Colloque
d’Orléans
11 et 12 mai
2001
Sommaire
A
nos amis…………………………………………………………………………………. Jean-Pierre Sueur : Un débat
difficile……………………………………………………… Vendredi 11 mai, 14h.
à 17h. Présidence de Madame Françoise Gerbod, présidente de l’Amitié Charles Péguy. Pavel
Krylov : Un parallèle inattendu : Jeanne d’Arc de Charles Péguy
(1897) – Jeanne d'Arc de Luc Besson
(1999)……………………………………………………………… Ekatérina Guissina : Jeanne d'Arc
et les héros d'André Malraux………………………… Romain Vaisserman : Michel
Raslovlev, traducteur de Péguy dans les années 50………… Monique Jutrin : Une lectrice de
Péguy : Rachel Bespaloff………………………………..
Samedi 12 mai, 9h. à
12h. Présidence d’Yves Avril, remplaçant Madame Julie Sabiani, directrice du Centre Charles Péguy d’Orléans. Pauline Bernon : Jeanne d’Arc en clair-obscur…………………………………………… Danièle Beaune-Gray : Georges Fédotov, lecteur de Péguy……………………………… Ludmila Chvedova : Jeanne d’Arc et la Cathédrale dans l’œuvre de Charles Péguy……….. Notre Jeunesse et le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc traduits en russe I Tatiana Taïmanova : Présentation du projet……………………………………………. II Elizaveta Leguenkova : Problèmes de traduction………………………………………. III Anna Vladimirova : Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc et le public russe ……… IV Eléna Djoussoiéva : Réflexions sur le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc ………… Samedi 12 mai, 14h. à
17h. Présidence de Madame Françoise Michaud-Fréjaville, directrice du Centre Jeanne d’Arc d’Orléans. Igor Taïmanov : Jeanne d’Arc sur la scène musicale russe…………………………………. Nina Kalitina : Jeanne d’Arc dans la sculpture monumentale française (1850-1900)……….. Mariane Chakhnovitch, Tatiana Taïmanova : L’image de la « pucelle guerrière » dans les mentalités française et russe……………………………………………………… Annexes Tatiana Victoroff : Jeanne au bûcher : Vers un mystère moderne………………………… Yves Avril : Un article de Maximilian Volochine sur Péguy…………………………………. Maximilian Volochine : Charles Péguy (1915)………………………………………….. Margarita Biélaia : Présence du miracle : la Jeanne d’Arc de Harold Strelkov…………… |
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Voici donc les Actes[1] de ce Colloque franco-russe, « Vers une Europe de la lumière », des 11 et 12 mai 2001. C’est grâce à vous, à votre sympathie active, que ce colloque a pu avoir lieu, dans les meilleures conditions, comblant nos espérances qui, depuis la création du Centre Jeanne d’Arc-Charles Péguy de Saint-Pétersbourg, avaient tant besoin d’être fortifiées. Je ne sais si l’Europe s’oriente vers la lumière - les jours où j’écris ces lignes sont plutôt des jours de ténèbres -, je sais seulement que la joie de tous nos invités, joie de partager les résultats de nos efforts pour faire connaître Jeanne d’Arc et l’œuvre de Péguy, joie de la rencontre et de trouver ou retrouver des amitiés et des solidarités, était bien réelle, et nous en recevons, depuis ces jours-là, des témoignages réconfortants.
Cette joie, nous vous la devons donc. Nous la devons bien sûr à nos amis de Russie, d’Israël et de France qui sont venus nous présenter le fruit de leurs recherches, dont vous lirez le compte rendu écrit dans ce volume, mais aussi à ceux de Pologne et de Finlande, qui ont accepté de répondre à notre invitation. Etaient présents de cœur avec nous, tous ceux qui n’ont pu venir, particulièrement Tatiana Sokolova, Arkadi Izviekov, Youri Malinine, de Saint-Pétersbourg, et Katarzyna Pereira, animatrice du Centre Jeanne d’Arc-Charles Péguy, « L’Europe de l’espérance », de Varsovie.
Mais nous n’aurions certainement pu réaliser ce projet sans le soutien généreux de la Ville d’Orléans - dont la subvention de 15000 F. a permis de financer une bonne partie du voyage de nos invités russes –, l’ancienne Municipalité et son Maire, Monsieur Jean-Pierre Sueur, et la nouvelle Municipalité, son Maire, Monsieur Serge Grouard, et ses représentants, en particulier Mesdames Catherine Héau et Catherine Mauroy et Monsieur Charles-Eric Lemaignen, qui ont bien voulu nous accueillir ou présider à nos travaux. La diligence de Mesdames Kaffès, Françoise-Hélène Maupaté, Romolin, Volpé, de Monsieur Olivier Ravoire, qui, tant aux Affaires culturelles qu’aux Relations extérieures, n’ont rien négligé pour nous aider, nous a été précieuse. Et nous n’oublions pas l’hospitalité discrète et efficace que nous ont donnée, dans sa belle salle de conférences, Monsieur Dominique Jammot, conservateur du Museum d’Histoire naturelle, et, dans l’auditorium du Musée des Beaux-Arts, Madame Isabelle Klinka, conservateur par intérim de ce musée, qui nous a permis d’entendre dans les meilleures conditions Igor et Kyra Taïmanovy, et Pavel Krylov. J’en profite pour remercier également la Radio RCF-Orléans, son directeur Monsieur Philippe Miton, et son technicien, Monsieur Alain Bonnetier, grâce auxquels nous avons pu diffuser ce concert sur les ondes.
Monsieur Xavier Patier, commissaire à l’aménagement du Domaine et conservateur du Château de Chambord, et l’Abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire ont bien voulu organiser, spécialement pour nos invités, des visites dont nous pouvons dire qu’elles ont été aussi passionnantes qu’originales.
Nous remercions Mesdames Françoise Gerbod, Françoise Michaud-Fréjaville et Julie Sabiani d’avoir accepté, dès que nous le leur avons demandé, de présider les séances de ce colloque. Les universitaires savent tous combien cette tâche est délicate. Madame Sabiani avait espéré jusqu’au bout pouvoir se joindre à nous, mais le deuil qui l’a frappée la veille de notre réunion l’en a empêchée.
Je ne voudrais pas terminer ces légitimes témoignages de reconnaissance sans citer les membres, et non-membres, orléanais ou limitrophes, de notre Association qui ont accepté de recevoir chez eux nos invités de Russie, Pologne, Finlande ou des autres régions de France, ou de mettre à notre disposition leurs compétences : le Cours Saint-Charles et son directeur, Monsieur Lamoureux, Monsieur et Madame Andrès, Monsieur et Madame Beucher, Madame Bruneau, Monsieur et Madame Chenard, Monsieur Jacques Chevallier, Mademoiselle Olga Chtcherbakova, Monsieur et Madame Foucher, Mademoiselle Marie-Hélène Gorget, Madame Goujon, Monsieur et Madame Pellé, Monsieur et Madame Rousseaux, Monsieur et Madame Saverny, Monsieur et Madame Seys, Monsieur et Madame Suttin, Monsieur et Madame Socquet, Monsieur et Madame Taÿ, Monsieur et Madame Tchamitchian, Monsieur et Madame Thomas, Monsieur et Madame de Vibraye.
Enfin, si nous pouvons publier ce gros volume d’Actes, nous le devons à une généreuse subvention de 3000 F. du Conseil Général, que nous remercions ainsi que son Président, Monsieur Eric Doligé, et Monsieur Serge Bodard, infatigable autant qu’indésespérable au point de triompher de nos découragements.
Que tous ceux qui nous ont aidés et qui ne trouvent pas leur nom mentionné ici nous pardonnent cet oubli. Ils savent que ce ne peut être ingratitude de notre part. Et que dire de tous ceux qui ne sont pas cités et qui sont venus des six coins de l’Hexagone et parfois de l’étranger pour manifester cet intérêt et cette sympathie sans lesquels une entreprise comme la nôtre ne pourrait survivre !
Merci.
L’année qui vient va sans doute apporter de grands changements dans notre Association. L’extension de notre activité à la Pologne et peut-être à la Finlande (un colloque est prévu à Helsinki à la fin du mois d’octobre 2002), avec des orientations d’ailleurs assez différentes dans chacun de ces pays, nous oblige, sauf à créer trois unités distinctes, ce qui n’est guère possible ni d’ailleurs souhaitable, à réformer et les buts et la raison sociale de notre actuelle Association. Aussi aurons-nous au début de l’année 2002 une Assemblée générale, à laquelle nous vous supplions de participer soit par votre présence, soit par une délégation de pouvoir, non pas seulement pour entériner des décisions, mais pour nous donner des avis et conseils.
Bonne année.
Yves Avril, président
Philippe Lamoureux, vice-président
Romain Vaissermann, secrétaire
Roger Ribot, trésorier
Pauline Bernon
Sophie Vasset
L’avouerai-je ? L’un de mes plus difficiles débats politiques eut lieu lors de la première réunion du conseil d’administration du lycée orléanais, nouvellement construit, qui devait s’appeler : « Lycée Charles-Péguy ». L’ordre du jour portait précisément sur la dénomination du lycée. Je dus batailler ferme devant les réticences de la plupart des représentants des parents d’élèves, des élèves, et même d’une partie de ceux des enseignants, pour obtenir finalement qu’une faible majorité se prononçât en faveur de notre grand poète. Certains des arguments invoqués étaient étonnants : Péguy, on ne connaissait pas, ou peu ; ce n’était pas moderne, c’était ancien, vieux, peu porteur. Tout cela était dit, répété, dans un établissement de l’enseignement public, à Orléans. Si le vote n’avait pas, en définitive, été positif – merci à celles et à ceux qui l’ont permis ! – j’aurais fait, je crois, une polémique publique.
Vieux, Charles Péguy ? Sa pensée n’avait jamais été aussi actuelle qu’en cette fin du XXème siècle – cette pensée qui conteste tous les systèmes, qui fait un sort à tous les modernismes, qui prévoit et dénonce déjà tous les totalitarismes…
Pas connu, Péguy ? Peut-être, en effet… A Orléans, pourtant, plus qu’ailleurs, nous avons des raisons de nous donner le mal et la joie de connaître son œuvre immense et de tordre le cou à la malédiction : « Et les siens ne l’ont pas reconnu… »
Je songeais à cela en relisant les textes des communications au colloque organisé, en 1996, à Saint-Pétersbourg, par le Centre Jeanne d’Arc-Charles Péguy de cette ville. Je me suis souvenu avoir entendu, lors de ce colloque, des professeurs russes qui n’avaient pas hésité à faire des centaines de kilomètres, depuis le plus profond de ce vaste pays, dans des conditions souvent difficiles, pour venir nous parler des Cahiers de la Quinzaine. Ce colloque était passionné, passionnant. Les exposés traitaient des formes, du sens et de l’histoire.
C’était ma première visite à Saint-Pétersbourg. La ville semblait constituer un monde, à elle seule. Son fleuve était un océan. Ses palais ouvraient sur le ciel blanc leurs longs alignements. Les places étaient nombreuses et vastes, peuplées d’arbres d’automne et de statues. Au-delà il y avait des centaines d’immeubles, composant d’interminables banlieues. A l’intérieur de ces immeubles, nous étions accueillis avec une incomparable chaleur. Il y avait l’amitié et les fleurs.
C’était le temps où tout changeait. L’ordre ancien était partout encore. Les espoirs neufs étaient inscrits sur les visages, les déceptions aussi. Les mafias avaient débarqué avec leur richesse et leur morgue tonitruante. Des enseignants, des universitaires s’employaient à bâtir, avec une rare ténacité, un autre futur en attendant des salaires qui n’arrivaient pas. Il y avait un vent sec et une lumière diaphane.
Tous les participants au colloque partageaient, au milieu de tout cela, la même ferveur.
Merci, de tout cœur, à Tatiana Taïmanova et à Yves Avril d’avoir tissé tous ces liens et d’avoir fait vivre ce centre « Jeanne d’Arc-Charles Péguy », et l’association qui le soutient. Nous avons eu une nouvelle illustration de la fécondité de leur initiative lors du colloque qui s’est déroulé en 2001 à Orléans, et dont les Actes sont publiés dans ce bulletin.
Nous sommes devenus, souvent, trop repus, indifférents et cyniques.
Alors, Péguy, trop vieux ?
J’aimerais que nous nous souvenions, à Orléans, qu’il y a des péguystes qui n’hésitent pas à prendre le transsibérien pour venir nous parler de vers que nous avons oubliés.
Jean-Pierre Sueur,
sénateur du Loiret,
ancien maire d’Orléans
Université d’Etat de
Saint-Pétersbourg
Avant d’aborder le sujet de mon
exposé, j’ai à faire un aveu. Historien du Moyen-Âge, j’aurais peut-être dû
choisir un autre thème de réflexion, par exemple, celui de l’expression de la
spiritualité populaire médiévale à travers l’image de la Pucelle. C’est en effet
le sujet de mes préoccupations. Pourtant, j’avais deux raisons de faire un autre
choix. La première est due à une certaine actualité dans la culture russe. Si
depuis le XIXe siècle Jeanne d’Arc n’a jamais été oubliée en Russie, l’intérêt
pour cette « fille au grand cœur » est aujourd’hui en hausse.
Aujourd’hui même (11 mai 2001), dans exactement une heure et demie, dans un
théâtre de Saint-Pétersbourg, le rideau va se lever sur la première de L’Alouette de Jean Anouilh. Le même
spectacle vient d’être donné à Moscou. D’après ce que mes amis du monde du
spectacle ont bien voulu me dire, d’autres metteurs en scène ont inscrit dans
leur agenda une œuvre consacrée à la Pucelle. Et de plus, aujourd’hui encore,
j’ai eu connaissance au Centre Jeanne d’Arc d’une lettre d’une certaine Vera
Arzhanoukhina qui a fait jouer une œuvre qu’elle a composée sur Jeanne d’Arc à
Moscou, le 23 décembre dernier. Cet intérêt croissant pour la Pucelle a coïncidé
d’une manière étrange avec la sortie du film de Luc Besson en février 2000.
Entre les deux faits je ne perçois pas de lien direct, mais en même temps il se
trouve que pour les critiques professionnels du monde des arts ainsi que pour le
public, au moins en Russie, l’image de Jeanne créée par Mila Iovovitch est
maintenant, et elle le demeurera encore quelques années, un modèle de
comparaison, positive ou négative. C’est la première raison de mon
choix.
La deuxième raison vient de
l’événement même de ce colloque qui, comme son titre l’indique, manifeste une
très nette orientation vers le monde contemporain et son ouverture sur un avenir
qui, nous en sommes sûrs, ne saurait être que brillant et
lumineux.
Pardonnez-moi cette longue
introduction, mais il est absolument nécessaire que je vous avertisse que les
réflexions qui vont suivre ne sont autres que les pensées et impressions d’un
historien, d’un médiéviste, qui a lu et vu deux œuvres d’art contemporain,
séparées l’une de l’autre par le XXe
siècle. Il n’a pas eu pour but de formuler un
jugement.
Vous allez sûrement trouver que le
titre de mon exposé est une provocation, et même un blasphème. Peut-on faire
quelque parallèle entre celui qui, d’après Fortunat Strowski, a voulu être le
biographe fidèle de Jeanne, comme Joinville auprès de saint Louis, entre Péguy
donc et Luc Besson, pour qui l’histoire de la Pucelle n’est qu’un cadre
permettant de poser au monde contemporain certaines questions, sans se soucier
de la congruité historique ?
Entre cet objet de culte, qu’est
la Jeanne de Péguy, culte s’entendant comme estime et révérence, et un objet de
recherche, point de parallèle dans l’intention ou, si vous voulez, dans la
valeur.
Pourtant « n’allons pas si vite » (c’est ce
que demande Raoul de Gaucourt, gouverneur d’Orléans, à Jeanne, dans le drame de
Péguy). Les deux images de Jeanne sont différentes, elles procèdent de
différentes intentions, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y ait aucune
ressemblance entre elles.
Permettez-moi de vous raconter une
histoire, la dernière. Avec un groupe d’amis nous sommes allés voir le film de
Besson, puis nous avons discuté entre nous. Et une fille de notre groupe a fait
cette réflexion : « Pauvre
petite Jeannette, elle n’a vraiment pas eu un instant de bonheur dans sa vie. » Et c’est à
ce moment que j’ai été traversé de l’idée d’une comparaison entre Péguy et
Besson. Car, bien que la Jeanne du premier sous apparaisse tranquille et calme,
ce qu’elle n’est pas du tout chez le second, dans les deux œuvres la joie
humaine et les triomphes et gloires d’ici-bas lui manquent absolument.
Souvenons-nous de Dom Clément Calmet, ce clerc inventé par Péguy, qui, le 8 mai
1429, au lieu d’assister à son entrée dans Orléans délivré, se demande d’où
vient l’inspiration de la Pucelle (Les
Batailles, I, 3). Le même jour, Besson faisait de nous les témoins d’une
scène fantastique, qui se déroule en Angleterre, où un personnage
d’identification difficile, demande à Cauchon que cette fille soit brûlée.
Alors, dans les deux œuvres, les tensions prévalent, intériorisées dans le
drame, extériorisées dans le film, où elles s’expriment d’ailleurs en une
violence extrême.
Les problèmes qui hantent les deux
artistes sont aussi du même ordre. En fait, c’est la même question que se posent
Péguy et Besson : peut-on s’opposer au mal par la force ?
Rappelons-nous les dialogues qui opposent, dans le drame, Jeannette à Madame
Gervaise et, dans le film, Jeanne au mystérieux prêtre, à propos de la tolérance
divine à l’égard des péchés de l’homme. Tout au début de la Ire partie de A Domremy, Jeannette prononce un petit
monologue qui prend la forme d’une véritable profession de
foi : « Tous nos efforts
sont vains ; nos charités sont vaines. La guerre est la plus forte à faire
la souffrance. Ah ! maudite soit-elle ! et maudits ceux qui l’ont
apportée sur la terre de France ! […] Et puis ! qu’est-ce que ça lui
fait, mes malédictions ? […] Tant qu’il n’y aura pas eu quelqu’un pour tuer
la guerre, nous serons comme les enfants qui s’amusent en bas, dans les prés, à
faire des digues avec de la terre. La Meuse finit toujours par passer par
dessus. » Ce dur travail de « tuer la guerre », elle va le
prendre sur soi, quand elle en aura reçu la révélation.
Dans le film nous retrouvons cette
idée sous-jacente. La petite fille dont la sœur aînée a été violée et tuée par
la guerre, peut-elle vouloir autre chose que de tuer la guerre à son
tour ? En introduisant le
motif de la pure vengeance, le réalisateur a nettement simplifié la motivation
de Jeanne, pourtant le fond reste le même. La Pucelle va se damner pour que les
autres se sauvent, elle va souffrir pour que les autres se consolent dans leurs
souffrances :
Ô, s’il faut pour sauver de
la flamme éternelle
Les corps des morts damnés
s’affolant de souffrance
Abandonner mon corps à la
flamme éternelle,
Mon Dieu, donnez mon corps à
la flamme éternelle.
(A Domremy, I, 2)
Un autre point très
important est ce qui hante Jeanne elle-même : dans les deux œuvres, c’est
le mensonge.
Le thème du mensonge apparaît
plusieurs fois dans le drame de Péguy. Dès le moment de sa « partance », elle éprouve la
présence de ce péché : « Est-ce que c’est aussi monsieur Saint
Michel ? qui t’a conseillé de mentir à ton père pour quitter la
maison. » Telle est la question qui résonne à l’acte III de la IIe
partie de A Domremy, posée par
l’oncle Durand Lassois. C’est en effet dans la famille de celui-ci, je vous le
rappelle, que Jeanne s’en alla sous prétexte d’aider sa femme qui vient
d’accoucher. Est-il bien de se servir des douleurs d’une jeune femme pour se
porter au secours de la France ? C’est de là que part la chevauchée de
« Jeanne la menteuse »,
comme elle va se désigner elle-même, chaque fois que les doutes vont
l’assaillir.
Le mensonge réapparaît dans Les Batailles (IIe partie, acte III). Un
certain Basile Aguisé, personnage de clerc inventé par Péguy, lance contre
Jeanne une accusation de mensonge. Il le fait au cours d’un entretien à
Saint-Denis avec des gens d’Eglise. La Pucelle est alors sous les murs de Paris,
dont le sort n’est pas encore décidé, on ignore la défaillance de Jeanne, le
soir, et sa blessure. Basile Aguisé évoque à nouveau le départ de la jeune fille
de la maison , sans la permission ni la bénédiction paternelles. Jeanne qui ne
sait guère le contenu de cet entretien ni ces reproches veut néanmoins éviter de
multiplier les mensonges. Dans la IIIe partie des Batailles, elle persiste à mentir pour
quitter son roi et ne pas devenir le chef de bande, qu’elle finira par devenir
cependant. Les accusations de mensonge vont être reprises par les juges dans la
troisième pièce, Rouen.
D’un autre côté, Péguy met en
évidence les mensonges des adversaires de la Pucelle. Il ne les qualifie plus
aussi expressément, par la voix de l’accusée ou dans la réflexion des juges. Le
lecteur doit, pour les déceler, avoir les yeux et le cœur
ouverts.
Alors, tout au début de l’acte I
de la Ire partie de Rouen, une longue
discussion oppose un personnage historique, Nicolas L’Oiseleur, dont le rôle
ténébreux au procès est parfaitement connu, et un clerc encore inventé par
Péguy, le frère prêcheur Mathieu Bourat. Celui-ci reproche à L’Oiseleur les
vices du procès « mal organisé ». S’il s’agissait d’un véritable
procès sur des matières de foi, il ne faudrait pas se contenter de juger cette
seule fille tombée entre les mains de la justice inquisitoriale. Mathieu Bourat
ne fait aucune concession aux conditions qu’il juge ignobles. Tous ceux qui ont
été séduits par cette fille avant sa capture et tous ceux, comprend-on, qui sont
derrière elle, s’ils n’étaient pas cités également devant le tribunal, la gloire
de l’Eglise en serait atteinte. Voilà ce qu’il prétend. Cela dit, il répète une
phrase prononcée naguère par Jeanne devant Monsieur de
Gaucourt : « Les hommes
sont ce qu’il sont, et font ce qu’ils font, cela ne nous regarde pas. Ce qui
nous regarde, nous, c’est seulement ce que nous devons faire. »
L’instinct de Mathieu lui fait apparaître que ses confrères font une mauvaise
besogne, et il veut s’en retirer.
Autre détail qui révèle le
mensonge des juges : dans la Ire partie de Rouen, au IIe acte, Guillaume
Evrard, « chanoine régulier de
Langres », prend l’habit d’un frère prêcheur du couvent rouennais d’où
vient Mathieu Bourat. Nicolas L’Oiseleur explique qu’ainsi le chanoine se
sentira plus éloquent et saura mieux prêcher à Jeanne la soumission à
l’Eglise : « Et d’ailleurs cet
habillement n’est pas irrégulier : car la règle de chaque ordre ne concerne
que les personnes qui sont de cet ordre, et maître Guillaume Evrard n’est
d’aucun. Il ne doit donc obéissance à aucune règle. » Quod licet Jovi, non licet bovi… Ceux
qui accusent Jeanne de prendre un habit illicite pour accomplir sa tâche, font
de même, sans souci ni remords d’avoir menti.
Dans le film récent, l’idée du
mensonge est aussi très importante. Confrontée à ce personnage mystérieux
qu’interprète Dustin Hoffman, Jeanne finit par avouer qu’elle est
« menteuse », comme celle de Péguy. Elle s’en sent coupable et veut
confesser son crime même à l’ennemi, et elle n’abjure que pour être admise aux
sacrements de l’Eglise, qui la trompe finalement en la personne de Cauchon. Mais
les mensonges de ceux qui entourent la Pucelle dépassent largement tous ceux
qu’elle a commis. La reine Yolande substitue à la Sainte Ampoule, tarie par le
temps, une fiole qu’elle-même a remplie d’huile. La forme du sacre ne pourra
donc en souffrir. Mais le comble de la tricherie est naturellement le procès
organisé à l’initiative des Anglais : avis d’un « prince» anglais lors
d’une scène en Angleterre ; en France, déclaration d’un
« capitaine » anglais aux juges. Tout est décidé
d’avance.
Enfin, l’histoire joue dans les
deux œuvres un rôle similaire. Lors du colloque consacré au centenaire de la
« première Jeanne d’Arc » de Péguy, j’ai essayé de montrer dans mon
exposé comment l’écrivain trouvait dans le réseau des faits historiques le
fondement de sa représentation de Jeanne : la prière de la jeune fille pour
la délivrance du Mont-Saint-Michel précède, dans son drame, l’action de Briand
de Chateaubriand qui bat les Anglais en 1425. La Jeanne de Péguy sent donc sa
prière exaucée et croit à sa vocation. La pièce n’est donc pas un drame
historique, non plus que le film, ce qui les rapproche.
L’art est comme la science un des moyens d’approcher la réalité
historique. Et il a ses thèmes de prédilection. Pour un écrivain ou un cinéaste,
le bien et le mal, la vérité et le mensonge, le sacrifice et la lâcheté sont
plus importants que la reconstitution minutieuse de l’histoire matérielle,
politique, spirituelle ou intellectuelle. Les bourgeois de Rouen dans le drame
ont l’allure et le langage de ceux qui entouraient Péguy dans le faubourg
Bourgogne, les guerriers français et anglais du film marchent et parlent comme les good et bad boys du « dernier héros du
cinéma » (O tempora, o
mores !). Mais c’est que l’artiste veut être compris des gens, ses
contemporains, auxquels il s’adresse.
Ce parallèle était inattendu, et
il l’était même pour moi. A tort, peut-être. En fait, c’est le mystère de
Jeanne, qui a fait jouer sous les yeux de la douce France une épopée de l’imitatio Christi, la plus parfaite qui
ait jamais été. Rares sont ceux, Voltaire excepté, qui sauront résister à cette
séduction de la Pucelle d’Orléans. Séduction qui invite aux
parallèles.
Ekaterina
Guissina
Université d’Etat de
Saint-Pétersbourg
André Malraux est bien connu
de nom en Russie pour ses œuvres et pour son engagement politique. Ce n’est
pourtant qu’une partie de ses nombreux écrits qui se trouve traduite en russe.
Ont ainsi déjà vu le jour un recueil intitulé La Voie royale, qui contient le roman
éponyme de 1968 ainsi que Les
Conquérants et La Condition
humaine ; et un recueil Le
Miroir des limbes. Le dernier livre de Malraux, L’Homme précaire et la Littérature
(1977), déjà traduit, va paraître sous peu. D’autres traductions sont
actuellement en préparation.
Malraux reconnaissait
volontiers toute son admiration pour des personnalités historiques aussi
illustres que Alexandre de Macédoine, Jeanne d’Arc, Napoléon, et pour ses
contemporains Nehru, Gandhi, Charles de Gaulle, Mao Tsé-Toung. Les héros de
l’Histoire formaient selon lui une grande famille partie intégrante de
l’histoire des civilisations de tous les temps, une famille de personnalités,
parmi lesquelles les plus fortes entraînent les autres. Et notre homme, dans
cette grande chaîne des temps, voulait avoir une place précise, non celle de
témoin mais celle d’acteur. Malraux a bien eu le rôle qu’il désirait dans
l’histoire de l’Indochine, en Espagne, pendant la Seconde Guerre mondiale aux
côtés de la Résistance.
Son intérêt passionné pour
l’Antiquité comme pour son époque s’explique si l’on se reporte au livre qu’il
écrivit peu avant sa mort, L’Homme
précaire et la Littérature. Il y aborde les problèmes touchant la création
artistique.
Malraux se réfère aux
figures marquantes de l’Histoire et de la Littérature en abordant la formation
de l’écrivain ; il note que l’écrivain ne naît point d’un seul coup,
n’arrive pas seul dans le monde de l’art : « une œuvre ne pénètre que les salles du
cerveau préparées pour l’accueillir. »[2]
Toutes les époques précédant le génie, la Bibliothèque des œuvres du génie de
l’Humanité forment ce contexte propice à la création et le suc vivifiant de ce
terreau d’âmes nourrira l’auteur. Ce dernier peut enfin commencer à
créer…
La figure de Jeanne nous
apparaît archétypique pour la littérature française, qui se construit, depuis
elle, autour d’elle. À chaque époque, chaque écrivain, depuis elle, trouve en
Jeanne quelque écho à ses préoccupations, un écho qui consonne avec le monde
dans lequel il vit. Et du vivant même de Jeanne, Christine de Pisan écrivait son
poème Ditié de Jehanne Darc (1429).
Après la mort de Jeanne, il n’est que de citer Villon, Voltaire, Michelet, Péguy
ou Claudel. Malraux n’a pas manqué pour sa part de prononcer un éloge funèbre de
la Pucelle d’Orléans.
L’Homme
précaire
évoque toutes les métamorphoses que connaît une œuvre d’art : accueil
triomphal des lecteurs ou désintérêt du public, accueil fervent ou
incompréhension. Il arrive souvent que, au gré des réceptions faites des œuvres
au cours du temps, le sens même qui leur est prêté évolue et s’éloigne de leur
sens initial. Chaque génération investit ainsi l’œuvre d’un sens nouveau,
qu’elle croit percevoir au cœur de cette œuvre. Les produits de l’art vivent
donc, selon Malraux, une manière de double vie : celle que leur prête
immédiatement leur créateur, celle qu’ils acquièrent auprès du
public.
Or l’image de Jeanne d’Arc
peut précisément s’identifier à une œuvre littéraire, envers qui l’on nourrit un
intérêt toujours vivace, même s’il s’intéresse justement à une héroïne qu’il
remanie. Les uns verront en Jeanne une combattante hardie, derrière qui va
l’armée ; les autres insisteront sur la sainte et martyre ; d’autres
encore en feront un symbole apte à rassembler tous les
nationalistes...
