rendre en russe d’une manière adéquate cette notion-clé  qu’est, chez Péguy, le « modernisme », étroitement liée à la notion de « monde moderne ». De même, pour l’adjectif « temporel » dans son sens de « terrestre » et opposé à l'intemporel, le dictionnaire Robert propose plus de 10 synonymes, tandis que le dictionnaire russe correspondant n’en compte que 8. Soulignons que la plupart des dictionnaires russes de synonymes furent publiés à l’époque soviétique et sont très défaillants pour certaines catégories du lexique,  et en particulier le vocabulaire religieux et chrétien. C’est pourquoi nous avons dû avoir souvent recours pour la traduction à des dictionnaires datant d’avant 1917.

    Autre problème au niveau de la langue : par exemple, dans les textes de Péguy, l’excès des pronoms, tout à fait anormal en russe. L’antécédent et le pronom, soit personnel conjoint, soit adverbial, sont souvent tellement éloignés qu’il a fallu les remplacer par les noms correspondants pour ne pas altérer le sens.

    La syntaxe de Péguy présente aussi des difficultés. Les textes abondent en passages faits d’une proposition finie, longue de quelques pages. Prenons comme exemple le morceau sur « le prix de l’événement » (pp. 58-59 de l’édition Gallimard, 1933) : « Que certains événements soient d’un certain prix [...] c’est certainement peut être le plus grand mystère de l’événement, le plus poignant problème de l’histoire. » Dans le fragment, Péguy utilise 12 fois la conjonction  « que », qui commence 12 subordonnées ponctuées par un point-virgule. Nous avons tenu à garder cette particularité de son écriture, nonobstant une certaine lourdeur de la phrase russe.

    Toutes ces difficultés sont proprement techniques. En général, tous les textes de Péguy sont difficiles à traduire, et Notre Jeunesse en ce sens ne fait pas exception. On peut aussi bien définir cette œuvre comme un essai philosophique, ou comme une étude historique, ou même  comme un pamphlet politique, ou comme un dialogue, ou enfin comme les mémoires « d’un mystique ». Des éléments de ces différents genres y sont non seulement présents, mais ils s’y marient entre eux, se complètent et élèvent cette œuvre proprement  journalistique au niveau d’un des plus poignants témoignages de cette époque-charnière. Dans Notre Jeunesse, Péguy passe librement du style de l’étude scientifique à celui de l’essai, de l’article de journal à la prose lyrique. Se trouver au rythme de l’écriture de l’auteur, aller au pas de ses stylisations personnelles semble parfois impossible. Chaque proposition avancée ne cesse de se préciser tout au long du texte, et aussi tout au long de la vie de l’auteur.

    Ces répétitions et précisions, ces échos réciproques de termes éloignés dans le texte, l’abondance des synonymes, font qu’il est plus aisé de traduire isolément une phrase, un petit  fragment que de les traduire au sein de leur contexte. Le texte de Péguy forme un tout  complexe. Il se compose de maillons sémantiques étroitement liés entre eux. L’absence d’un maillon quelconque peut démolir toute la structure. Et c’est ici  que réside la plus grande difficulté de la traduction. Car Péguy varie ses termes et leurs synonymes ou, au contraire, utilise obstinément le même mot plusieurs fois dans une même courte phrase. Cette particularité de son style n’est pas due à la négligence mais résulte d’un calcul prémédité. Il n’y a rien d’accidentel et toute répétition d’un terme, ou son absence, doit produire un effet  poétique. Quand on traduit Péguy, on est toujours obligé de s’en souvenir, parfois même au détriment des normes de la langue russe. Par exemple, quand il décrit la chambre de Bernard-Lazare mourant,  Péguy  utilise le mot chambre 8 fois de suite, le mot mémoire apparaît deux fois dans la même proposition, et 4 fois l’adjectif « rectangulaire » à l’intérieur de deux phrases successives. Ces répétitions créent un certain rythme et un certain pathétique, qui à leur tour font naître dans la conscience du lecteur l’image d’une structure rigide représentant  l’endroit décrit.

    Les difficultés et les exemples cités n’épuisent pas toute la gamme de réflexions que le travail sur la traduction de Notre Jeunesse pourrait susciter. Notre tâche de traducteurs était, en s’appuyant sur l’expérience, réduite mais instructive, de nos prédécesseurs, de faire parvenir au lecteur russe non seulement l’essentiel de la pensée de Péguy penseur, philosophe et moraliste, mais de tenter en outre de donner une idée de son style d’écrivain et de poète. Et cette deuxième partie de notre tâche était la plus difficile. Comme l’écrivait un nos plus grands poètes du début du XX siècle, Maximilian Volochine: «  De la profondeur de sa solitude, Péguy [...] ne pouvait pas se contenter d’observer l’altération du monde dans le regret et le silence :  il lui fallait enseigner, convaincre. Le style de ses articles et de ses poèmes en témoigne. C’est ainsi que parle celui qui s’adresse à une foule immense, qui doit clamer chaque mot. Il répète instamment des dizaines de fois la même phrase, le même vers, la même image, changeant peu à peu tel ou tel mot, substituant un nouveau synonyme, une nouvelle idée, une nouvelle nuance, en intensifiant toujours le sens, comme s’ il avait besoin de faire pénétrer  son idée au plus profond de l’entendement de ses auditeurs. Cela peut paraître lourd, monotone, mais c’est en cela que réside son immense force de conviction, et ses poèmes en  acquièrent un pouvoir hypnotisant et ressemblent à ces interminables litanies de l’Eglise ».

    Nous avons voulu dans notre traduction garder cette particularité du style de Péguy et  présenter l’auteur de Notre Jeunesse au lecteur russe non pas simplement comme un journaliste mais aussi comme un poète et prophète. Au lecteur de juger si la traduction est réussie. On connaît le mot de Heine : « La traduction ressemble à la femme : si elle est belle, elle est infidèle,  si elle est fidèle, elle est laide.»


 

Une Traduction de Péguy en russe

III

Le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc et le public russe

 

Anna Vladimirova

 Université d’Etat de Saint-Pétersbourg

 

   Quand il s’agit de commenter tel ou tel texte littéraire, il est nécessaire avant toute chose de définir le type de lecteur auquel ce commentaire est destiné. Tout dépend aussi du type d’édition. La maison d’édition qui doit publier Charles Péguy s’adresse à ceux qui s’intéressent à la littérature française,  philologues, spécialistes de littérature, mais aussi à toute personne qui aura ce livre entre les mains.


    Les explications que demandent le lecteur russe et le lecteur français, sont en grande partie les mêmes, mais la Russie a sa spécificité, surtout quand il s’agit d’un écrivain comme Péguy.

    S’il faut répartir en différentes rubriques les commentaires sur le Mystère, il est nécessaire d’abord de préciser quelques petites choses concrètes, comme certaines réalités historiques et géographiques. Par exemple, en Russie, il y a bien peu de gens qui savent où se trouve le Mont-Saint-Michel, et a fortiori qu’au sommet de ce mont s’élève la statue de saint Michel et qu’à l’époque de Jeanne d’Arc il y avait à côté un petit village. Et je l’avouerai honnêtement, quand j’ai entrepris ce commentaire, je ne le savais pas moi-même. A un autre niveau, il faut savoir de quelles localités saint Michel est le protecteur. Il fallait comprendre en particulier de quoi parlait la Jeanne de Péguy. Grâce à Yves Avril, je l’ai appris et j’ai pu expliquer au futur lecteur que le nom de saint Michel était aussi celui d’un petit village non loin de Domremy.

     Même chose pour l’histoire. Ces dernières années ont vu renaître en Russie l’intérêt pour l’histoire, et surtout, bien sûr, pour l’histoire nationale, mais on ne peut pas dire que nous connaissions bien l’histoire de France. Par exemple, le nom de Charlemagne est connu, surtout de réputation, mais il fallait expliquer pourquoi c’est justement ce nom que mentionne Jeanne et non celui de n’importe quel autre souverain français. A un niveau plus élevé : il ne s’agit pas de savoir qui était saint Louis du point de vue historique, mais pourquoi il était important pour la Jeanne de Péguy.

     En ce qui concerne Jeanne d’Arc elle-même, il est évident que l’héroïne nationale de la France est connue en Russie.  Pourtant, on n’exagérera pas beaucoup en disant que seuls sont connus son nom et quelques grands épisodes de son histoire – le couronnement de Charles, son rôle dans la libération du pays de l’occupation anglaise, les noms des villes attachées à son épopée, comme Orléans ou Reims.  On peut assurer que la figure de Jeanne est entrée dans la conscience russe plus par la littérature que par l'histoire. En outre, l’épopée de Jeanne n’était considérée à l’époque soviétique que comme un exemple de patriotisme, exclusivement. Certes, il n’y a rien de mal à éduquer le sentiment patriotique, bien au contraire, mais à l’époque soviétique le patriotisme avait un caractère particulier dont je me contenterai de dire qu’il ne s’agissait que de s’oublier soi-même au profit des intérêts de l’Etat. Comme on le disait dans une poésie : « Pense d’abord à la patrie, ensuite à toi. »

    Revenons à Jeanne. Dans les commentaires, il fallait éclairer de nombreux détails de la vie de Jeanne : quelques noms propres, ceux des amies de Jeanne, Hauviette et Mengette, le nom de son cousin, ou, comme elle l’appelle, de son oncle Durand Lassart. Il était également indispensable de montrer que Madame Gervaise n’est pas un personnage réel mais une figure littéraire collective. Tout cela impliquait une documentation et présentait donc des aspects techniques, d’ailleurs très intéressants et instructifs.

     Les commentaires devenaient absolument indispensables pour les questions touchant le domaine religieux.

     Ainsi, la Russie ignore les noms de quantité de saints catholiques, comme saint Denis, saint Remi, etc… Je voudrais faire remarquer que dans la mesure où le catholicisme existe depuis longtemps en Russie, il existe aussi une tradition d’écriture (transcription) des noms des saints catholiques : ainsi Denis est écrit Dionysos. Les invocations des litanies à la Vierge Marie, comme Rose Mystique ou Tour d’Ivoire, demeurent, pour le lecteur russe, incompréhensibles alors que, pour un catholique, elles sont parfaitement naturelles.

     Cependant, ce n’était pas ce travail, inhérent à tout commentaire, qui présentait la principale difficulté. Le texte du Mystère est rempli de citations, explicites ou cachées, d’allusions à la Bible, Ancien et Nouveau Testament. Et pour expliquer pourquoi c’est précisément cet aspect qui est le plus complexe, il faut se pencher sur la conscience religieuse de la Russie et sur son évolution à la fin du XXe siècle.

      Il n’est certainement personne qui ne connaisse les pages tragiques de l’histoire de l’Eglise orthodoxe russe. De grandes églises, mais aussi de toutes petites et toutes modestes églises de campagne ont été détruites, à moins qu’on y ait installé des entrepôts, des salles de cinéma, des clubs où bien souvent on faisait de la propagande pour l’athéisme. Les prêtres furent arrêtés par les autorités et sauvagement massacrés par des foules que la certitude de l’impunité rendait folles. Tout cela se faisait ouvertement.  Mais la tragédie se déroulait aussi à couvert, à l’intérieur de beaucoup de familles. Par exemple, il est bien connu, et même par la littérature, que le fils devenu adulte pouvait sous les yeux de sa mère croyante, arracher du mur les icônes familiales et les débiter à la hache. On se souvient de « La Mort de la pionnière » d’Edouard Bagristki, un poète de talent : la mère d’une jeune fille qui se meurt de la scarlatine, la supplie de mettre à son cou sa croix de baptême. Mais la jeune fille lui répond en faisant le salut pionnier. Si triste que cela soit, le poème est écrit avec


talent et peut faire naître l’émotion. On y trouve des vers qui sont devenus des classiques de la littérature soviétique :

La jeunesse nous a menés, sabre au poing, en campagne,
La jeunesse nous a jetés sur les glaces de Kronstadt,
Les chevaux de guerre nous ont emportés,

Sur une vaste place on nous a massacrés.

Mais dans le sang bouillonnant nous nous sommes relevés,
Mais nous avons ouvert nos yeux qui ne voyaient pas

 

L’exemple de la jeune pionnière était considéré comme le prolongement du passé héroïque de nos pères et nous était proposé dans mon enfance comme une chose digne d’être imitée , comme un authentique héroïsme. Evidemment, l’exaltation d’actes semblables visait à la destruction des traditions familiales, à l’éducation d’hommes sans racines, auxquels il était facile d’inculquer n’importe quelle idéologie.

    Si, pendant la Seconde guerre mondiale, les persécutions contre l’Eglise furent suspendues, bien que la politique générale du pouvoir n’eût pas changé, en revanche à l’époque de Khrouchtchev, période connue dans l’histoire de l’idéologie soviétique sous le nom de « dégel », l’attitude à l’égard de la religion se durcit à nouveau. Ce qui se refléta dans la conscience et le comportement des gens. Un rude moujik, récit de Vassili Chouchkine, écrivain, acteur et metteur en scène bien connu, est à cet égard caractéristique : le héros du récit veut détruire une petite église, très belle, qui se trouve près de son village, pour construire une porcherie en briques. Son argument est que cette église est de toute façon vide et ne sert à personne.

    La situation commence à changer avec la perestroïka. Voici que le Président Eltsine estime indispensable d’assister aux solennités religieuses, et que le Président Poutine fait le signe de la croix. Beaucoup de gens maintenant fréquentent les églises. Mais on ne peut affirmer avec certitude que c’est la foi qui les y conduit. Dans une certaine mesure c’est une mode, un changement d’habitudes.  Ainsi, aujourd’hui, comme par le passé, la coutume est de se rendre au moment des fêtes sur la tombe de famille, d’y boire et d’y manger un morceau.  Aujourd’hui,  il est normal de passer à l’église. Ce qui n’a pas grand chose à voir avec la foi, bien qu’il n’y ait rien de mal à ces pratiques : il est possible que, dans la génération suivante, la coutume engendrera  la foi.

    Malheureusement, on ne peut pas ne pas remarquer qu’avec la fin du siècle est apparu un intérêt pour tout ce qui est extranaturel, et l’intérêt pour la religion y voisine avec la foi dans les extraterrestres ou les mondes parallèles, les tireuses de cartes et les prophétesses, les sorts et le « mauvais œil ». Rappelons-nous que dans la France de la fin du XIXe et du début du XXe siècles on observa un semblable attrait pour les sciences occultes et la magie noire. Dans une Russie épuisée par des décennies de matérialisme primitif, cette attirance pour diverses manifestations miraculeuses est plus que compréhensible.

    L’ignorance des textes saints en Russie vient aussi de ce que, jusqu’à maintenant, les offices se font en slavon, qui est tout à fait inaccessible à l’homme de notre temps. Depuis longtemps déjà on débat de la nécessité et de la possibilité de passer au russe, mais les autorités de l’Eglise ont à l’égard de telles propositions une attitude tout à fait négative. Il faut d’ailleurs ajouter que, en général, l’Eglise orthodoxe se montre actuellement trop fermée et éloignée de la vie quotidienne de l’homme ordinaire.

    On peut dire que l’Eglise orthodoxe d’aujourd’hui souffre des mêmes défauts dont Péguy en son temps accusait l’Eglise catholique : trop d’attention à l’aspect extérieur, au rituel, au détriment du contenu spirituel. N’est-ce pas de cela que parlait le Christ lorsqu’il dénonçait les pharisiens ?

    Tout cela pour faire comprendre pourquoi les explications portent sur les détails les plus simples et les plus évidents, et pourquoi ces détails occupent une grande partie de mon commentaire.

    J’ai eu également à résoudre une question, très importante précisément pour le commentaire de Péguy.  Quelles sources utiliser, pour éviter de se noyer dans des précisions et des débats théologiques et rester dans un cadre ni trop strictement catholique ni trop strictement orthodoxe, mais finalement œcuménique? Et là, j’ai bénéficié d’une aide considérable avec l’édition savante et commentée du Nouveau Testament, faite par le grand  théologien qu’était le prêtre Alexandre Men. Bien qu’il fût prêtre orthodoxe, sa conception du christianisme débordait les cadres de telle ou telle doctrine concrète chrétienne, et c’est la raison pour laquelle il était tout à fait suspect aux organes de sécurité de l’Etat aussi bien qu’aux autorités de l’Eglise. Men était un homme étonnant, d’une beauté extraordinaire, avec un visage de prophète biblique, et quand il officiait dans sa petite église, presque une église de campagne, son visage, ses yeux, rayonnaient de lumière et de joie, ce qui n’est pas une caractéristique des offices orthodoxes, car pendant l’office les prêtres orthodoxes sourient rarement. En 1991,  Men fut tué d’un coup de hache sur la tête, près de la gare de chemin de fer où il prenait le train chaque jour pour gagner sa paroisse. Les autorités de l’Eglise ne réagirent pratiquement pas à ce meurtre, qui était en fait celui d’un martyr chrétien, et les autorités laïques ne trouvèrent pas l’assassin. Maintenant il n’y a plus aucune chance de le découvrir.

    Men a écrit sur l’histoire du christianisme beaucoup d’études qui étaient connues au-delà des frontières de la Russie, mais à l’intérieur du pays, personne, à l’exception de ses fils spirituels, ne connaissait même son nom. Son édition du Nouveau Testament en russe, avec un commentaire détaillé, est un travail qui ne perdra jamais de sa valeur. Il a écrit également un livre étonnant, Le Fils de l'homme, qui résume en un seul récit tout l’itinéraire terrestre de Jésus-Christ, et on ne peut lire ce livre sans une profonde émotion qui va même jusqu’aux larmes. Mais les œuvres du Père Men ne sont pas toujours recommandées par la hiérarchie orthodoxe…

    Dans la mesure où je ne suis pas précisément une spécialiste des questions théologiques, j’ai pris l’édition de Men, supposant que rien de ce qu’il a écrit ne peut heurter les convictions religieuses de qui que ce soit.

    Dans cette communication, j’ai voulu montrer le caractère spécifique du commentaire d’un écrivain comme Charles Péguy, particulièrement de son Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc, dans les conditions qui sont celles de la Russie contemporaine, que conditionnent aussi bien le passé que le présent de notre pays.

Trad.Y. A.     

 



Une traduction de Péguy en russe

IV

A propos du Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc

 

Elena Djoussoïéva

Université des Sciences humaines et sociales

Saint-Pétersbourg

 

 

 

     Il s’est trouvé que j’avais lu des articles critiques sur Le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc avant d’avoir lu l’œuvre elle-même. J’en avais gardé l’impression qu’il y avait dans cette œuvre deux personnages : la toute jeune Jeanne d’Arc et la religieuse Madame Gervaise. Il me semblait que c’étaient elles qui, tout au long du Mystère, discutaient sur les « limites », si l’on peut dire, de la charité chrétienne.

    Quand plus tard j’ai ouvert le livre, j’ai constaté qu’il y avait en réalité trois personnages et qu’au début, ce n’était pas Gervaise et Jeanne qui discutaient, mais Jeanne et plus précisément Jeannette, et son amie Hauviette, et, de plus, quand il s’agissait de Madame Gervaise, c’était Hauviette qui réprouvait sa conduite et non Jeanne. La confrontation entre Jeanne et Madame Gervaise ne tient pas dans le texte beaucoup plus de place que celle qui oppose Jeanne et Hauviette. Par contre la partie principale du texte, celle qui est la plus poétique, la plus artistique, c’est la description du chemin de croix du Sauveur.

    Le plus surprenant, c’est que ce récit ne sort pas de la bouche de Jeanne mais de celle de Gervaise, qui en parle comme un témoin oculaire. C’est à cette étape de ma lecture qu’une phrase d’Hauviette, prononcée comme en passant, est revenue à ma conscience : « Je suis une fille qui voit clair. » (p. 21 et 33 de l’éd. Gallimard, 1943). En quoi consiste donc sa clairvoyance ? Prévoit-elle les événements, l’avenir héroïque et tragique de Jeanne ? Non. Mais elle voit comme dans un livre ouvert les mouvements intérieurs de son âme.

    Aussi étrange que cela puisse paraître, Madame Gervaise est douée de cette même faculté. C’est pourquoi, comme elle le dit elle-même, elle a répondu si vite à l’appel de Jeanne, à qui, au risque de la faire souffrir, elle essaie d’expliquer ses contradictions intérieures, ses émotions douloureuses, les mêmes qu’elle avait personnellement éprouvées avant de prendre le voile. Cette faculté apparaît d’une manière encore plus évidente dans le monologue de Madame Gervaise méditant sur la vie du Christ. Elle commence par chercher à comprendre ce qui a provoqué cette effroyable clameur ultime de Jésus sur la croix. Elle paraît incarner le Crucifié Lui-même, voyant de ses propres yeux et son berceau d’enfant et le tombeau de Joseph d’Arimathée, où l’on déposera comme dans « le dernier berceau de tout homme » (p.100) Jésus à la fin de Sa vie terrestre, c’est-à-dire au début de Sa vie éternelle, et cette éternité même qu’Il contemple est à la fois à son commencement et à sa fin et aussi en son milieu.

    Mais ce n’est pas encore la limite. Dans le récit de Madame Gervaise apparaît la Vierge Marie et, à ce moment, on oublie complètement Madame Gervaise. Tout ce qui se passera ensuite, on le voit et on le vit de la même façon que le voit, le vit et le sent la Vierge Marie. Et à son tour celle-ci voit tout ce qui arrive à Jésus,  comme si cela lui arrivait à elle-même : sa gorge est sèche, comme la gorge du Sauveur ; elle souffre de ses cinq plaies, son cœur se déchire comme celui de Jésus brûlant d’amour pour les hommes, pour ceux  qui, l’instant d’avant, l’aimaient et maintenant le chassent, pour ceux aussi qui le crucifient tout simplement parce que c’est leur métier, sans éprouver aucun mauvais sentiment à son égard ; son cœur se déchire comme le cœur de Jésus, déchiré d’amour pour cet être contradictoire qu’est l’être humain.

    Et effectivement, chaque personnage du Mystère de Péguy est rempli d’amour, mais aussi des contradictions qui l’empêchent de comprendre l’autre jusqu’au bout. Mais ce sont les contradictions intérieures, les faiblesses humaines et non les dogmes extérieurs et formels qui parachèvent l’amour et la charité.

    Ainsi Hauviette aime Jeanne en dépit de leurs différences, mais elle ne peut pardonner à Madame Gervaise d’avoir abandonné sa mère. D’autant plus qu’elle éprouve la douleur de la vieille femme, de l’intérieur, comme si c’était sa propre douleur. Quand Hauviette la voit courir toute courbée avec les gens du village pour y chercher refuge dans l’île et se cacher des soldats pillards, elle en a une telle honte et une telle douleur qu’elle voudrait lui « prêter des enfants » (p. 38).

    Gervaise accepte à la fois Hauviette et Jeannette, quoiqu’elle sache qu’Hauviette s’est détournée d’elle et que Jeannette n’est pas d’accord avec elle ; mais la religieuse ne peut accepter ni aimer les pécheurs condamnés à l’Enfer.

    Jeanne accepte Hauviette et Madame Gervaise, quoiqu’elle se refuse à rejeter les pécheurs, même damnés, qu’elle les aime et est prête à sacrifier son propre corps et sa propre âme pour les sauver. Mais elle n’accepte pas les premiers saints, les plus grands, les Apôtres à qui elle ne pardonne pas leur lâcheté, leur manque d’amour pour le Christ et leur manque de foi aux jours de Son martyre et de Sa mort terrestre.

    Il y a aussi des contradictions dans les relations entre Jésus et la Vierge : elle a été heureuse et fière de lui pendant qu’il était ou semblait être pareil aux autres. Mais, quand il a commencé sa mission, c’est son martyre à elle, son propre chemin de croix qui a commencé. En revanche, Jésus, ce fils si aimant soit-il, a abandonné sa mère pour le service de Dieu, de même que plus tard le fera Gervaise, et plus tard encore, Jeanne elle-même. Il y a une antithèse implicite entre Dieu le Père et Notre Dame. A l’un, Jésus apporte le bouquet des âmes qu’il a sauvées, à l’autre il n’apporte que la douleur inexpiable, il lui apporte « d’être Notre Dame des Sept Douleurs. » (p.148)

    Et cependant ils sont tous liés ensemble, ils sont réunis par les liens de l’amour charitable, de cette pietas, piété qui fait pleurer le Christ crucifié, moins sur Sa mère et Ses disciples dont Il n’est séparé que par un temps très court, par un délai terrestre, que sur Judas qui l’a trahi et qui est donc condamné à être séparé de Dieu pour l’éternité, qui est condamné à « l’Absence éternelle » (p.80) Même Jésus-Christ ne peut l’aider, et c’est pourquoi Il pousse son effroyable cri. C’est la cause de son désespoir : Il ne peut sauver les pécheurs damnés qu’Il continue à aimer toujours (Péguy ne cite nulle part les paroles de Jésus : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », tandis qu’il introduit beaucoup d’autres citations des Evangiles dans le texte du Mystère).

    C’est ici que réside à mon avis l’idée centrale du Mystère : les liens de l’amour sont des liens indissolubles. Ainsi Jeannette continue-t-elle à aimer ses parents et ses proches, bien qu’elle les trouve lâches parce qu’ils ne veulent pas « tuer la guerre » (p.71 et 74-75). Madame Gervaise aime toujours Hauviette et tous les gens du village bien qu’ils se soient détournés d’elle. C’est de ce lien indestructible que témoigne la dernière didascalie du Mystère : « Madame Gervaise était sortie. Mais elle rentre avant que l’on ait eu  le temps de baisser le rideau. » (p.206).

    Quand on comprend cela, on découvre qu’il ne s’agit pas de trois personnages ni même de cinq (si l’on compte le Christ et la Vierge), puisque tout cela est vu par les yeux ou plutôt par le cœur de Péguy et aussi à travers les rêves de Marcel Baudoin, à qui le Mystère est dédié. Ce qui fait lire avec d’autres yeux la dédicace : « Non seulement à la mémoire, mais à l’intention de Marcel Antoine Baudoin… »

    Ce chœur de personnages mystérieux qui s’entrelacent dans une couronne de fleurs comme le chœur des anges au-dessus du berceau de Jésus, s’enrichit encore d’une mélodie également pleine d’amour.