1971 vit la parution d’un
recueil des discours d’André Malraux : ces Oraisons funèbres regroupent huit
discours prononcés par Malraux alors qu’il occupait la fonction de Ministre des
affaires culturelles du gouvernement de Gaulle. Ils s’étalent de 1958 à 1965.
Seuls quatre d’entre eux, « quelques-uns de ces textes sont des oraisons
funèbres au sens rigoureux : tous sont, de près ou de loin, liés à la
mort »[3].
En ce qui concerne Jeanne, l’éloge nous parle d’un héros, qui n’est d’ailleurs
pas concrètement cette héroïne de la Guerre de Cent Ans mais qui représente tous
les défenseurs de la patrie morts pour elle que la France a pu déplorer dans son
Histoire. Chacun de ces héros a choisi sa voie, sa vie, et a résolu de s’opposer
à la Nécessité et à la cruauté.
L’écrivain rappelle à
plusieurs reprises l’influence de Jules Michelet sur sa pensée de l’Histoire.
Dans ses ouvrages, Michelet choisissait de donner de la réalité non une
représentation sèche et soucieuse d’exactitude : « Il feuilletait l’Histoire comme si c’était
un livre extraordinaire agrémenté de dessins. »[4]
Malraux admirait par-dessus tout L’Histoire de France de Michelet, aux
couleurs et nuances chatoyantes et émouvantes, à la vue ample. Mais ce n’étaient
encore que des qualités qui ressortaient d’une première lecture : la
profusion des couleurs cachait encore davantage : le génie de Michelet,
sous couvert de décrire les faits par le menu, ressuscitait effectivement les
âmes en les mettant en présence du destin, pense Malraux[5].
La présence du destin, voilà ce qui attirait Malraux chez Michelet et ce qui
devint dans toutes les œuvres de Malraux un personnage
clef.
Or Michelet est l’auteur
d’un livre intitulé Jeanne d’Arc,
qu’a lu le jeune Malraux. Jeanne d’Arc a joué, selon l’historien, un rôle
fondamental dans la Guerre de Cent Ans, étant celle qui entraînait les autres.
Jeanne fut donc avant tout un homme d’action. Et c’étaient les hommes d’action
qui attiraient Malraux. Malraux ne jurait que par eux. Les personnages
historiques qui déterminent les tournants de l’Histoire ont bien cette force
d’attraction sur les autres qu’avaient Jeanne d’Arc comme les héros de Malraux.
Ainsi Garin dit « Garine », des Conquérants ; ou Kyo Gisors de La Condition
humaine.
Le personnage clef des
romans de Malraux est un homme d’action, vivant selon ses propres lois et créant
son propre monde. Ce conquérant vainc la réalité et dépasse sa condition
humaine. Et c’est le temps qui forme un tel homme.
Jeanne avait foi en
Dieu ; cette foi la soutenait aux heures joyeuses et de triomphe, comme aux
heures difficiles et de souffrance : « Sans la grâce de Dieu, je ne saurais que
faire. »[6]
Les héros de Malraux ne croient pas en Dieu, ils vivent une époque sans Dieu, où
Dieu est mort. L’homme du XXe siècle a perdu son assise religieuse et
ressent la précarité de l’existence humaine. C’est pourquoi il doit se définir
par lui-même. Il se trouve dans un grand vide, se retrouve Néant. La mort de
Dieu implique que tout le poids de la responsabilité repose sur les épaules
humaines. Mais l’homme n’est pas de taille à porter cette charge trop
lourde : toutes les normes et les valeurs reçues ont perdu leur
signification ; l’homme ne sait pas sur quoi ou qui guider son
action.
Cet homme
« précaire » ou sans repère, on le trouve dès les premiers romans de
Malraux : ce sont Perken et Claude Vannec de La Voie royale ; les héros des Conquérants. Ces héros sont isolés du
monde et les uns des autres, ils n’ont plus foi en aucune force supérieure.
Notre auteur doue ces hommes les plus précaires non de foi en Dieu mais de foi
en eux-mêmes, en leurs propres forces. Ces héros créent un monde à eux, désireux
de laisser une trace sur terre après leur mort. L’action devient donc le seul
credo de ce type d’hommes. Comme leur principes échappent à la majorité des
hommes, ces héros vivent dans la solitude. Jeanne n’est-elle pas seule par
excellence, sur le bûcher, trahie par ennemis comme amis, ne comptant que sur la
grâce de Dieu ? La mort de Jeanne indique que Jeanne se survivra :
« Il était plus facile de brûler Jeanne que de l’arracher de l’âme de la
France. »[7]
Sa mort crée la légende, fait croire aux forces suprêmes de l’homme, au
patriotisme. Jeanne devint depuis lors un symbole de
victoire.
Et que représente donc la
mort pour les héros de Malraux ? Elle n’est pas un mal, ni la condition de
l’homme. Elle est seulement le finale d’une existence, un finale qui peut être
digne de cette vie passée ou non. Au plan métaphysique, la mort révèle quelle
fut la vie des conquérants : tous les actes accomplis se mesurent à son
aune. Bien que sujets comme tout autre aux souffrances et aux peurs qui
accompagnent la mort, les héros voit leur vie, par leur mort, devenir
unique : aussi faut-il vivre dans le juste, effectuer à chaque pas le bon
choix, ne pas manquer à soi-même. Les conquérants justement tiennent la victoire
et surpassent leur condition d’hommes en supportant peurs et
privations.
Jeanne d’Arc, qui a donné au
monde, selon Malraux, le visage unique de la victoire, qui est le visage de la
souffrance[8],
est comme la grande ancêtre des héros de Malraux : ceux-ci sont des figures
choisies dans lesquelles il entre bien des traits propres à la Pucelle
d’Orléans. La sainte française et les personnages de Malraux sont des héros d’un
même plan : s’opposer à l’oppression, à l’humiliation, à l’esclavage est
une façon de dire non au destin comme au mal.
Trad. R.V
Romain
Vaissermann
Université
d’Orléans
Charles Péguy a été peu
traduit en Russie ou en Union soviétique. De son vivant, rien à signaler.
Pendant la Première Guerre mondiale, quelques extraits de la prose sont traduits
mais rien de poétique. Pour la poésie, il faut paradoxalement attendre
(paradoxalement, puisque l’on qualifie très souvent la poésie de Péguy de
« religieuse ») l’U.R.S.S., entre les deux guerres : les vers
célèbres « Heureux ceux qui sont
morts… » font connaître le patriotisme de Péguy, aussitôt condamné
comme sentiment de la bourgeoisie dégénérée ; quelques vers alexandrins sur
Paris ajoutent même au portrait du poète franco-français
« chauvin(iste) ». Même si le patriotisme n’est pas toujours condamné
au pays des Soviets, la religion reste non grata, et Péguy est en poésie trop
religieux pour pouvoir en être apprécié. Preuve par la négative : c’est
chez les Russes émigrés que le poète sera donc traduit d’abord. Léon Zander,
compagnon de l’Amitié Charles Péguy entre autres nombreuses activités, avait
déjà fait paraître une introduction à l’œuvre de Péguy[9]
lorsqu’il traduisit, en 1947, des extraits du Porche du mystère de la deuxième vertu
parmi des passages plus importants du Mystère des Saints Innocents, et ce pour
les Russes orthodoxes de Paris, qui composaient la majeure partie du lectorat du
Courrier de la vie religieuse,
ancêtre du Courrier du Mouvement Chrétien
Russe (édité à Paris et New York puis aussi Moscou) qui éditera en 1964 son
introduction à l’œuvre de Péguy sous le titre « Pour le cinquantième
anniversaire de la mort de Charles Péguy »[10],
qui republiera ces traductions en 1973[11]
et qui publiera encore en 1996, revue donc fidèle à son admiration pour Péguy,
un long extrait du Porche traduit par
Serge Avérintsev dans le cadre d’une traduction intégrale du Porche prévue aux éditions
« Rousskiy Pout’ »[12].
Mais avant même la
traduction de Zander et également entre cette traduction et celle d’Avérintsev,
indépendamment de cette réception « œcuménique » russe de Péguy,
certains émigrés russes monarchistes connaissaient l’œuvre de Charles
Péguy. Car le poème de Péguy la
« Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres » fut traduit,
sous le titre abrégé « à Notre Dame de Chartres », par Ivan Ivanovitch
Tkhorjévski parmi ses traductions de poètes français parues dans Vozrojdénié[13],
puis dans le recueil des traductions Nouveaux poètes de France[14],
et Le Porche fut traduit par un de
ses amis, l’homme que nous allons présenter. Aussi bizarre que cela paraisse,
Péguy poète se trouva donc traduit en russe mais pas en Russie ! Pour ce
faire, il y fallait des émigrés bien sûr et Michel Raslovlev, dont nous
décrirons la vie et les œuvres, est d’une certaine façon un émigré royaliste
type mais aussi ce que j’appellerai un illustre inconnu. Vous allez comprendre
pourquoi.
Mikhaïl Serguéiévitch
Mikhaïlov-Raslovlev [1892-1987][15]
est un traducteur de Péguy aussi peu connu en Russie qu’en France ; c’est
pourtant dans ce pays — une terre d’adoption pour lui — qu’il fit paraître du
Péguy transposé en. russe ! Pour la première fois, un Russe traduisait du
théâtre de Péguy écrit en vers libres ; et personne n’était mieux placé
pour ce faire que lui, poète russe quasi-amateur qui assimila si bien le
français qu’il finit par écrire tous ses recueils poétiques dans cette
langue.
Né le 22 août 1892 à
Vladivostok, Michel Raslovlev est issu d’une ancienne famille de propriétaires
de la province de Saratov. Mais d’où vient ce nom peu
courant ?
1 - Origine familiale
Le nom des Raslovlyévy est celui d’une famille
aristocrate russe sans titres. Pourquoi Raslovlev ?
Deux frères Stanislav
(baptisé Ivan) et Casimir (Boris) Nyémiritchi, eux-mêmes originaires d’un fief
de Lituanie appelé « Raslovl »[16],
arrivèrent à Moscou en 1436 avec leurs gens d’armes pour servir le Grand Prince
de Moscovie Vassili Vassiliévitch (Basile II), qui donna aux nouveaux baptisés
le nom de Raslovlev.
Et pourquoi
Mikhaïlov-Raslovlev ? Le nom de Mikhaïlov a été ajouté plus tard, le 4/16
avril 1866, et pour la raison suivante. En 1829, la fille (unique enfant) de
Léon Yakovlévitch Raslovlev, Sophie, a épousé Michel Gavrilovitch Karakozov[17].
Il leur naquit en 1830 un fils, Michel, qui, naturellement, porta le nom de
famille de son père, Karakozov. Mais en 1866, après qu’un parent éloigné,
portant le même nom, eut attenté à la vie de l’Empereur Alexandre II[18],
il fut autorisé à remplacer son nom par celui de sa mère (Raslovlev) en le
faisant précéder de son patronyme Mikhaïlov, c’est-à-dire fils de
Michel.
L’armée et les grands
moments de l’Histoire marquent la vie des proches de notre Michel Serguéiévitch
Mikhaïlov-Raslovlev.
Son grand-père Michel, en
effet, celui-là même qui le premier prit le nom de Mikhaïlov-Raslovlev, officier
de cavalerie au Régiment de la garde impériale de Moscou, devint Maréchal de la
noblesse dans sa province (celle de Saratov) et mourut au champ d’honneur, au
Caucase, dans les combats que mena son nouveau régiment de la Garde impériale
d’Erevan pour la possession de la forteresse turque de Kars[19],
pendant la guerre contre la Turquie en octobre 1877. Kars, ce Verdun
caucasien…
Son père, Serge, premier à
prendre le nom de Mikhaïlov-Raslovlev dès sa naissance, servit dans le district
de Petrovsk (province de Saratov) jusqu’à devenir le premier président du
conseil local du zemstvo
provincial ; comme lieutenant de vaisseau de réserve, il fit partie de la
flotte de l’amiral Rojdestvenski qui partit de Libava (aujourd’hui Liepaja en
Lettonie) en 1904 et qui, pendant la guerre russo-japonaise de 1905, fut
détruite dans la célèbre bataille qui eut lieu du détroit de Tsoushima
(14-16/27-29 mai 1905). Il y trouva la mort.
Son fils même, Nicolas,
naturalisé français en 1935, officier de carrière dans l’armée française, devenu
lieutenant, faisait sa formation militaire à l’École de cavalerie de Saumur
alors délocalisée (« repliée » dans le vocabulaire de l’époque) à
Tarbes, quand les Alliées débarquèrent en Afrique du Nord ; très vite, il
prit contact avec une organisation de la Résistance dans les Pyrénées, le
célèbre Corps Franc Pommiès (CFP)[20],
se joignit à l’armée régulière, combattit dans le massif des Bauges près de
Chambéry et trouva « une mort glorieuse » dans les Vosges, au sommet
du Drumont, le 29 novembre 1944 : touché avec le commandant Françot et sept
autres par un éclat de Minen de 88 ou de Schrapnells de 105 de l’artillerie
allemande sur la ferme-auberge du Drumont[21].
Rien d’étonnant donc à ce
que lui Michel Raslovlev, qui avait perdu sa mère (passable paysagiste de
l’école des Ambulants, élève de Krijitskiy) en 1904, fût élevé dans le corps de
Cadets Alexandre-II à Saint-Pétersbourg, promotion 1909[22].
Il eut pour tuteurs Hélène Alexandrovna, puis le baron Nolken (fonctionnaire au
Ministère des Affaires intérieures) Mais voici qu’il partit étudier quatre ans à
la Bergakademie de Freiberg-en-Saxe
pour devenir ingénieur des mines, malgré la volonté de sa famille. Il voulait
tout simplement refaire la fortune de la famille, dilapidée par son grand-père,
dans les mines argentifères de Malaisie ! Il n’avait d’ailleurs pas perdu
cet espoir quand la guerre de 1914 le ramena à Baranovka, le domaine familial
réduit au fil des ans à quelques dizaines d’hectares dans le district de
Atkarsk, où il occupa un poste dans l’administration civile
locale.
En 1915, sentant
l’impossibilité morale de rester à l’écart de la guerre, Raslovlev s’engage
comme volontaire dans la Flotte de la Mer Noire et s’y distingue lors
d’opérations périlleuses[23].
Il accueillit la Révolution comme une « calamité ». De 1917 à 1920, il
prit part à la guerre civile, d’abord dans l’armée de l’amiral Koltchak, qui le
chargea, ainsi que d’autres engagés volontaires portant l’uniforme de simples
matelots, de se faire élire présidents des Soviets des Députés de Soldats et
Matelots afin de maintenir l’esprit combatif de la majorité, encore hésitante,
des forces armées du Sud de la Russie. De matelot de deuxième classe, il passa
bientôt maître d’équipage. En faveur de mesures énergiques contre la Révolution
qui couve, mais sans trop croire cependant à la réalité du danger, le jeune
Raslovlev pleure les deux abdications et veut sauver la dynastie ou du moins
l’honneur du pays : il écrit en ce sens à l’amiral Pokrovski, proche de ses
idées légitimistes, en 1918. S’il s’était raisonné pour accepter Février, il
déchante vite devant l’inefficacité des discours qu’il tient à Soulino (sur le
Dounaï) aux fréquents meetings organisés pour maintenir le moral des troupes sur
le front roumain. Fin septembre 1917, il demande à retourner à Sébastopol et
obtient une permission « pour raisons familiales » : sa jeune
sœur Xénia avait dû sous le Gouvernement provisoire déménager en ville tout son
avoir et liquider la campagne de Lomovka ; Michel l’aida. En décembre 1917,
il retourne à Sébastopol à cause des bouleversements politiques et pour y revoir
sa sœur aînée Hélène. Raslovlev est profondément choqué par ce qu’il voit :
la révolte des matelots contre les officiers. En mars 1918, entendant dire que,
en Transcaucasie, la Diète locale n’aurait pas reconnu le traité de
Brest-Litovsk, il projette d’y aller… En congé, il gagne Batoumi puis Tiflis
pour y rencontrer un parent éloigné en contact avec la famille impériale (alors
dans le sud de la Russie), à qui Raslovlev veut demander ses intentions. En
avril 1918, Raslovlev, qui s’était mis à la disposition des autorités militaires
locales, reçoit enfin l’ordre d’aller à l’ouest de Batoumi, à 10 kilomètres de
la ville, recruter des soldats avant que les Bolchéviks ne le fassent. Mais,
après la chute de Guéguétchkora, la ville est subitement évacuée. Deux semaines
plus tard, Raslovlev est de retour à Sébastopol, où le rassure le Comité
exécutif de la Flotte de la Mer noire : leurs vues ne sont pas celles des
Commissaires du peuple. Mais le 29 avril 1918, Simféropol tombe ; on
demande à l’amiral Sabline de prendre le haut-commandement de la Flotte…
Raslovlev harangue alors les matelots et soldats lors des meetings de la Brigade
des Mines ; c’est à bord du bâtiment le Furieux qu’il voit, piteux et
blessé dans sa fierté, échouer la ruse de Sabline, qui consistait à monter le
drapeau ukrainien pour tromper les Allemands…
La reddition de la flotte le
fait pleurer pour la troisième fois de sa vie. Après la mort de sa mère, après
la nouvelle des deux abdications de 1917. Raslovlev, avant de rejoindre sa
« Vendée », a le temps de vendre quelques photographies tristes au
photographe Bordt de Sébastopol, qui en tirera une plaquette, fameuse en
Crimée ; intitulée « Trois
printemps », elle représente : en 1916, la visite par le Tsar de
la Brigade des Mines ; en 1917, Kérenski à son tour en visite auprès de la
Brigade ; en 1918, la rade vide… Seul point positif de l’heure : la
rencontre en juin 1918 de celle qui deviendra sa femme un an plus tard. Mais
l’appel de « la Vendée » est plus fort : sa famille est à
Novorossiya, après avoir vendu leur appartement de Sébastopol, et Raslovlev veut
rencontrer des partisans de la restauration monarchique.
En 1918, c’est dit,
Raslovlev passe le Rubicon : il deviendra agent de liaison entre les
monarchistes du centre de la Russie et le Commandement des Forces armées du sud
de la Russie. Que l’on nous permette ici un petit excursus sur les tendances qui
partagent alors le camp monarchiste, qu’il ne faut pas voir comme un bloc
monolithique, comme on le fait trop souvent à propos de l’émigration russe en
disant, pour Paris, « les habitués de la rue Daru » : les
inconditionnels d’avant la Révolution sont minoritaires mais soudés et
disciplinés ; les monarchistes libéraux sont plus nombreux (ce sont eux les
« bolchéviks » du tsarisme !) mais peu unis. Le Parti monarchique
(à côté de l’Union du Peuple russe, et de l’Assemblée russe) essaie bien de
fédérer ces courants mais d’Allemagne et de Finlande la liaison n’est pas facile
à organiser pour A. F. Trépov et N. Yé. Markov, les chefs du parti. Raslovlev,
qui regrette les dissensions du camp monarchiste, serait, à choisir, pour les
libéraux mais ne tient pas pour la solution préconisée d’Helsinki, à savoir la
libération du prince Pavel Alexandrovitch. Raslovlev, homme de complot plus que
de politique, appartient à l’Organisation monarchique : il critique les
« monarchistes de l’ancienne école », opposés à tout ce qui
bouge » – à savoir S.-R. (Socialistes-Révolutionnaires), S.-D.
(Socio-Démocrates), aussi bien que K.-D. (Constitutionnels-Démocrates). Mais sa
propre organisation compte des monarchistes à l’ancienne favorables à une
nouvelle dynastie, des « bonapartistes », des partisans d’une
république dirigée par un dictateur élu…
Pour l’heure, il se prépare
à gagner le Nord : Belgorod. Après avoir sauvé un wagon entier d’effets
personnels et de meubles de sa sœur, début septembre 1918, Raslovlev part. Mais
la route d’Ukraine à Sovdepia n’est pas aisée à accomplir en toute
légalité ! Début octobre 1918, il réussit à passer la frontière soviétique.
Koursk. Moscou. Simbirsk en novembre. Tantôt comme mandaté par une usine
travaillant, n’en pouvant mais, pour les Soviétiques, tantôt comme matelot
démobilisé cherchant ses parents : couvertures bien pratiques. Raslovlev
rencontre d’anciennes connaissances pour reformer une opposition monarchiste à
l’intérieur du territoire contrôlé par les Rouges, et tente de retrouver leurs
propres contacts, malgré la difficulté qu’il y a à retrouver les familles
nobles, qui ont quitté à l’automne 1917 leurs terres pour se regrouper dans les
petites villes puis celles-ci pour les grandes villes en janvier 1918. Penza
ensuite. Syzran. Là, une première fois il voit Toukhatchevski le jour du premier
anniversaire d’Octobre ! Mais, quand il apprend – bonne nouvelle – la
capitulation allemande, Raslovlev repart précipitamment pour le Sud, pour
Odessa, porteur d’un message clair : il faut créer un journal fédérateur
des forces contre-révolutionnaires, un organe de liaison permettant la diffusion
des idées pro-monarchistes.
Ce sera la tentative du Courrier politique et social de la
Contre-Révolution. Transitant de Sébastopol à Odessa sur le Maria, il arrive
au moment crucial de la passation de pouvoir entre Allemands et Alliés ;
Raslovlev sent que le moment est propice à la diffusion des idées
monarchistes : le peuple n’a-t-il pas été déjà déçu par la Révolution, qui
promettait beaucoup ? Raslovlev travaille pour l’amiral Pokrovski. La
chance semble lui sourire de nouveau. Il appartient à la Société d’aide aux
officiers et familles d’officiers de la Marine, créée pour soutenir la parution
d’un livre qu’il rédigerait. Le plan d’écriture de Aux victimes du devoir (contrat du 30
décembre 1918), mis au point pendant l’été, se réalise et trouve éditeur. Quant
au Courrier, son premier numéro est
prévu pour février 1919, co-édité par Raslovlev et V. N. Smolyanov. Mais
l’action souterraine de Raslovlev le rattrape : il doit partir pour Moscou
reprendre des ordres de ceux qui l’avaient mandaté, de M. M. Yankovski en
particulier, un ancien propriétaire terrien très actif en politique depuis 1905,
qui semble le cerveau de l’Organisation. Son plan est alors de sauver
l’Impératrice Maria Féodorovna. Mais l’emprise des bolchéviks sur le territoire
russe gêne les activités de l’Organisation, réduites à de simples velléités. Et
voilà Raslovlev ramené en Crimée, réduit au rôle de
propagandiste.
Raslovlev publie en 1920,
enfin, à Sébastopol, peu avant l’évacuation, la première revue franchement
légitimiste. À Constantinople en 1921, il regroupe de petits poèmes satiriques
et patriotiques écrits dans les carrés de la marine à Sébastopol et en fait un
recueil : les Chansons de la
Contre-révolution (Piesni Kontr-Riévoloutsii) ; c’est surtout le lieu
et l’année où il fonde l’« Union Pan-russe Kouzma Minine »[24],
qui voulait « supplier la Dynastie
décapitée des Romanov de reprendre son rôle séculaire de rassembleur de toutes
les forces vives de la Nation ». De Constantinople il partit en 1921,
restant jusqu'à la fin de ses jours russe de nationalité, monarchiste fidèle aux
Romanov et orthodoxe de confession. Il émigrait avec une grande partie de sa
famille : sa tante, sa sœur cadette, sa sœur aînée ; quant à son frère
cadet, il n’eut pas cette chance, mourant en 1919 après avoir lui aussi
collaboré à l’organisation de plusieurs réseaux pro-monarchistes en territoire
russe.
Raslovlev voyage alors en
Grèce et en Angleterre, chargé par le gouvernement du général Wrangel d’obtenir
l’aide des dirigeants grecs – qu’il obtient – et des membres de la famille des
Romanov ayant conservé dans leur pays d’adoption une situation princière, à
savoir aux cours grecque[25]
et anglaise. Il tente aussi d’organiser à partir de la Turquie une résistance
blanche sur les terres reprises par le bolchévisme — résistance vaine. Bien sûr,
peu de traces de ces activités : « Je me trouvais alors à la tête d’une
organisation secrète travaillant en Russie et je ne tenais aucunement à me faire
trop remarquer. » — écrira Raslovlev au Times en 1927.
On retrouve Raslovlev
journaliste dans les Balkans de 1921 à 1923. Il suivit l’exemple de beaucoup
d’émigrés et passa des Balkans à la France, à Paris précisément, où il travailla
comme employé de bureau à la société des Chaînes (1923-1935) et où il fréquenta
assidûment la cathédrale orthodoxe russe de la rue Daru. Revenu au journalisme,
il fut correspondant de La Nation
belge à Bruxelles de 1935 à 1940. Installé à Paris de 1940 à 1943, il y
travaille comme secrétaire-interprète pour la General Motors, ne faisant qu’un
séjour à Vienne en tant que traducteur en 1942.
Quelle fut l’attitude de
Raslovlev face au nazisme, face aux théories fascistes et pendant
l’Occupation ? D’abord, Raslovlev travaille comme correspondant pour un
journal de la droite bien-pensante wallonne, sinon rexiste du moins nettement
catholique : La Nation belge[26].
Mais cette collaboration commence en 1935 – époque où le rexisme est en phase de
croissance avant l’apogée de 1936 et le recul de 1937[27]
– et s’arrête en 1940, en même temps que la revue cesse de paraître… Raslovlev
travaille ensuite pour la General Motors, firme critiquée pour avoir pris part à
l’effort de guerre allemand et avoir abondamment fourni la Wehrmacht[28].
Mais Raslovlev n’y est que traducteur et à Paris, malgré un voyage à Vienne en
1942 qui peut tout à fait s’expliquer pour des raisons strictement
professionnelles ; de plus, la General Motors explique que ce ne sont que
les filiales allemandes et autrichiennes qui – contre l’avis du groupe –
soutinrent la Wehrmacht, en état de quasi sécession, un peu comme la Croix-Rouge
allemande faisait acte d’allégeance au IIIe Reich. Comme
l’affirme un journaliste américain : « Quite front, Ford and General Motors, but
also bank Chase (whose subsidiary company in Paris closed the Jewish accounts
before even the Nazis), were found in collimate
historians ».
Enfin, Raslovlev reçoit la
carte de combattant volontaire de la Résistance. Ce fait contrebalance largement
les deux procès d’intention que l’on peut trop rapidement faire au
correspondant-traducteur. Et un acte de résistance se comprend très bien dans la
pensée de Raslovlev : seuls des Russes pouvaient selon lui mener la
contre-révolution ; aussi ne se joignit-il pas au mouvement du général
Vlassov, compromis avec les Allemands. De Koltchak et Wrangel, il ne pouvait
décidément pas passer à Hitler, aussi choisit-il clairement son camp. Deux
arguments s’ajoutent pour « blanchir » Raslovlev : son fils
s’engage dans la Résistance aussi et – puisqu’il ne faut pas juger du père sur
le fils – on ne trouve sous la plume de Raslovlev nulle part de propos racistes,
extrémistes même ni pro-Allemands. Il fut au contraire, très probablement,
indigné des malversations nazies, parti d’une attitude neutre en 1935-1940 et
devenu résistance en 1944. Rappelons que, en dépit de ce qui se passait sous ses
yeux, Raslovlev regardait toujours vers la Russie – nul témoignage qu’il
regardât cependant vers Vlassov – et c’est pour cela qu’il ne s’impliqua que
tard dans les affaires de l’Europe de l’Ouest (Belgique, France) en
guerre.
Fin 1944, il entre en
qualité de contractuel au service de la marine française : après la
libération de Paris, il travaille au Centre d’écoutes radiophoniques du
Mont-Valérien puis, en 1946, au Centre de documentation interarmées fixé à
l’École militaire, jusqu'à y devenir chef du Service des langues
étrangères : c’est qu’il possédait parfaitement quatre langues — allemand,
anglais, français, russe — et en connaissait pas moins de neuf ! Il ne prit
sa retraite qu’en 1957, pour limite d’âge.
On le trouve écrire, en
dehors de Paris, à Charenton où il a une résidence secondaire, au camp de
Mourmelon en 1950. Raslovlev, monarchiste constitutionnel, est toujours resté
profondément antisoviétique[29]
plutôt que simplement conservateur : en 1972, il continue de dater ses
poèmes avec l’ancien style ; en 1980, s’il délaisse l’usage du signe dur en
fin de mot à finale consonantique, il utilise encore le iat’ abandonné depuis plus d’un
demi-siècle en U.R.S.S.[30] !
Il s’engage dans l’Obchtchestvo
Okhraniéniya Rouskikh Koultournykh Tsennostiéi, soit « l’Association
pour la conservation des Valeurs culturelles russes », qui recueille de
nombreux documents sur les émigrés russes en France (1864-1957)[31].
Ce légitimiste, qui ne prit
pas la nationalité française, resta de même farouchement patriote[32].
Il s’enthousiasme pour les idées de Soljénitsyne en 1974. Le chrétien orthodoxe
considère les Romanov tués par les Soviétiques comme des martyrs[33]
et voyage en Terre sainte en 1976, accueilli par des moines à Jérusalem, et il y
travaille au calme[34].
Mais ce n’est pas par amour d’Israël qu’il y va puisqu’il écrira en 1927 au Times : « Je ne suis pas du tout un ami de la cause
juive » : non, croyant possible — comme beaucoup de Blancs d’alors
— que la Révolution soit en fait dirigée par les juifs et les francs-maçons, il
a peu de sympathie pour les juifs et s’il partit, pendant la période faste de
Dénikine, à la recherche de mystérieux agissements de francs-maçons dans le sud
de la Russie — agissements qui s’avérèrent ne pas exister —, il en fut le
premier étonné.
3 - « L’homme des Protocoles de
Sion »
Raslovlev se trouvera un peu
par hasard mêlé à l’histoire des Protocoles des Sages de Sion. C’est en
effet lui[35]
qui, à Constantinople, révéla au journaliste du Times of London[36],
Philip Graves, contre 337 livres sterling, que les Protocoles n’étaient qu’une pièce
forgée. L’aveu consista à relever la coïncidence troublante entre les Protocoles et le texte d’un vieux
pamphlet politique français sensé décrire la politique impérialiste de Napoléon
III : Dialogue aux enfers entre Machiavel
et Montesquieu de Maurice Joly (1864). Une petite page pour l’Histoire mais
une grande Affaire pour notre homme.
L’identité de cet
aristocrate russe appauvri qui a donné la source fut révélée seulement en 1978
par le journaliste Clifford Longley dans le Times[37].
« Mr X. », notre Raslovlev lui-même, explique son désir de rester
anonyme : « je ne souhaitais nullement devenir, grâce à une publicité
malvenue, l’homme des Protocoles de Sion jusqu’à la fin de mes jours »[38].
Raslovlev, pour preuve de la
découverte qu’il avançait, donna une brochure trouvée dans un vieux stock de
livres qui constituait la bibliothèque d’un ancien officier de l’Okhrana, la
police secrète du tsar, bibliothèque que Raslovlev avait achetée. Ayant remarqué
la ressemblance entre ce livre français et les Protocoles, Raslovlev s’en ouvrit au
correspondant du Times, comme
Raslovlev le dit alors, « pour ne
donner aucune arme à des Juifs, avec qui je n’ai jamais
sympathisé » — détail paradoxal puisque les Protocoles, édités depuis 1905 mais
trouvant beaucoup de lecteurs après les ravages de la Première Guerre mondiale,
la Révolution russe, l’agitation en Allemagne, circulèrent activement pendant la
guerre civile russe et furent utilisés par les agitateurs essayant de soulever
la population contre la « Révolution juive », contribuant aux pogroms
que connut, sous le régime des « Blancs », le sud de la Russie entre
1918 et 1920. De cette brochure, sujet de persécution pour les Juifs, Raslovlev
a donc peur que ces Juifs fassent une arme, une fois la vérité découverte,
contre son parti (le Tsar) et non contre les vrais faussaires (la Police secrète
trop zélée, plus tsariste que le Tsar).
Pour Raslovlev, conscient ou
non de ce paradoxe, primaient en ces temps cruciaux deux questions : la
question financière et celle de l’honneur. La question financière concernait son
action politique, dont nous avons déjà dit deux mots et qu’il envisageait encore
en 1921 de façon très optimiste. « Avec l’argent reçu par le Times, j’ai pu en effet soutenir encore quelque
temps mes amis en Russie, et même y faire, sous un faux nom, un voyage de
plusieurs mois au printemps de 1922. » Il avait refusé de vendre le
livre en question et comptait rendre dès que possible ces 337 livres sterling.
Mais cette organisation qu’il avait suscitée, appelée par lui plus tard
« les Chouans sur rail »[39]
et visant à restaurer la monarchie, brisée par les événements de 1919, ne
pouvait plus agir, son impuissance était patente ; et il n’en sera plus
question après la dissension surgie dans la famille impériale russe en août
1924[40]…
Raslovlev redoutait aussi que les Protocoles, faux dont les journaux les
plus sérieux — à l’image du Times —
mettaient en doute l’authenticité, ne servent qu’à accuser et déshonorer son
parti ; il déclara en effet qu’il gardait l’ouvrage en question dans
« l’espoir de s’en servir un jour
comme preuve d’impartialité du groupe politique auquel il
appartenait »[41].
« Impartialité », c’est le mot clef : « l’impartialité me poussait à ne pas taire ma
découverte » — écrit-il encore au Times en 1927. Même en 1927, il ne
souhaite toujours pas découvrir son nom au public, car son activité
pro-monarchiste n’a pas cessé : il osera encore en 1937, à l’apogée des
violences du pouvoir stalinien et des chasses aux complots antisoviétiques,
entreprendre un voyage en U.R.S.S., bien différent de celui des intellectuels de
l’époque : clandestin et contre-révolutionnaire ! Avec au programme,
notamment, une rencontre avec le maréchal Toukhatchevski [16 févr. 1893 – 11
juin 1937]… décédé peu avant le départ de Raslovlev… accusé de trahison et
d’espionnage, accusation fréquente à l’époque mais qui prend soudain quelque
apparence de vérité, alors que l’on avait toujours considéré ces griefs
stéréotypés comme pure fantaisie ! Et qu’on ne nous fasse pas dire
cependant que Toukhatchevski sympathisait avec la cause blanche, ni même qu’il
jouait un double jeu ! Malgré ses nombreux contacts dans l’armée
soviétique, qui respecte simplement les hommes de l’autre camp davantage que ne
le font les politiques, Raslovlev désespère, et ce sont les dissensions dans la
famille Romanov, survenues à partir de 1932, qui le
désespèrent.
Après une vie
si bien remplie et si agitée, Raslovlev mourut de sa belle mort à Créteil le 27
avril 1987. Mourait avec lui non seulement un patriote, un légitimiste et un
orthodoxe mais aussi un poète, un critique littéraire et un traducteur. Cet
homme, qui fut un homme d’action, aimait à se dire « littérateur », et
ce à bon droit. Dès 12 ans, celui qui sut être si actif au service de la
contre-révolution, noircissait du papier ! À 15 ans, quelques notes de ses
contes philosophiques sont publiées par la revue des élèves du corps des Cadets
Alexandre-II. Connaissant d’assez près la famille des Romanov[42],
il voulut même à l’âge de la retraite se faire l’historien de la chute de
l’Empire russe, avec l’aide de la Grande Duchesse Hélène, princesse Nicolas de
Grèce. Mais cette dernière mourut en 1957 précisément[43]…
B - L’homme de lettres
L’œuvre de jeunesse de
Raslovlev poète, Histoire de Tévanghir le
Bassorite et du jardin clos de son âme, fut écrite d’abord en allemand à
Freiberg-en-Saxe et, après refonte, achevée en 1918 en Russie et en russe. Elle
fut publiée pour la première fois en 1925 à Paris en français et rééditée en
extraits[44] ;
elle raconte à la façon d’un conte exotique les émois d’un jeune cœur. Il publia
par la suite plusieurs plaquettes de poésie en français : Les Voix glorieuses[45],
premier recueil de vers français en leur temps salués par Paul Fort[46],
Reflets furtifs[47],
Nouveau choix de poésies françaises[48],
regroupant des poésies de divers recueils en partie restés inédits[49].
Il eut pour amis et connaissances Raymond Boulanger, Paul Fort (qui représentait
pour lui réellement le « Prince des poètes »), Jean Pourtal de
Ladevèze – poète prolixe né en 1898 à Lorient[50]
et compositeur de musiques pour voix et piano -, le comte K. N. de Rochefort[51].
Il revint à la poésie en russe après 55 ans de silence public en la matière. Ce
n’est que tardivement qu’il publie enfin des poèmes écrits en russe de 1917 à
1976 dans deux livres à dominante religieuse et patriotique : K nogam Tvortsa (Sbornik stikhov na
doukhovnié tiémy), c’est-à-dire « Aux pieds du Créateur (Recueil de
poèmes sur des thèmes religieux) »[52]
et Rodnoié slovo (Vyderjki iz
stikhotvornykh sbornikov), c’est-à-dire « Mot natal (Extraits de
recueils poétiques) »[53].
Chez lui, le poète,
romantique de par les thèmes et classique de par la forme, éclipse le
dramaturge ; car Michel Raslovlev commit aussi deux pièces
historiques : Hyde de Neuville[54],
drame en cinq actes écrit directement en français, et un drame inspiré par
l’épopée du futur maréchal Michel Toukhatchevski dont il prévit la fin. Il
voulait par là « comprendre les processus, les analogies et les
enseignements des grandes révolutions : anglaise, française et
russe ».
2 - Le
critique
Raslovlev fut aussi critique
littéraire, dans les années 1950-1960, pour le compte de la revue russe émigrée
Vozrojdénié, « Renaissance. Revue littéraire et
politique »[55]
dont il fut l’un des plus actifs collaborateurs (il tenait la rubrique
« Hommes et faits ») lorsque Ivan Ivanovitch Tkhorjevski [?-1951] la
fit renaître de ses cendres, puis il en devint le collaborateur régulier, après
l’intermède de Serge Pétrovitch Melgounov [1880-1957], sous la direction du
comte Serge Serguéiévitch Obolenski. La devise choisie par la revue
correspondait tout à fait à ses idées : « Fidélité au passé, foi en
l’avenir ». Raslovlev connaissait Tkhorjevski depuis le début des années
1930, l’ayant rencontré à Paris dans une réunion d’anciens « propriétaires
terriens » russes. Les deux hommes partageaient un même goût littéraire,
qui les faisait admirer parmi les Français la comtesse de Noailles et Armand
Silvestre notamment ! Mais Raslovlev maudissait les contractions imposées à
ses œuvres pour paraître dans Renaissance : une ballade satirique
(Le Torrent. Un preux en exil) fut
sévèrement allégée, Raslovlev se refusa à couper Tévanghir lors du premier automne de la
revue. Il semble avoir bien connu également Marc Aldanov, Basile Maklakov,
Alexis Rémizov.
Raslovlev écrivait sur des
auteurs classiques ou contemporains : aussi bien sur Pouchkine[56],
Dostoïevski[57]
ou Tioutchev[58]
que sur Tkhorjevski lui-même[59].
Il écrivait sur tout sujet culturel en général[60].
Le fit connaître sa Trilogie
historico-poétique sur la littérature russe, intitulée De Derjavine à Bounine ou Grandeur et
décadence de l’empire de toutes les Russies et composée de : Le Chantre de Felice[61],
étude sur Gabriel Romanovitch Derjavine [1743-1816] ; d’une anthologie des
poètes russes du Siècle d’Or (à savoir le XIXe siècle russe)
intitulée L’Âge d’or de la poésie
russe : anthologie des œuvres poétiques et courtes biographies des
principaux prédécesseurs et contemporains de Fédor Ivanovitch
Tutcheff :1803-1873[62] ;
et enfin de L’Âge d’argent de la poésie
russe : Anthologie des œuvres poétiques russes des prédécesseurs et
contemporains de Bounine de la fin du XIXe siècle jusqu’au début du
XXe siècle[63].
Bounine reste le dernier poète russe qu’il admire, en raison de son académisme[64].
3 - Le traducteur
Michel Raslovlev fut aussi traducteur. Traducteur en français, langue
qu’il connaît dès l’avant-guerre (où il se passionne pour Pierre Loti
[1850-1923] et Claude Farrère alias Frédéric-Charles Bargone [1876-1957]), qu’il
pratique déjà en s’enthousiasmant pour le philosophe Gustave Le Bon
[1841-1931][65]
à Sébastopol en 1915 mais qu’il perfectionne encore, dès son arrivée en France
en 1923, lisant « Bourget, France et
Proust, pour étudier la société contemporaine du pays, ainsi que les poètes Paul
Fort, Claudel et Valéry, pour m’initier au langage des dieux du moment ;
sans perdre des romantiques, des parnassiens, de Baudelaire et autres, que je
connaissais depuis longtemps et que je m’amusais encore en Russie à traduire en
vers russes pour me faire la main. » Même traducteur, il resta poète,
adaptant en français, et en vers, le conte populaire russe de Pierre Pavlovitch
Yerchov : Le petit poulain bossu.
Koniok gorbounok[66]
et traduisant ses propres poésies[67],
comme le poème en prose Le Dit de la
Sainte Russie[68],
paru auparavant en russe dans Renaissance[69]
et à ne pas confondre avec le recueil de poésies traduites du russe intitulé Sainte Russie, anthologie de vers
d’inspiration religieuse[70].
La traduction du conte le fit connaître en 1935 et lui valut la satisfaction
d’être fastueusement reçu par la Begum à Paris puis d’être invité en tant
qu’expert du folklore russe au XVIe Congrès international
d’Anthropologie à Bruxelles, source probable de son futur travail comme
correspondant d’une revue belge. Il donna longtemps après à Renaissance, après la guerre qui arrêta
toutes ses activités littéraires, une série de traductions d’auteurs français
déjà classiques ou modernes, comme Leconte de Lisle[71],
Charles Péguy, Albert Samain[72]
ou Paul Fort[73].
Péguy, avons-nous dit…
Attardons-nous sur sa
traduction de Péguy. Déjà publiée dans Renaissance en 1956[74],
elle sera reprise, plus de vingt ans plus tard, avec toutes les autres
traductions du même auteur dans un recueil, apparemment le dernier édité par
Raslovlev : Vyderjki iz sbornika
« S tchoujikh Parnassov... »[75],
c’est-à-dire « Extraits du recueil Traductions de Parnasses étrangers » — précisons tout de suite
que ce sont des extraits édités d’un recueil qui, lui, ne verra pas le jour dans
son intégralité. Livre dédicacé par l’auteur à la Bibliothèque Tourguéniev de
Paris, le 26 juin 1980, dans l’exemplaire que cette dernière conserve[76].
Qui sont donc tous ces
poètes qui entourent Péguy ? Aussi bien Barbey d’Aurevilly, Baudelaire,
Paul Fort, Leconte de Lisle, Hérédia, Moréas, Anna de Noailles, Albert Samain,
Henri-Frédéric Amiel, que les moins connus L.-R. Amiel [actif à la Belle
Époque], Joseph Autran [1813-1877], Eugène Manuel [1823-1901], Louis Ratisbonne
[1827-1900], Armand Silvestre [1837-1901], Victor-Joseph dit Joséphin Soulary,
si fort prisé en son temps de Baudelaire lui-même [1815-1891] ! On ne sait
trop, dans ces conditions, ce que représente Péguy pour le traducteur : un
classique apprécié, un poète mineur ? Un poète apprécié semble la réponse
la plus probable. Si Péguy [1873-1914] apparaît après Paul Fort [1872-1960] et
avant Anna de Noailles [1876-1933], ce n’est qu’à cause de l’ordre chronologique
choisi par Raslovlev : ordre croissant des dates de naissance, qui range
Péguy comme antépénultième. On jugera du rang auquel Raslovlev place Péguy
d’après l’article qu’il lui consacre et que nous donnons plus
loin.
Quelle idée Raslovlev se
fait-il de la traduction ou plutôt de l’adaptation (car la traduction de Péguy
en est une, avec coupures et résumés) ? Il s’en est expliqué dans son
anthologie Sainte Russie et dans une
conférence sur la question prononcée en 1960 à Paris ; son ami Jean Pourtal
de Ladevèze a résumé sa méthode de traduction dans sa préface au Nouveau choix de poésies
françaises : il respecte la littéralité du texte mais il recrée les
poèmes pour respecter le vers et plaire à l’oreille du lecteur. Dans le cas de
Péguy, il effectue des coupures pour respecter la construction générale :
il réduit au quart le volume des quelque sept pages traduites (dont nous
indiquons la pagination dans la collection « Poésie », Gallimard,
1986) et, pour ne pas lasser le lecteur russe, il effectue de nombreuses
coupures [mises entre crochets]. Ce qui donne un texte singulièrement bouleversé
mais conforme à l’idée que le début du siècle se faisait de la traduction, plus
transformation que littéralité. Mais le moyen, il est vrai, d’adapter une
œuvre-fleuve aux contraintes de la publication d’un extrait, en
revue ?
Nous donnons ci-après une
retraduction des passages traduits du Porche du mystère de la deuxième vertu
par Raslovlev ; et ce, pour donner au lecteur non russisant une idée du
choix opéré par Raslovlev. Spécifions bien que le traducteur prend tant de
liberté avec l’original français qu’il fait parler Dieu avec la majuscule du
pronom personnel « Je » (d’une façon qui choque moins les
orthodoxes) ; qu’il glose parfois pour expliquer la pensée de Péguy au
lecteur russe, qu’il reponctue le texte de Péguy d’une façon académique (gloses
et reponctuation mises entre <>). Il reste parfois difficile d’identifier
le passage traduit, à cause des fréquents résumés que se permet aussi l’esprit
synthétique du traducteur.
1 - L’Espérance
(extraits du Mystère sous l’égide de la deuxième
vertu)
Le prêtre
dit :
Quelles sont les trois
vertus théologales ?
L’enfant
répond :
Les trois vertus théologales
sont la Foi, l’Espérance et la
Charité.
Page
22
<De ces trois filles,
celle> que j’aime le mieux, dit Dieu, c’est
l’espérance.
La foi ça ne m’étonne
pas.
Ça n’est pas
étonnant.
J’éclate tellement dans ma
création.
Dans le soleil et dans la
lune et dans les étoiles.
Dans toutes mes
créatures.
Dans les astres du firmament
et dans les poissons de la terre.
[...]
Dans les plantes et dans les
bêtes
[...]
Et dans
l’homme.
Ma
créature <!>...
Dans l’homme et dans la
femme sa compagne.
Et surtout dans les
enfants.
Mes créatures.
Page
17
[...]
Ils n’ont pas encore été
défaits par la vie.
De
la terre.
Page
18
[...]
J’éclate tellement dans ma
création.
Que pour ne pas me voir
vraiment il faudrait que ces pauvres gens fussent
aveugles.
<Car j’ai tout offert aux
yeux pour qu’ils vissent !>
<_______>
La charité, dit Dieu, ça ne
m’étonne pas.
Ça n’est pas
étonnant.
Ces pauvres créatures sont
si malheureuses qu’à moins d’avoir un cœur de pierre, comment n’auraient-elles
point charité les unes des autres.
Comment n’auraient-elles
point charité de leurs frères.
Comment ne se
retireraient-ils point le pain de la bouche, la pain de chaque jour, pour le
donner à de malheureux enfants qui passent.
_________
Mais l’espérance, dit Dieu,
voilà ce qui m’étonne.
Moi-même.
Ça c’est
étonnant.
Que ces pauvres enfants
voient comme tout ça se passe et qu’ils croient que demain ça ira
mieux.
Qu’ils voient comme ça se
passe aujourd’hui et qu’ils croient que ça ira mieux demain
matin.
<>
Ça c’est étonnant et c’est
bien la plus grande merveille de notre grâce.
Page
20
[...]
Et je n’en reviens
pas.
[...]
Cette petite fille
espérance.
<_______>
Car mes trois vertus, dit
Dieu.
Les trois vertus mes
créatures.
Mes filles mes
enfants.
Sont elles-mêmes comme mes
autres créatures.
Page
21
De la race des
hommes.
<>
La Foi est une épouse
fidèle.
<>
La Charité est une
mère.
Une mère ardente, pleine de
cœur.
Ou une sœur aînée qui est
comme une mère.
<>
L’Espérance est une petite
fille de rien du tout.
C’est cette petite fille
pourtant qui traversera les mondes.
Cette petite fille de rien
du tout.
Elle seule, portant les
autres, qui traversera les mondes révolus...
Page
22
La foi va de soi. La foi
marche toute seule. Pour croire il n’y qu’à se laisser aller, il n’y a qu’à
regarder. Pour ne pas croire il faudrait se violenter, se torturer, se
tourmenter, se contrarier...
Page
23
La charité va
malheureusement de soi. La charité marche toute seule. Pour aimer son prochain
il n’y a qu’à se laisser aller, il n’y a qu’à regarder tant de détresses. Pour
ne pas aimer son prochain il faudrait se violenter, se torturer, se tourmenter,
se contrarier...
Mais l’espérance ne va pas
de soi. L’espérance ne va pas toute seule. Pour espérer, mon enfant, il faut
être bien heureux, il faut avoir obtenu, reçu une grande
grâce.
<________>
La petite espérance s’avance
entre ses deux grandes sœurs et on ne prend seulement pas garde à
elle.
<>
Sur le chemin du salut
[...].
Page
24
Entre ses deux grandes
sœurs.
Celle qui est
mariée.
Et celle qui est
mère.
[...]
Le peuple chrétien ne voit
que les deux grandes sœurs, n’a de regard que pour les deux grandes
sœurs.
[...]
Et il ne voit quasiment pas
celle qui est au milieu.
La petite, celle qui va
encore à l’école.
Et qui
marche.
Perdue dans les jupes de ses
sœurs.
Et il croit volontiers que
ce sont les deux grandes qui traînent la petite par la
main.
Au
milieu.
Entre elles
deux.
Pour lui faire faire ce
chemin raboteux du salut.
Les aveugles qui ne voient
pas au contraire
Que c’est elle au milieu qui
entraîne ses grandes sœurs.
Et que sans elle elles ne
seraient rien.
Que deux femmes déjà
âgées.
Deux femmes d’un certain
âge.
Fripées par la
vie.
<_______>
C’est elle, cette petite,
qui entraîne tout.
<>
Car la Foi voit ce qui
est.
Et elle voit ce qui
sera.
<>
La charité n’aime que ce qui
est.
Et elle aime ce qui
sera.
La Foi voit ce qui
est.
Dans le Temps et dans
l’Éternité.
L’Espérance voit ce qui
sera.
Dans le temps et pour
l’éternité.
Page
25
La Charité aime ce qui
est.
Dans le Temps et dans
l’Éternité.
Dieu et le
prochain.
Comme la Foi
voit.
Dieu et la
création.
Mais l’Espérance aime ce qui
sera.
Dans le temps et dans
l’éternité.
Page
26
2 - Péguy vu par
Raslovlev
Raslovlev fait suivre cette
traduction d’un article bref mais instructif où se trouve présentées la vie et
l’œuvre de Charles Péguy de façon relativement objective : si l’auteur
insiste sur ce qui relie Péguy à l’armée, ce n’est pas pour affirmer son
bellicisme mais par simple goût personnel pour la chose militaire ; s’il
commet quelques erreurs, que nous rectifions entre <ces signes>, elles
restent minimes et résultent seulement d’un défaut d’information, imputable à
l’interprétation erronée que Marcel donna de son père.
Sans doute n’est-il pas
besoin de présenter Charles Péguy au lecteur russe vivant en France : son
esprit souffle tant parmi les meilleurs représentants de ce pays qu’un étranger
curieux ne peut tout simplement pas passer à côté de l’auteur du
Mystère de
la charité de Jeanne d’Arc et d’autres
œuvres non moins originales.
Mais, comme le cercle des lecteurs de
Renaissance ne se limite pas à la seule France et comme cet écrivain
particulièrement original se prête difficilement à l’export, j’ai cru que le
poème donné ci-dessus, « L’Espérance », requérait une introduction à
la vie de ce fils de sa patrie, d’un fils vraiment
remarquable.
Né à Orléans le 7 janvier 1872 <1873>,
il est originaire par son père de laboureurs de la région et par sa mère de
bûcherons du centre de la France. Son père, ancien volontaire de l’Armée de la Loire en 1870-1871, participa
à la défense de Paris contre la Prusse, mourut tôt : le petit fut élevé par
sa mère et sa grand-mère, deux dures femmes qui gagnaient leur vie en
rempaillant des chaises tant et si bien qu’elles purent faire en sorte qu’il
parvienne jusqu’à l’enseignement secondaire et même jusqu’au supérieur. Il faut
dire qu’il avait de rares facultés, ce qui, avec cet entêtement qui le
caractérise, ne contribua pas peu à ce succès, remportant tous les examens haut
la main et recevant plusieurs fois l’aide de bourses pour prolonger sa
scolarité.
Il ne parvint pas cependant au terme
habituel des études qu’il entreprenait : il ne devint ni professeur de
lycée, ni quelque autre fonctionnaire, comme en rêvait sa mère. Tout cela à
cause d’un appel prophétique ni plus
ni moins. Dès les bancs de son école, l’injustice du monde le révoltait
profondément, qu’il essayait par tous les moyens de démasquer et (ce qui
paraîtra étrange à tout autre pacifiste, c’est seulement le service militaire
qui put le réconcilier en partie avec la réalité et son peu
d’attraits.
« Soldat et fils de soldat »,
comme l’écrit son fils aîné Marcel, dans une biographie très intéressante bien
que discutable à certains égards, Charles Péguy consacra toute sa courte vie (il
fut tué à la tête de sa compagnie tout au début des combats sur la Marne en
1914) à l’Armée, fondement selon lui de l’unité nationale, gardienne de l’idée
d’une hiérarchie fondée en raison et du principe de l’égalité de tous face au
devoir suprême de défendre la Patrie.
D’autant plus fort fut son
engagement lorsque l’affaire Dreyfus montra que cette institution, pour lui
sacrée (et qu’il venait de quitter, passant officier de réserve), vivait dans le
mensonge et l’injustice.
Comme pour beaucoup de ses
contemporains, cette affaire décida de sa vie. Il délaissa les études et utilisa
tout ce que sa jeune femme[77]
lui apportait en dot pour pouvoir ouvrir une petite édition indépendante :
le jeune étudiant, sans même avoir fini ses études, se jette tête la première
dans l’arène politique et son bureau de la rue Cujas (devenu depuis la librairie
Rodstein[78])
devient rapidement le quartier général de la jeune génération des dreyfusistes,
qui répondait à l’appel d’Émile Zola et d’autres
aînés.
Ajoutons que notre jeune
prophète partait en guerre à peu près à la même époque contre les injustices
sociales et autres qui existent sur cette terre pécheresse, mais aussi contre
« la haute injustice » qui lie les pécheurs aux souffrances
éternelles, d’une liaison selon lui incompatible avec un Créateur Tout-puissant
et Très-bon. Aussi avait-il quitté l’Église catholique avant que d’entrer au
parti socialiste.
Une telle fougue dura
presque deux ans, mais en vinrent à bout le cynisme de nombreux confrères et la
récupération de l’affaire Dreyfus, qui avait pour but non d’assainir l’armée et
les mœurs patriotiques en général mais de la noircir sciemment pour que des
profiteurs nouveaux venus dans le socialisme puissent prendre le pouvoir :
tout cela a, comme l’on dit aujourd’hui, déçu un chercheur de vérité
intransigeant comme fut et se voulait être Péguy. Après le premier congrès du
Parti socialiste, qui donna lieu à tant de tristes « combinaisons »,
il claqua la porte violemment et se retourna courageusement contre ses anciens
chefs et amis : Jean Jaurès, Léon Blum et d’autres ; de sorte que,
quinze années durant, il mena contre eux et leurs semblables un combat solitaire
et inégal dans les pages des Cahiers de la quinzaine[79] qu’il auto-édita – combat épique, attachant
finalement à Péguy une gloire telle dans les milieux idéalistes de la jeunesse
que c’est à lui, en 1912, que l’on proposa pour de vrai de les diriger en chef
politique <point apparemment extrapolé faussement du fameux « parti
des hommes de quarante ans » que Péguy dit vouloir fonder, en
plaisantant>.
Mais, parce que l’esprit de
prophétie (comme Vladimir Soloviev le montra clairement en son temps) est
absolument incompatible avec l’activité de « juge » ou
« tsar », Péguy ne pouvait ni ne voulait prendre une telle
responsabilité ; il se contenta de réaffirmer, plus vivement encore, de
propager ses idées.Ces idées, bien que simples et même exprimées parfois avec
naïveté, étaient courageuses et inhabituelles pour l’époque, une époque où
paraissait devoir régner toujours le positivisme « scientifique ». Car
il faut préciser qu’à cette époque, après dix ans de mûrissement spirituel
continu, Péguy réussit à surmonter beaucoup de ce qui l’avait heurté des dogmes
chrétiens et voyait à bon droit dans l’athéisme l’ennemi numéro un de sa Patrie
et de l’humanité entière.
Il est vrai que, même sans
lui, les pauvres doctrines du matérialisme recevaient des coups cruels, autant
de la part des pragmatistes anglo-saxons que de l’école philosophique française
de Bergson en France ; mais nul ne se dressait plus convaincant ni plus
ardent que Charles le colérique, prêt à affronter « la basse et laide
métaphysique du parti rationaliste moderne », comme il désignait les pontes de la
Sorbonne d’alors.
Il n’était pas seulement
bienveillant envers les religions, avec condescendance, à la façon d’un William
James ni mi-agnostique mi-intuitiviste à la Bergson – bien qu’il tînt ce dernier
pour son maître et qu’il le défendît vigoureusement du Vatican, quand l’Index
frappa le philosophe. Non, l’approche du « surnaturel » était autre chez lui : non
abstrait, mais empirique. Passionné depuis tout petit (chose normale pour un
Orléanais, qui plus est au lendemain d’une défaite nationale humiliante dans la
guerre franco-prussienne) par la figure énigmatique de la Pucelle d’Orléans, il
étudia, toute sa vie durant, les documents laissés après elle et se
plongea dans cette apparition historique
mystérieuse pour y voir finalement une preuve concrète de l’existence de
Dieu ou, du moins, de l’intervention effectif des Forces d’en haut dans les
destinées humaines. Ce qui le ramena, sinon dans le giron de l’Église
catholique[80],
du moins à la Foi chrétienne de son enfance, qu’il avait
renoncée.
Cela dit, avec l’esprit de
conséquence et le courage moral qui le caractérisent, il ne resta pas à
mi-chemin et entendait, ni plus ni moins, ainsi que le rapporte son fils [sc.
aîné], « travailler à une refondation
du christianisme ». De sorte que les
quatre dernières années de sa vie, après la publication de deuxième Jeanne
d’Arc et avant la Première Guerre
mondiale, l’œuvre de Péguy consista essentiellement en l’écriture de
mystères, à l’imitation de ces drames
religieux que l’on jouait au Moyen Âge sous le porche des cathédrales gothiques,
y compris sous celui de la cathédrale de Chartres, source d’inspiration chère à
son cœur. Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui des centaines d’étudiants font
le pèlerinage de Chartres chaque année et visitent cette cathédrale en souvenir
de Péguy.
Voilà pourquoi certains
passages de Péguy sont si difficiles à lire dans l’original (comme son poème
Ève, sept mille vers cinq vers environ, avec
parfois trente vers successifs ayant la même rime !), au point que même les
Français préfèrent éditer Péguy en morceaux choisis. Pour ma part, outre le souhait de mettre
en avant les pensées théologiques de
Péguy dans une forme acceptable pour l’oreille russe, m’a guidé la nécessité de
fuir certains jugements, choquants pour un étranger, de ce Français patriote
jusqu’à la xénophobie <selon l’interprétation de certains passages de
l’œuvre de son père par Marcel Péguy>.