    Le Mystère s’ouvre, avant même l’énumération des personnages, sur la description étonnante des bords de la Meuse : « 1425./ En plein été.// Le matin, Jeannette, la fille à Jacques d’Arc, file en gardant les moutons de son père, sur un coteau de la Meuse. On voit au second plan, de la droite à la gauche, la Meuse parmi les prés, le village de Domremy avec l’église, et la route qui mène à Vaucouleurs. A la gauche, au loin le village de Maxey. Au fond les collines ;  en face : blés, vignes et bois ; les blés sont jaunes. »

    A l’intérieur du Mystère même, nous entendons à nouveau Jeanne louer les champs de blé et les vignes, le pain et le vin, le corps et le sang du Sauveur. Et les dernières paroles du Mystère, dites par Jeannette, sont : « Orléans, qui êtes au pays de Loire… ». Outre la signification symbolique et toutes les autres significations qu’il contient, le Mystère est ainsi encadré  et uni par l’évocation de la beauté du pays natal, et du monde créé par Dieu. Et cette beauté, comme le Christ, se trouve « au milieu et tout ensemble à l’un et à l’autre bout » du Mystère, « au milieu et tout ensemble à l’un et à l’autre bout » de l’éternité (p.106).

    Je voudrais maintenant revenir, comme Péguy et Madame Gervaise, aux relations entre Hauviette, Jeannette et Gervaise. Au premier abord, on peut croire qu’Hauviette et Jeannette, amies et fillettes presque du même âge, sont plus proches l’une de l’autre que Jeannette et Madame Gervaise. Mais on se rend compte peu à peu qu’entre ces dernières il y a davantage de points communs. Hauviette est équilibrée et harmonieuse, elle est abandonnée dans une confiance joyeuse à Dieu le Père. Tandis que Jeannette et Madame Gervaise sont emportées, leurs sens sont aiguisés et tendus à l’extrême.

    Entre elles, c’est un vrai duel. Parfois, c’est Jeannette qui fonce. Une de ses répliques est commentée : « Comme une attaque./ Brusquement. » (p.66). Mais ensuite l’initiative passe à Gervaise et Jeannette se résigne. Rappelons-nous : « Madame Gervaise : - Je sais aussi ta souffrance nouvelle […] ; pourquoi tu m’as mandée ; pourquoi je suis venue […] Tu as connu que tous ceux-là sont lâches, que tu avais aimés,… que tu as aimés…” / Un mouvement de Jeannette/-“Que tu aimes, que tu aimes, que tu aimes, ma fille, ma pauvre enfant.” / Ce mouvement de révolte tombe. » (p.73-74).

    Puis les rôles s’inversent à nouveau : « Jeannette : - Je dis seulement : Nous n’aurions pas enduré ça. Nous n’aurions pas supporté ça. Nous n’aurions pas laissé faire ça. Je dis : Hauviette, Mengette, la regardant brusquement droit dans les yeux. Je dis : Vous, Madame Gervaise, vous n’auriez pas laissé faire ça. - Madame Gervaise / chancelant soudain sous cette poussée, sous cette invasion, sous cette attaque ; directe ; sous cette révélation de la pensée la plus secrète. Elle tremble. Elle rougit brusquement. Un éclair dans les yeux. Puis elle parle pour se rassurer. Elle éteint lentement, modestement tout cela. » (p.191-192).

    Leur conception du monde est tragique. La plaie du cœur de Jeannette causée par l’imperfection de la vie humaine et par des souffrances qui l’emplissent, ne guérit pas : elle est éternelle comme les plaies du Christ. Ce n’est pas par hasard qu’elle ne se calme qu’après avoir donné à manger à deux petits vagabonds, car elle sait que demain ils auront faim de nouveau, et que des centaines de petits orphelins qui leur sont semblables meurent de faim le long des chemins de la guerre.

    Mais la plaie du cœur de Madame Gervaise ne guérit pas non plus. La plaie causée par la conscience que ce sont les hommes, et souvent les plus aimés, les hommes et leur imperfection, leurs péchés, pour lesquels les coqs chantent toutes les nuits dans tous les hameaux de Lorraine, de France et du monde, qui font retentir la clameur de Jésus dans chaque nuit de chaque éternité.

    En même temps, Hauviette et Madame Gervaise sont liées par l’humilité, naturelle chez la première, qui accepte joyeusement la volonté de Dieu le Père,  mais qui est chez la seconde le résultat d’une dure lutte pour vaincre ses élans intérieurs.

    Pourtant, cette humilité n’appartient pas à Jeannette, qui ne l’accepte pas encore. C’est peut-être plus tard, au moment du procès de Rouen, quand elle sera plus mûre, plus sage, au bout d’une vie si courte et si pleine d’événements et d’émotions tragiques, qu’elle l’acquerra. Jeanne sera alors âgée de dix-neuf ans, alors qu’au moment du Mystère elle a treize ans et demi, Hauviette dix et Madame Gervaise, vingt-trois.

    Cependant, c’est Hauviette qui a été l’amie de Madame Gervaise et qui raconte son histoire à Jeannette en l’appelant « ma belle », comme si Jeannette était la moins âgée des deux. Hauviette essaie de lui expliquer les contradictions qui la tourmentent, avant que Madame Gervaise le fasse à son tour. C’est que Hauviette est douée dès son enfance d’une sagesse, d’un savoir intérieur. Jeannette a un autre don : le désir ardent de sauver le monde de la perdition, de sauver même les pécheurs damnés, ce qui semble être le comble de la miséricorde chrétienne. Madame Gervaise est aussi « flamboyante », mais elle s’éteint elle-même, forcément.

     Ensuite, la beauté tragique de Notre Dame nous renvoie à l’harmonie de l’humilité, mais une humilité beaucoup plus profonde que celle d’Hauviette, une humilité qui contient tout le tragique de l’existence humaine. Ainsi, une lignée montante se transforme tout à coup en une ronde, que Péguy appelle « le chœur » (en russe, c’est le khorovod, c’est-à-dire une ronde accompagnée de chant, comme celui des anges dans le Mystère).

    Et au fond, à l’arrière-plan, se dessine une lignée masculine, qui commence par Pierre Baudouin et Péguy, se matérialise peu à peu dans les figures de Joseph d’Arimathée et de Jésus, disparaît de nouveau dans la profondeur mystérieuse de Dieu le Père.

    Il faut noter que les deux comparaisons (« lignée montante » et « chœur »), explicites dans le texte du Mystère, se réalisent non seulement sur le plan des personnages, mais aussi aux niveaux stylistique et syntaxique (la répétition se compliquant constamment de tournures, de phrases, de périodes qui soulignent et approfondissent les idées) et au niveau lexical (la répétition des mots-clefs qui sert à lier les idées et le jeu des synonymes, des homonymes et des antonymes qui permet d’approfondir et d’enrichir la caractérisation d’un personnage ou d’un phénomène).

    Voici, par exemple, celle de Joseph d’Arimathée : « Ce vieux homme ; un homme de bien. Prudent comme sont les vieillards. Ménager . Précautionneux. Attentif. Attentionné. Attentionneux. Ménager. Econome. Peut-être un peu avare, comme sont les vieillards. Parce qu’il ne leur reste pas beaucoup de la vie. Qui est le premier des biens. Le plus grand bien. Booz était bien économe. »

    On peut dire que Péguy vit tellement dans l’idée de la fraternité, de la communion chrétienne qu’elle se manifeste à tous les niveaux de son œuvre, et que, pour lui, c’est une communion des êtres liés indissolublement, malgré toutes les contradictions, par cet amour de charité, qui fait dire que « Dieu est amour. »

 

 


Jeanne d’Arc sur la scène musicale russe


Igor Taïmanov

Conservatoire National de Saint-Pétersbourg

 

  

 

   L’histoire de Jeanne d’Arc dans l’opéra russe a déjà plus de 120 ans. Pendant toutes ces années, l’image de l'héroïne légendaire de la France a inspiré dans notre pays beaucoup de compositeurs et chorégraphes, metteurs en scène d’opéras et chefs d’orchestre, chanteurs et  danseurs. Ma communication tentera de fixer les principales étapes de ce « johannisme » musical en Russie. Laissant de côté l’analyse musicologique de ces œuvres, je me bornerai à en  faire l’histoire et, surtout, à décrire leur destinée sur la scène.

   On ne s’étonnera pas que le premier compositeur russe qui se soit intéressé dans son œuvre au personnage de Jeanne d’Arc, ait été le grand musicien russe, Piotr Ilitch Tchaïkovski, dont l’amour pour la France et la culture française est bien connu. Il séjourna et travailla plusieurs fois dans ce pays ; lecteur passionné de Musset, Mérimée et Stendhal, faisant le plus grand cas de Berlioz, Massenet et Gounod, il fut l’un des premiers à reconnaître la véritable importance de la Carmen de Bizet. Les rapports particuliers que Tchaïkovski entretenait avec la France remontent à son enfance, où sa gouvernante française, Mademoiselle Fanny Durbach, eut sur la formation de ses goûts et de ses affections une très notable influence. C’est justement elle qui fit connaître au futur compositeur le personnage de Jeanne d’Arc. Elle raconta plus tard un épisode de l’enfance du musicien, rapporté par presque tous les biographes et tout à fait   significatif : un jour que le jeune Piotr regardait un atlas, avisant la carte de l’Europe, il se mit à couvrir de baisers la Russie, et aussitôt après, à cracher sur les autres pays ; Mademoiselle Fanny lui fit honte et lui expliqua qu’il ne fallait pas mépriser ses voisins sous prétexte qu’ils n’étaient pas russes, et le jeune garçon de répondre : « Vous avez tort de me gronder. Ne voyez-vous pas que j’ai caché la France avec ma main. »

    Le jeune Piotr connut Jeanne d’abord par le livre de Michel Masson  Les Enfants célèbres , qu’il lisait régulièrement avec Fanny. La figure de Jeanne impressionna tellement le garçon de 6 ans qu’il composa sur elle, en français, une poésie, « L’Héroïne de la France » :

 

On t’aime, on ne t’ oublie pas

Heroïne si belle !

Tu as sauvé la France

Fille d’un berger !

Mais qui fait ces actions si belles !

Barbare anglais vous ont tuée

Toute la France vous admire

Tes cheveux blonds jusqu’à tes genoux

Ils sont très beau

Tu étais si célèbre

Que l’ange Michel t’apparut

Les célèbres on pense à eux

Les méchants on les oublié ![218]

 

    Cette poésie inaugurait dans le cahier du petit garçon toute une partie spécialement consacrée à la bergère de Domremy. A la suite de son poème il entreprend d’écrire, en français, un essai historique sur Jeanne, qui, à vrai dire, se limita au premier chapitre, constitué de courtes informations biographiques et de la transcription intégrale de la poésie de Casimir Delavigne Mort de Jeanne d’Arc  :

Histoire de Jeanne d’Arc

Chapitre I

Jeanne d’Arc né à Lorraine en 1412 à Domremy village de cette province Lorraine pré de Vaucouleurs. Son père était un berger et elle même était une bergère et comment croire que c’est elle ! un bergere sauva la France ! Ah ! quelle héroïne ! Les petite filles et les petits garçons de Domremy aprenent son histoire avant d’aprendre à lires. Ont vera son histoire suivant es ses verbes ( ?) pa C. de la Vigne.

 

    On notera avec intérêt que le frère du compositeur, Modeste Tchaïkovski, qui fut son premier biographe, trouve au « culte enfantin » que Piotr vouait  à Jeanne des motifs psychologiques en l’attribuant à un confus désir de gloire : « il lui […] plaisait que Jeanne eût sauvé sa patrie, mais ce qui le charmait aussi c’est que ce fût une simple bergère qui l’eût réalisé. Il était enchanté de voir qu’un être aussi faible eût pu obtenir la gloire et il en faisait l’application à lui-même. »[219]

    Cependant, du point de vue de la logique intérieure de la biographie de Tchaïkovski, son intention de faire de Jeanne l’héroïne d’un opéra semble inattendue et inexplicable.

    En 1878, Tchaïkovski, qui vient de terminer Eugène Onéguine, réfléchit au sujet d’un nouvel opéra. Un moment il songe à s’arrêter à celui de Roméo et Juliette, et il écrit à ce propos : « Il n’y a rien qui convienne mieux à mon caractère musical. Ni tsar, ni marche militaire, ni rien qui constitue la routine d’un grand opéra. »[220] Mais au bout de six mois, dès le mois de décembre, il commence à écrire La Pucelle d’Orléans, où il y a des rois, des marches militaires et des scènes de bataille, c’est-à-dire tous les attributs du « grand opéra », auquel est lié indissolublement le nom du compositeur français Giacomo Meyerbeer.

    La biographie même du compositeur permet de découvrir des raisons, semble-t-il, solides de cette décision si inattendue. Dans cette période, mécontent des succès sur la scène de ses précédents opéras, L’Opritchik  et  Vakoula le Forgeron  (Eugène Onéguine n’a pas encore été représenté), Tchaïkovski tente de faire de ce genre musical quelque chose de démocratique, d’accessible à tous. « Le style d’un opéra doit avoir avec le style de la  symphonie et le style de la musique de chambre les mêmes rapports que la peinture décorative avec la peinture académique », écrit-il. Voilà pourquoi le style à effet du « grand opéra », conçu pour une belle mise en scène, commence à le séduire. A preuve, la remarque qu’écrit le compositeur dans son journal, après avoir achevé deux actes de l’œuvre : « La simplicité du style est absolue. Les formes faciles à saisir. »[221] Il plaçait les plus grandes espérances dans le succès de son nouvel enfant : « Il me semble que c’est justement cette chose-là qui peut me rendre populaire. »[222]

    Le musicien se lance avec une impatience frémissante dans la composition de son opéra, qu’il commence à Florence, continue en Suisse dans la petite ville de Clarence, puis à Paris à la fin de 1878, enfin en Russie au cours du printemps et de l’été 1879. Il connaît les opéras qui ont été déjà écrits sur ce sujet, celui du Français Oscar Mermet (1876) et la malheureuse tentative du grand Verdi (1845). Renonçant aux services d’un librettiste professionnel, il décide de composer seul l’intrigue de l’opéra, en s’inspirant de La Pucelle d’Orléans de Schiller dans la belle traduction de Joukovski. Le musicien s’informe soigneusement des sources historiques et littéraires : il lit la tragédie de Jules Barbier, Jeanne d’Arc, cite l’étude en deux tomes de Henri Wallon et le livre de Michelet. Les détails de l’histoire de son héroïne chérie produisent sur sa nature sensible une très forte impression : « Lisant le livre (de Wallon) sur Jeanne d’Arc, quand je suis arrivé au procès, à l’abjuration et au supplice (elle hurlait de façon terrible tout le temps qu’on la menait au bûcher et suppliait qu’on lui coupât la tête, plutôt que de la brûler), j’ai fondu en larmes. J’ai tout à coup frissonné, j’ai souffert pour toute l’humanité, et j’ai été saisi d’une tristesse inexprimable. » En même temps, il était irrité par les aspects mystiques du personnage de Jeanne : « Au lieu d’essayer de nous expliquer tous les hauts faits dont cette jeune fille de 19 ans est naturellement l’héroïne, Wallon s’efforce de prouver que Jeanne conversait réellement chaque jour avec l’archange saint Michel et d’autres puissances célestes. Mais alors pourquoi cette protection toute-puissante ne l’a-t-elle pas tirée des griffes de l’injustice ? »

   Finalement, pourtant, c’est le livret qui paraît l’élément le plus faible de l’opéra : il y a beaucoup de redites, la plupart des personnages sont faiblement caractérisés. Quelques années plus tard, le compositeur dira dans un moment de dépit : « Décidément, je ne suis pas poète. »

   En revanche le travail musical suscita chez lui un enthousiasme créateur, le comblant de joie et faisant naître l’optimisme : « Si cet opéra n’est pas un chef-d’œuvre, au moins sera-t-il assurément mon chef-d’œuvre »[223] , espérait-il.

   Hélas, la réalité fut tout autre. Les défauts du livret déterminèrent l’échec de l’œuvre entière. Le personnage de Jeanne est inégal : si, dans les deux premiers actes, l’héroïne, comme la Pucelle de Schiller, se montre courageuse, déterminée, dans les actes III et IV elle devient tout à coup une femme fragile, une amoureuse. Et ses duos inspirés avec le personnage de Lionel, dans lesquels les dons lyriques bien connus de Tchaïkovski donnent leur pleine mesure, soulignent de façon évidente le statisme et l’absence de vie dans les scènes culminantes et particulièrement dans le finale tragique.  Renonçant à la fin qu’avait écrite Schiller, dans laquelle Jeanne meurt au combat, et prenant le parti de la fidélité à l’histoire, le compositeur termine son œuvre par la scène du bûcher, mais celle-ci qui n’est absolument pas préparée par le développement précédent, apparaît comme la partie la plus faible de l’œuvre.

    La représentation de La Pucelle d’Orléans ne se passa pas non plus sans difficultés. L’optimisme de Tchaïkovski se heurta à la dure prose de la vie. L’administration du Théâtre Marinski à Pétersbourg, à laquelle le compositeur apporta son nouvel opus, envisagea la représentation sans grand enthousiasme : on y engagea peu de moyens, le décor était vieillot et les costumes usés. Pourtant l’exécution de l’œuvre avait été confiée à de magnifiques artistes : le rôle de Jeanne était interprété par la remarquable cantatrice M. D. Kamienskaïa, celui de Lionel par I. P. Prianichnikov, et Dunois était joué par la célèbre basse russe F. I. Stravinski, père de l’illustre compositeur du siècle suivant. Au pupitre, il y avait le chef d’orchestre et compositeur Edouard Frantsevitch Napravnik, à qui était dédié l’opéra. C’est au bénéfice de Napravnik que se donna la première représentation de La Pucelle d’Orléans au Théâtre Marinski, le 13 février 1881.

   Il est difficile d’apprécier globalement la réaction des auditeurs lors de la première. D’un côté, l’auteur fut rappelé 24 fois. En même temps, A. P. Brioullova, qui était une amie intime de Tchaïkovski, témoigne : « Après le fiasco de la Pucelle d’Orléans, le compositeur déçu, anéanti, pleurait chez Napravnik, ne cessant de répéter : “ Je n’ai aucun talent, je n’ai aucun talent, je renonce, jamais plus je n’écrirai d’opéra, ce n’est pas pour moi.” »[224] On lisait  dans un compte rendu, dont l’auteur prit connaissance à Venise (aussitôt après la première, il était parti pour l’étranger) : « La Pucelle d’Orléans, en dépit de son énorme succès », n’en est pas moins « un mauvais opéra, ennuyeux et monotone. »[225] Les échos défavorables de la presse firent que, moins d’un an après la représentation, en janvier 1882, l’opéra fut retiré du répertoire.

   Jusqu’à sa mort, Tchaïkovski ne cessa de penser à son « enfant méconnu ». D’après les souvenirs de Modeste, Jeanne d’Arc, « qui était resté le personnage historique féminin que Piotr Ilitch  préférait […] fut le dernier sujet de ses entretiens avant la maladie qui devait l’emporter. Au matin du jour où il se sentit mal, il me confia son projet de récrire le dernier acte de La Pucelle d’Orléans et m’expliqua en détail comment il désirait s’y prendre. »[226]

   Après sa mort, la première représentation de l’opéra eut lieu à Moscou le 3 février 1899 dans le théâtre privé du célèbre mécène russe Savva Mamontov. Quelques années plus tard, en 1907, une troupe, de Moscou également, cette fois celle de S. I. Zimine, mit en scène l’opéra. La critique parla de la belle mise en scène d’A. Oliénine et ajouta que le public « était venu en foule assister à La Pucelle d’Orléans. »[227]

    L’histoire des représentations de l’opéra connaît ensuite une longue interruption. Le théâtre soviétique de l’entre-deux-guerres, qui regardait avec méfiance l’héritage culturel de l’ancienne Russie, négligea naturellement un opéra d’un classique, surtout quand cet opéra avait eu si peu de succès. Ce n’est que dans les années 40, pendant la guerre, quand l’actualité remit à l’ordre du jour le pathétique de la lutte contre l’envahisseur, que La Pucelle d’Orléans connut une nouvelle vie sur la scène (à Saratov, en 1942 ; à Leningrad, en 1945, sur la scène du Théâtre Marinski, devenu le Théâtre d’opéra et de ballet Kirov).

    Parmi les représentations de l’après-guerre, il faut noter le spectacle du Théâtre d’opéra et de ballet de Sverdlovsk en 1957 (mise en scène de Mikhaïl Minski, direction d’orchestre d’A. Lioudmiline). Ce spectacle est tout à fait représentatif des orientations qui dominaient l’art soviétique des années 50. Conformément aux principes du réalisme socialiste, on rédigea une nouvelle version de La Pucelle d’Orléans à partir d’un texte élaboré dès les années 30 par le musicologue Lévik… Ce n’était plus le père de Jeanne, le paysan Thibaut, qui porte contre elle des accusations de sorcellerie, comme chez Tchaïkovski (un homme du peuple ne pouvait être un personnage négatif), mais ce sont des catholiques fanatiques, un cardinal et le nonce du pape. Les passages mystiques étaient écartés, par exemple, l’apparition de la Vierge Marie, le chœur des anges. Comme l’écrivait un chroniqueur, « la nouvelle rédaction a à juste titre (sic ! NDLA) mis l’accent, non sur la révélation divine, mais sur les sentiments patriotiques de l’héroïne. »[228]  Ces modifications, selon le critique, renforçaient « la résonance sociale » de l’opéra.

   Parmi les dernières représentations de La Pucelle d’Orléans, nous citerons le spectacle du Grand Théâtre Académique d’Etat de Moscou [le Bolchoï, NDT] en 1990. Prévue pour le cent-cinquantième anniversaire de la naissance du compositeur, le spectacle est remarquable d’abord par le fait que c’était la première fois que l’opéra était représenté à Moscou. Ce spectacle (mise en scène de B. Pokrovski ; direction d’orchestre d’A. Lazarev, décors de V. Lévental) reflétait déjà des nouvelles tendances de l’art soviétique, typiques de cette période de perestroïka, mélangeant conventions et innovations artistiques. Selon un critique[229], l’opéra était interprété comme une sorte d’oratorio ou de mystère à l’imitation des représentations médiévales. Les lieux de l’action étaient représentés sur des panneaux mobiles (mansions), dans le style des anciennes tapisseries, qui se succédaient au fur et à mesure du déroulement de l’intrigue.  Dans la figuration des héros prédominait un élément de rituel : par exemple, au finale, Jeanne était emportée au ciel dans des tourbillons de fumée ou d’encens. En fin de compte, la critique considéra ce spectacle comme un des plus réussis du Bolchoï de ces années-là.

   Si, incontestablement, l’histoire de la création et des représentations de La Pucelle d’Orléans constitue la plus grande partie du « johannisme » musical en Russie, elle ne l’épuise pourtant pas. La tradition de ces spectacles musicaux fut continuée par le compositeur moscovite Nicolas Ivanovitch Peïko avec son ballet  de Jeanne d’Arc.

   Ecrit en 1957, il développe les traditions des ballets héroïques soviétiques des années 30-40, comme L’Incendie de Paris de B. Afanassiev (1932), Roméo et Juliette de Serge Prokofiev (1940). Le théâtre de ballet, avec son expressivité plastique, paraissait à cette époque le lieu idéal pour l’illustration des thèmes de la lutte patriotique et du dépassement moral. La musique de Peïko est fondée principalement sur d’authentiques mélodies anciennes, restituant le style de l’époque, particulièrement dans les scènes de genre et les divertissements. Le librettiste B.Pletnev avait pris pour base, comme Tchaïkovski, le drame de Schiller, mais, dans le finale, comme dans l’opéra et contrairement à l’œuvre allemande, il revenait à la réalité historique en représentant la mort de Jeanne sur le bûcher.

   La première de ce ballet eut lieu en 1957 au Théâtre de Musique de Moscou, le Théâtre Stanislavski-Nemirovitch-Dantchenko (mise en scène, V. Bourgmeister ; chef d’orchestre, V. Edelman). Il est significatif que, comme dans la représentation que fit le théâtre de Sverdlovsk de l’opéra de Tchaïkovski la même année, le spectacle de ballet fut en général jugé à partir de positions socio-historiques.  Schiller lui-même fut victime de la critique pour « avoir occulté la lutte des forces sociales historiques ».[230] Les critiques condamnèrent sévèrement la façon dont la réalité historique était présentée et, en particulier, les joyeuses danses populaires du premier acte, qui étaient en contradiction avec le climat de terreur et d’angoisse de la guerre de Cent ans après la chute de Rouen et le Traité de Troyes. Dans le traitement du personnage de Jeanne (que dansait admirablement V. Bovt), il aurait fallu mettre l’accent sur l’aspect guerrier : les scènes lyriques « diminuaient et simplifiaient » sa figure, dont le leitmotiv chorégraphique devenait une succession de grands jetés[231] que l’héroïne exécutait l’épée à la main.

   En 1981, dans la même salle, on donna le même ballet modifié et renouvelé. Le metteur en scène, le chorégraphe et le coauteur du livret, K. Sergueïev, définissant le genre du spectacle comme celui d’une « légende », refusaient par là-même consciemment de se soumettre à la réalité historique. La figure centrale fut également conçue différemment : comme le remarquait un critique[232], « Jeanne a été débarrassée de ses cothurnes, exit le pathétique grandiloquent. » La mise en scène symbolise la nouvelle conception de l’héroïne : Jeanne (Marguerite Drozdova) est élevée au-dessus de la foule, ses compatriotes la portent avec précaution comme un objet fragile et précieux, comme une chose belle et sacrée.

   A côté des incarnations de Jeanne dans les genres musico-dramatiques (opéra, ballet), les compositeurs russes ont traité également le sujet dans les genres de musique dite « pure », c’est-à-dire musique symphonique ou musique de chambre. Ici je voudrais citer quelques œuvres de compositeurs de Saint-Pétersbourg (Léningrad).

   Et c’est d’ailleurs le théâtre qui fut le point de départ de l’une d’entre elles, un théâtre non musical mais dramatique : en 1974, un des compositeurs pétersbourgeois les plus importants, Boris Tichtchenko, élève de Dimitri Chostakovitch, écrivit la musique pour la représentation de L’Alouette de Jean Anouilh dans l’un des théâtres de Léningrad. C’est de cette musique « fonctionnelle » que naquit par la suite Jeanne, suite pour orchestre symphonique, dont les sept mouvements  reprennent moins l’intrigue de la pièce qu’ils ne sont des tableaux illustrant les moments principaux du spectacle : ainsi « Jeanne entend les voix », « La cour du roi », « Le procès », « La terre ». De plus l’ordre dans lequel se succèdent ces parties ne correspond pas à la chronologie historique : ainsi « Le procès » est la troisième partie, « La cour du roi », la sixième.