Et tout de même, je pense
que cet écrivain du terroir hors pair, comme l’aurait appelé feu Ivan
Tkhorjevski, nous a laissé, peut-être même sans le savoir, un héritage précieux,
utile à ses compatriotes aussi mais non seulement à eux, fécond même en des pays
étrangers ; ce, d’autant plus que cette vie spirituelle étonnante et
intense à l’infini (jusqu’aux dangereuses limites de la mégalomanie), la vie de
ce prophète enlevé à la charrue
trouva un accomplissement spectaculaire dans la mort glorieuse que Dieu lui
donna, un mort sur le front, une mort qui me rappelle les paroles d’un autre
poète inconnu de lui, bien sûr, mais cher à nous
Russes :
En vérité fameux,
sacrés
Sont les hauts faits du
temps de guerre.
Des Séraphins, ailés de
lumière,
Font une escorte aux
guerriers.
Les travailleurs, qui
lentement
Vont dans les champs et
sanguinolent,
Sèment l’exploit, récoltent
l’auréole :
Bénis-les, Seigneur,
maintenant.
Tels ceux qui plient sous la
charrue
Se lamentant, priant en
chœur,
À Toi brûlants parlent leurs
cœurs
Comme des cierges qui
brûlent.
*
Prenons maintenant un peu de recul par rapport à notre homme et déterminons ce qui chez Péguy l’attire au point qu’il le traduise et présente au lecteur russe. Précisons d’emblée que les Protocoles ne furent pas l’Affaire Dreyfus de Raslovlev, même si le parallèle avec Péguy est tentant. Leur origine séparait Raslovlev et Péguy, l’aristocrate et le fils du peuple. Raslovlev est un peu Halévy aussi bien pour l’Affaire que pour l’origine sociale : il y va à reculons et à cheval, Péguy s’engage volontairement et à pieds. Réunissaient Péguy et Raslovlev trois attachements : l’armée plus que la guerre, la patrie plus que la nation, la foi plus que la religion. Et la forme qui unissait ces trois attachements est la même chez les deux hommes : non la haine de l’autre mais la fierté de soi, et un certain engagement qui en découle. Un goût de l’armée pour rester fidèle à ses pères (Raslovlev), à son père (Péguy) ; pour vivre en héros chez l’un comme chez l’autre. Un amour de la patrie sans nationalisme et avec ce sentiment de manque qui résulte pour Raslovlev de son exil sans retour et pour Péguy de son désir quasi nostalgique de la cité harmonieuse ou socialiste universelle tôt entrevue. Enfin, une même foi vibrante réunit les deux hommes, l’un pourtant orthodoxe, l’autre catholique, deux fois chrétiennes issues de deux pays traditionnellement orthodoxe et catholique mais vécues avec une même force, plus tranquille et institutionnelle chez Raslovlev, plus inquiète et solitaire chez Péguy.
Reste à savoir quelle audience a pu avoir cette traduction (en 1956 et 1977) et cet article (en 1956). Leur auteur reste jusqu’à présent peu connu ; l’édition à compte d’auteur de tous les livres de Raslovlev laisse supposer un tirage confidentiel et une très faible diffusion en 1977. Quant à la revue Renaissance, elle avait en 1956 une audience relativement limitée, celle de l’émigration russe que les Français qualifieraient « de droite », monarchiste ou ayant des sympathies pour la monarchie. Toujours est-il que cette publication péguyste en russe fait date de par sa rareté même, rareté que notre exposé a seulement voulu comme réparer.
Monique Jutrin
Kfar-Saba,
Israël
Lorsque je commençai à
m’intéresser à l’œuvre et à la personne de Rachel Bespaloff, tentant de
retrouver ses articles épars dans les revues, un des premiers textes qui me
parvint fut celui consacré à Péguy. En effet, elle en avait offert un exemplaire
dédicacé à l’Université hébraïque de Jérusalem. Intitulé « L’humanisme de
Péguy », ce texte a été publié dans la revue Renaissance à New York en 1945. Renaissance était une publication de
l’Ecole libre des Hautes Etudes de New York, à laquelle collaboraient des
intellectuels ayant fui le nazisme; on y trouve les noms de Jean Wahl, Claude
Lévi-Strauss, Léo Spitzer, parmi d’autres.
Avant de vous
présenter cet article, je voudrais situer Rachel Bespaloff et éclairer sa
relation à Péguy.
Qui était Rachel Bespaloff ?
Née en 1895 dans une famille juive originaire d’Ukraine, elle grandit à Genève,
où elle étudia la musique. A l’âge de 20 ans, elle arriva à Paris et abandonna
bientôt une carrière de pianiste après son mariage. L’on ne sait exactement
quand elle commença à écrire ni où elle acquit une formation philosophique.
C’est son mari qui révéla son talent d’écrivain : il lui déroba des manuscrits
pour les montrer à Daniel Halévy. Par ailleurs, c’est Daniel Halévy[81]
qui introduisit Rachel Bespaloff à l’œuvre de Péguy. Entre 1932 et 1939, elle
publia divers articles dans La Revue
Philosophique de la France et de l’Etranger ainsi que dans La Nouvelle Revue Française. En 1938
paraît son premier livre : Cheminements
et Carrefours, chez Vrin, contenant des études consacrées à Kierkegaard,
Léon Chestov, Gabriel Marcel, Julien Green et André Malraux.
Bien qu’il lui soit pénible
de s’arracher à la France, elle s’embarque en juillet 1942 pour New York,
accompagnée de son mari, de sa fille, de sa mère. Introduite par Jean Wahl au
Collège de Mount Holyoke, elle y enseigne la littérature et la philosophie. Elle
termine un second livre: De l’Iliade,
entamé en 1939. Tout comme Simone Weil, elle avait entrepris une relecture de
l’Iliade afin d’affronter l’épreuve
de la guerre.[82]
Les événements de la
Deuxième Guerre mondiale ont profondément retenti en elle et le sort du peuple
juif ne cessa de la hanter. Selon elle, pas une seule valeur, chrétienne ou
juive, qui ne soit périmée après ces événements, mais pas une seule qui ne
doive, comme elle l’écrit au père Gaston Fessard, « être jetée dans le creuset de nos
souffrances, pour être fondue à nouveau ».[83]
Son séjour aux Etats-Unis
est vécu comme un exil, sa patrie intellectuelle reste la France. Grâce à
l’entremise de ses amis, en particulier aux efforts de Boris de Schloezer, elle
parvient à faire publier quelques articles en France : entre autres une longue
étude sur Montaigne, une critique de
Sartre et un très bel article sur Camus.[84]
Le 2 avril 1949, Rachel
Bespaloff met fin à ses jours. Personne ne comprit ce suicide : elle était
appréciée de ses collègues, aimée de ses élèves. Personne ne paraît avoir perçu
la fêlure, le mal qui la rongeait. A Boris de Schloezer, elle avait écrit en
décembre 1947 : « On est toujours
responsable - traduisons : coupable. Malheureusement on ne peut briser avec
soi-même. On est libre, et on ne l’est pas. » [85]
Aujourd’hui, après cinquante
ans d’oubli, l’on redécouvre cette femme intelligente, sensible, lucide ; l’on
rassemble ses manuscrits souvent inachevés. Il existe un projet de publication
de ses « œuvres complètes ».
Sa pensée se situe dans le
courant de la première pensée existentielle, aux côtés de celle de Léon Chestov,
de Benjamin Fondane, de Jean Wahl, de Gabriel Marcel, celle qui précède l’existentialisme de Sartre. C’est une
pensée qui tourne autour du problème de la liberté et tente de trouver le
bonheur dans l’instant. « Lectrice
admirable, elle est de celles qui conçoivent la critique tout à la fois comme
l’approfondissement vivifiant et la mise à l’épreuve spirituelle d’une
œuvre », écrit Olivier Salazar-Ferrer.[86]
Conscience vigilante,
attentive aux relations entre Juifs et Chrétiens, elle ne cessa de poursuivre le
dialogue avec ses amis chrétiens. Parmi les manuscrits de Rachel Bespaloff, l’on
a retrouvé une dizaine de pages consacrées à Péguy, qui constituent le
brouillon[87]
de l’article publié en 1945 dans la revue Renaissance. Nous pouvons en déduire que
cet article a été suscité par la traduction de Péguy en anglais due à Anne et à
Julien Green : On Men and Saints.
D’autre part, il semble que ce texte ait fait l’objet d’un exposé, peut-être aux
« Entretiens de Pontigny » à Mount Holyoke en 1944. En voici la
première page qui apparaît comme le début d’une conférence :
« Dans l’ordre de la vie spirituelle, il n’est
peut-être pas d’événement plus significatif ou plus mystérieux qu’une rencontre.
[…] Il arrive que sans l’avoir cherché, sans l’avoir voulu, on rencontre
précisément l’être, l’œuvre dont on avait le plus besoin à ce moment même.
Rencontre toute fortuite en apparence et qui a pourtant un caractère de
prédestination. C’est d’une aventure
de ce genre que j’aimerais vous parler ce soir. Le hasard a voulu que je fusse
obligée, cet hiver, de relire une grande partie de l’œuvre de Péguy. Il s’est
trouvé qu’elle m’apportait une réponse - ou plutôt une sommation. Ce qui m’a
frappée dans cette œuvre, cette fois-ci, c’est la qualité de son
humanisme. »
Rappelons certaines
circonstances de la réception de l’œuvre de Péguy durant la Deuxième Guerre
mondiale. L’ironie du sort voulut que la pensée de Péguy, si rebelle à toute
annexion, ait été revendiquée à la fois par Vichy et par la Résistance. Car
Vichy se servit de cette œuvre comme d’une machine de guerre, fabriquant une
hagiographie officielle, où était censuré tout ce qui gênait sa propagande (par
exemple les allusions aux juifs pauvres). D’autre part, ceux qui s’opposaient au
régime de Vichy citaient Péguy à l’appui de leur critique. [88]
Rachel Bespaloff, qui vécut dans le Midi de la France jusqu’en 1942, n’a pu
ignorer le combat mené autour de Péguy, ni les controverses au sujet de son
nationalisme. Aussi, pour éviter tout malentendu, donne-t-elle une orientation
très netteà son article, qu’elle intitule : « L’humanisme de Péguy ».
(C’est d’ailleurs dans la même perspective que Anne et Julien Green conçurent
leur anthologie de textes traduits en anglais.)
« Singulier humanisme qui ne s’est pas façonné
dans le calme d’un cabinet de lettré mais dans l’angoisse du risque de
destruction totale », écrit-elle. Dès la première page, elle définit
cet humanisme comme une « résistance ». On ne peut être plus clair.
Plus loin, elle ajoute que c’est « un des humanismes les plus universels
que la France ait connus », digne de celui de Montaigne ou de Pascal.
Contre la barbarie moderne, Péguy mobilise à la fois les prophètes et
l’Evangile, Homère et Sophocle, Corneille et Hugo, Descartes et Bergson. Elle
s’empresse aussitôt de définir soigneusement ces termes récurrents chez Péguy,
ceux de race, de peuple, de cité, dont le sens avait été faussé par l’idéologie
nazie. Elle rappelle ce que le
concept de race désigne pour Péguy « quelque fond inépuisable de ressources et de
virtualités où s’alimente une activité créatrice. » Là où les nazis
exaltent la race comme instrument de domination, Péguy l’invoque comme « condition privilégiée de l’insertion du
spirituel dans la chair temporelle ». Aussi est-il impossible,
conclut-elle, d’assimiler la conception de Péguy à la doctrine nazie. C’est dans
ce contexte qu’est évoquée, longuement, la Jeanne d’Arc de Péguy :
« C’est dans la figure de Jeanne d’Arc que
Péguy a incarné avec le plus de force son idée de la race, à la fois comme
qualité spécifique d’une certaine qualité d’individus exceptionnels et comme
qualité générique d’un peuple enraciné dans sa terre. » Ici,
écrit-elle, se fondent en l’unité vivante d’un être particulier la signification
immanente et la signification transcendante que Péguy donne à l’idée de race.
Ce long article[89]
constitue une étude très fouillée dont je ne puis évoquer ici tous les aspects.
Je me contenterai d’indiquer les vecteurs essentiels de cette réflexion. Il
s’agit d’une lecture existentielle : plongée dans l’Histoire, Bespaloff relit
Péguy à la lueur des événements présents. Ce que Péguy écrit au moment de la
Première Guerre mondiale résonne en elle avec une actualité étonnante. « L’événement ne peut être mis au passé : il
exige d’être vécu ou revécu, comme éternellement contemporain, ou temporellement
éternel. » Cette approche qui est celle de Péguy, Bespaloff la fait
sienne.
Cette relecture de Péguy est
située dans un contexte historique précis : celui de la Deuxième Guerre
mondiale, de la barbarie nazie, et celui de la tragédie du peuple juif.
Bespaloff insiste sur la lucidité de Péguy, qui a bien vu « le terrible destin du peuple
juif », ce destin qui consiste à tracer, volontairement ou non, mais toujours avec son sang, la ligne de
démarcation entre les hommes du salut éternel et les hommes du salut temporel.
Elle cite des passages de la Note
conjointe où Péguy évoque l’histoire du peuple juif, qui depuis sa
dispersion paraît présenter le seul exemple d’une race spirituelle poursuivie
sans le soutien d’un Etat et d’une armée. Elle conclut en affirmant que Péguy,
méditant le problème d’Israël à la lumière de l’idée d’incarnation, l’a posé
dans les termes mêmes où le peuple juif, aujourd’hui encore, doive l’envisager
et le résoudre. Nous sommes en
1945, ne l’oublions pas, quelques années avant la création de l’Etat d’Israël.
La création de cet Etat faisait l’objet de controverses. Nous savons que
Bespaloff approuvait l’idéal sioniste. Curieusement, la pensée de Péguy vient
alimenter sa réflexion sur le sionisme et vient la conforter dans ses
convictions. Mais faut-il s’en étonner ? L’on n’ignore pas l’amitié liant Péguy
à Bernard- Lazare, qui fut en quelque sorte le maître en judaïsme de Péguy.[90]
Bespaloff rappelle la
position de Péguy durant l’affaire Dreyfus, établissant un parallélisme entre la
situation de la France au moment de l’Affaire et celle des années 1933-1938. Le
dilemme posé était pareil : en effet, allait-on perdre la cité pour un seul
citoyen ? allait-on exposer l’existence d’un peuple pour empêcher Hitler de
molester ses Juifs ? Ne convenait-il pas de sacrifier Dreyfus à la raison d’Etat
et d’abandonner à leur sort les victimes de l’Allemagne ? Et de rappeler les
paroles de Péguy : « une seule
injustice, un seul crime, une seule injure à l’humanité surtout si elle est
légalement, commodément acceptée » peut déshonorer tout un peuple.
C’est dans l’exigence de cette pensée éthique qu’elle rejoint profondément
Péguy.
Sur le plan philosophique et
littéraire, Bespaloff situe Péguy dans une lignée remontant à la Bible, aux
prophètes, mais aussi à Homère ; elle le voit issu de moralistes comme
Montaigne, Pascal, Kierkegaard, Dostoïevski, Nietzsche. En vérité, dit-elle, il
n’est pas de grande époque où Péguy n’eût eu sa place : s’il est à l’aise dans
un certain Moyen-Âge, il l’est tout autant au XVIe siècle, parmi les poètes de
la Pléiade. Elle comprend ses reproches envers l’époque contemporaine, mais elle
lui sait gré de ne pas cesser d’espérer : ne voit-il pas « une invincible chrétienté resourdre
d’en-dessous » ? Elle conclut : « Le moindre mérite de Péguy n’est pas de nous
faire sentir à quel point nous manque un Péguy
aujourd’hui. »
Si cette lecture éclaire
l’humanisme de Péguy, elle nous informe tout autant sur la pensée de Bespaloff.
Lecture existentielle animée par la nostalgie d’une certaine France que Péguy
incarne à ses yeux. Enfin, s’interrogeant sur le destin du peuple juif, elle
découvre en lui une façon d’envisager le judaïsme qui peut la réconforter. Ceci
nous permet de comprendre le sens de cette dédicace à l’Université de Jérusalem
que j’ai mentionnée au début de cet exposé.
Pauline
Bernon
Université de
Bordeaux-III
Pour
le Père Christian de Longeaux,
avec
toute ma respectueuse amitié
Péguy serait-il disciple de La Tour dans Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet ? A propos de la Sainte Famille, il a ces mots : « Un atelier et une famille brillent éternellement devant nous », au cœur des « milliers d’ateliers obscurs » de la chrétienté.[91] Sensible à ce contraste entre ombre et lumière, l’imagination nous représente tout de suite l’atelier de Saint Joseph charpentier. Peut-être nous reviendra aussi à la mémoire l’éclatante lumière des pages finales du Porche du Mystère de la deuxième vertu[92]. L’hymne à la nuit, « ma plus belle création », dit Dieu[93], présente l’image sublime des « […] hommes de Joseph d’Arimathée qui déjà s’approchaient / Portant le linceul blanc »,[94] étoffe immaculée qui se détache sur le linceul nocturne de Jésus. Premier signe visible de la victoire sur la désespérance qui guettait l’homme du Porche. Pour quelques étapes marquantes, les jeux d’ombre et de lumière ponctuent ainsi l’histoire du Salut évoquée par Péguy. Jeu d’ombre et de lumière entre l’obscur de l’humain, et l’éclat de la Transcendance incarnée.
Mais notre auteur ne pouvait avoir une connaissance précise du maître français du clair-obscur, puisque Hermann Voss ne réunit qu’en 1915 les quatre premiers tableaux attribués au même La Tour. Il faudra ensuite l’exposition « Le peintre et la réalité » en 1934 pour découvrir davantage de l’œuvre peint. En revanche, Péguy a certainement vu quelques scènes de Rembrandt au Louvre. Du point de vue littéraire les contrastes nuit-lumière, familiers à la littérature religieuse, structurent assez peu ses textes. Pourtant, quelques correspondances entre les mises en scène spirituelles chez La Tour et Péguy invitent à définir une esthétique péguienne du clair-obscur.
Attentifs à la discrète simplicité de l’Incarnation, lumière fragile dans la nuit environnante, ils en ont tous deux retenu un esprit de pauvreté. Leur éloquence sublime jaillit au cœur d’une matière familière et humble. À la croisée de la peinture de genre, du tableau de la vie quotidienne et de la méditation religieuse : c’est le moment où la précarité humaine est traversée par le divin. Le sublime est la parole - seuil où la frontière entre le visible et l’invisible s’atténue. Là se risque le langage de Péguy et de La Tour, procédant de l’humanité la plus concrète pour y saisir le surnaturel appel à Dieu. Dès lors, la « nuit » enveloppe les réalités les plus humbles et les plus vraies de l’humanité, pauvreté, solitude, désespoir, mais aussi dépouillement peu à peu consenti pour scruter la vraie lumière. L’enjeu de ces images est donc un début de Face à Face avec Dieu, une croissance de l’être spirituel.
Péguy et La Tour savent que l’inquiétude est au cœur de la condition humaine, plongée en état de veille. C’est l’obscurité d’une misère temporelle, d’une solitude, où Dieu vient la visiter. Sa présence se devine dans « l’éclat de l’inapparent », pour reprendre les mots de Hans Urs von Balthasar, et se rend sensible par un style que nous pourrons qualifier de sublime. Le peintre et l’écrivain éduquent ainsi le regard du spectateur à la beauté du Dieu caché.
A - État de
veille
Notre titre rattache l’image de Jeanne d’Arc à un genre de peintures du XVIIe siècle, et notamment à la mystique des Nuits de La Tour. Or le Mystère débute « le matin », au cœur de l’été[95]. De quelle « nuit » parle Jeannette ? Elle évoque la nuit du monde à l’heure de la Nativité, nuit temporelle et spirituelle. « Et il est venu dans la nuit comme un voleur [96]». « Toi Bethléem, petite paroisse obscure, petite paroisse perdue… »[97] « éternellement au-dessus de nos bourgs obscurs, de nos petites paroisses chrétiennes». Depuis, « tous les bourgs sont brillants à la face de Dieu », mais « Israël, Israël, vous ne connaissez point votre grandeur ; mais vous aussi, chrétiens, vous ne connaissez pas votre grandeur»[98]. Cette lumière que les peuples n’ont point reconnue, s’est discrètement insérée dans la trame temporelle. L’éclat de la consolation n’apparaît pas dans son pays dévasté, et pourtant sa lumière habite toutes les paroisses depuis la nuit de Noël. Jeanne, en quête d’une consolation désespérément invisible, tâtonne dans la nuit de son siècle. Tout le paradoxe est là, exprimé dans ces deux vers de la contemplation de Madame Gervaise :
« Assis au
milieu des docteurs.
Il ne brillait pas.
Et pourtant il brillait éternellement ». [99]
De même, les Nuits de Georges de La Tour, expression mûrie de sa spiritualité face à la guerre qui ravage la Lorraine, tâchent de retrouver cet éclat mystérieux, cette lumière de Dieu présent au cœur de l’humanité. Elle brille dans ses tableaux comme un signe de l’âme en prière (dans Le Souffleur à la lampe, les diverses Madeleine), du don de la grâce (dans L’Apparition de l’ange à saint Joseph, l’Extase de saint François) au milieu de la nuit. « De cette inquiétude mortelle. Dieu t’éclairera de cette obscurité, de cette ombre où tu cherches » [100]. C’est une lumière de veilleuse ou de torche, flamme de l’âme inquiète. La Jeanne de Péguy est morte d’inquiétude, chez La Tour, les hommes visités de lumière attendent leur Dieu. Cette « inquiétude » qui rend perméable à Dieu, rappelle les mots de saint Augustin sur la destinée humaine : « Tu nous as faits pour Toi, Seigneur, et notre cœur est inquiet tant qu’il ne repose en Toi »[101]. La vie consiste à bien veiller.
Et l’on veille bien plus radicalement dans la nuit de la solitude, du silence. Le lecteur ou l’observateur de l’œuvre tardif de La Tour est frappé par l’impression d’immobilité qui s’en dégage. La Tour scrute en silence le drame d’une âme, Péguy livre la progression lente d’un monologue qui se détache sur un fond silencieux, comme les figures de La Tour émergent de la pénombre. La venue de la Grâce, le dialogue de l’âme avec Dieu, tel est le sujet de ces représentations, qui poussent à l’extrême la sobriété du visible pour aller au cœur de l’inquiétude. Cela rejoint le « secret » des confidences de Jeanne à Dieu dans le Mystère de la vocation. L’obscur chez Péguy et La Tour recouvre donc la nuit temporelle, la condition du pauvre, la faiblesse de la créature, et le combat spirituel.
L’obscurité, mot qu’il renvoie à Laudet quand il parle des « années d’ombre épaisse », réunit, en effet, modestie sociale et faiblesse ontologique de l’homme. Elle manifeste ainsi la vulnérabilité essentielle de la condition humaine. Et c’est bien au cœur de la nuit, et assumant véritablement notre condition, que vient la consolation. Cette fragilité, avouée et assumée, par le Christ devient vertu d’humilité. Le Laudet et le Mystère opposent à l’apparente déréliction le dévoilement de la véritable grandeur divine. N’est-ce pas également un programme de La Tour, que de peindre Dieu en humanité éclairée de l’intérieur et discrètement, une Incarnation parfaite ? Les simples objets de ses intérieurs, le visage de ses saintes femmes rayonnent d’une splendeur sereine. Voilà une ontologie du « style bas » fustigé peut-être par Laudet, où l’humble est vertu et unique accès au Salut. Au cœur du plus sombre, la lumière, par le plus petit, l’unique grandeur, voilà le langage paradoxal du sublime. Péguy partage ainsi avec les maîtres du clair-obscur une connaissance poétique et spirituelle de la nuit humaine, un attachement à la petitesse, à la précarité assumée par le Christ.
B - Éclat de
l’inapparent
Comment représenter des épiphanies si discrètes ? La conversion
passe par l’amour de la simplicité jusqu’à la transfiguration du quotidien. La
venue du Tout Autre dans notre humble matière bouleverse notre entendement, nos
mots, dépasse nos critères stylistiques habituels. En pressentant cette étrange
splendeur de Dieu, nous sommes pourtant aux antipodes du grand genre, du grand
style. Aucun n’est approprié désormais pour traiter de l’Incarnation, aussi la
parole s’essaie-t-elle à l’approcher dans un mélange, dans un bouleversement des
styles, d’où jaillit l’éloquence sublime de Péguy et La Tour. La révélation de
la paradoxale majesté de Dieu implique un lieu crucial de conversion, de passage
entre les styles, lieu où se renversent les apparences. Ce lieu est celui du
sublime.
En langage pictural, l’ombre épaisse des obscurs devient l’ombre des intérieurs de La Tour. Les représentations de la Sainte Famille à Nazareth donnent lieu à des scènes de genre (opposées aux « grands genres ») dans la peinture de la Réforme, puis de certains artistes catholiques. Le menu quotidien y parle de la sainteté dans une esthétique de style bas, demande des vertus de tous les jours, « portatives », dira Péguy, in cava manu.[102] Les personnages sont de « petites gens » aux vêtements d’une sobriété intemporelle. Parfois, leur brun de terre rappelle la fragilité de l’homme en sursis. C’est la couleur d’une humanité « terrée dans [sa] petite vie[103] », dans la « terre profonde du privé », la « terre natale de la sainteté [104]». Les objets et le décor sont très simples ; chez Rembrandt, L’Atelier de Nazareth[105] évoque « si fidèlement l’échoppe d’un artisan qu’il fut longtemps désigné sous le titre Le Ménage du menuisier. Rien ne pouvait effectivement faire supposer qu’il ne s’agissait pas d’une scène d’intimité, comme Rembrandt dut en voir à Amsterdam ». Quand Péguy cite le décor familier de la vie privée de Jésus, on croirait voir dans cette liste pleine de vénération pour ces petites choses, un répertoire des matières de style humilis. « Toutes ces histoires de calebasses, dit-il, de lampe, de boisseau, de veuves, de drachmes, de péagers, de porchers, de bergers, qu’ils nommaient pasteurs, de bouviers, de vignerons, de publicains, de fermiers, de métayers, de petits cultivateurs, d’infirmes, de vagabonds, de moissonneurs, de centeniers, de Samaritains, d’aubergistes étaient-elles des affaires publiques, étaient-elles des affaires d’Etat. La place que tiennent les affaires d’Etat dans les Evangiles est infime. Les didrachmes, le tribut à César. Cela est presque anormal, cela fait presque tache dans le tissu de cet enseignement. Cela est presque d’un autre ton. Tellement toute la matière de cet enseignement public est une matière privée. Jésus enseigne publiquement à vivre en pauvre, à vivre privément en homme non public.»[106] « C’est qu’au fond pour le chrétien, Monsieur Laudet, il n’y a point de privé ni de public, tout se passant également sous le regard de Dieu. »[107] Pas de « cloison étanche entre une période publique et une période privée », indique Péguy[108] : avec l’Incarnation, « c’en est fini de la séparation des styles et de leurs domaines étanches ».[109] Toute chose de la vie a de la grandeur pour peu qu’elle ait un enjeu aux yeux de Dieu. C’est encore la leçon de saint Augustin, dans le De Doctrina Christiana, quand il affirme que «tout ce que nous disons est grand »[110], ou de Pascal : « […] JESUS-CHRIST dans une obscurité (selon ce que le monde appelle obscurité) telle, que les historiens, n'écrivant que les importantes choses des Etats, l'ont à peine aperçu ».[111] Et pourtant la grandeur des missions des saints est déjà présente dans ces scènes privées. Il faut apprendre à les lire avec discernement.
Familière aussi est la
figure du « vieux Luc[112] »,
tel un des Apôtres d’Albi[113]
par La Tour, hommes robustes et simples. Leur réalisme s’apparente même à la
veine des Mangeurs de pois, tableau
de style bas par excellence[114].
Le peintre cultive la même «affection secrète de la grâce pour le
secret, pour la petite vie, pour la vie secrète, pour les petites
gens ».[115] « Enracinés dans l’éthique du travail
quotidien caché»[116],
ces personnages sont « fidèles dans les petites choses »[117]
« Même l’inapparent y prend de
l’éclat ; et aussi la frugalité et la pauvreté qui est le sol nourricier de
toute grandeur morale »[118],
ce commentaire du théologien Urs von Balthasar donne le ton de l’esthétique
spirituelle péguyenne. Refuser cette pauvreté et le style bas qui lui sied,
serait non seulement une faute de goût («c’est très ridicule pour Monsieur
Laudet », glisse Péguy[119]),
mais encore une erreur en matière de foi.
En fait, reconnaître cette
Altérité qui se fait proche implique une conversion du regard, un renversement
des apparences traduit par le terme péguien de « réversibilité »[120].
Péguy et La Tour nous invitent à discerner une majesté paradoxale. Quel
est ce langage où la Toute-puissance prend l’habit de la pauvreté ? La
sobriété du décor est garante de sa signification essentielle. Simples et rares
chez La Tour, les objets sont puissamment éloquents : ils ont une forte
valeur symbolique, par exemple, les poutres de bois assemblées en forme de
croix, dans le Saint Joseph
charpentier préfigurent la Passion.[121]
De même Péguy cite, quand il veut évoquer l’atelier, « l’établi et la varlope»[122],
signes du labeur quotidien, et instruments de bois qui ne sont sans doute pas
indifférents. Déjà, dans les scènes les plus simples de la vie privée, on saisit
les implications du drame.
La lumière discrète de la
famille de Nazareth, ou le « flot de lumière » apporté par l’Eglise
éclairent la véritable grandeur de ceux qui étaient dans « l’ombre
épaisse », faisant paradoxalement de cette « ombre » choisie un
sujet de contemplation. Dans le privé se joue déjà le drame public. La mission
de Jeanne d’Arc, sous le regard du public, est nourrie par les vertus privées de
la sainte. Tout a pris origine dans « le silence, le secret, l’ombre, le coin, le
jardin de la grâce ».[123]
Retraite où les saints aspirent à se replonger, ordinaire de leur vie
contrairement aux « épreuves
extraordinaires[124] »,
le privé est habité de la grandeur qui
y « croît »[125].