   Des motifs différents, non littéraires mais plutôt philosophiques et psychologiques, sont à l’origine d’une autre œuvre instrumentale d’un auteur de Léningrad. Dans les années 70, le thème de Jeanne d’Arc inspira Anatoli Knaïfel, un des compositeurs les plus originaux de notre ville, et dont la création s’intéresse à des concepts aussi généraux que la vie et la mort, le cosmos et l’histoire. Dans sa Passione pour 13 groupes d’instruments, Jeanne (1970-1978), figure éponyme, est moins une figure concrète et historique qu’une figure collective du jeune principe féminin, qui selon l’auteur définit le mieux toute l’existence humaine. Dans la Jeanne de Knaïfel, il n’y a pas d’intrigue, mais les cinq parties de ces « passions » présentent les étapes fondamentales de l’existence humaine – de l’enfance jusqu’au départ dans une autre dimension située au-delà de la conscience. Cette grandiose conception est rendue par une œuvre immense (et par le nombre des exécutants, 50 solistes, et par sa durée, plus de 80 minutes), dont la première a eu lieu en août 1992 dans la grande salle de l’Alte Oper de Francfort.

   Enfin la dernière en date des œuvres de musiciens russes sur Jeanne est une pièce de musique de chambre, la ballade Jeanne, vaillante et sainte pour piano à 4 mains, de Guennadi Biélov, dont la première a eu lieu le 11 mai 2001 au Musée des Beaux-Arts d’Orléans. Ce n’est pas la première fois que Guennadi Bielov s’inspire de thèmes français. Qu’il suffise de dire que, dès le début des années 70, il composa un opéra, Quatre-vingt-treize, d’après l’œuvre de Victor Hugo, qui connut pendant plusieurs saisons le succès sur la scène du théâtre Marinski. Dans la Ballade, il utilise différentes sources mélodiques : une mélodie populaire ancienne de France, un thème tiré de La Pucelle d’Orléans de Tchaïkovski et le célèbre Dies Irae.

   En conclusion remarquons qu’il faudrait au moins évoquer un sujet, que je ne peux ici traiter et qui est l’exécution en Russie d’œuvres étrangères inspirées par Jeanne (et en premier lieu, l’oratorio d’Honegger, qu’on a souvent entendu dans notre pays). Comme nous le voyons, la tradition inaugurée par Tchaïkovski a connu en Russie un grand développement, et le « johannisme » musical russe ne cesse de s’enrichir de nouvelles œuvres.

 

Trad. Y. A.

 

 

 

 

 

 

 


L’image de Jeanne d’Arc dans la sculpture monumentale française du XIXe

 

Nina Kalitina

Musée russe, Saint-Pétersbourg

 

 

   Dès le XVe siècle, l’image de Jeanne d’Arc a attiré l’attention des peintres français. Chaque nouvelle génération interprétait l’image de l’héroïne nationale à sa manière et selon l’époque, les conceptions esthétiques et le talent de l’artiste. Ce qui était d’autant plus facile qu’aucune représentation authentique de Jeanne faite de son vivant (et il y en eut) ne s’est conservée.

   Les sculpteurs du XIXe siècle ont utilisé cette image, mais c’est surtout à l’époque romantique, dans la première moitié du siècle,  et aussi  dans sa fin, qu’elle a retenu leur attention. L’époque du romantisme dans le domaine de la culture s’est passée en grande partie sous le signe d’une opposition entre la tradition antique universelle et la tradition nationale. A cette époque, la personne de Jeanne ne se trouvait pas à l’avant-scène.

   Le monument de Jeanne le plus réussi a été édifié dans la première moitié du siècle : il s’agit de la statue faite par la princesse Marie d’Orléans (1813-1859) et érigée à Orléans après la mort de son créateur. L’interprétation a un caractère « paisible ». Jeanne est en vêtement de femme, la tête nue. Les mèches des cheveux défaits encadrent son visage pensif, privé de toute affectation. Les mains croisées sur la poitrine, Jeanne est plongée dans ses pensées, elle prie avant la bataille décisive. L’image est pleine de féminité et de noblesse. Ce n’est pas sans raison que le peintre Ary Scheffer et le poète Alfred de Musset en parlent avec noblesse.

  La sculpture due à Denis Foyatier (1793-1863) à Orléans donne une autre interprétation du personnage. C’est une statue équestre. Après la délivrance d’Orléans, la triomphatrice, la pointe de l’épée dirigée vers le bas, entre dans la ville. Sur la Place du Martroi, où s’élève cette statue, elle fait bonne figure, mais quand on l’examine de près, on se sent déçu : l’image est peu expressive, les cheveux, répandus dans le dos, privent la silhouette de netteté. En outre, la femme sur le cheval semble trop grande par rapport au cheval lui-même.

   La création du monument équestre est devenue le trait dominant de la sculpture monumentale du dernier tiers du XIXe siècle. A cette époque, Jeanne d’Arc était plus populaire que jamais. Rappelons qu’il s’agissait des années qui suivaient la défaite de la France dans la guerre franco-prussienne. Une lutte acharnée mettait aux prises les républicains et leurs adversaires. Beaucoup croyaient que la France ne pourrait jamais se relever et que l’attendait un statut de pays arriéré. Il était donc nécessaire de relever le moral de la nation. Et c’était le personnage de Jeanne d’Arc qui semblait le mieux convenir pour cette mission. Sa figure était chère à tous les Français, indépendamment de leur condition sociale et de leur credo politique. Pour les uns, c’était une sorte de symbole, l’incarnation de l’héroïsme et du patriotisme propres au peuple français ; les autres mettaient l’accent sur le rôle de Jeanne dans la consolidation de la monarchie, car c’était la Pucelle d’Orléans qui avait fait sacrer le roi Charles VII à Reims.

   Le premier salon d’art de l’après-guerre, en 1872, fut « très insignifiant » (Jules Castagnary), bien qu’on y exposât beaucoup d’œuvres à sujet patriotique. Il fallut un certain temps pour voir apparaître des œuvres remarquables. Et la statue de Jeanne d’Arc, créée par Emmanuel Frémiet (1824-1910) est le premier monument à citer parmi celles-ci.

   Le monument qui se dresse sur la Place des Pyramides à Paris fut érigé à la fin du XIXe siècle, mais comme il répète sans beaucoup de changements la variante de l’année 1874, on peut le rapporter, sans crainte d’exagération, aux années 1870. La Pucelle d’Orléans, dans l’interprétation de Frémiet, est une jeune fille au visage simple et résolu. S’appuyant sur ses étriers, de la main gauche elle tient le cheval par la bride tandis que sa main droite lève la hampe de la bannière qui flotte au-dessus de sa tête. Son attitude, ainsi que l’expression de son visage, exprime la ténacité et même l’entêtement. Jeanne évoque un adolescent indocile. Frémiet lui a donné des traits très marqués et personnels. Ce sont ces traits qui rendent cette image authentique et vivante. Le cheval puissant et léger fait le pendant de sa cavalière (Frémiet était un des grands animaliers français du XIXe siècle). Le sculpteur a réussi à obtenir l’unité stylistique dans la représentation de l’homme et de l’animal, à montrer leur affinité intérieure. L’unité dans l’effet général n’empêche pas de ressentir la force d’expression des détails. Frémiet avait bien réalisé son plan : « J’eus l’idée du monument au lendemain de nos désastres, disait-il. Pour en corriger l’amertume comme pour réveiller notre espoir […] j’y ai mis tout mon cœur. »

   Paris ne s’est pas contenté d’un seul monument, et en 1900, devant l’église Saint-Augustin, en érige encore un autre, l’œuvre de Paul Dubois (1829-1905). C’est la réplique du monument érigé à Reims en 1896. La création de répliques des statues de Jeanne d’Arc est un phénomène caractéristique de la fin du XIXe siècle : on élève des monuments dans beaucoup de villes, même celles où Jeanne n’est jamais allée.

   La Jeanne d’Arc de Dubois ne ressemble pas à celle de Frémiet : c’est une Jeanne-guerrière, qui appelle au combat. On retient surtout le geste de sa main droite qui serre l’épée, mais la stature et le visage sont privés de force et d’énergie. La Jeanne de Dubois n’en a pas besoin car c’est une élue de Dieu, la jeune fille-légende.

   Quand on compare les deux statues (Frémiet et Dubois), il est impossible de passer sous silence les différences dans les solutions apportées au problème de l’organisation de l’espace autour des monuments. La statue de Frémiet s’élève au centre d’une petite place entourée sur trois côtés d’édifices à arcades. La place rappelle un plateau de scène ouvrant sur la rue de Rivoli et le Jardin des Tuileries. La Jeanne d’Arc en bronze entre solennellement dans la capitale et la voie s’ouvre devant elle. Elle semble planer dans l’espace qui l’entoure. Au contraire, le monument de Dubois se perd dans le vaste espace de la Place Saint-Augustin et des boulevards qui y aboutissent. Le monument de Dubois est mieux mis en valeur devant la  cathédrale de Reims.

   On peut dire que le monument de Frémiet est l’un des plus réussis dans l’iconographie sculpturale de la Pucelle d’Orléans. « Si Frémiet était tombé dans le discrédit moderniste qui frappa tout ce qui n’était ni Carpeaux, ni Rodin, le voici revenu chez nous en pleine lumière», écrit Bruno Fouet.

   Les années 1890 furent des années d’actif rapprochement politique entre la France et la Russie. A cette occasion, notons que l’image de la Pucelle et les monuments qu’on lui élevait en France, ont attiré l’attention des journalistes russes. En 1896, par exemple, dans les revues et les journaux russes, on pouvait lire des communications consacrées au monument de Reims. Un des journaux de l’époque, L’Illustration universelle, publia la reproduction de la scène de l’inauguration solennelle de la statue de Dubois. Dans l’article qui accompagnait la reproduction, on parlait des hautes qualités artistiques du monument et on rappelait qu’en France il y avait d’autres belles statues de Jeanne d’Arc.

   Parfois l’image de la Pucelle jouait le rôle d’une sorte de symbole de la France. C’est ainsi qu’en 1893, pendant la visite de l’escadre militaire russe en France, on offrit aux marins une petite copie de la statue de Jeanne d’Arc, celle de la princesse Marie d’Orléans. C’était un souvenir mémorable, cadeau de la ville d’Orléans.

   Le XXe siècle a pris le relais du XIXe : on érige dans différentes villes de France des statues de Jeanne d’Arc. Mais les années où il était nécessaire de relever le moral de la nation étaient passées, et l’on ajoute alors aux traits héroïques de Jeanne d’autres traits que l’on met en relief, en particulier, sa mort sur le bûcher. Ce changement dans la perception de l’image de Jeanne est dû principalement à sa béatification puis à sa canonisation (voir l’ensemble de Rouen).

 

Bibliographie :

V. I. Raïtsess, Jeanne d’Arc, faits, légendes, hypothèses, Léningrad, 1982 (en russe)

Luc Benoît, La sculpture française, Paris, 1945

L. Dupont, Les trois statues de Jeanne d’Arc à Orléans, 1855

R. Biemont, Orléans, 1880

The Romantiques to Rodin, Los Angeles Conty Muséum of Art, 1980

La sculpture animalière du XIXe et du début du XXe siècles, Moscou, 2000 (en russe)

Documents sur l’œuvre de N.Dubois et E.Frémiet  (département de la documentation du Musée d’Orsay)

C. Chevillot, La République et ses grands hommes, Paris, 1990

M. Le Nordez, Jeanne d’Arc racontée par l’image, Paris, 1898.

 

 

 

 

 

 


L’image de la « pucelle-guerrière »

dans les mentalités russe et française au Moyen-Âge

 

    Mariane Chakhnovitch, Tatiana Taïmanova

Université d’Etat de Saint-Pétersbourg

 

    Il y a trois semaines s’est produit un événement d’une grande signification symbolique : les dates de la célébration de la fête de Pâques dans les traditions chrétiennes occidentale et orientale ont coïncidé. Toute la chrétienté a fêté le même jour les premières Pâques du nouveau millénaire. Cette coïncidence appelle à de nouvelles réflexions sur ce qui unit les cultures de l’Orient et de l’Occident, la  Russie et l’Europe. Et en ce sens, si paradoxal que cela puisse paraître au premier abord, l’image de la grande héroïne nationale de la France, canonisée par l’Eglise catholique, révèle des parallèles surprenants entre les deux spiritualités russe et française, en particulier en ce qui concerne la mentalité médiévale.

    L’enfance de Jeanne d’Arc est éclairée par la poésie de la nature  et de la foi populaire. Elle est née dans un lieu où était encore vivant l’ancien culte des forêts. Aux jours fixés on ornait de couronnes un chêne immense, considéré comme le lieu d’habitation des fées (« des dames »). Une source dans la forêt était aussi le refuge «des dames », et Jeanne elle-même l’appelait « la Fontaine des bonnes fées du Seigneur ». Dans son village natal, il y avait une église consacrée à saint Remi, qui avait baptisé le premier roi des Francs. On disait  que c’était lui qui à Reims avait reçu du Saint Esprit, apparu sous la forme d’une colombe, la Sainte Ampoule contenant l’huile qui servait à sacrer les rois de France. Ces croyances nourrissaient l’âme de Jeanne, formaient sa personnalité. A ses yeux, l’image de la patrie dévastée, de la terre natale, se confondait avec celle des outrages infligés à cette chose sacrée, qui était le domaine de la dynastie consacrée par Dom Remi. L’appel qui invita Jeanne à sauver la France a coïncidé avec deux prophéties qui se répandaient dans le pays : dans l’une, attribuée à Merlin, il s’agissait d’une « pucelle d’une forêt de chênes », qui viendrait accomplir des miracles, dans l’autre il était question de la France perdue qui devait être sauvée par une vierge.

    Ce rappel de faits bien connus est indispensable pour mettre en relief les trois notions clés nécessaires à la compréhension de l’épopée de Jeanne : la vierge - la terre natale (la terre) - le salut (l’intercession). La combinaison de ces trois notions s’enracine dans la profondeur des siècles, dans l’antiquité archaïque, et crée un paradigme des représentations religieuses en général.

    Cette série sémantique présente certaines difficultés, car il existe en français deux mots différents : vierge et pucelle.  Le premier remonte au latin et renvoie aux expressions  virgo dea, virgo bellica, virgo sancta. Le deuxième est d’origine populaire et lié traditionnellement à l’image de Jeanne. Mais il est évident qu’on peut aussi bien appliquer l’expression virgo sancta à Jeanne. Pour notre propos il est très important de noter l’expression française « terre vierge ». Dans la langue russe il est souligné traditionnellement que la Mère de Dieu n’est pas seulement la Vierge, mais la « Vierge Très-Pure », et dans ce sens elle est virgo dea.

    Le culte du « chêne » des fées, accompagné de celui de la vierge d’intercession, forme un complexe sémantique universel : l’arbre universel au pied duquel habite une vierge ou une femme divine. L’image de l’arbre, complexe au sens sémantique, a un caractère cosmologique et se rapporte dans la conscience archaïque à la représentation fondamentale du système de l’univers et fusionne graduellement avec l’image de la terre. La vierge près de l’arbre représente un motif polysémique particulier qui se rencontre dans les œuvres mythopoétiques des cultures anciennes : Eve, au pied de l’arbre du bien et du mal, la déesse Urd sous le frêne Iggdracil, la déesse slave Mocoche avec une branche dans les mains.

    Les liens rituels anciens et les associations mythologiques avec le pouvoir sacré de la vierge restaient très stables. Ils s’étaient conservés dans la poésie épique et dans le folklore. Il suffit de se rappeler les pucelles-guerrières (virgines bellicae) que sont les Walkyries et les Amazones. Cependant, celles-ci sont beaucoup moins protectrices qu’agressives. L’image  de celle qui intercède apparaît dans la conscience mythologique avec le rapprochement sémantique de l’image de la terre et de celle de la femme-mère. En ce sens l’image de la Vierge, qui réunit les représentations chrétiennes et pré-chrétiennes, présente un intérêt propre.  La Vierge était particulièrement adorée en Russie comme patronne et protectrice de la terre russe. Le philosophe russe Nicolas Berdiaev, bien connu en France, écrivait que la religion de la terre, conservée dans les profondeurs de l’âme,  garde un très grand pouvoir dans la conscience du peuple russe. C’est dans la  terre-mère qu’on place l’ultime recours, et la Sainte Vierge la personnifie.

    Dans son action d’intercession héroïque, la Vierge de la tradition russe orthodoxe devient parfois guerrière. On peut donner comme exemple  la célèbre icône qu’on appelle en Russie « la Bataille des Novgorodiens contre les Souzdaliens » et qui montre deux images de la Vierge,  intercédant de chaque côté du champ de bataille.

    En étudiant  cette série d’images sémantiques - arbre - terre – mère-Vierge,  il ne faut pas oublier que la Sainte Vierge, c’est la Vierge immaculée qui sauve grâce à sa pureté tous ceux qui ont besoin de  protection ou croupissent dans le péché.

    Dans les mythes et les rites de beaucoup de peuples on observe une intéressante tendance à l’androgynie. Elle se manifeste aussi, très rarement, dans la culture chrétienne. Par exemple, Xénie la Bienheureuse, canonisée récemment par l’Eglise orthodoxe russe et qui est la patronne de Saint-Pétersbourg, portait les vêtements de son mari défunt et s’associait ainsi à lui. Et nous pourrions ici supposer que le refus de Jeanne de quitter les vêtements masculins pourrait avoir une signification symbolique. Son sens profond s’éclaire dans le contexte des représentations archétypiques de l’androgyne, qui incarne l’idée de l’intégrité divine, de la fusion des sexes dans une seule personne,  manifestant la présence simultanée de toutes les qualités divines ou de tous les éléments nécessaires au renouvellement éternel de la vie.

    Autre aspect important, quand on compare l’image de la pucelle guerrière dans les cultures russe et française :  le problème de la sainteté.

    Dans la conscience nationale, les saints,  avec leur caractère d’exception, ont remplacé les héros épiques. Dans la tradition russe, on définissait impérativement les saints comme des Justes, ce qui trouvait dans la conscience nationale toute sa plénitude au plan social : le Juste est impliqué dans  la Vérité divine, il la défend jusqu’à  la fin.

    Les chercheurs remarquent que l’originalité historique de la sainteté russe reflète la dialectique tragique du haut-fait (podvig) et du sacrifice, ce qui est lié avec les particularités de la civilisation de la Russie médiévale. L’académicien Alexandre Pantchenko écrivait que la nation n’a retenu et transformé en symboles que les victoires qui furent proches de la défaite, c’est-à-dire, les victoires obtenues au prix de pertes immenses (la bataille du Champ des  Bécasses ou de Koulikovo, la bataille de Poltava, la bataille de Borodino etc.). Selon lui, c’est l’héroïsme qui est honoré en Russie plus que la victoire, et le sacrifice et le renoncement à soi-même y sont plus prisés que la force. C’est pourquoi, à titre de symboles, on choisissait  ces victoires parce qu’elles avaient été les plus difficiles à obtenir et qu’elles avaient été achetées au prix de gros sacrifices : l’exploit et le sacrifice y étaient inséparables.

    La sainteté russe médiévale est marquée par l’indépendance d’esprit dans le domaine religieux et par les mouvements hérétiques. L’évolution de la tradition russe orthodoxe des XIVe-XVIe siècles a fait du croyant un simple fidèle de l’Eglise, suivant ponctuellement toutes les règles extérieures du rite et de la dévotion apparente, sans qu’on exige de lui une authentique personnalité chrétienne, comme c’était le cas aux siècles précédents. Les saints et les « fols en Dieu » de la Russie médiévale, qui savaient distinguer la « vérité » du « mensonge », ainsi que les hérétiques du XIVe siècle et de la première moitié du XVIe siècle, affirmaient et démontraient par leur propre conduite que le Saint Esprit pouvait agir à travers la personne la plus simple.

     Au panthéon des saints russes, les « fols en Dieu » jouent un rôle spécial ; on sait qu’ils communiquent facilement et directement avec Dieu et les hommes, y compris les souverains, et qu’ils jouissent d’une vénération particulière auprès du peuple. Tout ce qui apparaissait dans les paroles et les actes des saints comme la manifestation de la volonté divine, faisait apparaître le lien mystique du « fol en Dieu » avec le Christ ou avec la Vierge. Ils « vivaient en Christ », puisque le Christ vivait dans leur âme. Pour la conscience nationale,  le « fol en Dieu » personnifiait l’image du chrétien idéal, et en donnait l’exemple par toute sa vie, et c’est pourquoi il pouvait  se manifester à la fois comme dénonciateur de l’injustice et comme intercesseur. Il est indubitable que tous ces traits caractéristiques des saints russes peuvent être retrouvés dans l’image de Jeanne d’Arc.

    Régine Pernoud, dans Les Gaulois (Seuil, 1957), montre qu’en France le christianisme populaire avait uni le nouvel élément proprement chrétien, à celui, traditionnel et datant de l’antiquité celte, et elle souligne que l’âme originelle de la France était l’âme mystique des Celtes, opposée au rationalisme et au juridisme romains, d’où la perception très spéciale du christianisme dans les pays celtes. Jeanne, avec sa foi enfantine et ses visions mystiques, ignorées de la scolastique de son époque à laquelle elle était tout à fait étrangère, était par sa conduite en contradiction absolue à l’intellectualisme du christianisme officiel. Son expérience religieuse personnelle la forçait à se révolter contre les schémas strictement rationalistes des théologiens. En percevant la réalité divine par sensation immédiate, Jeanne s’est trouvée proche, d’une part, de la religion traditionnelle nationale liée aux forces de la terre natale, et d’autre part, de l’enseignement chrétien, pour qui la plus haute sainteté transfigure physiquement et spirituellement l’homme qui contemple la lumière divine.

    En ce sens, l’expérience mystique de Jeanne la rapproche de la tradition franciscaine ainsi que du christianisme mystique des premiers siècles. Il est intéressant de constater que la doctrine de saint Denys l’Aréopagite sur l’impossibilité d’appliquer toutes les catégories de la raison humaine aux mystères divins a jeté les bases du mysticisme orthodoxe à partir du IXe siècle. De plus, on a souvent identifié Denys l’Aréopagite avec saint Denis, évêque de Paris, et on l’a vénéré pendant tout le Moyen-Âge comme civilisateur de la Gaule.

    Ainsi, nous pouvons dire que dans l’histoire de Jeanne et dans son image même se manifestent certains paradigmes universels ou archétypes propres à la fois aux deux mentalités russe et française de l’époque médiévale, parce qu’ils sont propres à  la culture humaine tout entière et se rattachent à une des particularités de la personne humaine : l’homo religiosus.

    Notons que les archétypes stables engendrés à l’époque païenne et transformés dans la mentalité médiévale chrétienne existent toujours. Nous essaierons d’illustrer, sans faire l’analyse détaillée des textes,  leur réalisation littéraire en prenant comme exemple l’image de  Jeanne d’Arc dans les œuvres de Charles Péguy et de Paul Claudel. Ces œuvres nous semblent parmi les plus représentatives du point de vue de la  conscience chrétienne de leurs auteurs ainsi que de leur attitude envers l’héroïne française.

    Il est évident que Jeanne d’Arc est pour ainsi dire l’héroïne lyrique de Péguy ou son alter ego. Péguy commence sa route johannique par le drame de 1897, où Jeanne est plutôt pucelle-guerrière,  bien qu’y apparaissent certains traits de l’archétype de la « pucelle salvatrice et puissance d’intercession ». Mais, dans son Mystère de la charité, on ne voit ni Jeanne chevalière, ni Jeanne armée, ni Jeanne quotidienne. On ne la voit que dans ses recherches spirituelles. Et cependant Jeanne, qui  réfléchit, cherche, se pose des questions, doute, est plus vivante et « salvatrice », qu’elle n’aurait pu l’être, l’épée à la main. En effet, pour Péguy  le salut ne se limite en aucune manière à l’expulsion des envahisseurs étrangers, il est bien plus spirituel. La question principale de Jeanne est : « Qui faut-il sauver ? Comment faut-il sauver? » Péguy cherche bien sûr à sauver sa patrie des envahisseurs, qu’ils soient anglais ou allemands, mais il veut surtout faire renaître son esprit chrétien authentiquement mystique et la protéger contre la domination de la scolastique catholique où le rite formel domine l’émotion mystique, c’est-à-dire où « la politique dévore la mystique ». Et pour Péguy c’est justement en cela que consiste la mission  de la pucelle « salvatrice ». Car, comme nous nous le disions plus haut, Jeanne avait cette claire conscience.  Ce n’est pas par hasard que Péguy  n’a  pas  écrit Le Mystère de Jeanne, mais Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc. D’où l’on peut constater que dans la conscience de Péguy vivait de toute évidence l’archétype de la Vierge, et non  celui  de l’Amazone ou de la Walkyrie. 

    Si l’on se tourne vers l’œuvre de Claudel, on peut au début du XXe siècle trouver une  brève évocation de Jeanne dans L’Annonce faite à Marie, achevée en 1911. Comme on le sait, à l’acte III, une paysanne dit à l’autre que le roi Charles passera bientôt devant elles pour se faire couronner à Reims : « C’est une simple fille, de Dieu envoyée, / Qui le ramène à son foyer. // - Jeanne, qu’on l’appelle.// - La Pucelle! // - Qu’est née la nuit de l’Epiphanie ! // - Qui a chassé les Anglais d’Orléans / qu’ils assiégeaient ! // - Et qui va les chasser de France mêmement tretous !  Ainsi soit-il  ! //... // -Y a six mois qu’elle gardait les vaches encore ed son pé.// - Et maintenant elle tient une bannière  où qu’y a Jésus en écrit. // - Et qu’ les Anglais se sauvent devant comme souris ». (Paul Claudel, Théâtre, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1965, t.II, p.183-184).

    Pourquoi Claudel a-t-il introduit dans la pièce cette évocation de Jeanne ? Sans aucun doute ce n’est pas seulement pour placer le récit de son héroïne Violaine dans un cadre historique réel. L’exploit de Violaine, c’est l’exploit du martyre, c’est le sacrifice de soi-même aux autres. En ce sens, c’est l’archétype de la pucelle salvatrice ; de plus Violaine ressuscite le bébé de sa sœur, devenant ainsi sa mère spirituelle et mystique, c’est-à-dire qu’elle se rapproche de l’archétype de la Vierge (Anna Vladimirova dans sa communication au  premier colloque du Centre Jeanne d’Arc-Charles Péguy en 1995 en a parlé en détail.). Dès que dans la conscience de l’écrivain surgissent ces archétypes, même s’ils sont rattachés à l’héroïne littéraire, apparaît aussitôt l’image de Jeanne d’Arc, qui en est inséparable. L’apparition éphémère et symbolique de Jeanne donne à l’histoire  de Violaine non seulement une authenticité et une signification spirituelle, mais elle la situe dans le  contexte de l’histoire  des saints français.

    Pour le grand public, le nom de Claudel, dans les œuvres consacrées à Jeanne d’Arc, est associé également à l’oratorio Jeanne au bûcher, créé par le compositeur Honegger dans les années 30. Ici,  Jeanne incarne dans la conscience du poète une sainte plutôt qu’une héroïne nationale. Comme il le racontait lui-même, il avait eu une vision soudaine de Jeanne d’Arc au bûcher, les mains liées en forme de croix. Il avait alors compris qu’il ne fallait pas écrire l’histoire de la vie et de l’épopée de Jeanne, mais exprimer leur sens supérieur. Dans la pièce, ainsi que dans celle de Péguy, l’action extérieure est absente. Tout s’est déjà accompli, tout est connu et tout est compris. Au lieu des événements réels, Claudel introduit leur interprétation symbolique. L’écrivain voulait que l’oratorio fût perçu comme une messe.  Dans le texte, les prières lues en latin jouent un  rôle important. Qu’on se souvienne de L’Annonce faite à Marie, où les prières adressées à la Vierge Marie accompagnent le miracle de la résurrection de l’enfant. Tout cela, entre autres choses, doit activer dans la conscience du lecteur l’archétype de la pucelle sainte-martyre-salvatrice, c’est-à-dire de Jeanne. Et il nous semble que c’est cet effet qui se produit  au même degré dans les mentalités russe et française. 

 

 

Jeanne d’Arc au bûcher : vers un mystère moderne

 

Tatiana Victoroff

ENS-Lyon

 

 

 


    Une des particularités de la dramaturgie de la première moitié du XXe siècle est la renaissance du drame religieux dans des traditions culturelles différentes. Gabriel d’Annunzio écrit Le Martyre de Saint Sébastien (1911) en Italie ; Karl Gustav Vollmoeller, Das Mirakel (1912) en Allemagne ; Alexis Remizov, L'Action diabolique (1907) en Russie ; Karol Wojtyla, l'actuel Jean-Paul II, Le Rayonnement de la Paternité (1964) en Pologne... Cette renaissance se caractérise par une référence consciente des dramaturges contemporains aux formes du théâtre médiéval (mystères, miracles, moralités…) pour rénover le théâtre moderne.

    En Angleterre, le courant du « Church drama » surgit dans les années 1930 dans le cadre de festivals religieux dans la cathédrale de Canterbury[233] où, d'abord, l’on représente les textes médiévaux anglais (comme Everyman, XVe s.), puis où l’on met en scène les drames religieux de poètes-dramaturges novateurs : T.S.Eliot avec The Murder in the Cathedral (1935) ; Dorothy Sayers avec The Zeal of Thy House (1937) ; Charles Williams avec Thomas Cranmer of Canterbury (1936)...

    Cette période en France est également marquée par le réveil de l'intérêt pour le genre du mystère. L’évolution est semblable, de la reconstitution de textes médiévaux (la Passion d’Arnoul Gréban, du XVe s., représentée près de Notre-Dame ou le Miracle de Théophile mis en scène par Gustave Cohen à la Sorbonne) à la création de textes originaux de dramaturges contemporains : Charles Péguy avec Le Mystère des Saints Innocents (1912) ; Henri Ghéon avec La Vie profonde de Saint François (1926) ; Michel de Ghelderode avec Mystère de la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ (1924) ; Gabriel Marcel avec Un homme de Dieu (1925)...

    Certaines œuvres de Paul Claudel constituent des exemples remarquables de cette tendance. La première version de L’Annonce faite à Marie (1912) s’est appelée « mystère ». Dans beaucoup de ses pièces, sans utiliser cette appellation, Claudel utilise des éléments de la poétique du mystère constitutifs du théâtre du XXe siècle[234].

     Les années 1930 dans l'œuvre de Claudel sont en ce sens très importantes. Claudel y écrit une série de pièces où la structure liturgique prédomine : Le Livre de Christophe Colomb (1927), Le Festin de la Sagesse (1934), Histoire de Tobie et Sara (1938).

     Nous allons considérer une de ces pièces, Jeanne d’Arc au bûcher (1934), une « espèce de messe », selon la définition de Claudel, qui nous rappelle les racines liturgiques du « drame sacré ».

 

 

*

 

 

Jeanne d’Arc au bûcher dans le contexte culturel de la Ière moitié du XXème siècle.

 

       Dans la première moitié du XXe siècle se manifeste un grand intérêt pour la figure de Jeanne d’Arc, lié à sa canonisation en 1920 et au contexte historique, marqué par les guerres mondiales, où sa victoire revêt une signification particulière. La popularité de ce sujet se reflète dans la dramaturgie de l’époque : voyez Maurice Pottecher et La Passion de Jeanne d’Arc [1900], Charles Péguy et Le Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc [1910] ou Maurice Maeterlinck et Jeanne d’Arc [1940].

    Dans la multiplicité des représentations de Jeanne d'Arc, Claudel argumente son interprétation : sa Jeanne « n’est pas la petite paysanne ni une héroïne historique[...] C’est sainte Jeanne parvenue à l’auréole »[235]. En réfléchissant sur sa vie, elle trouve « un point de vue », d'où l'on peut considérer « la vision et intelligence du rôle dont [elle] était chargée ». Selon Claudel, ce point de vue, « c'est le bûcher de Rouen »[236].

    Faisant référence à ces pages célèbres de l'histoire religieuse de la France, Claudel explique sa méthode narrative : « […] le souverain Père […] lui permet [à Jeanne], du haut du bûcher et à la lumière […] de sa propre combustion, de relire page à page et comme à rebours toute l'histoire de sa vie, depuis Rouen jusqu'à Domrémy,  et c'est dans la conscience pleinement réalisée de la mission […] que, dans un cri qui est une flamme, elle exhale le oui suprême » (p. 1527).

    Cette vision inverse la logique de développement du sujet : c'est la perspective du mystère où les différents temps coïncident et où participent à l'action des forces qui surpassent les efforts humains.

 

Les grandes lignes symboliques du texte

           

     Une telle approche permet à Claudel de librement disposer les lignes symboliques du récit autour du thème principal « celui du bûcher de Jeanne d'Arc », de « l'obscurité complète » vers le feu.

     La pièce a d'abord commencé d’être criée comme un simple prélude instrumental et choral. Plus tard, Claudel lui a ajouté, en 1946, le nouveau Рrologue, une scène de la création du monde que « le Chœur » emprunte « à la Genèse » (p. 1528) :

A., très bas et comme la main sur la bouche. – Ténèbres ! Ténèbres !

B. – Et la France était inane et vide et les ténèbres couvraient

 la face du royaume                           et l'Esprit de Dieu sans

savoir où se poser

Planait sur le chaos des âmes et des cœurs

Planait sur le chaos des âmes et des cœurs                          sur le

chaos des âmes et des volontés                                sur le chaos

 des consciences et des âmes. (p. 1531)

      Une autre modification du texte lui donne une nouvelle profondeur. Il s'agit de la phrase, du refrain chanté par le chœur sur tous les modes : « Il y eut une fille appelée JEANNE ! », qui, ainsi que le refrain qu’on lit plus loin (« Jeanne ! Jeanne ! Jeanne ! Fille de Dieu ! »), renvoie aux premiers versets de l'Évangile de Jean : « Il y eut un homme envoyé de Dieu. Son nom était Jean » (Jn I, 6).

      Ainsi, l'histoire de Jeanne d'Arc se raconte comme lÉvangile (« la Bonne Nouvelle »)[237], qui commence à partir du chaos : le monde, gisant dans les ténèbres, a besoin d'être transformé.

      Jeanne, dans l'ombre, écoute les voix. Déjà à la scène 1, elle entend toutes les voix qui vont l'accompagner pendant la pièce : un chien hurlant, un rire sinistre, la chanson de Trimazo et la voix de saint Dominique, « qui est descendu du ciel » avec le livre qu'il commence à lire. Ce livre est l'histoire de Jeanne et son acte d'accusation sur terre, mais en même temps c'est le livre dont l’on peut dire : « les Anges pour tous les temps l’ont traduit dans le Ciel » (p. 1219)

     Cette double optique de la terre et du ciel inclut dans l'action toutes les voix de l'univers qui participent à cette lecture, se confondant et s'interrompant les unes les autres.

     Ainsi la lecture de cet évangile de Jeanne d’Arc, au début de laquelle elle « fait le signe de croix », commence-t-elle par une malédiction, celle de Jeanne par « les voix de la terre » :    Jeanne            Jeanne            Jeanne

Hérétique       Sorcière          Relapse

     Ces « voix terribles » de ses juges « qui la questionnaient » (p. 1219) poussent Jeanne au désespoir. La consolant, Dominique expose le jugement céleste de Dieu, déjà accompli :

L'Ange du Jugement qui tient les hautes balances

D'un soufflet / il a fait tomber de leurs têtes et de leurs

épaules la mitre, le capuchon et le froc (p. 1221) 

      En même temps, on voit le tableau de ce procès terrible qui se déroule sur la terre, à Rouen, et qui est montré dans sa cruauté impitoyable et parodique, dans une tonalité absurde, où triomphent la méchanceté et la bêtise humaine déguisées en sagesse suprême.

 

      Cette scène du jugement représente une manière de carnaval des animaux. Dominique le dit : « Ce ne sont pas des prêtres, ce ne sont pas des hommes, ce sont des bêtes qui vont la juger » (p. 1221). Claudel emprunte ces images des « animaux juridiques »[238] à la Bible, au célèbre psaume 21 : « Les taureaux gras se pressent autour de moi : on dirait qu'il veulent se repaître de ma chair ». L’utilisation du psaume est d'autant plus importante symboliquement qu’il renvoie typologiquement à la Passion.

       Le carnaval se déchaîne, décrit par les indications scéniques : « les serviteurs portent les défroques, les masques et les coiffures ». Il se développe sur scène avec les attributs typiques du carnaval : déguisement, métamorphose. C'est le Cochon (rappelons pour mémoire que le principal accusateur de Jeanne était l'évêque Pierre Cauchon) qui se présente pour présider ce tribunal de moutons bêlants, et l'Âne chante.

       Au cours de ce procès absurde qui représente « la sagesse de la Sorbonne », on n’accorde à Jeanne aucune justification. Quand elle est menée par Dieu, c'est une illusion ; quand elle est menée par le diable, c’est une réalité. Dominique le dit à Jeanne : « […] ils te condamnent de l'une et l'autre main » (p. 1226). Cette scène se développe sur un rythme effréné, où les multiples voix ne représentent pas une multiplicité d'opinions, la décision étant déjà prise.

 

        La scène V, « Jeanne au poteau », renforce le tumulte. On entend les rumeurs de l'enfer (« un chien qui hurle dans la nuit ») qui accompagnent l'absurdité de l'épisode. La scène suivante montre une étape antérieure, située avant le procès : la trahison de Jeanne d'Arc, jouée ici dans « un jeu de cartes »[239].

        La pièce devient alors une sorte de moralité avec ses personnages-allégories représentés dans le style de l'opéra-bouffе. Le monde se trouve mis en jeu, avec des rois de parodie qui changent de place tandis que leurs « très fidèle[s] épouse[s]…qui partage[nt] [leur] lit » (p. 1227), « Leurs Majestés » – la Bêtise, l'Orgueil, l'Avarice, la Luxure – « ne changent pas de place » et donnent naissance à un étrange mélange de vices chez leurs héritiers.

          « Mais ceux qui jouent réellement la partie, ce ne sont pas les Rois ni les Reines, ce sont les Valets ». Le résultat est réversible (« J'ai perdu ! Je veux dire que j'ai gagné », « J'ai gagné ! Je veux dire que j'ai perdu », p.1228). Le vainqueur, dans une autre perspective – perceptible des cieux pour Jeanne et Dominique – se révèle être le perdant, ayant perdu son âme pour l'éternité.

     Jeanne est l'enjeu de la partie mais, sur la terre, l'issue reste toujours sa mort : le quatrième Roi, La Mort, personnage typique des mystères et des moralités, « entre ». Il ne participe pas au jeu, ne prononce pas un mot, mais sa présence signifie l'approche de la mort réelle. C'est le sacrifice de Jeanne, que Guillaume de Flavy livre au supplice : « Messieurs, je vous livre Jeanne d'Arc la Pucelle » (p. 1228). Jeanne symbolise ici l'Agneau immolé pour le monde. « Le Chœur, sourdement. – Comburatur igne ! »[240] (p.1228).

 

      La scène VII, « Catherine et Marguerite », donne à Jeanne une petite pause dans cette chaîne d'événements terribles. Elle entend à nouveau les voix-cloches qui semblaient l'avoir abandonnée, les voix si chères de Catherine et de Marguerite. Les souvenirs affluent, la logique de l'exposé « inverse » en vient aux pages qui pourraient être les premières dans le livre de Jeanne : les souvenirs d'enfance, Domremy, les voix entendues pour la première fois.

 

       Le « mouvement à rebours » rejoint l'événement central de la vie de Jeanne, qui marquera l'histoire de France et qui deviendra la cause de ses souffrances et de sa passion.

       Pour représenter « Le Roi qui va-t-à Reims » apparaissent des personnages grotesques et pittoresques. Ce sont le Géant Heurtebise, « qui n'est pas autre chose qu'un moulin à vent avec un grand chapeau de paille effilochée et une meule sous le bras comme une miche » (p. 1214), et la Mère aux Tonneaux, sans description ni indication scénique spéciale. Heurtebise, qui a « l'accent picard » est l'allégorie du blé et du pain, la Mère aux Tonneaux, qui a « l'accent de Bourgogne », symbolise le vin. Cette rencontre réunit en fait les deux époux après une longue séparation : « le bon pain ed France et le bon vin ed France, désormais, i ne faut plus qui soit séparés » (p. 1232). Cette union (la Mère aux Tonneaux à Heurtebise : « Je vas vous embrasser ») s'accompagne d'une dispute à la manière des farces, et de danses grotesques auxquelles tous les paysans participent.

        Dans cette scène parodique, où la France réunifiée se prépare au couronnement du roi, le plan liturgique reste présent, rappelé par le Clerc : en cette « sainte veille de Noël le Roi Notre Seigneur se rend à Reims » (p. 1232) et l'arrivée du Roi à Reims signifie la venue du Messie[241]. « C'est moi qu'ai fait cela ! » (p. 1234) s'écrie Jeanne au souvenir de sa victoire. – « C'est Dieu ! C'est Dieu qui a fait cela », corrige frère Dominique, ramenant de nouveau l'action au plan divin où les symboles du vin et du pain sont signes de l'eucharistie, de l'unité dans son sens le plus profond. Et il est une oblation pour cette communion : Jeanne elle-même, dont la passion s'approche.

 

        Le couronnement s’annonce par « L’épée de Jeanne ». Dominique lui-même veut comprendre le sens de cette victoire auréolée de gloire : « Explique-moi ton épée » (p. 1235), demande-t-il.

        Toute la création se met alors à l'expliquer. Le printemps et le réveil de la nature normande fournissent à Jeanne le langage symbolique de correspondances, grâce auquel, accompagnée par « les voix du ciel », elle décrit sa vocation :

Jeanne : Quant il fait bien froid en hiver […] on dirait que tout est mort

 et les gens sont morts de froid […] / on croit que tout est mort / que tout est fini.

Voix (au dehors) : Mais il y a l'espérance qui est la plus forte.

Jeanne : On croit que tout est fini / mais alors il y a un rouge gorge qui se met à

           chanter. /

Voix : Fille de Dieu ! (vavava) va ! va ! va !                        

[…]

Jeanne : Et alors le temps de fermer les yeux et de compter jusqu'à trois /

 et tout est changé ! […] (p. 1237).

     Comme le réchauffement, le renouveau de la Nature succède au temps froid, ainsi, ce qui semble porter la mort se révèle le salut, la vie[242] : l'épée terrible, arme du mal et de la destruction, se transforme, dans une main pure, en arme de salut. Et voici la réponse que reçoit Dominique : « On a vu ce que Jeanne peut faire avec une épée […], cette épée que Saint Michel m'a donnée ? […] Cette claire épée ! Elle ne s'appelle pas la haine, elle s'appelle l’amour ! » (p. 1238).

      La force terrestre de Jeanne, c'est l'amour. On ne peut pas expliquer, prouver aux juges que c'est l'amour qui fait les miracles. C'est la victoire céleste, qui se réalise sur un tout autre niveau, auquel se hisse la pièce.

 

       La scène suivante est « la répétition du chant de Trimouzette », chanson populaire Lorraine, auquel Jeanne fait écho :

Une petite larme pour Jeanne ! une petite prière pour

Jeanne ! une petite pensée pour Jeanne

C'est pas pour boire ni pour manger,

C'est pour avoir un joli cierge

Pour lumer la Sainte Vierge,

C'est moi qui vais faire le joli cierge (p. 1239)

       C'est la préparation du sacrifice où Jeanne va devenir ce cierge brillant devant la Vierge qui apparaît Elle-même (p. 1239) pour participer à la scène finale (« Jeanne d'Arc en flammes »). De même apparaît la foule, qui « lentement s'est rassemblée devant l'échafaud, hommes, femmes et enfants, formant transition avec le Chœur et le Public » (p. 1240).

 

        Le moment essentiel de cette scène (qui a une charge symbolique très forte) est, de notre point de vue, le passage de toute chose à une nouvelle qualité.

        Ainsi le Chœur, pendant le supplice de Jeanne, évolue de la malédiction à la louange : à son refrain « hérétique – sorcière – relapse », répété pendant toute la pièce, répond dans la dernière scène un demi-Chœur qui chante la louange de Jeanne : « Jeanne est Sainte, Jeanne est Vierge […] / elle qui a battu les Anglais », tandis que le premier demi-Chœur continue à l'accuser : « c'est elle qui a fait tout le mal » (p. 1240). À la fin de la scène, le Chœur entier s’exclame dans son hymne : « Louée soit / notre sœur Jeanne / qui est Sainte – Droite – Vivante ! […] » (p. 1242).

         Dans les flammes, le livre prend une autre signification. Il devient maintenant évangile aux feuillets d'or et de sang, bonne nouvelle de Jeanne d'Arc qui « a quelque chose à nous dire, oui, à nous personnellement » (p. 1515).

          Jeanne elle-même change : la flamme, qui l'effrayait tant, voici que maintenant elle l'accepte[243]. Le feu change de qualité aussi : d'instrument de souffrance il devient « frère le Feu », vêtement de noces de Jeanne (p. 1241). Lui qui devait juger Jeanne (« est-elle de Dieu ou du Diable », p. 1240), devient son libérateur[244].

     Les attributs mêmes de la flamme sont assignés à Jeanne (« Notre sœur Jeanne […] Notre sœur la flamme », « Louée soit / notre sœur la flamme / qui est pure – forte – vivante – acérée – éloquente – invincible – irrésistible ! »

     Le bûcher devient l'autel de l'offrande, l'acte de livrer Jeanne aux flammes devient le sacrifice expiatoire du mal du monde[245].

      « Cette flamme pure », qu' accepte la Vierge (p. 1239s) se reflète sur ceux d' « en bas » et les illumine ; les « voix sur la terre » changent de tonalité et répètent en écho aux « voix dans le Ciel » la phrase de l'Évangile de Jean[246].

 

      « Tout change » comme Jeanne l'a expliqué à l'aide des images de la nature, et à la mort succède la résurrection.

       Cette situation du « monde sur le seuil », cette transfiguration totale de l'homme et du monde est le finale typique du mystère. Claudel arrive à la vision de ce tableau par l'image du feu, dans lequel tout acquiert sa signification authentique : « à la lumière de sa propre combustion » (p. 1527), Jeanne voit autrement sa vie, elle devient elle-même lumière du monde, elle « brille dans les ténèbres et les ténèbres ne l'ont pas saisie » (Jn, I, 5). La fin de la pièce renvoie de nouveau aux premiers versets de l’Évangile de Jean. Les ténèbres primordiales, qui se concentrent tout au long de la pièce, ne peuvent être déchirées que par les flammes de feu, par la foi ardente[247]. Le drame évolue des ténèbres à la lumière, par le sacrifice librement consenti : « Personne n'a un plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'il aime » (p. 1242). La bonne nouvelle de l'évangéliste Jean résonne à l'unisson avec la bonne nouvelle qu’apporte Jeanne.

 

        Claudel voit le signe de la Croix dans tout ce spectacle grandiose :

« […] ce geste auguste, je le voyais devant moi réalisé, non par une main seulement […] mais dans la gêne d'une victime garrottée, par les deux mains d'une jeune fille étroitement l'une à l'autre rattachées par un anneau de fer. Il me dictait le sujet. Il évoquait à la fois et il sanctifiait tout le drame » (p. 1518).

La poétique de la pièce

 Le signe de Croix : Niveaux de lecture et structure dramaturgique

     Le signe de la croix, par lequel commence la lecture de l' « évangile » de Jeanne d'Arc, imprègne toute la structure dramaturgique de la pièce et engage de nombreux niveaux de signification.

 

     Sur le plan historique, le signe de la croix est le signe de la victoire de Jeanne. Claudel inscrit même la croix dans le plan géographique (« […] la mission de Jeanne d'Arc, ne se traduit-elle géographiquement sur la carte par un signe de croix ? »), dessinant l'itinéraire de ses batailles d’est en ouest et d'Orléans vers le nord. Ainsi selon Claudel, la mission de Jeanne d'Arc est-elle « la croix parachevée, la ligne de l'ascension à travers celle de la charité » (p. 1520).

      Pour Claudel, la croix intègre la structure même du corps humain et les intentions intérieures de l'homme : « La signe de la croix, c'est-à-dire l'ascension de la main qui part du creux de la poitrine, monte au front, redescend au cœur, vient à gauche et puis à droite atteindre sur chacune de nos épaules l'origine de nos mouvements et actes physiques et enveloppe, pour ainsi dire, dans un cycle vérificateur à la fois de notre création et attestateur de notre salut, les quatre points cardinaux de la personne humaine […] » (p. 1518).

 

     Ainsi pouvons-nous considérer les étapes essentielles de la vie de Jeanne (historiques et spirituelles) à partir du symbole de la croix qui, « en sanctifiant tout le drame » (Claudel), en devient le principe structurant, autour duquel l'action s'organise. Son axe horizontal est « la charité », les relations de Jeanne avec les hommes ; et son axe vertical, « l'ascension », sa relation à Dieu.


 

 


Au Paradis [1], les souvenirs, la lecture du Livre de sa propre vie ramènent Jeanne sur terre, des « voix du ciel » (sc. 1) aux « voix de la terre » (sc. 3), et plus bas, en enfer [2], où elle se trouve « livrée aux bêtes » (sc. 4) [mouvement de la main du front au cœur]. De là, à travers les épreuves (le terrible procès) commence un mouvement rétrospectif[248] [3], et Jeanne revoit les étapes de sa vie de Rouen (le procès) à Domremy (l'enfance, les voix des saints) et, parmi elles, la scène de la trahison : « Les Rois ou l'invention du jeu de carte »(sc. 6) [du mouvement de la main vers l'épaule gauche]. Cette logique [4] la ramène irrémédiablement au bûcher (épisodes inversés du « Roi qui va-t-a Reims » (sc. 8) et de « L'épée de Jeanne » (sc. 9), le récit étant constitué de souvenirs soudés, inséparables et menant au bûcher par séquences temporelles [la main vers l'épaule droite]. Et c'est le bûcher (« Jeanne d'Arc en flamme » (sc. 11), point central qui concentre en lui les quatre points cardinaux, où se lie toute la vie de Jeanne[249]. C'est sa croix [5], le fruit de sa mission, « c'est le feu qui éprouvera la qualité de l'œuvre de chacun » (I Co III, 13).

     Ce point lie aussi les différents niveaux de narration : le bûcher sur la terre, préparé par les voix de l'enfer, accompagne Jeanne au ciel (Chœur : « Flamme au-dessus de la flamme ! » et devient le symbole de l'unification – « Grande flamme au milieu de la France » (p. 1242).

      Cependant, cette unification de la France dépasse le cadre purement national – note Claudel : « […] la force et la valeur d'un témoignage et d'une prédication qui s'adresse à tous les temps et à tous les cœurs » (p. 1520).

       Enfin, un troisième niveau de lecture, spirituel (après le sens historique et la vie personnelle de Jeanne), donne une dimension de mystère à cet « oratorio dramatique » où les événements prennent une signification universelle.

     Ainsi, gardant en vue que la pièce s'inspire de la Bible et que Claudel a lui-même écrit des études exégétiques[250], nous pouvons expliquer ce texte selon la méthode de l’exégèse biblique (avec les niveaux historique, moral et spirituel)[251]. Claudel donne des armes à cette analyse en présentant l’univers de cette pièce comme polyphonique, au-delà de nos représentations habituelles de la réalité, cantonnées aux dimensions terrestres.

 

Poétique du mystère dans la pièce

 

      Pour donner dimension au mystère, Claudel se tourne vers la poétique médiévale. Ainsi, son idée d'organiser les étapes de la vie de Jeanne selon le signe de la croix correspond aux représentations médiévales où le destin de l'homme reproduit les événements essentiels du chemin de Croix du Sauveur[252]. La poétique médiévale use du symbole de la croix comme d’un modèle aux principales oppositions spatiales, temporelles et morales, opposant et réunissant le haut et le bas (ciel – terre – enfer), la droite et la gauche (passé – présent – futur), le bon et le mauvais cotés, exprimant ainsi l'essentiel des relations de l'homme avec le monde et avec Dieu. La Croix y organisait le temps et l'espace, ainsi que la construction scénique.

       Dans Jeanne d'Arc au bûcher, nous venons d'observer une structure de récit similaire, organisée autour du signe de la croix et se déroulant sur différents niveaux, liés par les voix qui se répondent.

       Ce principe de « simultanéité », essentiel pour le drame médiéval, est utilisé de plusieurs façon par Claudel. Ainsi, pour souligner la simultanéité des actions qui se déroulent en des endroits différents, Claudel utilise-t-il une scène à deux étages « réunis par un escalier assez raide » (p. 1217), reprenant la scène simultanée médiévale qui présentait de façon visible le paradis, la terre et l'enfer.