Le labeur quotidien de Jésus, travail hérité de la Chute, assumé par le
Rédempteur, devient en restant le même dans son humilité, un « auguste travail ».[126]
Sa discrétion est imitée par Jeanne, qui « accomplit une tâche divine par des moyens
simplement humains»[127].
Pour la spiritualité de la Contre-Réforme, d’Ignace de Loyola au cardinal de
Bérulle, l’image peut ainsi contenir des « figures ou des sens cachés que les états de
l’oraison découvrent peu à peu. »[128] Comme les tableaux de La Tour invitent à
lire une figure du Christ ou un mystère de sa vie dans les scènes les plus
simples, le tableau de la Sainte Famille, chez Péguy, s’ouvre sur la vie
publique. Ainsi le quatrième commandement illustré ( la « soumission » de Jésus à son père,
modèle pour les enfants) « annonce,
représente, anticipe l’effrayante soumission et obéissance du jeudi
saint ».[129]
L’évocation de cette « effrayante
obéissance », celle du sacrifice du Christ, relève du style sublime.
L’adjectif « effrayant » précède la citation en latin de l’Evangile[130] :
il n’y a plus rien à ajouter. Dans la vignette de catéchisme se lit l’image du
sacrifice parfait. Pas de majesté surnaturelle, pas d’envolée d’anges baroques
dans ces représentations.
Parfois, la lumière éclaire
a posteriori la vie
« obscure » des saints secrets par une décision ecclésiale. Elle en
confirme la sainteté, dévoile à tous la lumière cachée qui la transfigurait de
l’intérieur. Il en va ainsi quand Péguy évoque la rédaction des procès de Jeanne
d’Arc : l’Eglise enquête selon
une méthode consistant à « projeter
sur la vie privée le flot de la lumière publique pour l’édification du peuple chrétien ».[131]
Cette fois, l’éclairage est officiel, il dissipe peu à peu l’obscurité où se
tenait le saint caché. Or nous retrouvons ce type de clair-obscur chez La Tour.
Un « flot de lumière » généreux s’échappe aussi d’une torche du
peintre lorrain, celle qui éclaire le corps de saint Alexis découvert par un
page.[132]
« La forte réalité de la torche
inclinée qui délimite l’ombre et la lumière mais autorise leur alliance, porte
le sujet à un haut niveau d’émotion. L’effet de lumière, qui illumine le visage
de l’adolescent, enflamme son pourpoint et révèle la présence du billet, décrit
l’avènement d’une conscience ».[133]
Le page, qui représente peut-être l’Eglise, sanctionne cette gloire du saint, si
petit et anonyme que les siens ne l’avaient même pas reconnu. La prise de
conscience aboutit à un renversement des apparences. Remarquons également que ce
tableau, lu par des hommes de la Contre-Réforme, « en même temps qu’[il] illustre une mort
parfaite, signifie l’existence cachée du Sauveur »[134].
Inversement, « pour nous chrétiens les partiellement
fidèles partiellement infidèles sont des hommes qui ne sont que partiellement
éclairés »[135].
À trop faire de concessions aux lumières de la science, les chrétiens honteux
font de « l’athéisme
déguisé ». Le spectateur apprend à déchiffrer la gloire de Dieu dans sa
modeste inscription temporelle. De fait, dira Péguy, « Ce n’est pas seulement la grandeur. C’est le
propre de notre foi que la sainteté opère avec le minimum de matière
temporelle ».[136]
La peinture du Mystère de l’Incarnation, comme les représentations de Péguy,
mènent à la conversion du regard.
Donc, loin de se laisser
arrêter par l’ombre des années de vie privée de Jeanne et du Christ, Péguy y
enracine sa piété ( et s’y enracine peut-être aussi lui-même !). Son intérêt n’a
rien d’impudique : « Quelles
sont, monsieur Laudet, ces indiscrètes paroles. Est-ce qu’elles ne tendraient
pas à nous donner quelques renseignements sur ces parties de la vie de Jésus qui
dans la théologie de M . Laudet ne nous appartiennent
pas ? »[137]
Il s’agit de cette sobre indication de l’Evangile de Luc, « Et il leur était soumis »[138],
qui fait écho au quatrième commandement. Rien d’« indiscret » non
plus dans l’illustration du Catéchisme du
diocèse de Paris dont Péguy dispose. Pas de détail
« pittoresque », pas de grandiose inadéquat dans « l’image »
simplement décrite. L’indiscrétion serait dans le premier regard imitateur,
celui du peintre, ou dans une invitation insistante des personnages. Or les
personnages représentés ne regardent nullement le spectateur mais s’absorbent
dans leur travail. De même, les personnages de Georges de La Tour se recueillent
devant Le Nouveau Né, prient,
pleurent comme saint Pierre[139] :
ils sont vus alors qu’ils ne nous voient pas. Ils n’attirent pas non plus le
regard pour eux-mêmes : la source de leur préoccupation est première, c’est
elle que notre œil cherche. L’attention absorbée et les yeux fermés, la retenue
des personnages guident notre œil vers l’invisible. Invisible car
irreprésentable, mais manifesté en des êtres ou des objets qui irradient d’une
lumière inhabituelle. La lampe cachée sous une main enfantine, la veilleuse de
Madeleine ou de saint François, accueillent la Transcendance. Le sublime de La
Tour et de Péguy est tout de discrétion et de pudeur. Il n’en est que plus
bouleversant.
C - Éthique de la représentation
Péguy et La Tour se
rejoignent également dans l’usage qu’ils font de la représentation. Celle-ci est
liturgique, au sens où elle commémore l’Epiphanie. L’image ouvre un accès à Dieu
par la vision de l’Incarnation, et par la restauration en l’homme de l’image
divine qu’elle permet. Celui qui l’a vue est invité à transformer sa vie. En ce
sens, les enjeux de l’image sont comparables chez La Tour et Péguy, chacun
formulant à sa manière une théologie de l’image.
En effet, la figure de
Jeanne selon Péguy pose à Laudet un problème de représentation : est-il légitime de
montrer ce l’on ne connaît pas, faute de documents ? Cet iconoclasme moderne
s’oppose au christianisme populaire, attaché au visible et au privé. Le chrétien
scientiste ne lit pas le Catéchisme du
diocèse de Paris ; édition illustrée, où le quatrième commandement est
illustré par l’image de Jésus travaillant sous le regard de sa mère. Face à
Laudet, instance de discours figurant un catholicisme compromis et attiédi de
positivisme, Péguy s’inscrit dans la tradition de la méditation des Evangiles et
des vies de saints, des paraphrases des Psaumes ou du Cantique des Cantiques, par les Pères de
l’Eglise et par nombre de poètes et de peintres[140].
C’est une mimesis pieuse, à l’usage
de ceux qui désirent prier et devenir à leur tour des images de Dieu.
Péguy revendique la
permanence de l’expérience chrétienne pour comprendre l’âme de Jeanne. Il ajoute
« aux documents l’objet de sa
contemplation personnelle »[141].
Chez lui, le statut de l’image passe de l’« affabulation »[142]
à un support de contemplation, un modèle de vie. Foi et Incarnation tiennent
ensemble dans la « liaison mystérieuse du spirituel et du charnel»[143].
Désormais parce qu’Il s’est rendu représentable, l’homme trouve la voie de son
Salut en redevenant « image de Dieu »[144]
par l’imitation du Christ. De même, la figure n’a de sens que pour être imitée,
elle-même imitation du centre de toutes les Ecritures, Jésus Christ incarné,
mesure réelle de tout homme. Plus que de simples appuis pour la réflexion, dans
le Laudet, les images ont valeur
spirituelle. Elles sont l’accès au Salut, la liturgie et le modèle des
générations de « chrétiens
innombrables […] qui ont gagné le ciel les yeux fixés uniquement sur ces
longues années d’ombre épaisse », « ont fait leur salut les yeux
uniquement fixés sur l’atelier de Nazareth »[145].
Le « tissu » de la vie chrétienne est « imitation d’imitation »[146],
telle la toile d’un tableau. Cette vie obscure de la majorité des chrétiens, en
est la « surface
d’application »[147]
la plus large. Trame secrète de ces tissus, les « exemples de Jésus, les « modèles de Jésus », « exemplaria »[148].
Chacun trouve sa place par rapport à ce modèle fondateur, place de
« suivant », « d’élève », d’ « image de Joseph et de
Marie », « à l’école du petit Jésus »[149].
La vie du peuple se résume dans le « comme » des hommes qui
redeviennent des « images ». Les parents de Jésus lui apprennent à
travailler, mais on s’arrête d’abord sur sa figure travaillante, comme s’il
donnait la mesure du travail d’autrui : « c’est naturellement l’atelier et la famille
de Nazareth, Jésus enfant apprenti, travaillant avec son père sous le regard de
sa mère qui elle-même travaille.»[150] Cet emboîtement des regards autour de la
figure de Jésus construit toute la chrétienté qui rejoue éternellement l’Imitation de Jésus Christ [151].
Parmi les imitateurs, saint Louis, figure du Christ, dont le gouvernement de la
maison de France est « directement imité de celui de la maison de
Nazareth.»[152]
Eternel recommencement d’une imitation, la représentation peut être un autre nom
de la vie chrétienne : Péguy n’a nullement besoin de se recréer « une âme du quinzième »[153].
Loin de tout pittoresque
chez La Tour, les scènes de famille en clair-obscur, dans leur discrétion
intemporelle, indiquent la permanence du mystère. Le nouveau-né entouré des
signes de la Passion (comme cela était l’usage alors, d’un agneau, d’épis de blé
mêlés à la paille du berceau, d’une discrète grappe de raisin), est voué à une
mort temporelle, mais sa manifestation a la force éternelle du Mystère de
l’Incarnation, son aspect « internel », pour reprendre l’éclairant
néologisme de Péguy. Au cœur du plus humain, c’est la puissance de La Tour de
rendre cette éternité. Comme Bérulle dans la méditation des états du Christ, il
« nous oblige à traiter les choses
et les mystères de Jésus non comme choses passées et éteintes, mais comme choses
vives et présentes, et même éternelles. [Ces mystères] sont passés quant à leur
exécution, mais ils sont présents quant à leur vertu »[154].
L’imitation qui fait de
chacun une représentation du Christ est un « parallélisme mystique» dont le
plus accompli est la vie de Jeanne d’Arc. Péguy s’en réclame pour la fidélité et
la piété de sa propre représentation : « Il faut tenir notamment que les
mystères de M. Péguy ne garderaient
point leur propre couronnement si cette représentation mystique cessait un seul
instant d’être la grande régulation interne de son œuvre » [155].
La représentation trouve sa légitimité dans la « communion mystique »
de l’imitateur et de l’auteur avec son modèle. Ranimer une figure de sainte est
donc de la liturgie. Contrairement à Laudet pour qui « on ne recommence pas », « on recommence éternellement » dans
« l’internel chrétien ». Le
recommencement temporel de la grâce éternelle, «ensemble infiniment nouvelle et
antique infiniment », explique la vie de la représentation, sa dimension
liturgique.[156]
Le « tissu » de la représentation est réellement organique.
Péguy interprète donc en
termes d’un extrême réalisme la foi chrétienne en la communion des saints. A
partir du moment où l’on admet avec lui que le chrétien est contemporain de tous
les saints, qu’il existe une représentation mystique parallèle de
tous les saints entre eux, et de chacun d’eux à Jésus, il n’y a plus aucune
difficulté à admettre que Péguy « voie » Jeanne d’Arc et qu’il en ait eu la
« vision directe », conclut
Pie Duployé à la fin de son étude sur Un
nouveau théologien[157].
On retrouve dans cet emboîtement d’imitations le rôle de l’image pour les
contemporains de la Contre-Réforme. « Bible des pauvres », les images insistent « sur la figure de Jésus, soit directement
dans les épisodes de l’Evangile relatant sa vie terrestre […] soit indirectement
à travers des figures chrétiennes emblématiques ».[158]
N’est-ce pas aussi le génie de La Tour que de rendre la foi chrétienne en termes
d’un extrême réalisme ? Méditant sur le dogme de l’Incarnation, Bérulle
écrivait : « Homme et Dieu tout
ensemble […], quelles merveille […] que les yeux de notre esprit voyant la
divinité à travers l’homme»[159].
De spiritualité christocentrique, attachée au dogme de la présence réelle dans
l’Eucharistie, l’art de la
Contre-Réforme a certainement encore inspiré les chrétiens du XXe siècle.
Même s’il n’y a
pas à proprement parler de représentation obéissant aux canons du clair-obscur
chez Péguy, on remarque la convergence de deux esthétiques spirituelles. Elles
se rencontrent dans les représentations d’un Dieu caché, et d’une persistance
d’espérance, de lumière, au milieu d’un monde violent ou inhabité.
Dans les deux
cas, la rhétorique de la représentation est comparable, style bas qui tend au
sublime, manifestation visible de l’invisible Transcendance. Certaines pages de
Péguy pourraient ainsi être des commentaires développés sur la peinture de La
Tour.
Mais c’est aussi
la confiance enfantine de l’homme en la « vertu, en la grâce du désarmement de
l’ombre », de la proximité avec le silence des premiers jours de la
Création où parle « la voix seule de
Dieu »[160].
La grande histoire est « sortie » de « l’ombre », du « coin », « du jardin de la grâce », à l’ombre
de l’Eglise.[161]
Danièle Beaune-Gray
Université
d’Aix-en-Provence
Pour comprendre l’attrait que Péguy exerça
sur Fédotov, attrait qui fit écrire à ce dernier une recension sur le livre des
frères Tharaud[162]
et participer au studio franco-russe organisé par Marcel Péguy autour des Cahiers de la quinzaine, il convient en premier lieu de retracer
à grands traits les moments de la biographie de Fédotov qui appellent parallèles
ou contradictions avec l’expérience de Péguy et éclairent cette partie de son
œuvre, avant d’évoquer plus directement ses commentaires et ses
interventions.
A - La biographie de
Fédotov.
Fédotov est né en 1886 à
Saratov, donc en province, dans une
famille de petite aristocratie de service, et la mort précoce de son père lui
fit connaître, comme à Péguy, la pauvreté. Comme Péguy, il fit d’excellentes
études au lycée et se lia très tôt aux cercles révolutionnaires; il devint même
membre du parti social-démocrate à Saratov, alors qu’à Moscou et à
Saint-Pétersbourg les grands
esprits de l’époque avaient abandonné le marxisme pour se tourner vers
l’idéalisme. Il s’agit là d’un phénomène de retard de la province sur les
capitales. Bref, Fédotov, Saratovien - et l’ouverture récente des archives de
Saratov nous révèle un agitateur très actif et très redouté du pouvoir local -
était marxiste avant d’arriver à Saint-Pétersbourg en 1907 pour entreprendre ses
études supérieures. Son appartenance au socialisme se nourrissait alors de
pacifisme vertueux, qui toutefois se voit battu en brèche par la défaite russe
de 1905 qui éveille en lui ses premières alarmes pour le sort de son pays au
moment même où l’alerte de Tanger et la crainte de l’expansionnisme allemand
provoquent la parution de Notre
Patrie, dans laquelle Péguy
développe le thème de la patrie en danger.
Ses études rendues
chaotiques par des condamnations à l’exil à cause de son engagement politique,
se structurent toutefois à l’université de Saint-Pétersbourg où il suit très
brillamment les cours d’histoire du Moyen-Âge latin, et plus particulièrement
les séminaires sur l’hagiographie mérovingienne, professés en particulier par le
professeur I.M.Grevs et ceux de la Révolution française donnés par Karéiev. C’est donc un familier de notre
culture et plus particulièrement de
la mentalité médiévale chère à Péguy. Cependant Fédotov, à la différence de
Péguy, ne s’engagea pas dans un combat contre les autorités universitaires. En
effet, Grevs, il padre, comme le surnommaient ses
étudiants, s’il professait une grande rigueur scientifique, le souci d’une
approche critique des sources, ne tombait pas dans les excès rationalisants du
moment, mettait en garde contre l’hypercritique à l’allemande, la destruction
des textes qui faisait également des ravages à la Sorbonne, et montrait un intérêt, pour ne pas
parler de passion, pour la vie spirituelle du Moyen-Age latin. N’ayant jamais
douté de sa foi orthodoxe, ce qui
était assez exceptionnel pour l’époque,
Grevs ne craignait pas d’approcher l’histoire spirituelle en se servant
des textes narratifs en général (Dante) et des hagiographies en particulier.
Ainsi, dans sa lignée, les premières publications de Fedotov concerneront Saint Augustin et des saints de l’époque
mérovingienne; il se démarque donc de l’histoire religieuse traditionnelle qui
partait du droit canonique ou étatique (Fustel de Coulanges) pour se tourner
vers la Vie des Saints. Ainsi, très tôt,
il écrit : « Pour l’étude des
idéaux et non de la réalité, toute hagiographie mérovingienne, même tardive,
convient.[163] »
Préparant une thèse sur la
spiritualité mérovingienne, il sera
retenu comme assistant à la Faculté des Lettres, mais son travail se trouvera à
la Bibliothèque Impériale où le fonds médiéval latin était particulièrement
riche grâce aux collections de la
bibliothèque de Cracovie confisquée par Catherine II, la présence de ce fonds
expliquant par ailleurs l’importance de l’école des médiévistes à
Saint-Pétersbourg. A la Bibliothèque, Fédotov, qui était peu aimé des autres
collaborateurs[164],
se liera néanmoins d’amitié
avec des hommes qui influeront sur
sa vision du monde : A. A. Meïer, un philosophe défenseur du christianisme social, et P. Kartachev, historien de
l’Eglise.
En 1917, au moment de la
révolution, Fédotov qui, malgré son goût pour l’étude du fait spirituel,
demeurait jusque-là dans l’orbite du positivisme athée de l’intelligentsia
russe, alors que l’élite culturelle
s’était depuis longtemps tournée vers l’idéalisme, connaît une crise spirituelle
et une conversion. A cause du contexte de persécution, il fréquentera un certain
nombre de fraternités où les chrétiens peuvent confesser leur foi, et avouera
une prédilection pour l’une
d’elles, Résurrection, ouverte à toutes les confessions
chrétiennes et aux Juifs. Il se rattachera cependant, non sans quelques
réticences qui rappellent Péguy, à
l’Eglise, c’est-à-dire pour lui à l’Orthodoxie. Politiquement, il est du côté du
gouvernement provisoire qui grâce à Kartachev, alors Ministre des cultes,
rétablit le Patriarcat traditionnel de l’Eglise orthodoxe et se prononce pour la
continuation de la guerre : Fédotov fait de la propagande auprès des ouvriers de
Saint-Pétersbourg pour qu’ils continuent la guerre, mais son patriotisme, s’il se réveille chaque fois que la
patrie est en danger, ne le conduit pas, comme Péguy, à s’engager et à servir dans
l’armée.
Péguy disparu, l’écho de ses
idées - et de son sacrifice[165]
- demeure, et la vie de Fédotov s’organise autour de trois lignes majeures que
Péguy n’aurait pas reniées : le refus du bolchevisme, le socialisme, le
christianisme.
La réalité du socialisme
bolchevique, outre l’humiliation de la paix séparée, lui fait horreur. Plus
que la misère matérielle, dont il
se plaint amèrement par ailleurs, il ne supporte pas la dégénérescence de l’idée
révolutionnaire, la nouvelle tyrannie installée à l’université et le viol des
consciences : il sera révoqué de l’Université pour refuser, au grand dam de ses
collègues trop heureux d’avoir trouvé une certaine sécurité matérielle dans une
faculté de province, de chanter
l’Internationale à l’occasion du parrainage d’une usine par l’université de
Saratov.
Il tient cependant à
demeurer socialiste tout en répudiant la dictature et la brutalité bolcheviques.
Avec l’aide de I.M.Grevs, il publiera jusqu’en 1918 un journal d’inspiration
social-chrétienne Svobodnyé golossa
(Voix libres), qui tente de montrer que le visage du bolchevisme désespère le véritable
socialiste et de définir un socialisme humain et chrétien. Comme Péguy donc, il
met sa plume au service de ses idées sociales et
chrétiennes.
En tant que chrétien, son
engagement dans une fraternité d’inspiration œcuménique le met en danger et il
sent que les jours des vestiges de liberté spirituelle sont comptés en Union
Soviétique. D’ailleurs les membres de la fraternité, et en particulier son ami
A.A. Meïer, seront arrêtés et envoyés en camp, quelques
années plus tard, en 1929. A partir de 1922, il ne peut plus ni
enseigner, ni publier, et il décide
d’émigrer : grâce à son protecteur I.M. Grevs, qui entretenait d’excellentes
relations avec un professeur d’histoire du Moyen-Age à Paris, Ferdinand Lot,
marié à une Russe, il obtient son visa pour la France et arrive à Paris à
l’automne de 1925.
A la Sorbonne, il ne peut
espérer une chaire d’histoire médiévale parce qu’il n’a pas encore soutenu sa
thèse sur les Mérovingiens et qu’aucun poste n’est vacant. Une autre possibilité
se présente à lui, celle de professeur d’histoire de l’Eglise à l’Institut de
théologie orthodoxe Saint Serge qui vient d’ouvrir ses portes à Paris. Il
accepte après avoir vaincu certaines réserves, car, comme Péguy encore, il ne se
sent pas à l’aise dans un milieu exclusivement ecclésiastique. Il y enseigne non
seulement l’histoire de l’Eglise, mais surtout l’hagiographie et publie ses
premiers articles en émigration où il met en parallèle des saints français et
orthodoxes. Il écrit sur saint Martin de Tours[166] dont l’hagiographie servit de modèle à
toute l’hagiographie occidentale. Il salue le héros de l’ascétisme et compare
l’ascétisme français et oriental. Il esquisse une comparaison entre sainte
Geneviève et saint Siméon[167]
le Stylite puis il affirme que sainte Geneviève fut et demeure pour Paris ce que
Jeanne d’Arc était pour la France, notant au passage que les Parisiens lui
attribuent la victoire récente de la Marne... Désarmée, sauvant Paris par la prière, Geneviève
anticipe la Pucelle d’Orléans. Il reprend là donc deux thèmes chers à Péguy,
sainte Geneviève et Jeanne d’Arc, héroïnes nationales. Dans cet article, il met
en évidence les différences entre la sainteté active du catholicisme - il s’agit
de sauver Paris des hordes barbares - et le mysticisme contemplatif oriental de
saint Siméon qui ne pense qu’à l’exploit ascétique, perché sur une colonne.
Fedotov allègue que ces principes sont complémentaires et non
antagonistes.
Ses recherches s’orientent toujours
vers la sainteté, mais elles abandonnent le domaine occidental pour aborder
l’idéal chrétien russe : Les Vers
Spirituels (poèmes écrits sur des thèmes religieux par le petit peuple) dans lesquels, à l’instar de Péguy, il se préoccupe de la piété populaire,
Saint Philippe Métropolite de Moscou
où il oppose la sainteté d’un homme d’église et la tyrannie de l’Etat
représentée par Ivan le Terrible, la Sainteté russe ancienne. Toutefois, chez
Fédotov, on notera, à la différence de Péguy et sans doute à cause de
l’expérience vécue de la révolution, un certain aristocratisme : tout en
s’intéressant à la piété populaire il en montre davantage les carences que les
qualités. En particulier, il démontre que ce que l’on avait coutume jusque-là
d’attribuer à l’humilité du peuple russe n’était, textes à l’appui, que la peur
animale de l’Apocalypse et du Jugement Dernier. De surcroît, il voit l’idéal
chrétien orthodoxe représenté davantage par certains hauts prélats de l’Eglise
d’origine aristocratique que par le petit peuple.
A côté de son activité
scientifique, il n’abandonne ni son idéal socialiste, ni son idéal patriotique :
il publie des articles de vulgarisation historique ou politique dans plusieurs
revues et en particulier dans les Annales
Contemporaines, la revue de Kérenski, qui constituent une contribution
importante à la pensée émigrée dans les années 1925-1930; car c’est le moment où
les émigrés ont compris que l’exil serait long, et montrent un intérêt croissant
pour la définition d’une conscience nationale qui souderait toutes les chapelles
autour d’idées-forces communes, indépendamment des partis. De cet espoir naît
toute une littérature dont le mérite est d’approfondir les valeurs défendues et
leur application politique possible.
Mais aucune des revues (ni
même Put’, la revue de Berdiaev) dans
lesquelles publie Fédotov, ne le satisfait complètement. Il est d’ailleurs
souvent violemment critiqué car sa pensée ne se plie pas aux idées trop simples
et aux clichés ; en 1930, il crée avec Stépoune et Foundaminski la Cité Nouvelle, qui s’attache à
proposer un programme social-chrétien réalisable ici et maintenant et montre,
encore une fois à l’instar de Péguy, son attachement à la diffusion des idées
qu’il croit justes. A partir de la Cité
Nouvelle, Mère Marie (ancienne révolutionnaire) lance un appel pour un monachisme d’un
nouveau genre, qui met en pratique les idées social-chrétiennes de Fédotov : il
s’agit de créer, rue de Lourmel, un foyer qui vienne en aide aux Russes les plus
démunis de l’émigration. Elle sera à l’origine d’une œuvre qui s’intitule l’Action orthodoxe, à laquelle Fédotov
et Berdiaev participeront avec enthousiasme. Berdiaev y transférera ses réunions
de philosophie religieuse.
En 1937-1939 ayant pris à
deux reprises fait et cause dans la presse pour les républicains espagnols,
Fédotov entre en grave conflit avec l’Institut Saint-Serge qui estime qu’un
professeur de l’Institut ne doit pas prendre parti publiquement sur les
problèmes politiques. La question
de la liberté de conscience à l’intérieur d’une institution ecclésiastique se
pose à lui de façon aiguë et il vit ce conflit d’autant plus douloureusement
qu’il ne pouvait espérer trouver un gagne-pain ailleurs.
En 1940, grâce à l’aide des
syndicats juifs américains qui le comptaient au nombre de leurs amis, il réussit
à partir pour les Etats-Unis. Il enseigne à Yale puis au séminaire orthodoxe de
Saint Vladimir près de New York, où il retrouve d’anciens collègues de
l’Institut Saint Serge. Les dernières années de sa vie sont consacrées à la
rédaction de son livre capital paru en anglais : The russian religious mind [168],
essentiellement fondé sur les hagiographies russes. Dans sa préface, il insiste
sur ses prédécesseurs dans ce travail. Il cite l’Abbe Bremond, un proche de
Bergson, et les catholiques modernistes.
Il explique sa méthode : il
s’agit d’utiliser les hagiographies pour définir non pas exactement ce qui s’est
passé autour des saints russes, s’il y a eu véritablement des miracles à leur
mort, mais pour déterminer quel était l’idéal de sainteté prêché par ces
hagiographies. Il remarque par ailleurs que les hagiographies françaises
accordent une plus grande place à la personnalité du saint (sainte Geneviève ou
Jeanne d’Arc) et que les vies des saints russes étant moins différenciées
rendent le travail du chercheur plus ardu.
Donc, d’une part, il se livre à une sérieuse étude des textes, mais,
d’autre part, il ne cherche pas à distinguer la vérité historique de la légende,
la légende témoignant également de l’idéal chrétien. Il se pose ainsi en
héritier de l’école médiévale de Saint-Pétersbourg dont il applique les méthodes
au domaine russe.
C - Les commentaires sur
Péguy.
C’est au début de son
émigration française, en 1927, que Fédotov écrit une recension sur le livre des
frères Tharaud sur Péguy. Quelle est alors sa connaissance de la culture
française ?
Elle est héritée de ses
études classiques, de ses errances de révolutionnaire qui l’ont sans doute
conduit en France avant la guerre, et de ses maîtres Karéiev et Grevs qui ont
longuement séjourné en France, le premier de dix ans plus âgé que le second,
pour ses recherches sur la Révolution française, le second pour l’étude du
moyen-âge latin. Ses intérêts
personnels le poussent à lire plus particulièrement dans les domaines de
l’histoire du christianisme médiéval, la crise du modernisme catholique (Abbé
Bremond, Loisy), le christianisme social.
Nous devons mentionner ici
que Grevs, ayant autour des années 1890/1900 séjourné à plusieurs reprises à
Paris pour évaluer l’enseignement de l’histoire en France était assez sévère
envers la Sorbonne, trop marquée, selon lui, par l’objectif utilitaire de la
sacro-sainte leçon d’agrégation, l’étroitesse d’esprit de ses professeurs
(Lavisse) qui se risquaient trop peu en dehors du domaine de l’histoire de
France. Il recommandait plutôt à ses étudiants l’Ecole des Chartes ou l’Ecole
des Hautes Etudes plutôt que la Sorbonne ou l’Ecole normale. Et Fédotov, s’il ne
pouvait adhérer à la Clio de Péguy,
montre une certaine sympathie envers sa véhémence contre la Sorbonne. Néanmoins,
leur conception de l’histoire ne pouvait coïncider : pour Péguy l’histoire
était art et écriture au service d’un idéal, pour Fédotov c’était avant tout une
science avec toute sa rigueur méthodologique, qui pouvait s’appliquer à la
recherche dans le domaine religieux (il consacra plusieurs articles à défendre
la critique des textes à l’intérieur de la tradition orthodoxe), même si ses
adversaires lui reprochaient de céder parfois à la facilité d’un style
éblouissant.
L’émigration à Paris est
naturellement un stimulant puissant pour pousser plus avant ses lectures. Nous
possédons une lettre de Fédotov à Grevs, retrouvée dans les archives de
Grevs, qui date des premiers mois
de son arrivée en France et qui rend compte de ses premiers contacts
intellectuels à Paris :
« Mes obligations professionnelles me
contraignent à me tenir au courant de la nouvelle littérature, qui
malheureusement demeure d’avant-guerre et par le métier formel et par la structure. Je citerai quelques
noms que je soumets à votre appréciation : A. Gide, Giraudoux, Claudel, Delteil,
Lacretelle, Léon Bloy. Bergson ne donne plus de cours : il est très vieux, et
semble-t-il n’écrit plus. Parmi les
philosophes on parle beaucoup du Thomiste Maritain.