        Dans la pièce de Claudel les spectateurs voient deux niveaux : la Vierge apparaît « au-dessus, sur le pilier de Jeanne » (p. 1239), selon les traditions des mystères médiévaux ; et ils entendent le troisième : les voix de l'enfer. Dans la dernière scène, les force de l'enfer et du paradis s'engagent ouvertement dans une lutte spirituelle : un demi-chœur accuse Jeanne, l'autre la glorifie « avec le secours de Dieu – avec le secours de Diable » (p. 1240).

        Comme dans les mystères médiévaux, les événements aux différents niveaux sont simultanés, l'issue est connue dès le début de la pièce. Dans cette perspective, la lecture de Claudel « à rebours » devient claire : Jeanne « du haut de son bûcher […] a pu mesurer d'un regard le chemin parcouru et en souder toutes les étapes » (p. 1518).

        C'est pourquoi le passé revit et pourquoi le futur est représenté comme déjà survenu : la punition des juges est montrée dès avant le procès (p. 1221) ; à l'appel des saintes Catherine et Marguerite, Jeanne répond : « J’irai ! J’irai ! Je vais ! Je vais ! Je suis allé ! » (p. 1230).

         Tout ceci est possible par la position du mystère « sur un seuil ».

         À cette particularité est lié un autre trait du genre du mystère, trait qui fonde la dramaturgie médiévale et qui est constitutif de la dramaturgie claudélienne. Il s'agit de l'ambivalence des événements : les animaux (les juges) et « les valets » (les autorités), cruels, réclament le bûcher : « Comburatur igne ! » (sc. VI), tandis que les saintes Catherine et Marguerite pleurent sur Jeanne et qu’on entend le De Profondis (sc. VII).

     Les plans narratifs échangent leur place, les significations se renversent : ce qui semble sur terre une victoire, vu des cieux, se révèle mener en enfer (épisode du jeu de cartes) ; le bûcher de Jeanne devient pour elle libération, tandis que ses bourreaux se livrent au feu éternel.

     La pièce est construite sur des scènes à l’ordre alterné entre mystère et farce. Une telle construction remonte à la structure cyclique des mystères médiévaux français où succédaient aux scènes sacrées les scènes de farce, sortes d'interludes raillant et confirmant en même temps le sens sacré.

 

     La pièce de Claudel commence par cette alternance ; Dominique « prépare » Jeanne pour sa confrontation avec les animaux juridiques : « Tu as entendu les voix du Ciel et maintenant écoute en bas ce qu'ils ont fait – écoute ce qu'ils en ont retenu. Ecoute les voix de la terre ! » (p.1220). Ces « voix de la terre » sont présentées avec les caractéristiques de la farce, parfois en rappelant directement les images médiévales : le « chœur de l'Âne » chante « comme aux fêtes de l’Âne au Moyen Âge » (p. 1222), « la sagesse » revêt des masques de carnaval.

      Le mouvement principal de la pièce devient ce renversement constant entre la chute et l'élévation. Conformément à la logique du mystère, les ténèbres font place à la lumière, la mort à la renaissance.

      Le langage poétique claudélien exprime parfaitement la perméabilité de cette frontière, perméabilité qui s’exprime aussi dans la musique.

 

La musique

 

     Claudel conclut que « […] pour représenter, pour rendre une fois de plus intelligibles au public moderne cette passion et cette ascension de Jeanne d'Arc, il m'a semblé que la parole ne suffisait pas […]. C'est la voix, ce sont les voix sous l'histoire et sous l'action qu'il s'agissait de faire entendre et c'est pourquoi il était indispensable d'avoir recours à la musique » (p. 1526-1527).

     Utilisant la musique, Claudel résout en même temps un nouveau problème. Il s'agit de la représentation sur scène des choses et des personnages sacrés. Ce qui était tout à fait possible à l'époque du Moyen Âge pose problème à la scène contemporaine. La musique comme art le plus abstrait et le plus spirituel donne de nouvelles possibilités pour exprimer l'idée religieuse dans une forme plus subtile et délicate que la représentation concrète.

      La langue latine dans cette pièce joue à cet égard un rôle important. Etant langue de la messe (langue naturelle pour Claudel), rappelant des passages liturgiques, cette « belle antienne de latin tout blanc » (p. 1217) devient une sorte de musique de la pièce. La musique – le rythme, les répétitions, les pauses silencieuses et les chansons – conduit les spectateurs à « l'atmosphère […] qui entre la scène et la salle, établit une ambiance commune […] » (p. 1527), ce que Claudel lui-même a nommé « le théâtre total ».

       La partition musicale de Jeanne d'Arc au bûcher a été écrite par Arthur Honegger, et fut très appréciée de la critique[253]. Citons quelques lignes donnant l'ambiance de ces représentations : « L'écriture de la partition est simple, assez médiévale pour évoquer un de nos grands mystères de jadis, assez moderne pour que nous sentions qu'elle concerne les hommes du XXe siècle, elle est faite pour toucher un public d'esprit non prévenu contre la musique moderne ».

       La collaboration entre Claudel et Honegger a été décrite comme un « rare accord ». On a pu écrire du mystère : « Nous nous trouvons cette fois devant un poète et devant un musicien. La musique enveloppe le mystère, mais ce sont les vers qui en sont l'armature. Cela fait un chef-d'œuvre »[254]. Les deux hommes avaient été réunis par Ida Rubinstein, qui « […] comme jadis pour Claude Debussy et d'Annunzio a été inspiratrice de cette conjonction de talents »[255].

 

 

La vie scénique

Collaboration avec Ida Rubinstein

 

     À la fin 1934, Ida Rubinstein avait demandé à Claudel une pièce dans l'esprit du Moyen Âge et dont Jeanne d'Arc serait l'héroïne. Cette même année, elle a déjà demandé à Claudel d'écrire pour elle un drame biblique devenu Le Festin de la Sagesse.

     À cette époque, cette célèbre artiste russe veut faire revivre des personnages religieux. Elle en avait déjà l'expérience, ayant en 1911 déjà joué, dans Le Martyre de Saint Sébastien de d'Annunzio, le rôle du jeune saint percé de flèches[256]. En 1912, elle a vu L'Annonce faite à Marie de Claudel au Théâtre de l'œuvre et « la puissante poésie et la spiritualité des personnages » de ce grand écrivain catholique « ont frappé celle qui rêvait toujours de spectacles grandioses »[257].

      Dans les années 1930 cet intérêt pour le théâtre religieux se renforce. Au mois d'avril 1934, Ida Rubinstein assiste à une représentation des Théophiliens, troupe d'étudiants de la Sorbonne dirigée par Gustave Cohen, qui a mis en scène des mystères anciens (Adam et Ève, XIIe s. ; Le Miracle de Théophile, XIIIe s.). Elle a aussi écouté les concerts de musique médiévale donnés à la Sainte-Chapelle. « Elle ne rêve plus que d'une chose : monter "un mystère" ou quelque chose d'analogue se passant au Moyen Âge »[258].

       À la recherche de grands textes, où la foi soit le principal moteur de l'action, elle s'adresse à Claudel, dont la foi l'impressionne beaucoup[259].

       Claudel accueille d'abord sans enthousiasme l'idée d'écrire une pièce sur Jeanne d'Arc : « Encore quelque chose sur Jeanne d'Arc ! […] tout cela a été raconté mille fois et je n'ai pas la prétention d'apprendre rien de nouveau... »[260]. Mais plus tard, après avoir eu la vision du signe de la croix, il écrit la pièce en quelques jours.

        Dans le Journal de Claudel se trouvent des notes sur sa collaboration avec Ida : « À la Bibliothèque Nationale, avec I[da] R[ubinstein] : le magnifique M[anu]s[crit] l'Apocalypse illustré par le moine Beatus : XIIe siècle » (4 février 1936)[261].

        À partir des illustrations de ce manuscrit sont créés les costumes médiévaux. Les décors sont réalisés par Alexandre Benois, le peintre et décorateur russe[262]. Claudel écrit à Audrey Parr le 24 décembre 1935 : « Le décorateur pour Jeanne sera sans doute Benois qui est un vieux complice de notre Ida […]. Mais l'essentiel sera cette colonne que vous avez dessinée et à laquelle je tiens beaucoup, qui incorpore pour ainsi dire, tel un cierge démesuré, l'ascension de Jeanne vers le ciel […] ».

Cette colonne autour de laquelle se développe l'action, symbole (poteau du bûcher, cierge, autel de Jeanne) et élément central dans la construction de la scène, a été réalisée de façons différentes suivant les mises en scène.

 

Histoire des mises en scène :

 

     L'histoire de ces mises en scène[263] montre que les représentations dans différents pays (Suisse, France, Allemand, Italie…) ont connu un invariable succès. Nous ne considérons dans cette étude que les étapes et les interprétations qui nous paraissent les plus importantes.

     Dès la première mise en scène (en allemand, le 12 mai 1938 à Bâle), la critique avait tendance à considérer cette pièce de Claudel comme une sorte du mystère contemporain : « Le poème est à la fois un mystère et un oratorio où la foule tient un rôle important »[264]. Ida Rubinstein « a su donner au personnage de Jeanne une intensité religieuse, une ferveur dont l'émotion s'est rapidement communiquée au public »[265]. Romain Rolland s'enthousiasme pour son jeu quand il décrit la mise en scène qui a lieu l'année suivante à Orléans[266], où la pièce est donnée sur « la petite scène du théâtre d'Orléans au décor d'intérieur surmonté d'un charmant motif allégorique d'Alexandre Benois »[267].

      Sous l'Occupation, Jeanne d'Arc au bûcher devient un spectacle « patriotique » de bon aloi, qui fait rêver de réactualiser la victoire de l'héroïne nationale[268]. Des représentations se déroulent avec grand succès sur la place de la cathédrale lors du festival de Lucerne (1940), au Théâtre National Populaire à Paris (1942). La résistance de Jeanne retrouve sa signification sous n'importe quelle occupation, anglaise ou allemande. Le contexte de ces représentations est similaire à celui des mises en scènes médiévales, où le mystère était lié aux périodes de guerre, de grands malheurs et où il était un soutien pour les contemporains.

      Dans les années 1940 ont lieu des mises en scène intéressantes en Allemagne. Ainsi, un article sur une mise en scène en mai 1948 à Berlin, intitulé « Dans la nuit moyenâgeuse d’Allemagne… », écrit : « Dans cet oratorio dramatique, la mise en scène (Werner Kelch) exploite au maximum les ressources scéniques. Nous y trouvons les formes de l'ancien théâtre du Moyen Âge. Une série d'arcades, comme un cœur d'église, offre un double étage aux choristes : sur le devant du théâtre, deux chaires, au centre, le bûcher, et Jeanne d'Arc liée au poteau, dominant la scène. Cette mise en scène utilise ainsi, largement, les ressources de la troisième dimension, la hauteur […]. Le public, extraordinairement silencieux et immobile, écoutait cette parole de vie et de survie, avec un recueillement saisissant »[269].

      Dans les années 1950, l'intérêt des metteurs en scène pour les pièces claudéliennes se renouvelle. De nouvelles interprétations de Jeanne d'Arc au bûcher apparaissent.

       En 1950, Jeanne d'Arc au bûcher entre au répertoire de l'Opéra de Paris comme « mystère lyrique ». Jan Doat, metteur en scène qui a déjà monté le Livre de Christophe Colomb de Claudel et Meurtre dans la Cathédrale de T. S. Eliot – deux pièces où le chœur parle – disait : « Claudel pose aux metteurs en scène des problèmes nouveaux tout en remontant aux sources du théâtre […]. C'est une œuvre qui a une unité théâtrale ». Le décor simultané de Yves Bonnat représente « le parvis de la cathédrale de Rouen avec, au centre, le bûcher et tout autour une sorte de cirque qui évoque, irrésistiblement, le martyre des premiers chrétiens à Rome ». Le public « écoute cette œuvre admirable non pas comme un spectacle profond, mais comme un grand Mystère religieux »[270].

     En juin 1954, sous la même définition de genre (« drame musical et mystère lyrique »)[271], Jeanne d'Arc au bûcher est montée au Palais de Justice de Rouen.

     Suzanne Demarquez caractérise cette représentation : « l'œuvre de Paul Claudel et Arthur Honegger revit l'émouvant pouvoir des mystère du Moyen Âge », en décrivant « les décors naturels de ces pierres ancestrales, la foule sombre autour de [Jeanne]. Les spectateurs étaient eux-mêmes cette foule en participant au miracle de cette mort après celui d'une telle vie. À ces moments-là aussi la musique prend la plus haute signification et devient miracle à son tour puisque par son truchement Honegger a su rendre l'âme collective du peuple, comme le firent ses lointains prédécesseurs du XIIe siècle »[272].

      Par ailleurs, certains éléments des représentations médiévales présents dans le texte de Claudel sont utilisés par les metteurs en scène avec les moyens techniques modernes[273].

      Ainsi, en 1953 dans le Théâtre San-Carlo (Naples), dans une mise en scène de Rosselini (le rôle de Jeanne avec Ingrid Bergman), la représentation, fondée sur « un rythme cinématographique […], parvient à le conserver grâce aux mouvements de foule, à cette action sur le plan terrestre qui contrastait avec le monde mystique de Jeanne ». « Il y eut même un peu de lanterne magique – des projections surréalistes évoquant certains lieux comme le palais de justice de Rouen au Moyen Âge ou certains lieux historiques comme le sacre du roi en France »[274].

       La plupart des trouvailles se rapportent à la scène finale : dans la mise en scène de Berlin, en décembre 1947, « le bûcher et la scène flambaient de plus en plus, une grande auréole descendait sur la tête de Jeanne »[275]. À l'Opéra de Paris en 1950, au moment de l'apothéose, « dans le ciel s'inscrivent des lettres gigantesques : "Personne n'a un plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'il aime" »[276].

        Les représentations radiophoniques, nouvelles formes d'existence pour les œuvres théâtrales, réalisent à leur manière l'idée de faire participer les masses[277]. Jeanne d'Arc au bûcher, comme plus tôt Le Festin de la sagesse, est donnée à la radio à la fin des années 1940, puis fait l'objet d'une édition phonographique, acclamée par la critique comme « un chef-d'œuvre d'enregistrement », « une cathédrale médiévale aux puissants piliers sonores, qu'enluminent des fresque bizarrement colorées »[278].

        La majorité des représentations de Jeanne d'Arc au bûcher coïncident avec la fête religieuse de Jeanne d'Arc : en mai 1939 à l'initiative de l'Archevêque d'Orléans, Monseigneur Courcoux, en mai 1950 à l'Opéra etc.). Elles servent à une sorte de commémoration, comme jadis au Moyen Age.

         D’où le choix du lieu pour la mise en scène. La pièce est très rarement représentée sur la scène du théâtre professionnel, à cause des particularités du genre. Comme œuvre musicale, Jeanne d'Arc au bûcher a été montée à l'Opéra. Pour renforcer son appartenance au genre du mystère, on a choisi la place de la cathédrale (Lucerne, 1940), un château (Angers, 1951) ou encore un Palais de Justice de Rouen (juin 1954).

     Ceci est caractéristique de la scénographie du mystère en général qui, après le Moyen Âge, perd son caractère total et renaît à l'époque moderne.

 

*

 

     Pour représenter dans Jeanne d'Arc au bûcher les multiples voix de l'univers, Claudel utilise la forme de l'« oratorio dramatique » – comme pour Le Livre de Christophe Colomb, Parabole du Festin et Histoire de Tobie et Sara – qui se caractérise par une synthèse des genres où la musique, le geste et le chœur comme personnage collectif prennent une grande importance. C'est la période du « nouveau théâtre »[279] de Paul Claudel, marquée par des recherches en direction de la synthèse des genres et du théâtre total[280].

      Chacun de ces « oratorio dramatiques » ont cependant leur propre définition de la notion de mystère. Le Livre de Christophe Colomb est écrit à la demande de Max Reinhardt, metteur en scène allemand, « comme le Miracle »[281] que celui-ci faisait jouer à l’époque. L'Histoire de Tobie et Sara est définie par Claudel comme une « moralité en trois actes » (p. 1537). Ainsi, il s'agit de références conscientes à la tradition du théâtre médiéval.

 

       Nous avons analysé prioritairement les traits qui rattachent Jeanne d'Arc au bûcher au mystère médiéval, notamment les procédés du récit à plusieurs niveaux, réalisé par la « lecture simultanée » des voix multiples qui s'entrecroisent, la simultanéité du temps et la coexistence de l'espace manifestée visiblement dans la construction de la scène.

        La logique dramaturgique se développe selon le signe de la Croix, qui est geste, principe structurel et symbole central autour duquel s'organise la narration et se concentrent les images symboliques essentielles – épée, cierge, flamme.

        À l'action participent aussi des personnages quelque peu inhabituels pour le théâtre du XXe siècle, mais très naturels pour le théâtre du Moyen Âge : les saints, la Vierge, les animaux, les allégories du pain et du vin, la foule… Cette dernière, personnage collectif, sert à ce que participent à l'action les spectateurs, comme dans les mystères médiévaux où cette participation des spectateurs aux événements de l'histoire sacrée entraînait un total engagement dans l'action.

Le caractère des personnages impliqués montre que la dramaturgie se fonde sur les deux plans du mystère et de la farce, dont l'interdépendance constituait le moteur principal du genre médiéval.

La pièce alterne scènes grotesques ou de carnaval (le jugement des animaux – farce du procès –, le jeu de cartes, la rencontre d'Heurtebise et de la Mère aux Tonneaux) et de scènes religieuses, voire sacrées, comme le sacrifice de Jeanne.

        Cette ambivalence du genre est une des lois fondamentales du mystère, où les significations profanes font place aux significations sacrées et où à la mort succède la résurrection. À la fin du drame de Claudel le monde se trouve sur « le seuil » : « C'est la Jeanne d'Arc éternelle, celle qui [est] au seuil des temps modernes » (p. 1520). Ce finale, qui symbolise la réconciliation de la Terre et du Ciel, est le trait principal du mystère et signifie la transfiguration du monde par le sacrifice.

     Par ce finale ouvert, le mystère s'adresse aux contemporains, ce qui en fait une forme vivante, œuvre de son siècle et en même temps forme de mémoire liturgique.

     Pour transmettre le message de Jeanne d'Arc, Claudel utilise une forme dramatique nouvelle à replacer dans le cadre des recherches théâtrales des années 1930. On y retrouve des éléments du théâtre total, où les arts décoratifs et plastiques, la musique, la pantomime se trouvaient réunis. L’idée de la participation du chœur et du public à l’action, empruntée au théâtre médiéval, est une trouvaille typique des dramaturges modernes[282]. La scénographie, comme les critiques l'ont montré, se veut une mise en scène médiévale (décors « simultanés », scène à deux étages, effets scéniques) mais elle utilise en même temps les moyens techniques modernes – cinématographiques, radiophoniques…). Ainsi, la vision mystique du bûcher par Claudel[283] est représentée par un finale dramaturgique efficace, vers lequel tend l'esthétique scénique du XXe siècle.

 

      Nous pouvons repérer dans Jeanne d'Arc au Bûcher des éléments de la poétique sacramentelle du mystère médiéval mais qui veulent créer un « mystère moderne », « qui convient exactement à la forme que va prendre le théâtre où tout sera mis en œuvre pour représenter ce qui fut d'abord "oratorio dramatique" »[284].

      Tout en utilisant une autre langue, une autre forme de jeu scénique, le drame religieux du XXe siècle s’enrichit des procédés de la poétique médiévale, lesquels, élevés à un nouveau niveau de signification, peuvent contribuer à un renouveau du théâtre contemporain en recherche de formes nouvelles pour parler des vérités religieuses de la façon plus appropriée.

       La pièce de Claudel Jeanne d'Arc au Bûcher est un exemple remarquable de rénovation du genre, dans lequel les éléments génériques du mystère prennent une nouvelle résonance dans l'interprétation claudélienne, en communion si intime avec leur poétique originelle.

 

 



Charles Péguy,  par Maximilian Volochine

 

Yves Avril

Orléans

 

    L’an dernier, dans le numéro 6 bis du Porche, nous publiions, de Gerschon Seliber, ce que nous appelions « le premier article paru en Russie » sur Charles Péguy.  Le 25 mai 1916, paraissait  dans Riétch (La Parole) un grand article consacré également à cet auteur et signé d’un des plus grands noms de la poésie russe, et également de l’art russe (il était peintre), du début du XXe siècle, Maximilien Volochine.

    Maximilien Volochine (1877-1932) est né à Kiev. Il fait des études de droit à l’Université de Moscou, d’où il est exclu pour avoir organisé des manifestations de solidarité en faveur de Zola, au moment de la parution de J’Accuse. L’aisance dont jouit sa famille lui permet de voyager dans toute l’Europe, mais ces voyages se font le plus souvent à pied, et il gardera toujours dans la littérature russe cette réputation de « Wanderer », comme l’appellera plus tard Marina Tsvétaiéva. En 1899, il fait un premier séjour à Paris, dont il tombera éperdument amoureux, au point de considérer cette ville comme sa seconde, sinon sa véritable patrie. Il y fera plusieurs séjours entre 1899 et 1916, passant au total plus de six ans dans la capitale française, en particulier dans son atelier du 16, boulevard Edgar-Quinet, et refusant même, par solidarité, de la quitter au moment de la guerre. Marina Tsvétaiéva raconte : « Ainsi vivait-il, la tête tournée vers Paris, le Paris du XIIIe siècle ou le Paris d’aujourd’hui, arpentant aussi bien le Paris des rues que le Paris des temps. Dans chacun de ces Paris, il était chez lui, et nulle part ailleurs qu’à Paris, à telle heure de sa vie ou tel instant de son être, il n’était chez lui. Ses voyages à Pétersbourg et à Moscou, son omniprésence et son ubiquité, partout où on lisait de la poésie et où se rencontraient différents esprits, n’étaient que recréation de Paris […] Paris du passé, Paris du présent, Paris des écrivains, Paris des clochards, Paris des musées, Paris des marchés, Paris des Parisiens, Paris des Kalougiens[285] (car alors ce Paris existait aussi !), Paris des premiers écrits sur Paris, et Paris de la dernière chanson de Mistinguett, - tout Paris, avec tout ce que Paris contenait, était contenu en lui. »

   Il a été l’ami de quelques-uns des grands noms du monde littéraire et artistique, comme Odilon Redon, Rémy de Gourmont et Verhaeren, dont il traduira plusieurs poèmes, comme il avait traduit Théophile Gautier, Leconte de Lisle, Heredia, Mallarmé… Il meurt en Crimée, dans sa maison de Koktebel, rendez-vous de toute la poésie et de l’art russes du début du siècle. 

   Pendant la guerre, il est le correspondant de plusieurs journaux russes, et leur envoie plusieurs articles. Ceux-ci ont été recueillis dans Visages de Paris (Liki Parija)[286], qui est divisé en deux parties : Avant la guerre et La guerre. C’est dans cette deuxième partie qu’est reproduit l’article sur Péguy, précédé de La Génération de 1914 (paru le 15 mai 1915 dans les Nouvelles de la Bourse) et surtout de Victimes de la guerre (Nouvelles de la Bourse, 26 juin 1915) où il évoque longuement l’écrivain, qui, semble-t-il, lui était particulièrement cher. Dans La Génération de 1914, il associe l’influence de Péguy, « tué dès le début de la guerre à Villeroi » et qui « portait dans son œuvre les traditions de la France médiévale et hypnotisait par les répétitions insistantes de son enseignement », à celles que Bergson, Maurras, Barrès, Suarès, Romain Rolland, Claudel, Francis Jammes ont exercée sur « les jeunes gens d’aujourd’hui » dans l’enquête d’Agathon. Il ajoute que, pour des catholiques comme Jammes, Claudel, Brunetière, Huysmans, Péguy, Léon Bloy, le catholicisme n’était pas recherche de « quiétude dans le sein de l’Eglise ».

   L’article suivant, Victimes de la guerre, paraît avoir été inspiré par la lecture des deux dernières listes d’intellectuels morts au champ d’honneur : « Dans la liste de mai, il y en avait 95, dans celle de juin, 105, plus 240 élèves de l’Ecole Normale, l’Ecole des Beaux-Arts, l’Ecole des Chartes et l’Ecole Polytechnique. Des milieux universitaires, il y en a eu 1800. […]

   Aujourd’hui il existe déjà une littérature où la guerre a trouvé son authentique expression artistique, profondément lyrique et objective, passionnée et sincère. Cette littérature a été créée avant la guerre. Ce sont les livres de ces « cent cinq », qui y ont déjà trouvé la mort.

   La poésie est par essence prophétique. Elle exprime non la vie vécue, mais la vie future, son possible. Si elle ne concorde pas en tout point avec la vie du poète, c’est seulement parce que et dans les cas où le possible a trouvé sa pleine incarnation dans l’œuvre et que pour la vie il ne reste plus rien. Dans le monde rien ne se répète deux fois. Aussi ne faut-il pas s’étonner que, dans les œuvres des poètes qui sont tombés, nous trouvions déjà tout le pathétique et tout le tragique de la grande guerre.

   S’ils étaient restés vivants, nous ne les aurions rencontrés dans leur maturité d’artiste que vingt ans plus tard. Aujourd’hui la mort a éclairé d’un éclat pénétrant leurs premières tentatives, elle les a projetées dans l’achèvement de l’histoire, elle leur a donné le fini de l’accompli, et dans cette illumination de leur parole, leurs poèmes ont été pénétrés d’une  tristesse, d’un sentiment de perte aussi grands que s’ils avaient été composés non par eux mais à leur sujet, sur leurs corps étendus.

   Dans ce sens, la prière Pour nous autres charnels de Charles Péguy[287], écrite dès 1912, est la plus impressionnante.

   Voici la traduction de quelques vers de cette longue litanie :

 

Heureux ceux qui sont morts (tombés) pour la terre charnelle (terrestre),

Mais pourvu que ce soit (Qui ont trouvé la mort)  dans une juste guerre […]

Heureux ceux qui sont morts d’une mort solennelle,

Heureux ceux qui sont  morts (tombés) dans les grandes batailles (une grande bataille),

Couchés dessus le sol à la face de Dieu,

Heureux ceux qui sont morts (tombés) sur un dernier haut lieu,

Parmi tout l’appareil (les trophées) des grandes funérailles.

Heureux ceux qui sont morts (tombés) pour les cités charnelles (la cité terrestre),

Car ils sont le corps (la chair) de la cité de Dieu. […].

Heureux ceux qui sont morts (ont trouvé la mort), car ils sont retournés

A la première argile (poussière) et la première terre (l’argile primordiale),

Heureux ceux qui sont morts (tombés) dans une juste guerre,

Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés,

Heureux ceux qui sont morts (ont trouvé la mort), car ils sont retournés

Dans la première terre (Au pouce primordial[288]) et l’argile plastique (à l’argile docile).