De surcroît les nouvelles
revues Le
Vaisseau d’argent et Le Roseau d’Or publient Claudel et Maritain. A
l’université, on remarque le jeune Gilson, historien de la philosophie
médiévale et auteur de livres sur
le thomisme et Bonaventure.
J’ai écouté pour la première
fois beaucoup de célébrités à la Sorbonne et au Collège de France : Loisy (un
homme très intéressant, plus intéressant que ses livres), Brunot (brillant
orateur), Diehl, Faral, Stavrosky (il parle malheureusement très mal), Monseaux,
C. Jullian (qui m’a beaucoup plu.) »
On notera ici des
catholiques engagés, connus dès avant la guerre (Claudel et Léon Bloy), des
proches de Péguy : Bergson qui fut son professeur de philosophie à l’Ecole
normale (et s’intéressait de près à l’œuvre de l’Abbé Bremond) et Maritain avec
qui il entretint des relations suivies même si leurs positions furent souvent
antagonistes.
Quant à la connaissance de
Péguy même, nous savons pour certain, d’après l’article de Fédotov, qu’il
connaissait le livre de Suarès sur Péguy, les Cahiers de la quinzaine et en
particulier le 7e cahier, les écrits de Maritain qu’il cite le plus souvent
et, nommément, le premier poème de
Péguy sur Jeanne d’Arc, porte-parole de la révolution, ainsi que Le Mystère de la charité de Jeanne
d’Arc. Mais nous avons tout lieu de penser qu’il connaissait l’œuvre de
Péguy dans son ensemble, car Fédotov était un lecteur infatigable et d’une
capacité de travail hors du commun.
Deux remarques
s’imposent déjà :
1) La vision
fédotovienne de la France universitaire et intellectuelle est surannée en 1925. C’est que la
vision de Fédotov est marquée par
ce qu’il a appris auprès de ses maîtres Karéiev et Grevs, qui ont bien connu une génération antérieure à
celle de Fédotov et ont communiqué cette connaissance (qui subit de surcroît une
interruption de onze ans entre 1914 et 1925) à leurs étudiants. Et, bien que
Fédotov s’en défende, l’émigration favorise ce phénomène de cristallisation
autour d’une culture acquise avant l’exil. Toutefois, il s’emploiera à rattraper
le temps perdu par dix années d’isolement de la culture française et comprendra
bientôt les enjeux soulevés par les héritiers de Péguy.
2) A
travers la culture française Fédotov tend à retrouver son bien russe et c’est ainsi qu’il commence son article
sur le livre des frères Tharaud :
Le chemin religieux de Péguy :
Jérôme et Jean Tharaud, Notre cher Péguy,
Paris, Plon 1926 : « Ce livre
semble avoir été écrit pour nous Russes ».
Et c’est ce bien russe que
Fédotov trouve chez Péguy que nous allons tenter d’expliciter en analysant son article.
Tout d’abord, Fédotov explique Péguy par son
appartenance à la renaissance idéaliste française des années 1890-1900, par
l’influence de Bergson et la libération du positivisme (Brunetière) et le combat
de Péguy contre le parti intellectuel que l’on peut mettre en parallèle avec la
réévaluation des valeurs prônées par l’Âge d’argent de la littérature russe et la renaissance chrétienne du
début du siècle, qui ont engendré l’évolution des marxistes vers l’idéalisme
(Berdiaev, Struve, Boulgakov, Frank et le recueil Du marxisme à l’idéalisme), l’abandon du
carcan positiviste de l’intelligentsia et le combat de l’élite contre ses
préjugés, les tentatives d’une
autre histoire, l’histoire des mentalités, parmi les disciples de Grevs, et pour
Fédotov l’histoire scientifique de la sainteté en partant de l’analyse de textes
narratifs, qui a eu le même effet
libérateur sur bon nombre d’intellectuels russes et les a engagés sur le chemin
d’une recherche religieuse.
Toutefois, si certains
intellectuels ont retrouvé la foi sans pour autant s’engager dans le combat
social, d’autres, dont Fédotov, n’ont pas renié leur engagement révolutionnaire,
le mettant au service des valeurs humaines et chrétiennes.
Aussi, Fédotov recherche
chez Péguy un modèle de socialisme chrétien proche de l’expérience de ses amis,
Berdiaev, Stepoune, Foundaminski, modèle qui se démarque du marxisme et se veut
à la recherche d’un nouveau populisme. Dans l’article cité plus haut, il
constate que, chez Péguy :
« Son socialisme était très original, bien que
sur les bancs de l’école il se soit drapé d’orthodoxie marxiste. En réalité il
s’agissait de populisme, de foi dans le peuple, des gens simples, d’amour pour
leurs us et coutumes qui s’enfonçaient déjà dans le passé, de haine pour
l’esprit bourgeois, il s’agissait d’un idéal de vie plus médiéval que
contemporain. Le socialisme politique était un avatar du christianisme de Péguy.[169]»
Et Fédotov se plaît à
étudier les sources françaises du socialisme chrétien qui est celui de Péguy
:
« Lorsque nous étudions l’histoire du socialisme, nous
voyons comment il s’est formé en France entre 1830 et 1840 parmi
l’intelligentsia révolutionnaire d’une religiosité exaltée. La majorité des
prétendus « socialistes utopistes » Saint-Simon, Fourier, Pierre
Leroux, George Sand étaient des romantiques chrétiens, bien qu’ils n’aient guère
de sympathie pour l’Eglise. Des catholiques vinrent à eux, des prêtres comme
Lamennais et Lacordaire. A la veille de la révolution de 1948, dans les
faubourgs ouvriers de Paris, on prêchait avec énergie un christianisme
social »[170].
Car, pour Fédotov, il est
essentiel de bien distinguer le socialisme chrétien du marxisme : le socialisme chrétien
remplace la notion de pouvoir par les valeurs de la
personne.
Mais alors que les
socialistes en général sont plus cosmopolites que patriotes, Fédotov apprécie hautement chez Péguy son
patriotisme nourri lui aussi de christianisme.. La figure emblématique de Jeanne d’Arc
est à la fois symbole chrétien et symbole de la défense de la patrie. Comme nous
l’avons vu plus haut, le
patriotisme de Péguy, comme celui de Fédotov, se cristallise en 1905, au moment
des événements de Tanger pour la France et de la guerre russo-japonaise pour la
Russie. La guerre le rend plus fort
encore. Cependant, la réponse des deux hommes à la guerre est très différente :
Péguy s’engage militairement et Fédotov, quoique prêchant le combat par les armes, s’en
tient à la propagande oratoire, sans songer, comme la plupart des intellectuels
russes, à monter au front
personnellement. Au moment où il écrit ses lignes sur Péguy, Fédotov est de
surcroît plongé dans l’émigration qui avive le sentiment national et à la recherche d’une conscience
nationale et d’un nouveau populisme fondé scientifiquement, que Fédotov va
tenter de cerner par l’étude des hagiographies. Il sera très proche du sentiment
national de Péguy qui se fonde sur l’histoire des valeurs nationales acceptées
par le petit peuple, de l’idéal national inscrit dans les traditions
hagiographiques, mais qui ne s’en laisse pas conter ni subjuguer par l’intérêt
étatique au mépris des valeurs morales fondamentales. C’est pourquoi Fédotov insiste sur le
dreyfusisme de Péguy qui s’inscrit en contrepoint de son sentiment patriotique
en tant que refus de placer la valeur nationale au-dessus de toutes les autres
valeurs morales. Le dreyfusisme de Péguy était motivé par une « mobilisation de l’esprit contre l’intérêt
étatique, thème tragique d’Antigone, voulant sauver la France d’un péché mortel.
La déception quant à ses compagnons et les résultats fut forte. Mais demeura en lui le respect de
l’esprit de l’Ancien Testament.[171] »
Pour finir, Fédotov tente
d’analyser le cheminement de Péguy vers la foi. Il montre que chez Péguy
coexistait la foi et la révolution,
et qu’il réunissait autour de lui
les représentants de la France catholique et de la France radicale : on y
trouve Jaurès, Romain Rolland, Sorel, aussi bien que Maritain, Léon Bloy,
Suarès. Et sur le plan confessionnel il réunissait juifs, protestants,
catholiques et même les athées, ce qui était conforme à l’expérience de Fédotov
dans les fraternités au moment de la Révolution, ou dans son intérêt pour
l’œcuménisme, ce qui était aussi une nécessité pratique de
l’émigration.
Fédotov s’intéresse
particulièrement au refus de l’appartenance ecclésiale de Péguy. Comme Péguy,
Fédotov ne comprend pas que l’Eglise ne se soit pas suffisamment engagée dans le
combat social, car sa religion restera toujours du côté des humbles. Mais
Fédotov, malgré ses réticences vis-à-vis de l’Eglise officielle, a franchi le
pas. Certes, en émigration, l’Eglise orthodoxe était le refuge le plus évident
de la culture russe. Et Péguy n’avait pas cette expérience. Mais Fédotov redoute
comme Péguy la privation de liberté qui résulte d’une appartenance
confessionnelle. Ce conflit, Fédotov d’ailleurs le vivra douloureusement au
moment de sa mise au pas par l’Institut Saint Serge. Enfin, pour expliquer que
Péguy se soit tenu en dehors de l’Eglise,
Fédotov souligne le refus du dogme ou du dogmatisme de Péguy qui le fit
rester « sur l’autre rive, du côté
de Bergson contre saint Thomas d’Aquin[172] ».
Et c’est par les
thomistes, dans un exposé inédit de
Fédotov sur Maritain et son livre sur le christianisme et la culture (exposé lu
lors d’un studio franco-russe), que nous renouons et cassons le fil qui unit
Fédotov à Péguy.
En effet, entre 1925 et 1931, Fédotov manifeste sa
sympathie aux Cahiers de la quinzaine qui, sous l’égide de Marcel Péguy,
organiseront le studio franco-russe permettant de confronter les points de
vue français et russes. Ce studio fut créé à l’initiative de Nadejda
Gorodeckaja et son ami Vsevolod Focht
qui avaient réussi à tisser des liens avec les jeunes écrivains français
proches de la famille de Charles Péguy. Dans ce studio franco-russe prirent part
les Français Paul Valéry, Malraux, Maurois, Bernanos, Gabriel Marcel, Fumet,
Maritain et les Russes Berdiaev, Vycheslavtsev, Fédotov, Tsvétaiéva, Poplavski,
Zaïtsev, Slonim, Weidlé, Adamovitch, Sazonova. Fedotov y fit un exposé encore
inédit sur « Christianisme et culture ».
Et Fédotov, qui
paradoxalement était plus augustinien que thomiste (il avait écrit un article
très érudit sur Augustin[173]
avant la Révolution) privilégie le mouvement de l’actualité, représenté ici par
Maritain, la rupture avec Péguy, et ce faisant fait preuve certes de sensibilité
à la nouveauté, mais à une conception du monde plus éclatée, moins intègre. Mais
il gardera la nostalgie d’un classicisme renouvelé, d’une fidélité sans
compromis à un idéal représentée par l’œuvre de Péguy.
Lioudmila
Chvedova
Université de
Paris-IV
Jeanne d’Arc et la cathédrale. Qu’est-ce qui nous permet de faire ce rapprochement et de l’étudier dans le contexte de l’oeuvre de Péguy? Avant tout, les moments cruciaux de la vie de Jeanne furent souvent liés à la cathédrale. Parfois avec son armée, parfois toute seule, elle a passé par les plus grandes villes-cathédrales : Orléans qu’elle a délivré, Reims où elle a mené le roi pour le sacre, Rouen où son procès et son exécution ont eu lieu. Tous ces joyaux d’architecture ont été témoins de ses victoires ou de ses échecs et désespoirs.
En commençant par la première oeuvre de Péguy, le drame de Jeanne d’Arc (1897) et en finissant par ses oeuvres plus tardives comme Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1910) et la Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne (1914), essayons d’analyser les rapports qu’entretiennent le personnage de Jeanne et l’image de la cathédrale chez Péguy. Partant des monologues de Jeanne aux cathédrales dans le premier drame de Péguy et des premières évocations de la cathédrale dans ses œuvres « johanniques », nous nous approcherons finalement du problème de la représentation de Jeanne comme cathédrale. Lorsque nous parlerons désormais de l’église, nous y entendrons une oeuvre architecturale et nous préciserons les moments où nous y comprendrons la communauté des croyants et non une institution hostile ayant accusé et condamné Jeanne d’Arc.
I La cathédrale, ”geste au ciel” dans les
monologues du personnage de Jeanne d’Arc
Le thème de l’église et de la cathédrale apparaît dans le cinquième acte de la première partie du drame de Jeanne d’Arc, dans le monologue où Jeanne s’adresse à l’église de Domremy, où elle dit son adieu à l’église paroissiale avant d’accomplir sa mission en devenant chef de guerre. Ce monologue annonce déjà le chant de Péguy dédié aux cathédrales de France :
« J’aimais l’église là : d’un seul geste
elle porte
Sa prière de pierre ascendante et
solide,
Prière de bâtisse et de vaillance
forte,
S’appuyant ici-bas pour monter plus solide
:
J’aimais le geste au ciel de l’église de pierre »[174]
Jeanne insiste ici sur le
mouvement ascendant de l’église, sur son élan vers le ciel, vers Dieu, sur sa
verticalité. Pour renforcer ce sentiment d’un axe vertical, elle répète deux
fois l’expression « geste au ciel », qui commence le quatrain et qui le termine
comme un refrain par un cinquième vers décalé.
Cet élan, on le percevait déjà dans le quatrain précédent évoquant l’ascension de la voix de cloche :
« J’aimais la cloche là ; j’aimais sa voix qui
chante
Et s’épand sur la Meuse emplissant la
vallée
Comme un flot de prière et de vaillance
lente,
S’élançant pesamment jusqu’à vous étalée<...> » [175]
Le mouvement de l’église vers le ciel revient lors de la prière de Jeanne dans la cathédrale d’Orléans, lorsqu’elle glorifie Dieu :
« Votre gloire emplissait la vaste
cathédrale
Et montait comme un flot
jusqu’au ciel où vous êtes[...] »[176]
Cet élan vers le ciel de l’église de Domremy et de la cathédrale d’Orléans est comparable à celui de la flèche de la cathédrale de Chartres, que Péguy associait à un épi de blé dans La Tapisserie de Notre-Dame. L’assemblage des pierres de l’église est comme l’unité des grains dans l’épi symbolisant le pain éternel. Et les pierres de l’église sont comme les âmes des fidèles priant dans l’église et formant une communauté liée par la même foi. Ainsi, on peut construire deux chaînes, deux paradigmes : grain-pierre-âme ; épi-église-communauté des fidèles. Dans les passages qu’on a déjà cités, c’est surtout la deuxième composante de ces chaînes qui est présente : pierre, église. Mais l’intéressant ici est que Péguy ne parle pas tout de suite des croyants et de Dieu : la seule voix qu’on entend dans le premier passage, c’est la voix de la cloche, et la prière dont il parle n’est pas la prière des gens mais celle de la pierre, de la bâtisse, de l’église même qui est personnifiée. Le peuple avec sa voix humaine ne surgit que dans les lignes suivantes :
« La voix de la partance et la voix
douloureuse,
La voix dont la prière a
souvent semblé vaine,
Et qui marche quand même en
la route peineuse[..]> »[177]
Le regard humain s’élance avec la flèche de l’église vers le ciel, vers Dieu, il est toujours empli de foi et de bonne espérance :
« Et j’aime le regard humain quand il
s’envole
Ainsi qu’un trait vivant
droit au ciel désirable[..]> »[178]
L’église avec le peuple forment une seule prière, ils unifient leurs efforts, car ce n’est qu’à ceux qui ne cessent pas de prier que Dieu accorde son salut. Cette église formant la prière peut être associée à la sculpture d’Auguste Rodin La cathédrale (1908) qui représente deux mains jointes en prière montées au ciel symbolisant l’unité des âmes jointes en un même élan vers le ciel.
Dans Le Mystère de la vocation de Jeanne d’Arc (acte III), Péguy développe ce monologue de Jeanne adressé à l’église de Domremy. Il y répète les mêmes morceaux commençant par « J’aimais la cloche là […] » et « J’aimais l’église là [...] ». Mais ils sont considérablement augmentés, sans pourtant être changés. Ces ajouts sont significatifs, car ils montrent le changement de Péguy, qui ose dire ce que le socialiste taisait en gardant les blancs dans les pages mais ce qu’il avait déjà pourtant dans l’esprit, fait confirmé par Pie Duployé qui accordait « les droits à la coexistence dans l’âme et dans l’esprit de Péguy entre 1893 et 1905, d’un athéisme et d’un christianisme, non avoué, et même combattu, mais profondément, existentiellement vécu. »[179] De fait, l’homme, Dieu, la pierre et l’église sont étroitement liés. Le son de la cloche ici est doublement créé : il est créé par l’homme et par Dieu. La voix de l’église vient en même temps de Dieu et de l’homme :
« Voix créée,
Voix doublement
créée.
Voix créée de
l’homme.
Voix créée de Dieu, par le
ministère de l’homme,
Par le singulier ministère
de l’homme.
Votre voix profonde, ô
cloches créatures. »[180]
Le thème des voix a une importance singulière pour Jeanne, pour la découverte de sa vocation. Les voix des cloches, de l’église qu’évoque Jeanne au début du troisième acte sont liées ici aux voix des hommes : « Tant de prière de cloches et d’églises, tant de prières de regards et de voix »[181]
Ces voix se transforment petit à petit en voix d’une autre nature, en voix surnaturelles que Jeanne entend dans ses visions mystiques et qui lui découvrent sa vocation.
D’après ce monologue ce n’est plus seulement la prière de pierre qui s’élève vers le ciel, mais également celle des maçons, des fondeurs de cloches, autrement dit de tous les hommes qui ont participé à la construction de l’église et de tous les hommes qui prient dans l’église :
« Prière de maçons ; (et vous, cloches, prière
de fondeurs).
Prière de bâtisse et de
taille de pierre.
Prière de charpente ; à
l’intérieur, pour vous soutenir,
vous
cloches. »[182]
Puisque l’église est doublement créée comme la voix des cloches, elle est créée par Dieu et par l’homme, par tous ceux qui l’ont érigée :
« Eglise créature,
Eglise
créée.
Doublement
créature.
Doublement
créée.
Créée de l’homme, créature
de l’homme, prisonnière
de
l’homme.
Du travail de
l’homme.
Créée de Dieu, créature de
Dieu, par le ministère de l’homme.
Par le singulier, par le
mystérieux ministère de l’homme.
Par la perpétuelle
intercalation de
l’homme. »[183]
Là surgit également le thème de l’église vivante, de l’église être animé, de l’église-créature et de la cathédrale-créature par la suite.
Ainsi le monologue complété et développé explique-t-il la conception de l’église, de la bâtisse, de la cathédrale chez Péguy-chrétien. Ici, on voit un autre Péguy, une autre Jeanne pour qui l’église, l’homme et Dieu sont inséparablement liés. Péguy accentue cette liaison, il y insiste à l’aide de ces additions. Ces ajouts sont comme des feuilles qui complètent les branches de l’arbre de la première Jeanne d’Arc, qui développent les idées de la première Jeanne d’Arc, qui confirment la fois chrétienne de Péguy.
II Les controverses au sujet de la
cathédrale dans les oeuvres « johanniques » de Péguy
A - Construire plus vite que démolir ou « tuer la guerre »?
Le thème de la cathédrale et de l’église surgit, indirectement, dans la controverse sur l’utilité de construire, de semer, de travailler en période de guerre, controverse qui naît dans les premières pages du drame Jeanne d’Arc et continue dans Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc. Jeanne discute avec Hauviette en comparant les gens, qui sont toujours en train de construire malgré les destructions, aux enfants qui s’amusent à faire des digues avec de la terre. « La Meuse finit toujours par passer par-dessus »[184], affirme Jeanne. Selon elle, il faut d’abord « tuer » la cause première de ces destructions et dévastations, la guerre, autrement tous les efforts sont inutiles. Mais Hauviette conteste l’idée de Jeanne, persuadée qu’il faut continuer à travailler avec le même soin en construisant, en labourant la terre, car c’est cela qui garde tout, qui tient tout. “[...] le bon Dieu finira bien par bénir leurs moissons”[185], dit Hauviette. C’est Madame Gervaise qui tranche la discussion, au profit d’Hauviette, dans un des passages du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc où le personnage de la couventine s’impose pour l’équilibre, où elle a souvent raison contre Jeanne, où elle la dirige en quelque sorte : « Ils démolissent les églises. Nous en rebâtirons toujours. Nous rebâtirons toujours des églises de pierre [....] Nous rebâtirons toujours des églises temporelles. Nous édifierons toujours des églises périssables. Mais il y a une Eglise qu’ils n’atteindront pas. Il y a une Eglise de Dieu qu’ils n’atteindront pas. Il y a une Eglise dans le ciel, dans le ciel de Dieu. Il y a une Eglise éternelle. Qu’ils n’atteindront jamais. »[186] D’après Madame Gervaise, tout ce que font les démolisseurs des églises sur terre est vain, car il existe une autre église, une Jérusalem céleste qui est éternelle, que personne ne pourra jamais démolir et qui va toujours protéger les églises sur terre. Hauviette et Madame Gervaise prouvent à Jeanne que le fait de construire n’est pas inutile, parce que c’est aussi une façon de lutter contre la guerre, parce que c’est un des moyens de la « tuer », de montrer aux démolisseurs que les constructeurs sont plus forts, plus obstinés, capables de construire plus vite que les autres démolissent. Et c’est une des façons de leur montrer leur faiblesse, leur incapacité, l’inutilité de leurs efforts. En écho à cette idée, citons un passage du Porche du mystère de la deuxième vertu où le peuple lutte contre les mauvaises herbes en ne cessant point de désherber :
« Peuple qui ne cesses point de désherber. Plus vite et plus constant et plus infatigable que la nature même. »[187] « Peuple qui suffis plus à arracher la mauvaise herbe que la mauvaise nature à la faire pousser. »[188] « Peuple plus opiniâtre, plus patient, plus recommençant que la mauvaise nature même... » [189]
Les démolisseurs des églises sont, si l’on peut dire, comme cette mauvaise nature qui fait pousser les mauvaises herbes empoisonnant les blés. Ainsi les Anglais démolissent-ils les églises comme la mauvaise herbe détruit le pain éternel. Mais le peuple doit continuer à construire, à semer plus vite que l’on ne détruit, que l’on n’empoisonne les semailles.
Ne refusant point cette vérité paysanne, Jeanne va pourtant plus loin. Elle est persuadée qu’en même temps il faut lutter contre la guerre elle-même, qu’il faut tuer la cause première de ces malheurs, qu’il ne faut pas se soumettre au mal universel. Péguy donne raison à ces trois personnages : chacun a raison à sa façon, les trois points de vue ne se contredisent pas, mais se complètent, car ils viennent tous du même esprit.
B - “Vous n’êtes rien” ?
La grandeur et la majesté des plus importantes cathédrales de France sont comparées par Jeanne au petit bourg de Nazareth qui a vu Jésus, qui l’a vu marcher sur cette terre, qui est le plus fortuné, car il a vu en vérité sa présence. Dans Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc , le monologue de Jeanne adressé aux grandes villes-cathédrales de France se construit sur un jeu de répétitions, de négations et d’oppositions. Jeanne se souvient des plus belles cathédrales : Chartres, Tours, Paris, Reims, Amiens, Orléans. Elle les évoque en suivant un même schéma qui se répète ; en les admirant et magnifiant au début, elle nie à la fin leur signification par une seule phrase : « vous n’êtes rien » qu’elle répète presque chaque fois qu’elle évoque une cathédrale, tout en conservant tout de même le voussoiement, si caractéristique de Péguy lorsqu’il s’adresse à n’importe quelle cathédrale et surtout à Notre-Dame de Chartres (qu’il mettait au-dessus de toutes les autres). Parlant avec la voix de Jeanne, Péguy exprime le même amour, la même admiration pour la cathédrale : « Vous Chartres, ville unique du pays de France, cathédrale unique au monde, Chartres, diocèse, ville unique au royaume de France, Chartres, qui êtes dévouée à notre Dame, Chartres qui êtes dévouée, dédiée, donnée à notre Dame, Chartres qui êtes vouée [...] »[190] L’adjectif « unique » se répète ici trois fois, élevant au plus haut degré la valeur de cette cathédrale pour Péguy, qui de plus, la cite en premier lieu, en la mettant devant toutes les autres. Ce passage qu’on vient de citer résume le thème de La Tapisserie de Notre-Dame, consacrée à la cathédrale de Chartres. Mais déjà la suite de la phrase efface tout ce qui était dit avant, bien qu’elle ne soit pas négative ; elle suppose une question rhétorique et une antithèse par rapport à la première partie de l’énoncé : « [...] qu’est-ce que vous êtes, Chartres, grande ville, en comparaison de ce petit bourg. »[191] Et la phrase suivante renforce encore plus la négation supposée dans la précédente. Dans ce cas-là, elle est exprimée directement mais, sans se rapporter à la cathédrale de Chartres elle désigne la basilique Saint-Michel : « Et vous aussi vous n’êtes rien, vous-même Saint Michel, bourg unique, ville unique au monde, unique en toute chrétienté, basilique au monde. »[192] Là, ce n’est pas le même principe de construction de la phrase : d’abord, c’est la négation, ensuite vient l’affirmation et l’admiration. En troisième lieu Péguy cite Tours « ville de Loire, ville de saint Martin [...] capitale des Gaules [...] capitale des premières chrétientés. »[193] Ensuite, il généralise et la négation ne se rapporte plus à une cathédrale ni à une ville concrète, mais à toute la série énumérée ci-dessus: « Vous toutes, qu’est-ce que vous êtes, grands diocèses, grandes villes, grandes paroisses, qu’est-ce que vous êtes auprès de ce petit bourg, au prix de ce petit bourg obscur, qui hélas hélas, n’est peut-être plus même une paroisse, une paroisse chrétienne. »[194] Ici les négations et les affirmations s’entremêlent, la phrase est remplie d’antithèses. Ce qui semble grand, en vérité ne l’est pas et ce qui est en réalité petit de dimension, devient grand par sa signification.
En évoquant la cathédrale Notre-Dame de Paris, Péguy insiste sur le chiffre deux ; l’adverbe « doublement » se répète ici plusieurs fois: « Et vous, les tours de Notre-Dame, Paris, qui fûtes capitale du royaume de France, doublement dévouée, doublement dédiée, doublement donnée, vouée doublement... »[195] Ce phénomène rappelle des passages de La Tapisserie de Notre-Dame, lorsque Péguy en évoquant la cathédrale de Paris la compare à une « double galère » pour ses deux tours sans doute, pour l’Île de la Cité avec les deux rives de la Seine qui sont des deux côtés de la cathédrale. Péguy n’oublie pas Orléans, qui est un point de départ pour lui et qui sera très significatif pour Jeanne. Mais toutes ces grandes villes avec leurs cathédrales et leurs saints ne sont rien par rapport à la petite paroisse de Bethléem : « Grandes villes, villes illustres, villes de chrétienté, vous avez de grands saints et de grands patrons, les plus saints, les plus grands patrons du monde, et au-dessus de tous les saints vous êtes patronnées, vous avez la sainte Vierge notre Dame. »[196] Mais tout de suite après vient une antithèse qui nie tout ce qui était dit : « Or vous n’êtes rien, villes chrétiennes, grandes villes, résidences de chrétienté, chaires, cathédrales de sainteté vous n’êtes rien. »[197] Car la petite paroisse de Bethléem a tout pris, car elle a saint Jésus, le plus saint des saints. Ce qui est intéressant, c’est que Péguy ne voussoie pas ce petit bourg qui a tant de signification, il commence à le tutoyer contrairement aux grandes villes-cathédrales comme s’il changeait brusquement de registre: « Mais toi, Béthléem, petite paroisse obscure, petite paroisse perdue, toi maline tu as saint Jésus, et nul ne pourra te l’enlever éternellement jamais. »[198] On peut supposer qu’il utilise ce procédé pour mettre plus en relief l’opposition entre les grandes villes et ce petit bourg, pour marquer encore plus cette antithèse grâce à l’opposition des pronoms personnels « vous » et « tu » pour montrer la multiplicité d’endroits saints et la singularité du « petit bourg ». D’autres endroits saints, d’autres saints après Jésus ne sont pour Jeanne que des travailleurs de la onzième heure, les saints de la onzième heure, car ce sont des saints secondaires qui n’ont pas vu Jésus sur terre mais ils ne l’ont vu que dans l’éternité, mais non pas dans l’histoire terrestre. « Villes cathédrales, vous n’avez point vu cela. Vous enfermez dans vos églises cathédrales des siècles de prière, des siècles de sacrements, des siècles de sainteté, la sainteté de tout un peuple, montant de tout un peuple, mais vous n’avez pas vu cela. »[199] Les cathédrales sont dans ce cas-là comme une reproduction de quelque chose d’entendu, comme quelque chose de secondaire, mais non pas le témoignage de ce qui était vu. Ce n’est pas la sainteté première, mais son imitation, si l’on peut dire.
Evoquant les plus grandes cathédrales, Péguy s’adresse, dans le monologue de Jeanne d’Arc, à Reims : « Reims, vous êtes la ville du sacre. Vous êtes donc la plus belle ville du royaume de France. Et il n’y a pas de cérémonie plus belle au monde, il n’y a pas dans le monde de cérémonie aussi belle que le sacre du roi de France, dans aucun pays. »[200] Mais tout de suite on voit surgir le doute dans le sens de ce sacre, car Bethléem a assisté à la naissance de la royauté éternelle. « Mais d’où venez-vous, ville de Reims, que faites-vous, cathédrale de Reims. Qui êtes-vous. Une étable, dans ce bourg perdu, une pauvre étable, dans ce pauvre petit bourg de Bethléem, une étable a vu naître une royauté qui ne périra pas, une simple étable, une royauté qui ne disparaîtra point dans les siècles des siècles, jamais, une étable a vu naître un roi qui régnera éternellement. »[201] Reims, ville tellement marquante pour Jeanne, ville où elle a mené le roi pour le sacre, ville à laquelle elle liait tout son espoir, ville qui devait changer le destin de France. Oui, Péguy fait parler son héroïne de la cathédrale de Reims et des sacres solennels des rois de France : « Et le roi de France, qui est le plus grand roi du monde, fait des entrées solennelles, il fait dans Reims une entrée solennelle, et rien n’est plus beau que l’entrée du roi dans Reims, rien n’est plus beau au monde, rien dans le monde n’est aussi beau, dans tout le monde ; et vingt rois de France ont fait dans Reims, dans la cathédrale de Reims vingt entrées solennelles, vingt entrées somptueuses. »[202] La phrase abonde en répétitions, procédé chez Péguy. Péguy insiste ici sur le caractère unique du sacre des rois à Reims : rien n’est plus solennel. Mais cela est encore temporel, périssable, mortel par rapport à la naissance du roi éternel, roi le plus juste, « roi par-dessus les rois » à Bethléem.
L’existence des plus grandes cathédrales est privée de son sens dans les pensées de Jeannette, car leur sainteté n’est pas la sainteté originelle ni la sainteté initiale, ce n’est donc pas dans ces villes-cathédrales qu’il faut chercher la source de la sainteté :
« Mais vous, flèche de Chartres, nef d’Amiens, où allez-vous. Que faites-vous, qui êtes-vous, d’où venez-vous. Vous n’êtes rien. Et vous flèche de Chartres et tombeaux de Saint-Denis, saintetés du royaume de France, vous n’êtes rien. »[203] La négation de la valeur des grandes villes-cathédrales augmente progressivement. La question rhétorique « qu’est-ce que vous êtes » posée au début se transforme en « vous n’êtes rien », qui se répète régulièrement et finit par devenir une négation générale: « Et il ne reste plus rien, mes enfants, rien à prendre, de ce qui compte. » Le « vous n’êtes rien » est comme un clou qui à chaque répétition s’enfonce plus profondément, qui s’ancre comme un refrain dans l’esprit de Jeanne et celui du lecteur.
Toute cette série de négations et de paradoxes énoncés dans le monologue trop catégorique de Jeanne a besoin d’un contre-argument, d’un éclaircissement. Et c’est madame Gervaise qui accomplit cette fonction. Elle oppose aux pensées de Jeanne l’idée que « tous les bourgs sont aimés sous le regard de Dieu, / Tous les bourgs sont chrétiens, tous les bourgs sont sacrés, / Tous les bourgs sont à Dieu sous le regard de Dieu. »[204] La sainteté n’est pas concentrée en un seul endroit. Toutes les cathédrales ont leurs saints, qui sont dignes d’être vénérés, qui ne sont pas privés de leur valeur pour cette raison qu’il y a un saint au-dessus d’eux. Ils ont également un droit à l’existence, car ils l’ont bien mérité. Tous les saints sont liés, car il existe une communion des saints. Et tous ces lieux saints sont pénétrés de la présence divine, car elle est continue, car elle est éternelle.
“Que toutes les
paroisses soient dans la chrétienté
Comme une couronne, comme une gerbe d’épi”[205]
Chaque lieu saint et chaque cathédrale sont pour Péguy comme des épis liés dans une gerbe par la même foi, par la même idée de la chrétienté.
III Le personnage de Jeanne d’Arc et l’œuvre
sur Jeanne d’Arc comme cathédrale chez Péguy
En développant le lien de Jeanne à la cathédrale Péguy ne se limite pas à introduire l’image de la cathédrale dans ses œuvres « johanniques ». Il va plus loin. Dans ses oeuvres plus tardives, il décrit Jeanne elle-même comme cathédrale.
Pour Péguy, le rapprochement de la cathédrale et de la femme est très significatif. Il suffit de se rappeler le poème La Tapisserie de Notre-Dame, où la cathédrale de Chartres brille de toutes les facettes de l’être féminin : elle est mère, reine, régente, maîtresse. La cathédrale est associée chez Péguy à toute une multitude de créatures féminines et surtout à la Vierge qui est pour lui la reine au-dessus de toutes. Et étant donné que, pour Péguy, Jeanne d’Arc était « la fille la plus sainte après la Sainte Vierge »[206], elle a tout son droit d’être mise à côté de la cathédrale, d’être rapprochée de la cathédrale, d’être représentée dans la cathédrale.
Avant 1914, on ne trouve pas chez Péguy d’association directe de l’image de Jeanne à celle de la cathédrale, mais elle est déjà sous-entendue, d’autant plus qu’elle est rapprochée des châteaux de Loire (1912) qui sont aussi des œuvres architecturales : Péguy compare Jeanne à un château de Loire « qui s’élève plus haut » que les autres et dont « la moulure est plus fine et l’arceau plus léger. La dentelle de pierre est plus dure et plus grave. »[207] Ici le côté masculin et guerrier de Jeanne se mêle à sa finesse et sa féminité. Le côté féminin exprimé par les mots « fine », « léger », « dentelle » côtoie ici le masculin qui est « dur », « grave ». La dentelle de l’image féminine introduite dans ce poème fait écho à la comparaison à la dentelle de pierre de la cathédrale. Il est intéressant que le nom de Jeanne ne soit même pas prononcé dans le poème Châteaux de Loire. Mais on la reconnaît grâce aux noms de lieux par lesquels elle avait passé et que Péguy cite dans son poème : le pays tourangeau où elle est passée, Meung, Jargeau où elle dirigeait l’armée.
La comparaison indirecte de Jeanne à la cathédrale surgit en 1914, lorsque, dans la Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, en évoquant Jésus-Christ, sainte Jeanne d’Arc, saint Louis et Polyeucte, Péguy les métaphorise et représente comme une « immense cathédrale des âmes »[208]. En élaborant des classifications de tous ces saints, il affirme : « il y en aurait d’innombrables et qui se croiseraient et qui se commanderaient et qui se recouperaient comme les arcs d’ogive de cette innombrable nef. Car la sainteté est une cathédrale sans nombre. Et il y a plus d’élancement dans la nef, mais il y a plus d’ombre dans les bas-côtés et comme un silence de la lumière même. »[209] Péguy parle donc d’abord de la cathédrale des âmes, c’est-à-dire de la cathédrale qui est faite avec des âmes de saints, qui est constituée par les saints. La sainteté, dans ce sens-là, est un matériau pour construire une immense cathédrale. Dans cette cathédrale, les saints les plus valeureux et les plus vénérés constituent la nef, les autres sont disposés dans les bas-côtés. Mais tous, ils servent à construire une immense cathédrale de sainteté. Ensuite, puisque la sainteté d’après Péguy est une cathédrale sans nombre et que tous les saints font partie de la sainteté, chacun des saints représente une sorte de cathédrale, notamment Jeanne d’Arc. D’autant plus que dans Un Nouveau Théologien, M. Fernand Laudet (1911), Péguy affirmait que tout ce qui compose la cathédrale et toutes les œuvres qui s’y trouvent ne peuvent être en séparées. Elles ne sont pas seulement l’ornement mais le tissu même de la cathédrale, une petite cathédrale dans la cathédrale, car elles sont faites de la même pierre et constituent « le même monument temporel éternel ». Ainsi chacune des parties, chacun des détails de la cathédrale ont-ils une valeur de cathédrale. Mais Péguy ne s’arrête pas à ces deux significations de la métaphore, il continue à la développer et elle acquiert encore un sens. Et il se trouve qu’en même temps, les saints sont comme de petites parties, de petits détails de la cathédrale, plus exactement des clefs de voûte: « Et il y a des saints qui sont dans les alignements de plusieurs arcs, parce qu’ils sont des clefs de voûte ogivale. Et ils commandent autant de voûtes ou de portions de voûtes. Et il y a plusieurs axes, parallèles et perpendiculaires. Et il y a plusieurs plans. Il y a même beaucoup de plans. Mais il n’y a qu’un seul centre. Et une seule clef qui soit centrale. Et un seul autel qui soit au centre. »[210] La clef de voûte centrale est sans aucun doute Jésus- Christ, et toutes les autres clefs lui sont soumises. Et, d’après Péguy, sainte Jeanne d’Arc est la clef de voûte la plus proche de ce centre, la plus proche de Jésus, puisqu’elle est pour lui « la plus fidèle et la plus prochaine imitation de Jésus Christ »[211] parce qu’elle « fut abandonnée et reniée comme le Christ »[212], parce que « dans les prisons et l’agonie et la mort de Jeanne d’Arc est un écho, un reflet, un rappel, tout y est une fidélité au jugement, à l’agonie, à la mort de Jésus », [213] parce que « sa vie et sa passion et sa mort fut imitée au plus près de la vie et de la passion et de la mort de Jésus ».[214] La même analogie peut être appliquée à d’autres détails architecturaux de la cathédrale comme les portails, les chapelles et ainsi de suite. Et suivant la classification de Péguy, le portail central de la cathédrale sera Jésus-Christ et le portail le plus proche de celui-là d’après sa signification sera Jeanne d’Arc ; la chapelle d’axe sera Jésus-Christ et la chapelle rayonnante la plus proche d’elle sera Jeanne d’Arc. On pourrait tracer ainsi une multitude d’autres parallèles éventuels puisque la construction de la cathédrale est soumise à une hiérarchie, qui est toujours strictement respectée.
Si l’association de l’image de Jeanne avec celle du château souligne le côté masculin, guerrier, et le courage de Jeanne, sa comparaison à la cathédrale met en relief sa sainteté, son lien avec le sacré, avec Jésus.
Ce qui rapproche également Jeanne d’Arc et la cathédrale est le fait que Péguy concevait ses ouvrages sur Jeanne, qui se répétaient, qui se complétaient, qui s’amplifiaient, qui se construisaient, comme une cathédrale. Lorsque, en 1912, Stanislas Fumet lui demanda combien de livres devait comporter l’ouvrage entier sur Jeanne d’Arc, Péguy répondit : « Cela dépendra de la longueur de ma vie. Peut-être vingt-quatre volumes. » Puis il ajouta : « Comprenez-vous? Je voudrais que ce fût comme une cathédrale. »[215] L’auteur coréen de la thèse sur Jeanne d’Arc dans l’oeuvre de Péguy de 1910 à 1914, Tjo Jung-Ok, compare donc à juste titre Le Mystère de la charité Jeanne d’Arc à la « clef de voûte de la cathédrale consacrée à Jeanne par Péguy »[216]. Le mot « cathédrale » est employé ici au sens métaphorique qui désigne « œuvre-cathédrale ».
L’idée qu’eut Charles Péguy d’écrire ses œuvres dédiées à Jeanne d’Arc comme une cathédrale peut être comparée à la conception de Marcel Proust qui concevait A la recherche du temps perdu comme une cathédrale en projetant de nommer les parties composant son oeuvre comme les parties d’une cathédrale. Il avouait à Jean Gaigneron : « Et quand vous me parlez des cathédrales, je ne peut pas ne pas être ému d’une intuition qui vous permet de deviner ce que je n’ai jamais dit à personne et que j’écris ici pour la première fois : c’est que j’avais voulu donner à chaque partie de mon livre le titre : Porche, vitraux de l’Abside, etc., pour répondre d’avance à la critique stupide qu’on me fait de manquer de construction dans des livres où je vous montrerai que le seul mérite est dans la solidité des moindres parties. »[217]
Le travail de l’écrivain rappelle ainsi le travail d’un architecte qui réussit à créer une structure complexe aux multiples détails qui sont pourtant ordonnés et soumis à une idée, à un projet unique. Les ajouts de Péguy par lesquels il agrandissait et complétait son oeuvre sur Jeanne d’Arc, sont comme les ajouts de détails de la cathédrale, que les constructeurs effectuèrent pendant des siècles. En parlant de la construction de son œuvre et surtout de ses Tapisseries, Péguy disait souvent qu’il la créait « point après point », ce qui fait penser aux tisserands qui tissent un tapis mais aussi ce qui rappelle la construction des cathédrales, lorsque les maçons posaient pierre après pierre.
Ainsi, l’étude des oeuvres « johanniques » de Péguy nous a révélé différents parallèles entre les images de Jeanne d’Arc et la cathédrale. Evoquant les cathédrales dans ses monologues, Jeanne l’associe à « un geste au ciel » de la bâtisse et de tous les fidèles. La discussion sur la nécessité de construire en période de guerre et le monologue de Jeanne aux grandes cathédrales de France nous montrent différents points de vue sur la cathédrale. Jeanne, qui n’admet pas la soumission au mal universel, fait appel à une mesure démesurée, extrême, à la guerre, unique moyen selon elle de lutter contre ce mal. Mais Madame Gervaise propose une autre façon de lutter, c’est de continuer à construire et à vénérer toutes les cathédrales sans exception, car elles sont toutes liées par la chrétienté. Les voix de l’église pourtant, se transformant en voix mystiques, dictent à Jeanne sa vocation de chef de guerre. La prière qu’elle faisait constamment n’est pas restée vaine. Les grandes cathédrales l’ont aidée à accomplir sa mission.
En associant le personnage de Jeanne à la cathédrale, Péguy partait de l’idée de sa sainteté particulière lui permettant de la rapprocher de Jésus. Mais aussi, le destin de Jeanne fut-il semblable à celui des cathédrales pendant la guerre : elle fut brûlée par les Anglais, comme étaient détruites ou brûlées les cathédrales et les églises. Mais son exploit reste vivant jusqu’à nos jours, comme continuent à exister les cathédrales reconstruites et l’Eglise éternelle au ciel : elles relèvent de valeurs impérissables. Cet exploit est chanté par la grande oeuvre-cathédrale de Péguy consacrée à Jeanne d’Arc, dont Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc est la clef de voûte.
,
I
Présentation du
projet
Tatiana
Taïmanova
Université d’Etat de
Saint-Pétersbourg
Au début des années 90,
alors que je préparais ma thèse sur Péguy, mon directeur, le professeur V. E.
Balakhonov, aujourd’hui malheureusement disparu, ne cessait d’insister sur la
nécessité de traduire et d’éditer cet écrivain en Union Soviétique. Ma thèse
était alors la première étude, dans
notre pays, consacrée entièrement à Péguy. Inutile de dire que non seulement je
n’avais à ma disposition ni traduction ni édition en russe de son œuvre, mais
que la littérature en russe sur cet auteur était tout à fait insignifiante. On
peut s’en faire une idée en lisant
les études détaillées de Danielle Bonnaud-Lamotte sur « Péguy en
URSS » et d’Yves Avril sur « Trois portraits soviétiques de
Péguy » dans les n° 62 et 63 (1993) du Bulletin de l’Amitié Charles
Péguy . Et on ne s’étonnera pas que, dans les premières pages de son
article, Danielle Bonnaud-Lamotte évoque les éditions soviétiques de Romain
Rolland et la critique qui lui était consacrée. Car ma première rencontre avec
Péguy en langue russe s’est faite grâce à l’édition en 14 volumes de Romain
Rolland qui contenait des extraits de son Péguy en deux volumes, plus précisément
du chapitre « Fondation des Cahiers
de la quinzaine », et aussi grâce à des entretiens avec mon directeur
de thèse, le plus grand spécialiste
de Rolland à cette époque. On aura noté que c’est un spécialiste de Romain
Rolland qui dirigeait une thèse sur Péguy. Pourquoi ? D’abord, parce qu’il
n’y avait pas en ce temps-là de spécialistes de l’œuvre de Péguy, en tout cas
pas à l’Université d’Etat de Leningrad ; ensuite, parce que, comme vous le
savez, le nom de Péguy était banni de l’enseignement et de la recherche
officielles, et si Balakhonov disposait d’une information assez complète sur cet
auteur, ce n’était qu’à cause des liens étroits qui avaient existé entre cet
écrivain, odieux, pratiquement interdit, et Romain Rolland, qui était au
contraire fort bien accueilli en URSS. J’ai eu de la chance. D’abord, l’époque
m’a aidée : les années où j’ai terminé l’Université ont coïncidé avec la perestroïka et j’ai pu déjà consacrer
une partie de mon diplôme de fin d’études à la Jeanne d’Arc de Péguy. Ensuite, mon
directeur, malgré les hautes fonctions qu’il occupait (il était à la fois doyen
de la Faculté de philologie et secrétaire d’un des organismes du Parti), ne
pouvait pas, lui qui était un si merveilleux connaisseur et admirateur de la
littérature française, ne pas reconnaître l’importance de l’écrivain. Et c’est
la raison pour laquelle, dès qu’il eut apprécié le sérieux de mon projet de
thèse, il insista sur la nécessité de traduire Péguy en russe. Enfin, j’ai eu la
chance de rencontrer des collègues et des amis français qui m’ont fourni une
très grande quantité de documents, de valeur inestimable pour moi, aussi bien
sur Péguy lui-même que sur la critique française. Et je veux, en premier lieu,
remercier de cela Françoise Gerbod, Yves Avril, Jean Bastaire, Robert Burac et
bien d’autres.
Néanmoins, il était
certainement encore trop tôt à cette époque pour parler d’une édition de Péguy
en russe. Pour la majorité des chercheurs, des éditeurs, des rédacteurs,
« nourris » par la Grande
Encyclopédie Soviétique (éd. de 1955) et l ‘Histoire de la littérature française,
publiée par l’Institut de littérature mondiale Gorki (Edition de l’Académie des
Sciences de l’URSS, Moscou, 1959), Péguy restait un écrivain dont l’œuvre
« prenait une coloration catholique, chauviniste, revancharde,
mystique… ». Indiquons tout de même que les lecteurs et chercheurs
persévérants et curieux pouvaient obtenir une information infiniment plus
intéressante et objective, même s’ils ne connaissaient que le russe. D’abord,
dans les remarques de T. Motyliova, mentionnées par Danielle
Bonnaud-Lamotte ; ensuite, dans deux articles, de mon point de vue, plus
intéressants encore que les remarques citées, l’un de Gershon Seliber,
« Charles Péguy », publié en 1915 dans La Pensée Russe et conservé à la
Bibliothèque Nationale de Saint-Pétersbourg ; l’autre, intitulé également
« Charles Péguy », de Maximilien Volochine, célèbre poète russe du
début du XXe siècle, et qui fait partie du recueil d’articles Visages de Paris, publié après sa mort
d’après le plan établi par lui-même pendant et après la guerre (article inséré
dans Maximilian Volochine, Prose
autobiographique, Moscou, 1991)
Bien sûr, un article écrit
par un poète et un artiste ne peut prétendre à l’analyse objective qu’on peut
exiger d’un chercheur et d’un critique. Cet article contient des jugements qu’il
m’est assez difficile d’accepter. En particulier, Volochine écrit que le sens de
l’histoire de la France se limite pour Péguy aux deux « grandes bergères », sainte
Geneviève et sainte Jeanne d’Arc. Mais il est tout à fait évident que dans cet
article Péguy est présenté au lecteur dans toute la diversité, l’ambiguïté et le
tragique de sa vie et de son destin, et que cette image est bien loin de celle
que nous avions trouvée dans les manuels académiques.
L’article de Seliber se
distingue justement par une fine analyse digne d’un critique professionnel.
L’auteur s’y arrête, bien que brièvement, sur presque tous les points essentiels
de l’œuvre et de l’évolution de l’écrivain qui, d’une façon ou d’une autre, ont
intéressé et intéressent les péguystes. Il est important de noter que Seliber a
su comprendre l’unité intérieure de Péguy malgré ses contradictions apparentes
et l’a fait apparaître de façon convaincante.
Bien sûr, il fallait, pour
trouver les articles de Volochine et de Seliber, explorer les catalogues
spéciaux et les commander à un fonds secret de la bibliothèque, si bien qu’il
serait absurde de supposer qu’ils aient pu être connus du grand
public.
Ainsi, pendant la période
soviétique, Péguy ne pouvait être traduit ni publié dans notre pays, car il
était trop « à droite » pour la censure
soviétique.
Vint la perestroïka, et notre marché du livre
fut inondé d’un flot de littérature dont auparavant nous ne pouvions que rêver,
que l’on lisait la nuit en cachette, qu’on importait clandestinement de
l’étranger, et dont la lecture et l’importation valurent à beaucoup de gens de
longues années de prison. Certes, la demande la plus importante concerna les
publications des anciens émigrés, des dissidents, des marginaux, bref de tous
ceux qui auparavant étaient interdits. Mais l’heure de Péguy n’était pas encore
venue. Bien que beaucoup de chercheurs en France aient fait de Péguy, non sans
raison, un « écrivain-dissident » (rappelons le colloque sur
« Les écrivains de la dissidence », qui se tint à Orléans en 1985),
pour le lecteur ou plutôt pour l’éditeur russe, se révélaient d’autres traits de
sa personnalité. Rappelons ce
passage de l’Histoire de la littérature
française : « Au
début, Charles Péguy appartenait à la tendance démocratique de la littérature
[…] il prit part au travail de propagande socialiste à Paris et à Orléans, fit
paraître des articles de polémique dans des revues de tendance socialiste comme
la Revue Socialiste et la Revue Blanche […] Les premières œuvres
de Péguy, qui correspondent à sa période de plus grand rapprochement avec le
parti socialiste, ont des traits communs avec les œuvres du Romain Rolland des
années 90. » Pour le lecteur post soviétique chacun des éléments de
cette description produisait un effet détestable. Les notions de démocratie et de socialisme, qui avaient, pour n’importe
quel lecteur français ou européen, une résonance tout à fait différente,
normale, et désignaient des moments objectifs de l’évolution politique, étaient
pour nous parfaitement odieuses, et même la comparaison avec Romain Rolland,
dont les lecteurs soviétiques avaient en leur temps été abreuvés, n’était pas
mise au crédit de Péguy. Ainsi, pour la perestroïka et la période qui suivit, il
apparaissait comme trop « à gauche ».
Aujourd’hui le marché du
livre en Russie a atteint un certain équilibre. L’enthousiasme pour tout ce qui
était interdit est passé, l’intérêt se porte davantage sur la littérature
ésotérique, philosophique, que nos lecteurs ne connaissaient pas ou
connaissaient peu. Et voici qu’il y a deux ans, à l’un des colloques annuels
organisés par le Centre Jeanne d’Arc-Charles Péguy de Saint-Pétersbourg, était
présent Sergueï Fokine, spécialiste d’Henri Bataille et rédacteur scientifique
à Naouka, la maison d’éditions
académiques la plus sérieuse et la plus connue en Russie. C’est lui qui prit
l’initiative de proposer à son directeur une édition de Péguy, et quand il eut
reçu un accord de principe, il s’adressa à moi pour me diriger et établir cette
édition. Je me trouvai alors devant un choix délicat : que devait-on, en
premier lieu, publier de Péguy ?
D’abord je songeai à une anthologie faite de différents extraits de
l’œuvre, c’est-à-dire, donner un peu de tout pour montrer au lecteur, peu
familier de l’écrivain, toute sa diversité. Mais il existe déjà une anthologie
en russe, de dimension réduite il est vrai, et, de plus, publiée en
Angleterre : la petite brochure Vérités fondamentales, parue à Londres
en 1992. Aussi, après en avoir
discuté avec ceux de mes collègues russes qui devaient participer à la
traduction, et avec mes collègues français, j’ai décidé de m’arrêter aux œuvres
que nous estimions les plus représentatives de Péguy poète et de Péguy
philosophe et journaliste. Et c’étaient bien sûr Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc
et Notre Jeunesse. Beaucoup de
raisons justifient ce choix. Les deux œuvres datent de 1910, qui est un des
grands moments d’épanouissement de la création de Péguy, et elles sont liées
l’une à l’autre par une logique intérieure, car, dans une large mesure, Notre Jeunesse est une réponse à la
réaction qui suivit la parution du Mystère. Il était très important de
montrer aux lecteurs, ignorant complètement l’œuvre de Péguy ou ne la
connaissant que par des on-dit, qu’il s’agissait là non seulement d’un
journaliste, d’un pamphlétaire, ce qu’on appelle un auteur engagé, mais aussi
d’un poète au talent original. En outre, il me paraissait évident qu’on ne
pouvait présenter Péguy sans Jeanne d’Arc.
En ce qui concerne Notre Jeunesse, Péguy est là, tout
entier : son style, ses souffrances, son destin. Il est intéressant de
remarquer que Gershon Seliber, dont nous parlions plus haut, qui s’arrête sur
les moments cruciaux dans l’évolution de la vision du monde de l’écrivain, cite
sans cesse cette œuvre. Et effectivement, tout ce dont il est impossible de ne
pas parler quand on parle de Péguy – la République, l’Affaire Dreyfus, la
politique et la mystique, le monde moderne, le parti intellectuel, les Juifs,
les catholiques, Bernard-Lazare, Jaurès -, tout cela se trouve dans Notre Jeunesse. En outre, les deux
œuvres, bien qu’elles aient été composées à la fin de sa vie, nous renvoient à
la jeunesse de Péguy et présentent ainsi un très vaste échantillon de sa vie et
de sa création. Pour moi, qui suis responsable de l’introduction et des
commentaires de Notre Jeunesse, c’est
une magnifique occasion d’initier le lecteur à l’univers de Péguy. C’était une
tâche à la fois gratifiante et difficile, parce que d’une part il est hors de
question de transformer l’introduction en une thèse, et que d’autre part il est
malaisé de s’arrêter et de se limiter, si l’on est tant soit peu informé de
l’œuvre de Péguy et qu’on a à en faire une première présentation. Je remarquerai
ici qu’une telle tâche ne pouvait être réalisée que dans le cadre des éditions
Naouka, qui, comme la Pléiade, consacrent une place importante à l’introduction
et aux commentaires.
Ainsi s’est formé le projet
d’un livre dont le titre sera : « Charles Péguy : Mystère de la charité de Jeanne d’Arc. Notre
Jeunesse », et qui comportera une introduction d’environ 80 pages,
suivie de la traduction des deux œuvres, d’après l’édition de la Pléiade, et
de commentaires. La traduction
poétique du Mystère est assurée par
Eléna Djoussoieva et les commentaires sont dus à Anna Vladimirova. La traduction
de Notre Jeunesse est l’œuvre
d’Elizaveta Leguenkova.
Bien qu’un lecteur russe
attende autre chose de « commentaires » qu’un lecteur français, j’ai trouvé
une aide inappréciable dans les notes de Robert Burac pour l’édition de la
Pléiade et celles de Jean Bastaire pour Notre Jeunesse (Gallimard, 1993). Qu’ils
trouvent ici l’expression de ma reconnaissance.
Je ne voudrais pas terminer
sur une note un peu triste. Et pourtant je dois dire que la publication de ce
livre, comme il arrive souvent, traîne en raison des difficultés financières de
la maison d’édition. Mais l’édition est déjà en cours et à notre retour en
Russie nous en trouverons les épreuves.
Il est donc très vraisemblable que le livre paraîtra dès cette
année.
Je donne la parole aux auteurs de
la traduction et des commentaires, qui vont vous parler de leur
travail.
La traduction de Péguy en russe
II
Elizaveta
Leguenkova
Université des Sciences
humaines et sociales
Saint-Pétersbourg
Comme nous l’avons vu, en
Russie, on traduisait très peu Péguy, et d’une manière fragmentaire. Il n’existe
donc aucune traduction complète d’une seule de ses œuvres. Les raisons en sont
multiples, la principale étant idéologique. Mais il y a d’autres raisons, en
particulier celle qui vient des problèmes que pose le texte même. Péguy est un
auteur difficile.
A notre connaissance, il y a
deux traductions en russe de fragments de Notre Jeunesse. La première est l’œuvre
d’un contemporain de Péguy, Gershon
Seliber, qui
publia dans la revue Русская
мысль
(« La Pensée russe ») un article qui rend hommage à l’écrivain
français récemment tombé au champ d’honneur lors de la bataille de la Marne.
S’étant donné pour tâche de relever les grandes orientations des différentes
périodes de l’activité littéraire et journalistique de Péguy, l’auteur analyse
notamment L’Argent, De la situation faite
au parti intellectuel dans le monde
moderne et Notre Jeunesse. Il
cherche à donner au lecteur russe une image de Péguy qui soit la plus exacte
possible et recourt donc à d’abondantes citations de ses œuvres. Il traduit
environ 5 pages de Notre Jeunesse,
consacrées aux problèmes du socialisme, de la mystique et de la politique, du
monde moderne. C’est-à-dire qu’il choisit dans Notre Jeunesse les
passages les plus représentatifs au sens sociologique et philosophique.
Caractérisant l’œuvre de
Péguy, il écrit : « D’après leur
structure, ainsi que d’après la méthode de la présentation, les œuvres de Péguy
n’ont pas de caractère scientifique ; c’est l’œuvre d’un journaliste, d’un
polémiste et d’un moraliste, les positions
exprimées ne sont pas toujours démontrées, leur style est particulier,
avec quantité de répétitions, et il peut arriver qu’un lecteur qui lit pour la
première fois une œuvre de Péguy quelle qu’elle soit, doive, pour suivre
attentivement ses idées, surmonter quelques obstacles ; en revanche, quand
il se sera familiarisé avec la manière de l’écrivain, il pourra voir entre les
lignes le philosophe, le vrai
philosophe. » Seliber sent que les œuvres de Péguy n’ont pas
un caractère proprement scientifique mais comme il voit en lui avant tout un
philosophe, il semble oublier dans sa traduction que l’écrivain français était
en outre un poète remarquable et que ses écrits, qui ne cherchaient pas à coller
à l’actualité, étaient en réalité des œuvres d’art destinées à demeurer
éternellement. Sa traduction se distingue donc par une exactitude minutieuse,
parfois même excessive, mais néglige souvent le caractère imagé qui est le
propre des œuvres de Péguy. On peut le sentir notamment dans la traduction de ce
passage : «
La vie suit son train. L'action suit son
train. On regarde par la portière. Il y a un mécanicien qui conduit. Pourquoi
s'occuper de la conduite. La vie continue. L'action continue. Le fil s'enfile.