 

   Dans la poésie que la guerre a jusqu’ici inspirée, il n’y a rien d’équivalent, pour la force pathétique, la sincérité et la profondeur du sentiment, à cette litanie sur les morts au champ d’honneur.

   Dans les strophes qui se développent par des répétitions infinies des mêmes mots on peut entendre les sanglots d’un peuple chantant l’office des morts de toute une génération.

   Elles ont été écrites trois ans avant la guerre. Elles en ont été le pressentiment, la pré-vision. Elles ne pouvaient être écrites que par l’esprit prophétique d’un poète, déjà condamné et qui ne doutait pas de sa mort.

   Charles Péguy a été tué sur la Marne – trois jours après son arrivée au front[289] ; il s’est mêlé à cette argile, à cette terre, à ces vignes, à ces ravins détrempés qu’il a aimés d’un amour charnel dans son rêve frénétique et inconcevable d’une « douce et humble tragédie ».

   Condamné également par son art personnel, Charles Psichari[290] – petit-fils de Renan, qui avait écrit quelques années avant la guerre un roman, L’Appel des armes. Ce roman, dans lequel est présenté psychologiquement toute l’orientation de la présente guerre, est devenu une devise et un programme pour beaucoup de groupes de la jeunesse littéraire. […] Alain-Fournier, auteur du roman Le Grand Meaulnes qui a tant impressionné il y a un an par ses accents d’un romantisme original, très personnel, très fin, tragiquement désespéré et en même temps profondément lumineux, et par son don d’éclairer d’une lumière fantastique les hasards quotidiens de la vie, a disparu dans les troubles des grandes batailles, s’est perdu au milieu des millions de combattants, s’est abîmé dans la mort, sans laisser son corps sur la terre […] Jean Variot - auteur des Hasards de la guerre, roman parallèle à celui de Psichari, consacré à l’Alsace et la guerre actuelle – se trouve dans un hôpital de Toulouse, mutilé à la main droite.  […]

Mère voici vos fils qui se sont tant battus.

Vous les voyez couchés (prostrés) parmi les nations.

Que Dieu ménage un peu (apaise) ces êtres débattus (leurs âmes agitées),

Ces (Leurs) cœurs pleins de tristesse et d’hésitations

 

Nous donnons ici la traduction du grand article de Maximilian Volochine.

 

 

 

 

Charles Péguy

 

 

   Il y a quelques jours, le Figaro informait ses lecteurs que l’un des plus grands éditeurs de Paris allait très prochainement publier les œuvres complètes de Péguy.

   Parmi les centaines et les centaines de morts qui ont dans ces années réduit presque à néant la jeune génération de la littérature française, il y en a une qui n’appelle ni protestation ni indignation, dans la mesure où elle achève magnifiquement la vie et la personne du poète et donne à toute son œuvre sa valeur définitive.

   C’est la mort de Charles Péguy.

   Chef spirituel de la jeune génération, il l’est resté même sur les chemins de la mort, précédant tous ceux à qui il était destiné de périr dans cette guerre : il a été l’une des premières victimes de cette guerre en tombant lors de la bataille de la Marne quatre jours après son arrivée au front.

   Un destin paradoxal a fait grandir dans la France républicaine, socialiste et libertaire une génération pénétrée des idéaux du traditionalisme, une génération de royalistes et des catholiques.

   Dès avant la guerre - dans les années 1911-1912 - , ceux qui étaient à l’écoute attentive des murmures de l’avenir, ont commencé à observer le caractère inhabituel de ces dispositions d’esprit qu’éprouvait la génération qui faisait ses premiers pas dans la vie.

   La France, comme si inconsciemment elle se préparait à ce coup, a forgé une génération, pénétrée jusqu’en ses profondeurs de ces impulsions volontaires et du culte des fondements historiques de la France, unissant le catholicisme à l’amour du sport, le royalisme au goût et à l’action pratique. Cette génération était encore très jeune – à peine sortie des bancs de l’école – quand arriva la guerre, et maintenant elle a été exterminée presque jusqu’au dernier homme, comme si elle n’avait été destinée qu’à une seule chose : recevoir sur elle toute la puissance de la ruée allemande et la contenir.

   Charles Péguy, avec Jammes et Claudel, a été l’un des inspirateurs de cette génération. Cela ne signifie pas qu’il  a été accueilli et compris complètement par elle.

   « Je ne connais pas d’écrivain plus solitaire dans son siècle, que Charles Péguy » a écrit Ghéon un an avant la mort du poète. Il a raison, parce que ni Villiers de L’Isle-Adam, ni Barbey d’Aurevilly n’ont été aussi solitaires dans leur temps que Péguy dans ces quinze premières années du XXe siècle.

    La France historique reste pour nous voilée par « la Révolution », « le Siècle des Lumières », « le Grand Siècle », et nous avons complètement oublié la France « christianisée » du XIIIe siècle, où nidifièrent les racines les plus profondes de son être.

   Dans les paisibles années de développement économique de la précédente République, au cœur d’une France heureuse et comblée, l’enseignement frénétique du poète, qui vivait du rêve d’une France «  humble et pauvre », qui portait dans son âme un idéal médiéval, proche de celui de Tioutchev (« Tout entière, ô terre natale, sous ton visage d’esclave, le Seigneur des cieux t’a parcourue et t’a bénie »), était la naïveté incarnée.

   Le sens de l’histoire de la France est épuisé pour lui par les deux « grandes bergères » - sainte Geneviève et sainte Jeanne.

 

Comme elle avait gardé les moutons à Nanterre,

On la mit à garder un bien autre troupeau,

La plus énorme horde où le loup et l’agneau

Aient jamais confondu leur commune misère.

 

Et comme elle veillait tous les soirs solitaire

Dans la cour de la ferme ou sur le bord de l’eau,

Du pied du même saule ou du même bouleau

Elle veille aujourd’hui sur ce monstre de pierre.

 

Et quand le soir viendra qui fermera le jour,

C’est elle la caduque et l’antique bergère,

Qui ramassant Paris et tout son alentour

 

Conduira d’un pas ferme et d’une main légère

Pour la dernière fois dans la dernière cour

Le troupeau le plus vaste à la droite du Père.

[………………………………………………………]

 

Comme Dieu ne fait rien que par miséricordes,

Il fallut qu’elle vît le royaume en lambeaux,

Et sa filleule ville embrasée aux flambeaux,

Et ravagée aux mains des plus sinistres hordes.

 

Et les cœurs dévorés des plus basses discordes,

Et les morts poursuivis jusque dans les tombeaux,

………………………………………………………….

[Pour qu’]

Après neuf cent vingt ans de prières et de veille

Quand elle vit venir vers l’antique cité

[……………………………………………..]

Bien prise en sa cuirasse et droite sur l’arçon

[…………………………………………………]

La fille la plus sainte après la sainte Vierge.

 

   Le poète, qui croyait que Dieu n’accomplit Sa volonté que par les humbles bergères, était républicain et rêvait d’une « mystique républicaine ».

   Catholique converti et, peut-être, le plus authentique des poètes catholiques de la France, y compris Verlaine, il se sentait en un tel désaccord avec l’Eglise contemporaine qu’il ne pouvait pratiquer ni recevoir ses sacrements. Dans l’Eglise romaine, si rigoureuse dans sa discipline, cela ressemblait presque à une apostasie et ce fut la grande tragédie de la vie de Péguy.

   On raconte que, quand un de ses amis lui demanda pourquoi il ne pratiquait pas plus, Péguy éclata en sanglots convulsifs.

    Péguy a été l’un de ceux qui ont été trompés par leur siècle, mais il ne pouvait, dans le silence et la tristesse, observer l’altération du monde du fond de sa propre solitude : il lui fallait prêcher, convaincre.

   Le style même de ses articles et de ses poèmes en témoigne.

   Ainsi parle l’homme qui s’adresse à une foule immense et qui profère chaque mot à haute voix. La même phrase, le même vers, la même image, il les répète avec insistance des dizaines de fois, changeant peu à peu tel ou tel mot, substituant un nouveau synonyme, une nouvelle idée, une nouvelle nuance et renforçant toujours les mots, comme s’il lui était indispensable de faire pénétrer fortement dans l’entendement des auditeurs chacune de ses propositions.

   C’est pesant, c’est monotone, mais c’est en cela que réside son énorme puissance de conviction, et ses poèmes acquièrent une force hypnotisante et ressemblent à ces litanies interminables qu’on entend dans les églises.

   C’est avec la même obstination, le même entêtement que, durant 15 ans, assis dans l’étroite et sombre boutique de la rue de la Sorbonne, il publia ses Cahiers de la Quinzaine, dans lesquels parurent pour la première fois les tragédies de Suarès, et le Jean-Christophe de Romain Rolland, et les romans des frères Tharaud, et tous les poèmes, mystères, pamphlets et articles de Péguy lui-même.

   Nous pouvons nous le représenter grâce au portrait qu’en a fait Ernest Laurens (lui aussi tué au début de la guerre)[291].

   Vêtu d’un manteau de laine bleu, sans chapeau, il est assis, les mains sur les genoux. Le front haut, large et bossué, puissant, sans noblesse, rappelle Dostoïevski. L’apparence et le costume sont simples, démocratiques, la barbe n’est pas peignée, les cheveux doux comme ceux d’un enfant, sont comme collés par la sueur des longues veilles. Le visage est celui d’un paysan, qui suit obstinément les sillons de ses pensées, pesantes, persévérantes, soulevant en profondeur l’humus généreux de la terre française ; visage d’un laboureur, disposant avec honnêteté et mesure l’une à la suite de l’autre les rangées des strophes qui nous emmènent au loin et se répètent obstinément.

   En Péguy s’est conservé le maître-artisan, humble et diligent, du Moyen-Âge – un artisan qui tisse ses tapisseries à l’effigie de la Très Sainte Vierge, de sainte Geneviève, de Jeanne d’Arc, d’Eve, la première des mortelles : les diptyques des « morts parallèles de sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc », cette Tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc ou cette Présentation de la [Beauce][292] à Notre Dame, etc…

   La forme même du vers a, sans qu’il le veuille, un caractère médiéval. C’est vrai qu’il commence habituellement ses poèmes par des sonnets ou des terza rima. Mais ses sonnets commencent à se répéter, gardant les mêmes rimes, et les terza rima se transforment peu à peu en séries de tercets, qui présentent toujours, comme dans la poésie médiévale, la même rime.

    Mais ce n’est pas du tout imitation ni stylisation dans le style de la poésie du Moyen-Âge, qui justement ne connaissait pas ces formes de vers, mais structure d’une âme qui vit dans le présent et qui est soumise intérieurement à l’organisation et au rythme d’autres siècles.

   Le poète, avec une telle forme d’esprit, restait isolé au sein de la jeune génération, de sportsmen, de catholiques, qui le reconnaissait comme son maître. Mais il la préparait à la mort et, comme s’il pressentait une grande guerre, écrivait pour elle la pathétique prière de réconfort : « Prière pour nous autres charnels »[293].

   Maintenant que la mort a éclairé son œuvre et sa personne, cette prière est devenu   classique, que l’on citera toujours et partout quand on évoquera le nom de Péguy.

   De toutes les œuvres poétiques qui ont été consacrées à cette guerre, elle est, sans équivalent possible, la plus profonde et la plus forte, bien qu’elle ait été écrite deux ans avant le début de la guerre. Mais les œuvres poétiques sont toujours des œuvres prophétiques.

   Elle commence ainsi :

 

Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle

Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre.

Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre.

Heureux ceux qui sont morts d’une mort solennelle.

 

Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,

Couchés dessus le sol à la face de Dieu.

Heureux ceux qui sont morts sur un dernier haut lieu,

Parmi tout l’appareil des grandes funérailles.

 

Heureux ceux qui sont morts pour des cités charnelles.

Car elles sont le corps de la cité de Dieu.

Heureux ceux qui sont morts pour leur âtre et leur feu,

Et les pauvres honneurs des maisons paternelles.

 

Car elles sont l’image et le commencement

Et le corps et l’essai de la maison de Dieu.

[…………………………………………………]

Heureux ceux qui sont morts dans ce couronnement

Et cette obéissance et cette humilité.

 

Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés

Dans la première argile et la première terre.

Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre.

Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés.

 

Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés

Dans la première terre et l’argile plastique.

Heureux ceux qui sont morts dans une guerre antique.

Heureux les vases purs, et les rois couronnés.

[………………………………………………………]

Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés

Dans leur première forme et fidèle figure.

Ils sont redevenus ces objets de nature

Que le pouce d’un Dieu lui-même a façonnés.

[………………………………………………………]

Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés

Dans la première terre et le premier limon.

Ils sont redescendus dans le premier sillon

D’où le pouce de Dieu les avait défournés.

 

Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés

Dans ce même limon d’où Dieu les réveilla.

Ils se sont endormis dans cet alléluia

Qu’ils avaient désappris devant que d’être nés.

[…………………………………………………………]

Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés

Dans cette grasse argile où Dieu les modela,

Et dans ce réservoir d’où Dieu les appela.

Heureux les grands vaincus, les rois découronnés.

[……………………………………………………………]

Heureux les grands vainqueurs. Pais aux hommes de guerre

Qu’ils soient ensevelis dans un dernier silence.

Que Dieu mette avec eux dans la juste balance

Un peu de ce terreau d’ordure et de poussière.

 

Que Dieu mette avec eux dans le juste plateau

Ce qu’ils ont tant aimé, quelques grammes de terre.

Un peu de cette vigne, un peu de ce coteau,

Un peu de ce ravin sauvage et solitaire.

 

Mère voici vos fils qui se sont tant battus.

Vous les voyez couchés parmi les nations.

Que Dieu ménage un peu ces êtres débattus,

Ces cœurs pleins de tristesse et d’hésitations. »

 

   Ainsi s’avance et se développe cette longue litanie dans laquelle le Requiem de l’office des morts alterne avec les accords d’une marche funèbre beethovénienne.

   Mais plus loin elle devient la prière frénétique de Dimitri Karamazov, quand il « murmure sauvagement en soi-même » : « Seigneur, accueille-moi avec tous mes excès, mais ne me juge pas. Passe à côté de moi sans me juger. Ne me juge pas, parce que je me suis condamné moi-même, ne juge pas parce que je T’aime, Seigneur ! Je suis infâme, mais je T’aime… »

   Chez Péguy, cette prière devient : 

 

Mère voici vos fils qui se sont tant battus.

Qu’ils ne soient pas pesés comme on pèse un esprit.

Qu’ils soient plutôt jugés comme on juge un proscrit

Qui rentre en se cachant par des chemins perdus.

[…………………………………………………………]

Qu’ils ne soient pas jugés comme des esprits purs.

Qu’ils ne soient pas pesés dans un juste plateau.

Qu’ils soient comme la treille et comme les blés mûrs

Qui ne sont point pesés sur le flanc du coteau.

 

Qu’ils ne soient pas jugés comme des esprits purs.

Qu’ils oient ensevelis dans l’ombre et le silence.

Qu’ils ne soient pas jetés misérables et durs

Dans le creux du plateau d’une juste balance.

[……………………………………………………]

Que Dieu leur soit clément et que Dieu leur pardonne

Pour avoir tant aimé la terre périssable.

C’est qu’ils en étaient faits. Cette boue et ce sable,

C’est là leur origine et leur pauvre couronne.

[………………………………………………………]

Seigneur qui les avez frappés de votre foudre,

Ne vous étonnez pas qu’ils soient trouvés peureux.

 

Vous qui les avez faits d’une argile grossière, ne les punissez pas d’être trouvés lépreux. Seigneur, vous les avez créés de vase et de poudre : ne les punissez pas d’être vaseux et poudreux. Seigneur, vous les avez pétris de cette terre : pardonnez-leur d’être trouvés terreux.[294]

   Charles Péguy a été tué sur la Marne près du petit village de Villeroy le 5 septembre 1914, en menant sa section à l’attaque. Son corps est resté couché dans la poussière au milieu d’un champ de betteraves et a été enseveli dans une tombe commune et anonyme ; il s’est ainsi mêlé à cette boue, à cette poussière dont il avait été créé.

   La bataille de la Marne restera dans l’histoire comme un miracle salvateur, du même ordre que ceux qui avaient sauvé la France des Huns par les prières de sainte Geneviève et des Anglais par l’action de Jeanne.

   Finalement, ce miracle et les deux autres s’expliquent précisément et matériellement et stratégiquement. Mais l’imagination au nom du miracle désigne un moment moral, volontaire, qui ne se soumet pas aux calculs de la logique. Et si la bataille de la Marne apparaît comme la conséquence de la clairvoyance et de l’esprit de décision de Joffre, son aspect moral, qui donna à la France, militairement mal préparée et déjà complètement défaite, la force de se redresser et d’opposer une résistance à l’Allemagne, se focalise dans la personne et dans la mort de Charles Péguy, l’humble et consciencieux chantre des grandes pastourelles, Geneviève et Jeanne, qui a joué en notre temps, sans en avoir conscience, le même rôle qu’elles.


 


Présence du miracle

La Jeanne d’Arc d’Harold Strelkov


 

 

 

   L’héroïne nationale de la France a été canonisée (il est vrai, seulement au XXe siècle), mais    Shakespeare en a fait une sorcière, Voltaire la considérait comme une victime des spéculations de l’Eglise, dans la pièce de Schiller elle s’éprend d’un soldat ennemi, et chez Bernard Shaw elle est surtout mue par sa débrouillardise et son bon sens de paysanne. Elle a été le sujet d’opéras, d’oratorios, d’une quantité innombrable de films où son célèbre personnage a pris le visage tantôt d’Ingrid Bergman, le symbole hollywoodien de la pureté, tantôt de sex-symbols contemporains. Tous les écoliers la connaissent, mais on n’a conservé d’elle aucun portrait authentique, et son mystère n’a pas été percé. Chacun de nous a sa propre Jeanne d’Arc.

   Harold Strelkov a élaboré sa Jeanne pendant sept ans, il s’est informé des légendes, des travaux des historiens et des écrivains. A la base de son diptyque, il y a le livre de Mark Twain et celui de Maria-Josefa Kruck von Poturzyn[295], et aussi le film de Gleb Panfilov – scénario d’un film qui n’est finalement pas tourné et que devait interpréter l’éblouissante Inna Tchourikova. D’après Le Début, il est évident qu’elle était bien près de devenir la meilleure Jeanne du cinéma du XXe siècle - cela ne s’est pas fait, mais le projet n’est pas tombé.

   Strelkov a conçu son œuvre puissante quand il était encore  étudiant de l’atelier Fomenko, et il en mit bientôt au point la première partie, Enfance, qu’interprétèrent ses maîtres, ses condisciples et les enfants d’un pensionnat. Et enfin, son actrice préférée, l’épouse du metteur en scène, Inga Oboldina. Aujourd’hui, sur la scène du théâtre « Et cetera », est représentée la version rajeunie de la deuxième partie du diptyque : A la cour et à la guerre.

   L’héroïne, qui de son vivant même était devenue un mythe, une légende, un être surnaturel, et, pratiquement dans toutes les interprétations, était toujours apparue comme une personnalité entière, sûre d’elle-même et indépendante,  a été sentie et représentée par Strelkov tout à fait différemment. : c’est une petite jeune fille, presque une enfant, effrayée et naïve, doutant de ses forces et voulant rentrer chez elle. Sous les yeux des spectateurs se produit la maturation spirituelle de l’héroïne, le développement de sa personnalité. Le reste – l’entêtement de Jeanne qui appelle à la poursuite de la guerre, l’inimaginable chevauchée vers Paris, la mort des amis – est assez audacieusement expliqué par l’amour passionné de Jeanne pour Charles, qui vient d’être couronné, et par la volonté qu’elle a de lui montrer qu’elle est indispensable, même en l’absence de signes miraculeux venus d’en haut. Malgré le caractère très vulnérable de cette interprétation du comportement d’une personnalité historique (sur ce qui anima Jeanne après qu’elle eut cessé d’entendre ses voix, l’histoire est muette), les réalisateurs du spectacle parviennent sans aucun doute à l’essentiel : nous approcher de ce dont le théâtre des dernières années s’était déshabitué – la découverte précieuse du sens d’une vie humaine. « Celui qui entend » est infiniment seul et trop différent des autres pour obtenir sa part de bonheur humain. Il doit renoncer à tout pour que le miracle se réalise, et il est responsable, à vie, devant lui. Mais le sens d’une telle vie, de ses victoires et de ses misères devient, à jamais, un bien universel, et c’est cette vérité toute simple qu’a réussi à montrer Strelkov.

   Le décor discret, qui se compose en grande partie de rideaux de velours sombre, crée l’atmosphère dépressive de l’époque, les costumes (estimable travail d’Eléna Passetchnaia, Svetlana Vélitchko et Vladimir Chabourov) sont psychologiques et « parlants ». La mise en scène de Strelkov est laconique, mais ce laconisme crée une intrigue du plus petit détail. Il aime le mélange des genres, et cela est conçu et réglé jusqu’au dernier centimètre de l’espace scénique. Ici  règne une discipline du geste, du mouvement, de la plastique, qui rappelle le ballet. Dans l’admirable scène de la bataille d’Orléans, les acteurs se déplacent dans une brève pantomime silencieuse,  ralentie, et, de façon étonnante, on ressent peu à peu l’extrême intensité du combat, et, comme à travers un verre grossissant, on voit distinctement, en relief, le caractère de chaque personnage.

    Les acteurs, ce qui est devenu une habitude dans les spectacles de Strelkov, sont meilleurs les uns que les autres : on sent dans leur travail que collaborent une conception parfaitement maîtrisée et un langage dont l’unité est évidente. Savoureux, pléthorique dans le rôle de La Trémoille : Valeri Barinov. Touchant, sans défense, le transcendantalement triste Charles, dans l’interprétation d’Alexandre Soukharev.  Dans le petit rôle de La Hire, soudard haut en couleurs, bonhomme et ivrogne, Sergueï Serov est incomparable. Les quatre compagnons de Jeanne – ses « pays », amis et frères (Mikhaïl Politseïmako, Sergueï Ichtchenko, Valéri Ermakov et Ilya Ilyine) – qui sont presque des rôles muets, demeurent néanmoins dans nos mémoires par leur intelligente et fine gestuelle et leur individualité propre. Il faut spécialement mentionner Alexis Zouiev dans le rôle, extrêmement important pour la conception générale de la pièce, de Gilles de Rais. Tigre de velours, passant facilement de la douceur à la colère et à la rage, Gilles est charmant. Chez Strelkov, chaque acteur, par quelque disposition mystique, joue plus que ce qui est vu et que ce qui est entendu, et c’est cette impression qu’on retire d’un spectacle, qui procure ainsi le plus rare des plaisirs. Sans parler de l’héroïne principale, Inga Oboldina, qui pourrait à juste titre être qualifiée d’étoile, si cette appellation n’était pas devenue trop banale.  Dans le mystérieux premier acte, où elle ne craint pas d’être ridicule et gauche, et dans le tragique deuxième acte, avec son amertume et le pressentiment de la fin, son accent principal est la sincérité. Elle débarrasse le rôle de son inévitable pathos, le réduit à l’essentiel (une émotion noble et sincère) et sait jouer sans mots – une mimique, un regard, une attitude, un mouvement de tête. Le magnifique accompagnement musical (musique d’orgue et chant grégorien dans une exécution authentique) devient dans ces moments partie intégrante de l’action. Voici Jeanne qui raconte à ses amis sa première visite au dauphin : elle la raconte non avec des mots – ils lui manquent tout simplement, puisque, hier encore, elle n’était qu’une bergère – mais par une mélodie qu’elle chante tantôt timidement tantôt à pleine voix ; et les « pays » comprennent tout, et les spectateurs sont ravis. La voilà qui parle à ses « voix » - sans aucune pose ni ardeur fanatique, et l’épisode, gros de théâtralité, devient simple et naturel, comme la respiration. Et la victoire de l’esprit, et la défaite humaine - la défaite de la femme - de l’héroïne, est jouée par l’actrice avec une telle maîtrise, qu’elle parvient à nous convaincre qu’il faut avoir une immense capacité intérieure pour assumer et surtout porter sur ses épaules, jusqu’au bout, le fardeau d'un tel rôle. La profession d’une actrice, c’est d’être hors du commun, dit Bernard Shaw.  On pourrait employer cette formule à propos d’Inga. Dans l’espace du théâtre, livré trop souvent à la camelote de l’épate, de la pathologie et de l’ennui, a surgi un îlot où les recherches se font avec délicatesse et sincérité. Nous lui souhaitons bon succès.

 

Margarita Biélaïa  (Literatournaïa gaziéta, 24-30 janvier 2001, p.13)[296]

 

 

 

Trad. Y. A.



[1] Je tiens à remercier pour leur collaboration à ce numéro tous les membres du Conseil d’administration de l’Association,  ainsi que Lioudmila Chvedova qui a relu les traductions du russe, Claude Foucher et Florent Avril qui m’ont aidé de leurs compétences informatiques.

   [2] L’Homme précaire et la Littérature, Gallimard, 1977, p. 45.

   [3] Oraisons funèbres, dans les Œuvres complètes d’André Malraux, éditées par Marius-François Guyard, Pléiade, tome III, 1996, p. 913. 1996, p. 9.

   [4] Max Nordau, Dégénérescence. Français contemporains, trad. russe, Moscou, Progress, 1995, p. 335. Entartung [1892] fut traduit dès 1894 en français.

   [5] Voir François de Saint-Chéron, André Malraux, A.D.P.F.1996, p. 52. Ne pas confondre avec L’Esthétique de Malraux, du même auteur la même année, chez Sedes.

   [6] « Commémoration de la mort de Jeanne d’Arc » (discours de Rouen, 1964)), Œuvres complètes d’André Malraux, Oraisons funèbres, p. 937.

   [7] Œuvres complètes d’André Malraux, op. cit., p. 940.

   [8] Cf. Le Miroir des limbes (trad. russe, Moscou, Respublica,1989, p. 433) dans les Œuvres complètes d’André Malraux, op. cit., p. 617.

[9] « Parmi la littérature française contemporaine », Vestnik tserkovnoï jizni, n° 6, juillet 1946, p. 45-48.

[10] Vestnik Rouskogo Khristiyanskogo Dvijéniya, n° 72-73, 1964, p. 54-60.

[11] Première édition : « Extraits du Mystère des Saints-Innocents », Vestnik tserkovnoï jizni, n° 8, juillet 1947, p. 71-78 ; réédition : « Pour le centenaire de la naissance de Charles Péguy. Extraits des Mystères dans la traduction de Léon Zander », Vestnik Rouskogo Khristiyanskogo Dvijéniya, n° 107, 1er trimestre 1973, p. 118-126 avec une précieuse introduction de Nikita Struve, p. 117. La prédilection de Zander pour les Saints Innocents s’étend donc au Porche, ainsi qu’il appert de son article sur l’Espérance : « Christian Hope », Student movement, n° 52, nov.-déc. 1949, p. 19-26.

[12] Charles Péguy, « Vrata, vvodyachtchiyé v tainstvo vtoroï dobrodyétyéli, otryvok » (« Porche conduisant au mystère de la deuxième vertu, extrait »), trad. du français par Serge Avérintsev, Viestnik rouskovo khritianskovo dvijéniya, n° 173, Paris - New York - Moscou, 1996, pp. 139-149. Une jeune équipe, dès 1999, se mit à traduire le Porche de son côté, d’abord à deux, trois et enfin quatre, travaillant à l’École normale supérieure, à l’Institut Saint-Serge, à la Cité universitaire de Paris, au séminaire de Kostroma enfin !

[13] Le journal d’avant-guerre, fondé le 3 juin 1925, dirigé par Pierre Borissovitch Struve jusqu’en 1927, quotidien jusqu’en 1936, puis hebdomadaire jusqu’à cesser de paraître le 7 juin 1940 quand Paris fut occupé.

[14] Éditions Rodnik / La Source, achevé d’imprimer par les Éditions franco-slaves en juillet 1930 à 500 exemplaires seulement, p. 118-120. L’exemplaire de la Bibliothèque Tourguéniev porte l’envoi : « Pour Marie Alexeievna Maklakov, en témoignage de sincère respect et de reconnaissance indéfectible, de la part du traducteur. »

Une ligne d’introduction biographique précède la traduction de 14 quatrains, extraits de la « Présentation de la Beauce », donnés dans l’ordre (avec même les premiers et les derniers) mais sans indication de coupures ; dans l’œuvre originale ce sont les strophes 1-3,5,11-13,25-27,85 et 87-89.

Le but de ce livre, donnant près de 140 poèmes de 70 poètes, est de présenter une vue d’ensemble, par delà   les disputes concernant tel ou tel poète, et de donner les traits saillants de l’histoire de la « nouvelle poésie française », « des postures crépusculaires du siècle passé au renouveau bouillonnant des jours présents, des sombres jeux d’esprit d’élus solitaires à l’affirmation haut et fort des droits de l’inconscient et de la foule, de la mélancolie et de l’athéisme à la soif de bonheur et au renforcement du sentiment religieux ». Pour l’idéal de traduction qui guide Tkhorjevski, non la conception de Joukovski (« Le traducteur de vers, voilà notre adversaire ! ») mais celle de Pouchkine (« Ce sont les traducteurs les vrais propagateurs du progrès. »), consulter l’introduction du traducteur, p. 7-8.

Péguy est classé parmi les néo-romantiques (avec Edmond Rostand [1868-1918] ou Laurent Tailhade [1854-1919], et juste après Hélène Vacaresco [1866-1947], Henri Théodore Malteste, le comte de Montesquiou [1855-1921] !), ce qui est probablement un choix provenant de la gêne qu’il y a à ranger Péguy dans une école déterminée, mais qui peut être aussi une analyse, pour le coup très fine, de Péguy, qui se veut classique mais reste un romantique par bien des aspects (lire sur ce point le numéro « Péguy romantique malgré lui » de la Revue des Lettres modernes).

[15] Nous ne saurions trop remercier ici Oleg [1942, Rabat] et surtout Serge [1941, Rabat] Raslovleff, qui, nous ayant fourni un grand nombre d’informations bio-bibliographiques sur leur grand-père, en partie tirées de ses archives, ont grandement facilité nos recherches. Oleg et Serge sont les deux fils de Nicolas Raslovlev [1914, Pétrograd – 1944, Drumont] et Hélène Ivanov [1916, Sébastopol]. Michel Raslovlev se maria en 1919 à Nathalie Alexandrovna Ivanenko, née en 1893 à Baktchissaraï d’une famille originaire de la Volga et descendant du gospodar Ivoni de Moldavie qui vécut dans la deuxième moitié du XVIe siècle. Elle est décédée en 1976 à Créteil.

[16] Pour les armes des Raslovlyevy, où se retrouve donc la croix balte, voir le Obchtchiy guerbovnik dvoryanskikh rodov Vsyerossiyskoï Imperii, Grand armorial des familles aristocrates de l’Empire russe, 2e partie, SPb, Zvyezdy, 3 t. reproduisant l’édition SPb, 1890 ; traduit en anglais sous le titre Russian heraldry and nobility, Floride, Boston Beach, 3 vol., 1992.

[17] D’une famille caucasienne émigrée en Russie au XVIIIe siècle et dotée de terres dans la province de Saratov.

[18] Dimitri Karakozov, étudiant membre du petit groupe moscovite de Nicolas Ichoutine appelé « l’Organisation ».

   [19] Kars, forteresse du IXe siècle annexée par les Turcs au XVIe siècle, fut prise en 1828 par les Russes et rendue au traité d’Andrinople en 1829. Mais elle est reprise le 16 / 28 novembre 1855 par les Russes puis restituée par le Traité de Paris du 18 / 30 mars 1856 à la Turquie. Après un premier siège russe levé le juillet 1877, Kars fut reprise par les Russes le 6 / 18 novembre 1877 avant d’être conservée par eux grâce au traité de San Stefano le 19 février / 3 mars 1878, que confirma le congrès de Berlin le 1er / 13 juillet 1878… Le traité de Moscou la rendra aux Turcs en 1921 !

[20] Du nom du futur général André Pommiès [1904-1972]. Lire L’Organisation de Résistance de l’Armée le Corps Franc Pommiès, 49e R.I., t. I « La Clandestinité » et t. II « La lutte ouverte » par le général Marcel Céroni, t. III « Vers la Victoire » par René Giraudon, respectivement : Éditions du Grand-Rond, Toulouse, 1980 ; impr. du Parc, Muret, 1984 ; Signes du Monde, Toulouse, 1995.

[21] Voir le Cimetière militaire de Bennevise, à côté de Rupt-sur-Moselle, RN66 ; lire le témoignage du comte Serge Obolenski,  p. 10-11 de  « Par le sceau du sang (Pour les futures relations franco-russes) », Vozrojdénié,  n° 46, octobre 1955, p. 5-15, qui cite ce combattant  « mort pour la France » ; et celui de Fernand Unvois dans Étoile noire (n° 17, nouvelle série) repris dans René Giraudon (op. cit., p. 187, 205, 435).

[22] Il avait refusé de faire appel à sa famille (au général de division K. von Fenchau du Régiment de grenadiers de la garde impériale montée, le gouverneur de Sedlets) pour entrer dans le corps des Pages, où il avait été inscrit très jeune. S’il fut un Cadet, il ne semble pas, bizarrement, qu’il appartînt jamais à l’Union générale des Cadets qui se forma dans l’émigration (voir le Courrier mensuel de cette Union, édité par Alexeï Alexeiévitch Guéring)

Les renseignements qui suivent sont tirés du récit autobiographique publié en feuilleton dans Vozrojdénié, sous le titre « Il y a quarante ans de cela. Pour une histoire des organisations monarchistes russes après 1917 », dans les numéros 109 (p. 87-110), 110 (82-102), 111 (104-123), 112 (69-87), 113 (92-106), 114 (66-84), 115 (104-123), 116 (85-104), de janvier à août 1961. Publication interrompue pour des raisons que nous ignorons, peut-être à cause de la longueur de certains passages d’un document trop volumineux pour une revue, fût-elle épaisse.

[23] Pour lesquelles il reçoit trois citations à l’Ordre de Saint-Georges.

[24] Kouzma Minine : boucher de Nijni-Novgorod, ardent patriote qui par son sang-froid et son esprit d’organisation sut collecter les fonds nécessaires à la levée de l’armée populaire russe pour lutter contre la domination suédoise sur la ville, prise en 1611. Symbolise le renouveau national et religieux, notamment par les fameuses dernières paroles de son appel aux concitoyens : « gageant ma maison, ma femme et mes enfants, je suis prêt à tout donner pour le bien et le service de la Patrie».

Ce sont les éditions Kouzma Minine qui éditent les Chansons de la Contre-révolution en 1921, sous les initiales « M. S. R. ». Des premiers écrits de Raslovlev nous sont connus : « Aux victimes du devoir » (1911) ; une parodie militaire du poète Balmont (« Je veux être le Hardi… », été 1917), une petite satire « Comme se repentent les oiseaux » (été 1917) ; « À qui la faute ? » (hiver 1917-1918), publié pour la première fois dans le numéro unique de Vestnik zakonnosti, le « Courrier de la légalité » (Sébastopol, 1920), puis dans Vozrojdénié (février 1961, n° 110, p. 100-101) ; « Conte éternel » (11 juin 1918 ; dans Vozrojdénié, mars 1961, n° 111, p. 104-106).

[25] La reine Olga de Grèce [1851-1926] était la fille du Grand Duc Constantin Nikolaiévitch, et la princesse Nicolas de Grèce n’était autre que la Grande Duchesse Hélène de Russie.

[26] Fondé par Fernand Neuray [1874-1934] ancien collaborateur de l’Avenir du Luxembourg et dirigeant du XXe siècle, le 16 mars 1918, ce « journal quotidien d’union nationale » paraîtra jusqu’au 30 septembre 1940, reprendra sa parution le 6 septembre 1944 avant de sombrer le 31 décembre 1956 (le journal qui reprendra le nom en le sous-titrant « organe du Parti national » fera long feu en 1961). Y collaborent au tout début Jacques Ochs [1883-1971] peintre, Adolphe Hardy [1868-1954] poète, Pierre Girieud [1876-1948] peintre en 1925, Stanislas-André Steeman [1908-1970] romancier à partir de 1925. La participation du petit André Franquin [1923-1997] n’est qu’anecdotique en 1934. Y écrivent après 1945 Camille Biver [1917-] poète, André Monnier-Zwingelstein [1891-1985] romancier, Jean Painlevé [1902-1987] cinéaste en 1948, Georges Sion [1913-] écrivain. Certes, Léon Daudet parle du journal dans Vingt-neuf mois d’exil, chap. « La réaction nationale en Belgique : La Nation belge, l’affaire Loewenstein », Grasset, 1930. Pire, Léon Degrelle [1906-1994] lui-même y écrit en 1926, et Charles d’Ydewalle [1901-], en même temps.

Maurras, Bourget et Barrès étaient les trois idoles de l’Action Catholique de la Jeunesse Belge : on aura compris que Degrelle appréciait donc le Péguy de l’Action française. Et, à défaut de Charles d’Ydewalle (qui ne cite Péguy que comme auteur de la trilogie Jeanne d’Arc en 1897 dans Ma Flandre que voici en 1974 et comme celui qui dit France, « omettant volontairement l’article, comme on dirait Jeanne ou Marie » dans Confession d’un flamand, Bruxelles, Pierre de Méyère, 1967), non seulement Léon Degrelle mais aussi José Streel [1911-1946]. Le second a consacré à Péguy son mémoire de philologie romane à l’Université de Liège (coll., In memoriam. Léon Degrelle et le rexisme, Toison d’Or, 1995). Le premier connaît Péguy comme ami de Psichari – dont il connaissait personnellement le père – et l’imita en poésie dans Notre-Dame de la Sagesse (d’après Pol Vandromme – ce même Vandromme qui, l’assimilant à l’extrême droite nationaliste, n’apprécie guère Péguy mais en écrit un article, « Péguy : un vieux de la vieille », dans Pourquoi pas, 8 avril 1987, repris sous le titre neutre « Charles Péguy » dans son Journal de Lectures, L’Âge d’Homme, 1992 –, Le loup au cou de chien : Degrelle au service d’Hitler, Nathan / Labor, 1976, p. 17, 23 ; Jean-Michel Étienne, Le Mouvement rexiste jusqu’en 1940, Colin, 1968, p. 9).

En 1951, le vent a définitivement tourné et Péguy reste pour la jeunesse catholique belge à la fois un « maître à penser » (à côté de Daniel-Rops et Gabriel Marcel ou encore Georges Bernanos) et un écrivain communautaire (premier devant Emmanuel Mounier, Paul Claudel, le père Congar ou Teilhard de Chardin). Sondage réalisé par Rencontres d’amitié à Bruxelles en 1951 et cité dans « Une enquête sur les Maîtres à penser », s. n., La Nation Belge, 17 avril 1951.

[27] Martin Conway, Collaboration in Belgium. Léon Degrelle and the Rexist Movement (1940-1944), New Haven and London, Yale University Press, 1993, p. 7-14. Parmi la cinquantaine de titres dépouillés aux alentours de 1940 et 1944 (du Pays réel à L’Avenir, en passant par la Gazette ou le Courrier de Charleroi) ne figure pas La Nation belge, qui eut une attitude attentiste pendant la montée du rexisme : par « réalisme tactique », elle défend la « politique de neutralité » mais ne « met pas sur le même pied la France et l’Allemagne : on n’avait rien à craindre de Paris et l’on avait tout à redouter de Berlin » (Pol Vandromme, op. cit., p. 112) ; pourtant, elle critique Paul-Henri Spaak en octobre 1936 (Pierre Daye, Léon Degrelle et le rexisme, Fayard, 1937, p. 199) ; elle ne fait pas partie du front des grands quotidiens opposés à Rex en 1937 et déclare à l’occasion du face-à-face Van Zeeland / Rex le 11 avril 1937 : « Il faut voter contre un régime qui nous mène à la dictature du Front populaire et non pas contre un homme parfaitement honorable. Abstenez-vous pour le moins. » (Marc Magain, Léon Degrelle. Un tigre de papier, Didier-Hatier, Bruxelles, 1988, p. 14, 98).

[28] Bradford C. Snell, American Ground Transport. A proposal for restructuring the automobile, truck, bus and rail industries, United States Government Printing Office, 26 février 1974, cité par Paul Plaganis dans « Henry Ford was not Oskar Schindler », Natca Voice ; lire aussi Ann Leonard, « Corporations and Conscience », New York Times Washington Post, 1er décembre 1998 ; Peter Gilmore, « Corporate deals zith nazi Germany », Pittsburgh, United Electric News, décembre 2000.

[29] M. Raslovlev, « Les leçons du passé. Pour le quarantième anniversaire de Février », Vozrojdénié, n° 62, février 1957, p. 143-149 ; « 39e anniversaire de la forfaiture d’Ekaterinbourg : toujours les mêmes anniversaires », Vozrojdénié, n° 67, juillet 1957, p. 82-86.

[30] Les deux réformes orthographiques, dont il était question en Russie depuis plusieurs années, furent adoptées par deux décrets allant dans le même sens : celui du Commissaire du peuple à l’éducation (23 décembre 1917) puis celui du Conseil des Commissaires du peuple (10 octobre 1918).

[31] Lire l’annonce de cette association parue, au nom de Serge Lifar notamment, dans Vozrojdénié (« Monument de l’émigration russe », n° 170, février 1966, p. 130-131), peut-être sous la plume de Raslovlev.

[32] Lire en particulier sur ce point son Dit de la Sainte Russie, dans Vozrojdénié, n° 99, mars 1960, p. 12-25. Voir aussi le compte rendu par Nicolas Vladimirovitch Stanyoukovitch de « Sainte Russie. Anthologie de vers d’inspiration religieuse traduits du russe par Michel Raslovlev », Vozrojdénié, n° 79, juillet 1958.

[33] M. Raslovlev, « Pourquoi est-ce important (À l’occasion du quarantième anniversaire de la forfaiture d’Ekaterinbourg) », n° 79, juillet 1958, p. 42-44.

[34] M. R[aslovlev], « Terre Sainte », Vozrojdénié, n°, 19. L’usage de ces initiales se retrouve pour les articles « Écho à un recueil de vers de Ivan Oumov » (inconnu autrement par le recueil L’Hôte invisible, États-Unis, 1949, en russe), Vozrojdénié, n° 36, 1954 et son compte rendu de D[aniel]. Ye[rmolaïévicth]. Skobtsov[-Kondratiev] (le mari de Mère Marie), Trois ans de révolution et de guerre civile dans le Kouban paru dans Vozrojdénié, n° 118, 1961, p. 118-119.

[35] Colin Holmes, « New light on the Protocols of Zion », Patterns of prejudice, vol. XI, n° 6, nov.-déc. 1977, p. 13-21 ; Gisela C. Lebzelter, Political Anti-Semitism in England. 1918-1939, Oxford, Macmillan Press, 1978, p. 25 ; Colin Holmes, Anti-Semitism in Britannic society. 1876-1939, Londres, Arnold, 1979, p. 151-155.

[36] Journal qui en fit part dans les numéros des 16, 17 et 18 août 1921 : « The truth about the Protocols : A literary forgery ».

[37] « Russian in Elders of Zion expose identified », 17 février 1978 ; « faussaire » révélé par Clifford Longley en 1975.

[38] Lettre de 1927 au Times.

[39] Titre d’un récit historique romancé qu’il écrivit plus tard sur cet aspect de son activisme politique.

[40] Année où Vladimir Kirillovitch Romanov, seulement « Curateur du Trône » depuis 1917, dans l’ignorance du sort des héritiers du trône restés en Russie, devient Empereur à part entière, alors que certains membres de la dynastie ne le reconnaisse pas.

[41] Voir le plus récemment Jean-François Moisan, Contribution à l’étude de matériaux littéraires pro- et antisémites en Grande-Bretagne (1870-1983). Le mythe du complot juif. Les Protocoles des Sages de Sion. Le cas Disraëli, thèse, Paris-XIII, 1987 ; Jean-François Moisan, « Les Protocoles des Sages de Sion en Grande-Bretagne et aux U.S.A. » in Pierre-André Taguieff, Les Protocoles des Sages de Sion, 2 vol., Berg International, 1992, vol. 2, p. 163-216.

[42] M. R[aslovlev], « À l’occasion de la disparition de la Grande-duchesse Xénia Alexandrovna », Vozrojdénié, n° 101, mai 1960, p. 133-134. C’est avec assurance que l’on reconnaît Raslovlev à ses initiales et nous proposons également de lui attribuer les articles écrits sous les pseudonymes jusqu’alors non éclaircis « Delaube » et « Lelecteur » (sous ce même alias peu original ont aussi paru deux comptes rendus dans la Revue de l’amitié de Vyborg : de V[ikentiy Vikentiévitch] Veressaïev, Gogol vivant, n° 11, 1934, p. 28 ; et de M. Kourdyoumov [alias Marie Alexandrovna Kallach, 1885-1954], Un cœur troublé, n° 1, 1935, p. 26-28). Voir Delaube,  « À la radieuse mémoire de l’Impératrice Alexandra Féodorovna », Vozrojdénié, n° 127, juillet 1962, p. 38-62 ; Lelecteur, « Situation de la recherche en histoire en U.R.S.S. », Vozrojdénié, n° 120, 1961 ; Lelecteur, c. r. des  Notes du prêtre Alexandre  [Viktorovitch]  Eltchaninov  [1881-1934],  Vozrojdénié,  n° 135,  mars 1963, p. 124-126. Ce sont les derniers articles de Raslovlev publiés à Vozrojdénié.

[43] M. Raslovlev, « À l’occasion de la disparition de la Grande-duchesse Hélène Vladimirovna », Vozrojdénié, n° 64, avril 1957, p. 126-127.

[44] Sous le titre Le jardin clos de Tévanghir. Conte oriental, Éd. La Bruyère, 1980.

[45] L’Action intellectuelle, Niort, 1933.

[46] « Votre poème, Les Voix glorieuses, est empoignant, magnifique et doit être, buccalement, d’une envolée irrésistible », écrivit Paul Fort en remerciement à Michel Raslovlev, qui lui avait dédié le livre.

[47] Compte d’auteur, 1958.

[48] Compte d’auteur, 1977 ; deuxième éd. : 1987.

[49] M. Raslovlev, Regrets vieux-jeu, 1950 ; Le Soir est là, 1952 ; Qui a rimé rimera, 1954 ; Boutades ou facéties, 1957 ; Malgré l’hiver, 1972.

[50] Voir sa bibliographie complète de 1927 à 1967, pour l’essentiel aux éditions Le Divan, dans Jean Loisy, Un certain choix de poèmes (1935-1965), Points et Contrepoints, 1968, p. 288. Ce même Jean Loisy, qui reçut le Grand prix de poésie de l’Académie française en 1982, avait écrit en 1942 Le Mystère de Jeanne et de Péguy (Laffont, 1945) et logeait dans son anthologie aussi bien  Charles Maurras (à qui Pourtal de Ladevèze dédie un de ses poèmes…) qu’Yves Gandon et Jean-Victor Pellerin (deux pasticheurs de Péguy). Une autre dédicace de Pourtal de Ladevèze nous apprend sa slavophilie : « à madame la comtesse Rohozinska ».

[51] M. Raslovlev, « À l’occasion de la disparition du comte K[onstantin] N[ikolaïévitch] de Rochefort [1875-1961] », Vozrojdénié, n° 111, mars 1961, p. 125-126.

[52] Compte d’auteur, Montréal, 1976.

[53] Rosseels Printing Co, Louvain, Belgique, 1977.

[54] Jean Guillaume, baron Hyde de Neuville [1776-1857], homme politique et conspirateur bien propre à intéresser Raslovlev !

[55] Sur l’histoire de cette revue après-guerre, contacter Nataliya Birchler, chemin du Petit-Montfleury 8, 1290 Versoix, Suisse. Refondé en janvier 1949, « l’organe indépendant de la pensée nationale » devient en 1955 mensuel et cesse définitivement de paraître en mars 1974 après le numéro 243. Le prince Obolenski se fit aider de Vladimir A. Zlobine (1959-1960), de Igor K. Martynovski-Opichnya (1959-1960) et de Jacob Nikolaïévitch Zorbov (1959-1961). Écrivirent dans cette revue anti-S.R. Nina Berbérova, Ivan Chmelev, Zinaïda Hippius, Georges Ivanov, Vladimir Jankélévitch, Alexandre Kojevnikov dit Kojève, Serge Makovski, Irina Odoïevtséva, Boris Poplavski, Alexis Rémizov, Fédor Stépoune, Nadejda Teffi, Youri Térapiano, Henri Troyat, André Volkoff, Boris Vychestlavtsev, Boris Zaïtsev, Vladimir Zlobine…

[56] « Peut-on traduire Pouchkine ? », mai 1949, n° 3, p. 110-122.

[57] « Traduction de Leconte de Lisle », juin 1951, n° 15.

[58] « La muse politique de Tioutchev », 1954, n° 31, p. 162-170 ; article qui deviendra l’essai Le Barde slavophile. Fédor Tutcheff, Éd. La Bruyère, 1982.

[59] « Ivan Ivanovitch Tkhorjevski et les dix ans des cahiers Vozrojdénié », janvier 1959, n° 85, p. 12-18. L’article finit sur un poème écrit « à l’occasion de la mort d’Ivan Ivanovitch Tkhorjevski ».

[60] Le lecteur intéressé trouvera ses articles dans presque chaque livraison : « À la mémoire d’A[lexandre]. A[lexandrovitch]. Bachmakov », juillet 1949, n° 4, p. 161-163 ; poème « Les alouettes », 1952, n° 21, p. 157 ; « La chanson de Chvartz », 1956, n° 36 , p. 146 ; « La Némésis de l’histoire », 1956, n° 55, p. 36-43 ; 1957, n° 61, 62, 64, 67 ; 1961, n° 109, 110, 111, 112-118.

[61] Éd. La Bruyère, 1981.

[62] Éd. La Bruyère, 1983.

[63] Éd. La Bruyère, 1985.

[64] Lire son dernier livre à notre connaissance : Ivan Bounine. 1870-1953, Éd. La Bruyère, 1987.

[65] Polygraphe libéral et élitiste auteur de Les Lois psychologiques de l’évolution des peuples (Alcan, 1894) et de Psychologie des foules (Alcan, 1895), personnage scientifiquement peu sérieux, sans être tout de même le précurseur du fascisme que l’on a prétendu qu’il était, comme le montre la biographie de Benoît Marpeau, Gustave Le Bon, parcours d’un intellectuel, CNRS éditions, 2000.

[66] Librairie générale, 1935 ; deuxième éd. : Magasin du livre, 1965.

[67] « Un printemps qu’on attend », Vozrojdénié, n° 61, janvier 1957, p. 95 : poème traduit du français en russe par l’auteur !

[68] Impr. Guillo, 1962 ; deuxième éd. : 1964.

[69] 1951, n° 18 ; 1952, n° 21 ; 1954, n° 36 ; 1960, p. 99. Vozrojdénié publie en revanche « Un printemps qui s’attarde » (n° 61, janvier 1957, p. 95) « directement » traduit du français, sans parution française préalable !

[70] Compte d’auteur, 1958.

[71] 1953, n° 25, p. 79-84.

[72] Deux extraits des « Symphonies héroïques », 1956, n° 56, p. 81-83 ; juin 1958, n° 78, p. 54-58 (avec notice introductive).

[73] 1960, n° 97.

[74] N° 57, traduction aux p. 18-21 ; article « Charles Péguy, prophète de l’Espérance » aux p. 21-25.

[75] Compte d’auteur, 1979, p. 41-44.

[76] Cote B 5293[2].

[77] Péguy se maria civilement en 1897 avec la sœur de son meilleur ami de classe, le socialiste Baudouin, qui mourut peu de temps avant <le mariage> (N.D.A.).

[78] Librairie et maison d’édition dès 1913 et en activité jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, sise au 17 rue Cujas et connue pour ses publications slaves (russes et serbes) et pour son édition de thèses. Seule la librairie reprit apparemment après-guerre (N.D.T.).

[79] En français dans le texte (N.D.T.).

[80] Jamais il ne put oublier que son héroïne préférée avait été jugée et condamnée par des autorités de l’Eglise catholique (N.D.A.).

   [81] Le 8 novembre 1938, elle écrit à Jean Wahl : "Je vous envoie ces admirables pages de Péguy que Halévy m'a révélées." Dans une lettre du 26 mars 1940 à Daniel Halévy, elle affirme que c'est lui qui l'a introduite à l'œuvre de Péguy. Le 4 juillet 1941, elle accuse réception du Péguy de Halévy.

   [82] Bespaloff et Weil avaient entrepris cette relecture de l'Iliade à l'insu l'une de l'autre. Le texte de S. Weil, publié dans Les Cahiers du Sud en décembre 1940 et en janvier 1941 (sous le pseudonyme d'Emile Novis), fut révélé à Bespaloff par Jean Grenier. L'ouvrage de Bespaloff parut en 1943 chez Brentano's. 

   [83] Lettre de Bespaloff à G. Fessard (datée de 1949) citée dans : Gabriel Marcel-Gaston Fessard, correspondance, Beauchesne, 1985.

   [84] "L'instant et la liberté chez Montaigne", Deucalion n°3, 1950.

   [85] Fonds Boris de Schloezer, Bibliothèque Municipale de Monaco.

   [86] Communication faite au Colloque Chestov-Fondane : "L'expérience du tragique", Maison des Sciences de l'Homme, 20 octobre 2000.

   [87] Ce brouillon comporte une biographie de Péguy évoquant la rencontre de Lucien Herr, de Bergson, et la   

 révélation de la tragédie antique.

   [88] Dans sa thèse sur les Cahiers du Sud durant la Deuxième Guerre mondiale (Paris-IV, janvier 1998), Claire Gruson donne maints exemples de la façon dont Jean Ballard, directeur de la revue, déjouait la censure à propos de Péguy. Elle évoque ces stratégies dans un texte publié dans Littérature et Résistance, Presses Universitaires de Reims, 2000.

   [89] Il sera republié dans un prochain numéro de l'Amitié Charles Péguy. Notons également qu'une traduction anglaise avait paru dans The Review of Politics, Notre-Dame (Indiana) en janvier 1947.

  [90] A consulter : « Péguy et le judaïsme », L'Amitié Charles Péguy, n°86, avril-juin 1999.

   [91] Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet, cité dans l’édition de la Pléiade, t. III, Œuvres en prose complètes, Gallimard, 1992, p.414. Cahier fait pour répliquer à la critique hostile au Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, parue dans la Revue Hebdomadaire du 23 juin 1910 et signée du nom de Fernand Laudet. Péguy y réunit un Communiqué et un essai à tonalité polémique, dans une œuvre qui à bien des égards, constitue une profession de foi.

   [92] Monsieur le Révérend Mark Edney, qui a très aimablement signalé à mon attention ce tableau final du Porche, resté dans les limbes de mes brouillons.

   [93] Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, p. 661, cité dans l’édition des Œuvres poétiques complètes de la Pléiade, Gallimard, 1962.

   [94] Ibid., p. 670

   [95] Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet, p. 378.

   [96] Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, p.403.

   [97] Ibid., p. 400.

   [98] Id., 413.

   [99] Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet, p. 475.

   [100] Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, p. 507.

   [101] Premières lignes des Confessions.

   [102]  Ibid., 420.

   [103] Ibid., 423. L’expression n’est ici nullement péjorative.

   [104] Ibid., 418.

   [105] La Sainte famille, 1640, bois, 41 ´ 34 cm, Paris, Musée du Louvre. Commentaire de Roger Baschet in Rembrandt, Le Musée personnel : un « décor familier émerge de l’ombre. Le surnaturel n’apparaît pas.[…] C’est en comparant entre elles plusieurs versions de cette scène où figurèrent parfois des anges que le menuisier aux manches retroussées se révéla être saint Joseph, et la mère, la sainte Vierge aux côtés de sainte Elisabeth. »

   [106] Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet, p.428.

   [107] Ibid., p. 426.

   [108] Id.,p. 408.

   [109] Erich Auerbach, Mimesis, C.A. Francke AG Verlag, Bern, Gallimard 1968 ; édition de référence, collection « Tel », 1977, p. 82. Il est étonnant que le traducteur, Cornelius Heim, ait choisi le terme dont Péguy fait usage ici.

   [110] De Doctrina Christiana, IV, XVIII, 35,  Institut d’Etudes Augustiniennes, 1997.

   [111] Article XVII, 2, dans l'édition des Pensées par Ernest Havet, dans l'édition Sellier, fragment 331. Péguy cite ces lignes (p. 808-809), dans Un Poète l'a dit, t. II de l’édition des Œuvres en prose complètes de la Pléiade,  Gallimard, 1988.  

   [112] Ibid.,  409.

   [113] En particulier, Saint Philippe (63´ 52), Norfolk, Chrysler Museum), Saint André (60.5´47.5, coll. part.), Saint Jacques le Mineur (66´54, Albi, musée Toulouse-Lautrec), Saint Jude Thaddée (62´51, Albi, musée Toulouse-Lautrec), Saint Thomas, (65´54, coll. part.). « Ces témoins de la vie du Christ, intercesseurs privilégiés auprès de Dieu, sont représentés comme des paysans, habillés de vêtements contemporains ; leurs traits ne sont pas épargnés par le labeur […] ; leurs mains noueuses et leurs ongles sales témoignent de leur humble condition. Le réalisme de La Tour s’inscrit dans la mouvance du caravagisme :  la retenue tout intériorisée des apôtres suggère l’ardeur religieuse. » (Béatrice Sarrazin, ABC Georges de La Tour, op. cit., p. 33).  De même, Robert Fohr parle de la « vérité intransigeante » des Saint Jérôme, « satisfaisant par là-même au dogme de l’Incarnation qui anime alors toute la pastorale de la réforme catholique »(Georges de La Tour, le maître des nuits, Serpenoise, Adam Biro, 1997, p. 41). 

   [114] Les Mangeurs de pois, (74´ 87, Berlin, Gemäldegalerie).

   [115] Ibid., 422.

   [116] Hans Urs von Balthazar, La Gloire et la Croix, Les Aspects esthétiques de la Révélation, II, Styles, de Jean de la Croix à Péguy , Aubier, "Théologie" 1972, 1981, p. 335-336.

   [117] Lc 16, 10.

   [118] Hans Urs von Balthazar, op. cit. p. 336.

   [119] Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet, p. 414.

   [120] C’est la réversibilité des mérites dans la communion des saints, op. cit. p. 405-406 faisant de chaque chrétien un participant des Mystères de la vie de Jésus. Le plus obscur des malades communie à la douleur du Crucifié.

   [121] Saint Joseph charpentier, 137 ´ 101, Musée du Louvre, commentaire d’Anne Reinbold  in L’ABCédaire de Georges de La Tour, op. cit., p. 106.

   [122] Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet, p. 412 : «  Et celui qui n’a quitté l’établi et la varlope que pour se coucher et pour mourir est celui qui est le plus agréable à Dieu ».

   [123] Ibid, p. 423.

   [124] Ibid., p. 419.

   [125] Loc. cit.

   [126] Ibid., p. 412.

   [127] Ibid., p. 567.

   [128] Commentaire d’Olivier Bonfait, « Art religieux, le Christ au cœur », op. cit. p. 36.

   [129] Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet, p. 416

   [130] Mt, 26, 39-45.

   [131] Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, p. 426.

[132] La Découverte du corps de saint Alexis, 158 ´ 115, Nancy, Musée historique lorrain.

[133] Commentaire d’Anne Reinbold, op. cit., p. 48.

[134] Commentaire d’Olivier Bonfait, op. cit., p. 36.

[135] Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet, p. 445.

[136] Œuvres poétiques complètes, p. 410.

[137] Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet,  p. 415.

[138] Lc, 2, 51.

[139] Les Larmes de saint Pierre, huile sur toile, 114,5´ 95 cm, Cleveland, Museum of Art.

   [140] Citons par exemple Jean Racine, les écoles de peinture du XVIIe siècle, T.S. Eliot au XXe siècle, Paul Claudel, Maurice Denis…

   [141] Pie Duployé, op. cit., p. 265.

   [142] L’ « Eve de Péguy », « cette absence totale d’affabulation », C 1216. 

   [143] Op. cit., p. 1222.

   [144] Gen, 1, 26

   [145] Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet, p. 407 et 409.

   [146] Ibid., p. 406.

   [147] Ibid., p. 407.

   [148] Ibid., p. 405

   [149] Ibid., p. 414.

   [150] Ibid., p. 415.

   [151] Ibid., p. 406.

   [152] Ibid., p. 421.

   [153] Ibid., p. 470.

   [154] Pierre de Bérulle, Discours sur l’état et les grandeurs de Jésus, 1624 Opuscules, Migne LXXVII, cité par Jean-Robert Armogathe dans l’Histoire chrétienne de la littérature, Jean Duchesne [dir], Flammarion, 1996, p. 517.

   [155] Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet, p. 429.

   [156] Ibid., p. 474-475.

   [157] Pie Duployé, op. cit. p. 266.

   [158] Olivier Bonfait, ABCédaire Georges de La Tour, op. cit., p. 36.

   [159] Discours sur l’état et les grandeurs de Jésus, cité par Robert Fohr, Georges de La Tour, le maîtres des nuits, op. cit., p. 41.

   [160] Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, p. 1304.

   [161] Ibid., p. 423

   [162] G. P. Fédotov, « Religioznyj Put’ Pegi » in Put’,  n° 6, Paris, 1927.

   [163] G. P. Fédotov, « Cudo osvobozdenija » in G.P. Fedotov, t. I, Martis, Sam Sam, Moscou, 1996, p.125.

   [164] Les registres de la Bibliothèque montrent que, lors des Conseils de la Bibliothèque, les camarades de Fedotov votaient toujours contre lui.

   [165] Quelques intellectuels dont D. Kontchalovski et G. Fédotov ont consacré des pages amères au manque d’engagement personnel pendant la guerre de l’intelligentsia russe, à la différence des intellectuels français.

   [166] G. P. Fedotov, « Sv. Martin Tourski, podvijnik askézy », in Pravoslavnaja Mysl’, n° 1,  Paris, 1928.

   [167] G. P. Fedotov, « Sv. Guénéviéfa i Siméon Stolpnik », in Put’, N° 8, Paris, 1927.

[168] G. P. Fedotov, The Russian Religious Mind, Nordland Publishing Company, Belmont, 1975.

   [169] G. P. Fédotov, op. cit., p. 158;

   [170] Danièle Beaune, G. P. Fédotov, Ce qui demeure, PUP, Aix en Provence, 1990, p. 158.

   [171] G. P. Fédotov, op. cit., p. 159.

[172] G. P. Fédotov, op. cit., p. 159.

[173] G. P. Fédotov, « Pisma bl. Avgoustina », in G.P. Fedotov, t. I,  Martis Sam  Sam, Moskva, 1996, pp. 51-80.

   [174] Charles Péguy, Oeuvres poétiques complètes, Gallimard, 1975, p. 50

   [175] Op. cit., p. 50

   [176] ibid., p. 112

   [177] ibid., p. 50

   [178] ibid., p. 50

   [179]  Pie Duployé :  La religion de Péguy, Klincksieck, 1965, p. 638

   [180] Charles Péguy, Le Mystère de la vocation de Jeanne d’Arc, dans Œuvres poétiques complètes, Gallimard, 1975, p. 1255

   [181] ibid., p. 1257

   [182] ibid., p. 1256

  [183] ibid., p. 1256

   [184] Charles Péguy, Oeuvres poétiques complètes, op.cit., p. 31

   [185] ibid., p. 33

   [186] ibid., p. 417

   [187] ibid., p. 645

   [188] op. cit., p. 645

   [189] ibid., p. 645

   [190] ibid., p. 401

   [191] ibid., p. 401

   [192] ibid., p. 401

   [193] ibid., p. 401

   [194] ibid., p. 401

   [195] ibid., p. 401

   [196] ibid., p. 401

   [197] ibid., p. 402

   [198] ibid., p. 403

   [199] ibid., p. 405

   [200] ibid., p. 405

   [201] ibid., p. 405

   [202] ibid., p. 405

   [203] ibid. p. 408

   [204] ibid. p. 413

   [205] Charles Péguy, Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc avec deux actes inédits,  Club du Meilleur Livre (éd. d’Albert Béguin), 1956, p. 320

   [206] Charles Péguy,  Œuvres poétiques complètes (La Tapisserie de Sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc), op.cit., p.  843

   [207] ibid.,  (Châteaux de Loire), p. 833

   [208] Charles Péguy,   Œuvres en prose complètes ( Note conjointe sur M. Descartes), Gallimard, 1992,  p. 1394

   [209] ibid., p. 1394

   [210] ibid., p. 1394

   [211] ibid., p. 1389

   [212] ibid., p. 1386

   [213] ibid., p. 1392

   [214] Charles Péguy, Œuvres en prose complètes (Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet), Gallimard, 1992, p. 565

   [215] Préface de Stanislas Fumet dans Charles Péguy, Les Tapisseries, coll. « Poésie », Gallimard, 1968, p. 14, cité d’après Tjo Jung-Ok, thèse soutenue à Paris III sur Jeanne d’Arc dans l’œuvre de Péguy de 1910 à 1914 , 1978, p. 11

   [216] Tjo Jung-Ok, op.cit., p. 6

   [217] Marcel Proust, Correspondance,  t. XVIII, p.359, cité par L. Fraisse dans L’OEuvre cathédrale. Proust et l’architecture médiévale,   Librairie José Corti, 1990, p. 115

   [218] L’orthographe et la grammaire du jeune Tchaïkovski ont été respectées.

   [219] Modeste Tchaïkovski, Vie de Piotr Ilitch Tchaïkovski, t.1, Moscou, 1997, p.34 (en russe, comme tous les ouvrages cités en note).

   [220] Piotr Ilitch Tchaïkovski, Œuvres complètes. Œuvres littéraires et correspondance, t.7, Moscou, 1962, p.281

   [221] P. I. Tchaïkovski, Lettres à ses proches, Moscou, 1955, p.208

   [222] Correspondance, t.9, Moscou, 1965, p.188

   [223] P. I. Tchaïkovski, Lettres à ses proches, ibid., p.208

   [224] I. Sorokina, « Histoire d’une vie » dans Vie musicale, N°9, 1990, p.20

   [225] G. A. Pribéguina, Piotr Ilitch Tchaïkovski, Moscou, 1990, p.110

   [226]   Modeste Tchaïkovski, op.cit., t.3, 1997, p.573.

   [227] Iou. Engel, « Un langage nouveau dans l’opéra. » dans  Par les yeux d’un contemporain. Choix d’articles, Moscou, 1971, p.199.

   [228]  D. Rabinovitch, « La Pucelle d’Orléans au Théâtre de Sverdlovsk », Musique soviétique, n°3, 1958, p.87.

   [229]  Iou. Keldych, « Une Première au Bolchoï », Musique Soviétique, n°8, 1990, p.56.

   [230] L. Lébiédinski, « Le Ballet  Jeanne d’Arc », Musique Soviétique, n°4, 1957, p.39

   [231] Je remercie très vivement Lioudmila Chvedova et Claire-Cécile Avril d’avoir bien voulu me donner la traduction et le sens du terme russe correspondant (NDT).

   [232] E. Loutskaia, « Procession vers le bûcher », Théâtre, n°10, 1981, p.34

   [233] William V. Spanos, The Christian Tradition in the Modern British Verse Drama : the Poetics of Sacramental Time, New Brunswick (New Jersey), Rutgers University Press, 1967.

   [234] Par exemple, Henri Rey-Flaud dans son article « Claudel et le théâtre médiéval » étudie les formes dramatiques du mystère dans Le Soulier de Satin (in Mélanges de langue et de la littérature médiévale, 1973, p. 715-719).

   [235] Paul Claudel, Théâtre, t. II, Gallimard, 1965, p. 1527.

   [236] « Pas plus que le Christ ne peut être séparé de la croix, il ne fallait pas que Jeanne d'Arc fût séparée de l’instrument de sa passion, de son martyre et de sa sanctification, c'est-à-dire de son bûcher », conférence sur Jeanne d'Arc au bûcher (Bruxelles, 1940) in Claudel, Théâtre, t. II, op. cit., p. 1518.

   [237] Dans Le Livre de Christophe Colomb, Claudel utilise une structure dramatique semblable.

   [238] « Sous ces capuchons […] elle voit se dessiner le mufle de la bête et de la bête féroce » (op. cit., p. 1525).

   [239] Un schéma dramatique qu'on retrouve dans Le Pain dur, Le Soulier de Satin… Le motif claudélien du « jeu de cartes » a été étudié par Pierre Brunel (in  Revue de Lettres Modernes, 1968, n° 3, p. 125-127).

   [240] Référence biblique tirée du Lévitique : la pureté de Jeanne est la lèpre sur le corps impur de la société, donc elle « doit être brûlée » (Lv XIII, 52).

   [241] Cette scène rappelle l’acte III de L'Annonce faite à Marie, où le couronnement du roi ramené par Jeanne coïncide avec la naissance du Sauveur et avec le miracle de Violaine. On se souvient aussi du « grand Roi d'Abyssinie et [de] sa femme Bellotte » ( Théâtre, t.2, op. cit., p. 183), couple mêmement grotesque symbolisant la France du pain et la France du vin enfin réunies.

   [242] La scène finale du mystère The Sleep of Prisoners (1951) de Christopher Fry rappelle en de nombreux points cette scène de Claudel.

   [243] Claudel note : « Cette flamme dont on la menaçait, elle s'y jette volontairement. C'est n'est pas assez dire qu'elle l'accepte, elle l'épouse : Frère le Feu, cette grande flamme joyeuse et irrésistible […] », conférence,  op. cit., p. 1526.

   [244] « La forme corporelle de Jeanne d’Arc est montée au ciel dans une bouffée de flamme » (op. cit., p. 1516).

   [245] « C'est cette bouffée triomphale qui porte jusques aux pieds du Crucifié l'âme d'une victime innocente, c'est le souffle du feu purifiant et unificateur » (op. cit., p. 1520).

   [246] « […] pour Jeanne d'Arc, comme pour son divin modèle, s'est réalisée la parole – "Quand je serai élevé, je tirerai tout à moi" » (op. cit., p. 1518).

   [247] Le développement du sujet correspond à celui de la Bible : du chaos (livre de la Genèse) à la Lumière (L'Apocalypse, les jours derniers, l'épreuve du feu), avec la venue du Messie au centre et la Croix, qui réunit en soi l'univers.

   [248] C'est « le regard qui passe d'un horizon à l'autre et du terme au départ » (p. 1514).

   [249] « [E]lle recompte tous ses pas ; c'est ce terme-ci qui leur donne leur sens » (p. 1518).

   [250] C’est à cette époque justement que Claudel écrit des commentaires sur l'Apocalypse (e. g., Au milieu des vitraux de l’Apocalypse commencé en 1929 et publié en 1966 chez Gallimard), des textes sur Le Livre d'Esther, écrit en 1934, Le Livre de Tobie, écrit en 1935.

   [251] Ces niveaux pour l'interprétation des textes des Écritures ont été rappelés par Henri de Lubac dans son livre célèbre Exégèse médiévale : les quatre sens de l'Écriture (Aubier, 1959-1964). Il existe un article du même auteur sur les études théologiques de Claudel (H. de Lubac, « Sur un Credo de Claudel – Claudel théologien – Le drame de l'appel » in Théologie d' occasion, Desclée de Brouwer, 1984, p. 453-471).

   [252] Répétition par chaque être humain du chemin de Croix du Sauveur dans sa vocation terrestre, son ascension au Golgotha, sa mort et sa descente aux enfers, ainsi que sa résurrection.

   [253] De nombreux articles paraissent comme « Honegger a construit une cathédrale autour de Jeanne d'Arc au bûcher » de Pierre Sery, Rivarol, 18 janvier 1951.

   [254] Marcel Schneider, « Jeanne au Bûcher (un chef-d’œuvre) a reçu un accueil enthousiaste du public à l’Opéra », Combats, 20 décembre 1950.

   [255] Robert Brussel, « Jeanne au bûcher », Figaro, 8 mai 1939.

   [256] « Plus que de la conscience professionnelle, plus que du talent, il semble qu'il s'agisse d'une identification totale avec le jeune martyr » (in Jacques Depaulis, Paul Claudel et Ida Rubinstein, Annales Littéraires de l’Université de Besançon, 1994, p. 60).

   [257] J. Depaulis, Ida Rubinstein : une inconnue jadis célèbre, Champion, 1995, p. 440.

   [258] J. Depaulis, op. cit., p. 443.

   [259] J. Depaulis explique sa conversion à la religion catholique par l'influence de Claudel, par le mysticisme propre à son « âme russe », par sa culture imprégnée de la Bible (in J. Depaulis, Paul Claudel et Ida Rubinstein, op. cit., p. 59-63).

   [260] Claudel, Théâtre, t. II, op. cit., p. 1515.

   [261] Claudel, Journal II (1933-1955), Gallimard, 1969, p. 125.

   [262] C'est d'autant plus important qu'il n'existait pas en Russie de tradition de théâtre religieux, ce qui s'explique par les particularités de la foi orthodoxe. Le refus de Stravinsky de participer à la création de L'Histoire de Tobie et Sara est à ce sujet significative (Claudel, Théâtre, t. II, op. cit., p. 1535).

   [263] Consulter, à la Bibliothèque de l'Arsenal, la collection Rondel.

   [264] S. n., « Une grande première au Bâle », Écho de Paris, 20 mai 1938.

   [265] Jacques Depaulis, Paul Claudel et Ida Rubinstein, op. cit., p. 464.

   [266] « Ida Rubinstein y ajoutait le charme d'une émouvante récitation » (in Le Ménestrel, n° 21, 1939, p. 149).

   [267] Robert Brussel, « Jeanne au bûcher », Figaro, 8 mai 1939.  Alexandre Benois (1870-1960)

   [268] Durant cette période, l'histoire de Jeanne d'Arc acquiert une nouvelle popularité sur la scène avec Sainte Jeanne de George Bernard Shaw (décembre 1940) et Jeanne avec nous de Claude Vermorel (janvier 1942). On a même monté Le Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc de Péguy (1940), cas assez particulier, « les mystères » de Péguy n'étant pas vraiment destinés à la scène.

   [269] Pierre Michaut, Arts, 7 mai 1948.

   [270] Claude Hervin, « Jeanne au bûcher … », Paris-Presse, 20 décembre 1950.

   [271] W. - L. Landowski, « À Rouen, "Jeanne au bûcher" clame son innocence dans la cour du palais de justice », Le Parisien liberé, 1 juin 1954.

   [272] Suzanne Demarquez, « Jeanne au bûcher », Rolet, 23 juin 1955.

   [273] En même temps, la critique remarque que c'est « une œuvre qui est neuve pour de tout autres raisons que de coutume à notre époque », Robert Brussel, « Jeanne au bûcher », Figaro, 8 mai 1939.       

   [274] Maurice Montabré, « Ingrid Bergman fait acclamer à Naples la "Jeanne" de Claudel », Figaro, 7 décembre 1953.

   [275] P. W., « Comment on a monté à Berlin la Jeanne d’Arc de Claudel et Arthur Honegger », Tribune de Genève, 26 décembre 1947.

   [276] M. St. E., « 300 acteurs, chanteurs et danseurs interpréteront "Jeanne au bûcher" de Claudel et Honegger », Ce Matin. Le Pays, 18 janvier 1950.

   [277] Dans les années 1940, les œuvres d’inspiration religieuse commencent à s'intéresser aux moyens radiophoniques, qui donnent de nouvelles possibilités de diffusion. Un exemple remarquable en est le cycle radiophonique sur l’Évangile, The Man born to be King (1942) de Dorothy Sayers.

   [278] Rémy Fasolt, « Jeanne d’Arc au bûcher », Foyer de France, n° 38, 1943.

   [279] Michel Lioure, L'Esthétique dramatique de Paul Claudel, Colin, 1971, p. 427.

   [280] « Dans la mesure où elle est à la fois, selon Claudel lui-même, un mimodrame et un oratorio dramatique, [Jeanne d'Arc au bûcher] représente sans doute la meilleure illustration de la dramaturgie qu'il a commencé de fonder avec Soulier de Satin et qui l'a conduit à la notion de théâtre total », écrit Jaques Houriez (in L’Inspiration scripturaire dans le théâtre et la poésie de Paul Claudel, Presses universitaires franc-comtoises, 1998, p. 285).

   [281] Claudel, Théâtre, t. II, op. cit., p. 1488.

   [282] La recherche d'un « personnage collectif » est une idée caractéristique des années 1920-40 chez des dramaturges de courants et de cultures différents (Giraudoux, Camus ; T. S. Eliot, Ch. Williams ; Viatcheslav Ivanov, André Biély).

   [283] Claudel, Théâtre, t. II, op. cit., p. 1519 (déjà cité).

   55 Claude Hervin, « Jeanne au bûcher… », Paris-Presse, 20 décembre 1950

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   [285] Kalouga est une ville située à 180 kilomètres au sud-ouest de Moscou.

   [286] Dans  Maximilian Volochine, Avtobiografitcheskaïa proza, Moscou, 1991

   [287] Cette Prière est un passage d’Eve, extrait du recueil de Morceaux choisis de poésie, composé par Péguy lui-même et publié en 1914 chez Paul Ollendorff. C’est ce recueil que Volochine a consulté. Nous avons placé entre parenthèses les équivalents français des mots russes choisis par l’auteur et qui s’écartent de la traduction littérale du texte de Péguy. Cette traduction, à la différence de celles qui sont présentées dans l’article suivant, est rythmée et mesurée.

   [288] pouce : par référence aux vers suivants : « ces objets de nature / Que le pouce de Dieu lui-même a façonnés »

   [289] On sait que Péguy et le 276e RI quittent Coulommiers le 10 août en direction de Saint-Mihiel, du 25 au 29 août battent en retraite jusqu’à l’Oise, puis à partir du 2 septembre sont engagés dans la bataille de la Marne (NDT).

   [290] Ernest Psichari. Nous ne citons ici que les passages qui concernent les proches de Péguy.  Mais Volochine cite une quantité de noms, dont la plupart sont tombés dans l’oubli. On sait que le corps d’Alain-Fournier a été retrouvé et identifié il y a quelques années (NDT)

   [291] En fait, Jean-Pierre Laurens, qui est mort en 1932 (NDT).

   [292] Dans le ms., le mot Beauce n’a pas été identifié par l’éditeur (NDT).

   [293] Dans l’édition des Morceaux choisis de poésie (Ollendorff, 1914), c’est ainsi qu’est intitulé le célèbre passage  d’Eve : « Heureux ceux qui sont morts… » (NDT)

[294] J’ai donné en traduction à peu près un tiers de cette prière, mais pour les dernières strophes, j’en ai plutôt rendu le sens que je ne les ai traduites, car il était impossible par manque de place de donner le développement progressif des répétitions. Mais le poème doit être traduit en russe intégralement (NDLA).

[295] Auteur de Die Sendung des Mädchens Jeanne d’Arc (La Mission de Jeanne d’Arc), Verlag Vrachhaus, Stuttgart, 1961.

[296] Article aimablement communiqué par Jennifer Kilgore, que nous remercions vivement.