[...] Et continuant, les mêmes personnes, […] le même appareil, les mêmes
meubles, les habitudes déjà prises, on ne s'aperçoit pas que l'on passe par dessus ce point de discernement.
D'autre part, par ailleurs, extérieurement, les événements ont marché.
Et l'aiguille est franchie ». Il s'agit ici de la transformation
de la mystique
en politique, que le monde moderne ne peut percevoir : Péguy crée l’image
du train, qui roule sur les rails, et des voyageurs qui confient leur destinée
au mécanicien sans plus se soucier de rien et sans remarquer que
l’aiguillage a été modifié et que
le train a changé de direction. En traduisant littéralement ce fragment,
l’auteur russe a exclu cette magnifique métaphore de la vie comparée à un train
qui roule. Et tout le fragment a perdu sa beauté poétique.
Cela dit, le désir de garder
intacte l’idée de Péguy sans la déformer par une interprétation personnelle,
rend la traduction de Seliber assez fidèle. Ainsi, proposant l’équivalent russe
des termes “intemporel, primaire, monde
moderne”, il renvoie en bas de page
à l’original français. L’interprétation russe de certaines notions de Péguy
semble réussie. Naturellement,
Seliber ne se proposait pas de donner une traduction littéraire, la
traduction même étant pour lui non un but en soi, mais un matériau pour une
analyse critique des œuvres de l’écrivain.
Les péguystes français
connaissent déjà une autre traduction russe de fragments de l’œuvre de Péguy,
traduction qui présente notamment des extraits de Notre Jeunesse (voir le bulletin n° 63 de l’Amitié Charles Péguy ainsi que la
présentation d’Yves Avril et Jean Bastaire). De Notre Jeunesse, Lilith Jdanko a traduit
en tout une quinzaine de pages environ, quelques fragments qui caractérisent la
génération de Péguy, son socialisme, la mystique républicaine et l’inquiétude
juive. La traduction de l’auteur israélite est beaucoup moins archaïque que
celle de Seliber et a plus de mérite littéraire, mais elle n’est pas néanmoins
toujours satisfaisante. On en a un exemple dans le fragment consacré à la
destinée des Juifs. Dans Notre
Jeunesse, Péguy présente une
analyse philosophique de la conscience collective, vieille de cinquante siècles,
du peuple juif, et cette analyse surprend par sa finesse, sa beauté, la force du
sentiment et de la pénétration. Il crée une forme poétique, où tout est
équilibré et profondément calculé,
depuis le choix du lexique jusqu’aux citations de Victor Hugo. Le style de
Péguy, comme le remarque Tatiana Taïmanova, peut se comparer à un ressort qui se
détend, les intonations juives qu’il parodie au début du fragment se
transforment progressivement en un chant poétique. Mais la traductrice, malgré
quelques heureuses trouvailles, n’a pu éviter tous les pièges de la traduction,
et l’impression finale que laisse le fragment fait regretter l’absence de ce
pathétique qui appartient en propre à ce passage.
En parlant de nos
prédécesseurs, nous avons déjà noté certaines difficultés auxquelles se heurtent
tous les traducteurs de Péguy. Il y
a d’abord les difficultés dues au choix du lexique : il est assez difficile, par
exemple, de rendre en russe d’une manière adéquate cette notion-clé qu’est, chez Péguy, le «
modernisme
», étroitement liée à la
notion de « monde
moderne ». De même, pour l’adjectif «
temporel » dans son sens de
«
terrestre
» et
opposé à l'intemporel, le dictionnaire Robert
propose plus de 10 synonymes, tandis que le dictionnaire russe correspondant
n’en compte que 8. Soulignons que la plupart des dictionnaires russes de
synonymes furent publiés à l’époque soviétique et sont très défaillants pour
certaines catégories du lexique, et
en particulier le vocabulaire religieux et chrétien. C’est pourquoi nous avons
dû avoir souvent recours pour la traduction à des dictionnaires datant d’avant
1917.
Autre problème au niveau de
la langue : par exemple, dans les textes de Péguy, l’excès des pronoms, tout à
fait anormal en russe. L’antécédent et le pronom, soit personnel conjoint, soit
adverbial, sont souvent tellement éloignés qu’il a fallu les remplacer par les
noms correspondants pour ne pas altérer le sens.
La syntaxe de Péguy présente
aussi des difficultés. Les textes abondent en passages faits d’une proposition
finie, longue de quelques pages. Prenons comme exemple le morceau sur « le prix de l’événement » (pp. 58-59
de l’édition Gallimard, 1933) : « Que certains événements soient d’un certain
prix [...] c’est certainement peut être le plus grand mystère de l’événement, le
plus poignant problème de
l’histoire. »
Dans le fragment, Péguy utilise 12
fois la conjonction «
que »,
qui commence 12 subordonnées ponctuées par un point-virgule. Nous avons
tenu à garder cette particularité de son écriture, nonobstant une certaine
lourdeur de la phrase russe.
Toutes ces difficultés sont
proprement techniques. En général, tous les textes de Péguy sont difficiles à
traduire, et Notre Jeunesse en ce
sens ne fait pas exception. On peut aussi bien définir cette œuvre comme un
essai philosophique, ou comme une étude historique, ou même comme un pamphlet politique, ou comme un
dialogue, ou enfin comme les mémoires « d’un mystique ». Des éléments
de ces différents genres y sont non seulement présents, mais ils s’y marient
entre eux, se complètent et élèvent cette œuvre proprement journalistique au niveau d’un des plus
poignants témoignages de cette époque-charnière. Dans Notre Jeunesse, Péguy passe librement du
style de l’étude scientifique à celui de l’essai, de l’article de journal à la
prose lyrique. Se trouver au rythme de l’écriture de l’auteur, aller au pas de
ses stylisations personnelles semble parfois impossible. Chaque proposition
avancée ne cesse de se préciser tout au long du texte, et aussi tout au long de
la vie de l’auteur.
Ces répétitions et
précisions, ces échos réciproques de termes éloignés dans le texte, l’abondance
des synonymes, font qu’il est plus aisé de traduire isolément une phrase, un
petit fragment que de les traduire
au sein de leur contexte. Le texte de Péguy forme un tout complexe. Il se compose de maillons
sémantiques étroitement liés entre eux. L’absence d’un maillon quelconque peut
démolir toute la structure. Et c’est ici
que réside la plus grande difficulté de la traduction. Car Péguy varie
ses termes et leurs synonymes ou, au contraire, utilise obstinément le même mot
plusieurs fois dans une même courte phrase. Cette particularité de son style
n’est pas due à la négligence mais résulte d’un calcul prémédité. Il n’y a rien
d’accidentel et toute répétition d’un terme, ou son absence, doit produire un
effet poétique. Quand on traduit
Péguy, on est toujours obligé de s’en souvenir, parfois même au détriment des
normes de la langue russe. Par exemple, quand il décrit la chambre de
Bernard-Lazare mourant, Péguy utilise le mot chambre 8 fois de suite, le mot mémoire apparaît deux fois dans la même
proposition, et 4 fois l’adjectif «
rectangulaire
» à l’intérieur de deux
phrases successives. Ces répétitions créent un certain rythme et un certain
pathétique, qui à leur tour font naître dans la conscience du lecteur l’image
d’une structure rigide représentant
l’endroit décrit.
Les difficultés et les
exemples cités n’épuisent pas toute la gamme de réflexions que le travail sur la
traduction de Notre Jeunesse pourrait
susciter. Notre tâche de traducteurs était, en s’appuyant sur l’expérience,
réduite mais instructive, de nos prédécesseurs, de faire parvenir au lecteur
russe non seulement l’essentiel de la pensée de Péguy penseur, philosophe et
moraliste, mais de tenter en outre de donner une idée de son style d’écrivain et
de poète. Et cette deuxième partie de notre tâche était la plus difficile. Comme
l’écrivait un nos plus grands poètes du début du XX siècle, Maximilian
Volochine: « De la profondeur de sa
solitude, Péguy [...] ne pouvait pas se contenter d’observer l’altération du
monde dans le regret et le silence :
il lui fallait enseigner, convaincre. Le style de ses articles et de ses
poèmes en témoigne. C’est ainsi que parle celui qui s’adresse à une foule
immense, qui doit clamer chaque mot. Il répète instamment des dizaines de fois
la même phrase, le même vers, la même image, changeant peu à peu tel ou tel mot,
substituant un nouveau synonyme, une nouvelle idée, une nouvelle nuance, en intensifiant toujours le sens,
comme s’ il avait besoin de faire pénétrer
son idée au plus profond de l’entendement de ses auditeurs. Cela peut
paraître lourd, monotone, mais c’est en cela que réside son immense force de
conviction, et ses poèmes en
acquièrent un pouvoir hypnotisant et ressemblent à ces interminables litanies de
l’Eglise ».
Nous avons voulu dans notre
traduction garder cette particularité du style de Péguy et présenter l’auteur de Notre Jeunesse au lecteur russe non pas
simplement comme un journaliste mais aussi comme un poète et prophète. Au
lecteur de juger si la traduction est réussie. On connaît le mot de Heine
: «
La traduction ressemble à la
femme : si elle est belle, elle est
infidèle,
si elle est fidèle, elle est
laide.»
III
Université d’Etat de
Saint-Pétersbourg
Quand il s’agit de commenter tel ou tel texte littéraire, il est nécessaire avant toute chose de définir le type de lecteur auquel ce commentaire est destiné. Tout dépend aussi du type d’édition. La maison d’édition qui doit publier Charles Péguy s’adresse à ceux qui s’intéressent à la littérature française, philologues, spécialistes de littérature, mais aussi à toute personne qui aura ce livre entre les mains.
Les explications que demandent le lecteur russe et le lecteur français, sont en grande partie les mêmes, mais la Russie a sa spécificité, surtout quand il s’agit d’un écrivain comme Péguy.
S’il faut répartir en différentes rubriques les commentaires sur le Mystère, il est nécessaire d’abord de préciser quelques petites choses concrètes, comme certaines réalités historiques et géographiques. Par exemple, en Russie, il y a bien peu de gens qui savent où se trouve le Mont-Saint-Michel, et a fortiori qu’au sommet de ce mont s’élève la statue de saint Michel et qu’à l’époque de Jeanne d’Arc il y avait à côté un petit village. Et je l’avouerai honnêtement, quand j’ai entrepris ce commentaire, je ne le savais pas moi-même. A un autre niveau, il faut savoir de quelles localités saint Michel est le protecteur. Il fallait comprendre en particulier de quoi parlait la Jeanne de Péguy. Grâce à Yves Avril, je l’ai appris et j’ai pu expliquer au futur lecteur que le nom de saint Michel était aussi celui d’un petit village non loin de Domremy.
Même chose pour l’histoire. Ces dernières années ont vu renaître en Russie l’intérêt pour l’histoire, et surtout, bien sûr, pour l’histoire nationale, mais on ne peut pas dire que nous connaissions bien l’histoire de France. Par exemple, le nom de Charlemagne est connu, surtout de réputation, mais il fallait expliquer pourquoi c’est justement ce nom que mentionne Jeanne et non celui de n’importe quel autre souverain français. A un niveau plus élevé : il ne s’agit pas de savoir qui était saint Louis du point de vue historique, mais pourquoi il était important pour la Jeanne de Péguy.
En ce qui concerne Jeanne d’Arc elle-même, il est évident que l’héroïne nationale de la France est connue en Russie. Pourtant, on n’exagérera pas beaucoup en disant que seuls sont connus son nom et quelques grands épisodes de son histoire – le couronnement de Charles, son rôle dans la libération du pays de l’occupation anglaise, les noms des villes attachées à son épopée, comme Orléans ou Reims. On peut assurer que la figure de Jeanne est entrée dans la conscience russe plus par la littérature que par l'histoire. En outre, l’épopée de Jeanne n’était considérée à l’époque soviétique que comme un exemple de patriotisme, exclusivement. Certes, il n’y a rien de mal à éduquer le sentiment patriotique, bien au contraire, mais à l’époque soviétique le patriotisme avait un caractère particulier dont je me contenterai de dire qu’il ne s’agissait que de s’oublier soi-même au profit des intérêts de l’Etat. Comme on le disait dans une poésie : « Pense d’abord à la patrie, ensuite à toi. »
Revenons à Jeanne. Dans les commentaires, il fallait éclairer de nombreux détails de la vie de Jeanne : quelques noms propres, ceux des amies de Jeanne, Hauviette et Mengette, le nom de son cousin, ou, comme elle l’appelle, de son oncle Durand Lassart. Il était également indispensable de montrer que Madame Gervaise n’est pas un personnage réel mais une figure littéraire collective. Tout cela impliquait une documentation et présentait donc des aspects techniques, d’ailleurs très intéressants et instructifs.
Les commentaires devenaient absolument indispensables pour les questions touchant le domaine religieux.
Ainsi, la Russie ignore les noms de quantité de saints catholiques, comme saint Denis, saint Remi, etc… Je voudrais faire remarquer que dans la mesure où le catholicisme existe depuis longtemps en Russie, il existe aussi une tradition d’écriture (transcription) des noms des saints catholiques : ainsi Denis est écrit Dionysos. Les invocations des litanies à la Vierge Marie, comme Rose Mystique ou Tour d’Ivoire, demeurent, pour le lecteur russe, incompréhensibles alors que, pour un catholique, elles sont parfaitement naturelles.
Cependant, ce n’était pas ce travail, inhérent à tout commentaire, qui présentait la principale difficulté. Le texte du Mystère est rempli de citations, explicites ou cachées, d’allusions à la Bible, Ancien et Nouveau Testament. Et pour expliquer pourquoi c’est précisément cet aspect qui est le plus complexe, il faut se pencher sur la conscience religieuse de la Russie et sur son évolution à la fin du XXe siècle.
Il n’est certainement personne qui ne connaisse les pages tragiques de l’histoire de l’Eglise orthodoxe russe. De grandes églises, mais aussi de toutes petites et toutes modestes églises de campagne ont été détruites, à moins qu’on y ait installé des entrepôts, des salles de cinéma, des clubs où bien souvent on faisait de la propagande pour l’athéisme. Les prêtres furent arrêtés par les autorités et sauvagement massacrés par des foules que la certitude de l’impunité rendait folles. Tout cela se faisait ouvertement. Mais la tragédie se déroulait aussi à couvert, à l’intérieur de beaucoup de familles. Par exemple, il est bien connu, et même par la littérature, que le fils devenu adulte pouvait sous les yeux de sa mère croyante, arracher du mur les icônes familiales et les débiter à la hache. On se souvient de « La Mort de la pionnière » d’Edouard Bagristki, un poète de talent : la mère d’une jeune fille qui se meurt de la scarlatine, la supplie de mettre à son cou sa croix de baptême. Mais la jeune fille lui répond en faisant le salut pionnier. Si triste que cela soit, le poème est écrit avec
talent et peut faire naître l’émotion. On y trouve des vers qui sont devenus des classiques de la littérature soviétique :
Sur une vaste place on nous
a massacrés.
L’exemple de la jeune
pionnière était considéré comme le prolongement du passé héroïque de nos pères
et nous était proposé dans mon enfance comme une chose digne d’être imitée ,
comme un authentique héroïsme. Evidemment, l’exaltation d’actes semblables
visait à la destruction des traditions familiales, à l’éducation d’hommes sans
racines, auxquels il était facile d’inculquer n’importe quelle idéologie.
Si, pendant la Seconde
guerre mondiale, les persécutions contre l’Eglise furent suspendues, bien que la
politique générale du pouvoir n’eût pas changé, en revanche à l’époque de
Khrouchtchev, période connue dans l’histoire de l’idéologie soviétique sous le
nom de « dégel », l’attitude à l’égard de la religion se durcit à
nouveau. Ce qui se refléta dans la conscience et le comportement des gens. Un rude moujik, récit de Vassili
Chouchkine, écrivain, acteur et metteur en scène bien connu, est à cet égard
caractéristique : le héros du récit veut détruire une petite église, très
belle, qui se trouve près de son village, pour construire une porcherie en
briques. Son argument est que cette église est de toute façon vide et ne sert à
personne.
La situation commence à
changer avec la perestroïka. Voici
que le Président Eltsine estime indispensable d’assister aux solennités
religieuses, et que le Président Poutine fait le signe de la croix. Beaucoup de
gens maintenant fréquentent les églises. Mais on ne peut affirmer avec certitude
que c’est la foi qui les y conduit. Dans une certaine mesure c’est une mode, un
changement d’habitudes. Ainsi,
aujourd’hui, comme par le passé, la coutume est de se rendre au moment des fêtes
sur la tombe de famille, d’y boire et d’y manger un morceau. Aujourd’hui, il est normal de passer à l’église. Ce
qui n’a pas grand chose à voir avec la foi, bien qu’il n’y ait rien de mal à ces
pratiques : il est possible que, dans la génération suivante, la coutume
engendrera la
foi.
Malheureusement, on ne peut
pas ne pas remarquer qu’avec la fin du siècle est apparu un intérêt pour tout ce
qui est extranaturel, et l’intérêt pour la religion y voisine avec la foi dans
les extraterrestres ou les mondes parallèles, les tireuses de cartes et les
prophétesses, les sorts et le « mauvais œil ». Rappelons-nous que dans
la France de la fin du XIXe et du début du XXe siècles on observa un semblable
attrait pour les sciences occultes et la magie noire. Dans une Russie épuisée
par des décennies de matérialisme primitif, cette attirance pour diverses
manifestations miraculeuses est plus que compréhensible.
L’ignorance des textes
saints en Russie vient aussi de ce que, jusqu’à maintenant, les offices se font
en slavon, qui est tout à fait inaccessible à l’homme de notre temps. Depuis
longtemps déjà on débat de la nécessité et de la possibilité de passer au russe,
mais les autorités de l’Eglise ont à l’égard de telles propositions une attitude
tout à fait négative. Il faut d’ailleurs ajouter que, en général, l’Eglise
orthodoxe se montre actuellement trop fermée et éloignée de la vie quotidienne
de l’homme ordinaire.
On peut dire que l’Eglise
orthodoxe d’aujourd’hui souffre des mêmes défauts dont Péguy en son temps
accusait l’Eglise catholique : trop d’attention à l’aspect extérieur, au
rituel, au détriment du contenu spirituel. N’est-ce pas de cela que parlait le
Christ lorsqu’il dénonçait les pharisiens ?
Tout cela pour faire
comprendre pourquoi les explications portent sur les détails les plus simples et
les plus évidents, et pourquoi ces détails occupent une grande partie de mon
commentaire.
J’ai eu également à résoudre
une question, très importante précisément pour le commentaire de Péguy. Quelles sources utiliser, pour éviter de
se noyer dans des précisions et des débats théologiques et rester dans un cadre
ni trop strictement catholique ni trop strictement orthodoxe, mais finalement
œcuménique? Et là, j’ai bénéficié d’une aide considérable avec l’édition savante
et commentée du Nouveau Testament, faite par le grand théologien qu’était le prêtre Alexandre
Men. Bien qu’il fût prêtre orthodoxe, sa conception du christianisme débordait
les cadres de telle ou telle doctrine concrète chrétienne, et c’est la raison
pour laquelle il était tout à fait suspect aux organes de sécurité de l’Etat
aussi bien qu’aux autorités de l’Eglise. Men était un homme étonnant, d’une
beauté extraordinaire, avec un visage de prophète biblique, et quand il
officiait dans sa petite église, presque une église de campagne, son visage, ses
yeux, rayonnaient de lumière et de joie, ce qui n’est pas une caractéristique
des offices orthodoxes, car pendant l’office les prêtres orthodoxes sourient
rarement. En 1991, Men fut tué d’un
coup de hache sur la tête, près de la gare de chemin de fer où il prenait le
train chaque jour pour gagner sa paroisse. Les autorités de l’Eglise ne
réagirent pratiquement pas à ce meurtre, qui était en fait celui d’un martyr
chrétien, et les autorités laïques ne trouvèrent pas l’assassin. Maintenant il
n’y a plus aucune chance de le découvrir.
Men a écrit sur l’histoire
du christianisme beaucoup d’études qui étaient connues au-delà des frontières de
la Russie, mais à l’intérieur du pays, personne, à l’exception de ses fils
spirituels, ne connaissait même son nom. Son édition du Nouveau Testament en
russe, avec un commentaire détaillé, est un travail qui ne perdra jamais de sa
valeur. Il a écrit également un livre étonnant, Le Fils de l'homme, qui résume en un
seul récit tout l’itinéraire terrestre de Jésus-Christ, et on ne peut lire ce
livre sans une profonde émotion qui va même jusqu’aux larmes. Mais les œuvres du
Père Men ne sont pas toujours recommandées par la hiérarchie
orthodoxe…
Dans la mesure où je ne suis
pas précisément une spécialiste des questions théologiques, j’ai pris l’édition
de Men, supposant que rien de ce qu’il a écrit ne peut heurter les convictions
religieuses de qui que ce soit.
Dans cette communication,
j’ai voulu montrer le caractère spécifique du commentaire d’un écrivain comme
Charles Péguy, particulièrement de son Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc, dans les conditions qui sont
celles de la Russie contemporaine, que conditionnent aussi bien le passé que le
présent de notre pays.
Trad.Y. A.
Une traduction de Péguy en russe
IV
A
propos du Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc
Elena
Djoussoïéva
Université des Sciences
humaines et sociales
Saint-Pétersbourg
Il s’est trouvé que j’avais
lu des articles critiques sur Le Mystère
de la Charité de Jeanne d’Arc avant d’avoir lu l’œuvre elle-même. J’en avais
gardé l’impression qu’il y avait dans cette œuvre deux personnages : la
toute jeune Jeanne d’Arc et la religieuse Madame Gervaise. Il me semblait que
c’étaient elles qui, tout au long du Mystère, discutaient sur les
« limites », si l’on peut dire, de la charité
chrétienne.
Quand plus tard j’ai ouvert
le livre, j’ai constaté qu’il y avait en réalité trois personnages et qu’au
début, ce n’était pas Gervaise et Jeanne qui discutaient, mais Jeanne et plus
précisément Jeannette, et son amie Hauviette, et, de plus, quand il s’agissait
de Madame Gervaise, c’était Hauviette qui réprouvait sa conduite et non Jeanne.
La confrontation entre Jeanne et Madame Gervaise ne tient pas dans le texte
beaucoup plus de place que celle qui oppose Jeanne et Hauviette. Par contre la
partie principale du texte, celle qui est la plus poétique, la plus artistique,
c’est la description du chemin de croix du Sauveur.
Le plus surprenant, c’est
que ce récit ne sort pas de la bouche de Jeanne mais de celle de Gervaise, qui
en parle comme un témoin oculaire. C’est à cette étape de ma lecture qu’une
phrase d’Hauviette, prononcée comme en passant, est revenue à ma
conscience : « Je suis
une fille qui voit clair. » (p.
21 et 33 de l’éd. Gallimard, 1943). En quoi consiste donc sa clairvoyance ?
Prévoit-elle les événements, l’avenir héroïque et tragique de Jeanne ? Non.
Mais elle voit comme dans un livre ouvert les mouvements intérieurs de son
âme.
Aussi étrange que cela
puisse paraître, Madame Gervaise est douée de cette même faculté. C’est
pourquoi, comme elle le dit elle-même, elle a répondu si vite à l’appel de
Jeanne, à qui, au risque de la faire souffrir, elle essaie d’expliquer ses
contradictions intérieures, ses émotions douloureuses, les mêmes qu’elle avait
personnellement éprouvées avant de prendre le voile. Cette faculté apparaît
d’une manière encore plus évidente dans le monologue de Madame Gervaise méditant
sur la vie du Christ. Elle commence par chercher à comprendre ce qui a provoqué
cette effroyable clameur ultime de Jésus sur la croix. Elle paraît incarner le
Crucifié Lui-même, voyant de ses propres yeux et son berceau d’enfant et le
tombeau de Joseph d’Arimathée, où l’on déposera comme dans « le dernier berceau de tout homme »
(p.100) Jésus à la fin de Sa vie terrestre, c’est-à-dire au début de Sa vie
éternelle, et cette éternité même qu’Il contemple est à la fois à son
commencement et à sa fin et aussi en son milieu.
Mais ce n’est pas encore la
limite. Dans le récit de Madame Gervaise apparaît la Vierge Marie et, à ce
moment, on oublie complètement Madame Gervaise. Tout ce qui se passera ensuite,
on le voit et on le vit de la même façon que le voit, le vit et le sent la
Vierge Marie. Et à son tour celle-ci voit tout ce qui arrive à Jésus, comme si cela lui arrivait à
elle-même : sa gorge est sèche, comme la gorge du Sauveur ; elle
souffre de ses cinq plaies, son cœur se déchire comme celui de Jésus brûlant
d’amour pour les hommes, pour ceux qui, l’instant d’avant, l’aimaient et
maintenant le chassent, pour ceux aussi qui le crucifient tout simplement parce
que c’est leur métier, sans éprouver aucun mauvais sentiment à son égard ;
son cœur se déchire comme le cœur de Jésus, déchiré d’amour pour cet être
contradictoire qu’est l’être humain.
Et effectivement, chaque
personnage du Mystère de Péguy est
rempli d’amour, mais aussi des contradictions qui l’empêchent de comprendre
l’autre jusqu’au bout. Mais ce sont les contradictions intérieures, les
faiblesses humaines et non les dogmes extérieurs et formels qui parachèvent
l’amour et la charité.
Ainsi Hauviette aime Jeanne
en dépit de leurs différences, mais elle ne peut pardonner à Madame Gervaise
d’avoir abandonné sa mère. D’autant plus qu’elle éprouve la douleur de la
vieille femme, de l’intérieur, comme si c’était sa propre douleur. Quand
Hauviette la voit courir toute courbée avec les gens du village pour y chercher
refuge dans l’île et se cacher des soldats pillards, elle en a une telle honte
et une telle douleur qu’elle voudrait lui « prêter des enfants » (p.
38).
Gervaise accepte à la fois
Hauviette et Jeannette, quoiqu’elle sache qu’Hauviette s’est détournée d’elle et
que Jeannette n’est pas d’accord avec elle ; mais la religieuse ne peut
accepter ni aimer les pécheurs condamnés à l’Enfer.
Jeanne accepte Hauviette et
Madame Gervaise, quoiqu’elle se refuse à rejeter les pécheurs, même damnés,
qu’elle les aime et est prête à sacrifier son propre corps et sa propre âme pour
les sauver. Mais elle n’accepte pas les premiers saints, les plus grands, les
Apôtres à qui elle ne pardonne pas leur lâcheté, leur manque d’amour pour le
Christ et leur manque de foi aux jours de Son martyre et de Sa mort
terrestre.
Il y a aussi des
contradictions dans les relations entre Jésus et la Vierge : elle a été
heureuse et fière de lui pendant qu’il était ou semblait être pareil aux autres.
Mais, quand il a commencé sa mission, c’est son martyre à elle, son propre
chemin de croix qui a commencé. En revanche, Jésus, ce fils si aimant soit-il, a
abandonné sa mère pour le service de Dieu, de même que plus tard le fera
Gervaise, et plus tard encore, Jeanne elle-même. Il y a une antithèse implicite
entre Dieu le Père et Notre Dame. A l’un, Jésus apporte le bouquet des âmes
qu’il a sauvées, à l’autre il n’apporte que la douleur inexpiable, il lui
apporte « d’être Notre Dame des Sept Douleurs. »
(p.148)
Et cependant ils sont tous
liés ensemble, ils sont réunis par les liens de l’amour charitable, de cette pietas, piété qui fait pleurer le Christ
crucifié, moins sur Sa mère et Ses disciples dont Il n’est séparé que par un
temps très court, par un délai terrestre, que sur Judas qui l’a trahi et qui est
donc condamné à être séparé de Dieu pour l’éternité, qui est condamné à
« l’Absence éternelle »
(p.80) Même Jésus-Christ ne peut l’aider, et c’est pourquoi Il pousse son
effroyable cri. C’est la cause de son désespoir : Il ne peut sauver les
pécheurs damnés qu’Il continue à aimer toujours (Péguy ne cite nulle part les
paroles de Jésus : « Mon
Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », tandis qu’il
introduit beaucoup d’autres citations des Evangiles dans le texte du Mystère).
C’est ici que réside à mon
avis l’idée centrale du Mystère : les liens de l’amour sont
des liens indissolubles. Ainsi Jeannette continue-t-elle à aimer ses parents et
ses proches, bien qu’elle les trouve lâches parce qu’ils ne veulent pas
« tuer la guerre » (p.71 et 74-75). Madame Gervaise aime toujours
Hauviette et tous les gens du village bien qu’ils se soient détournés d’elle.
C’est de ce lien indestructible que témoigne la dernière didascalie du Mystère : « Madame Gervaise était sortie. Mais elle
rentre avant que l’on ait eu le
temps de baisser le rideau. » (p.206).
Quand on comprend cela, on
découvre qu’il ne s’agit pas de trois personnages ni même de cinq (si l’on
compte le Christ et la Vierge), puisque tout cela est vu par les yeux ou plutôt
par le cœur de Péguy et aussi à travers les rêves de Marcel Baudoin, à qui le Mystère est dédié. Ce qui fait lire avec
d’autres yeux la dédicace : « Non seulement à la mémoire, mais à
l’intention de Marcel Antoine Baudoin… »
Ce chœur de personnages
mystérieux qui s’entrelacent dans une couronne de fleurs comme le chœur des
anges au-dessus du berceau de Jésus, s’enrichit encore d’une mélodie également
pleine d’amour.
Le Mystère s’ouvre, avant même
l’énumération des personnages, sur la description étonnante des bords de la
Meuse : « 1425./ En plein été.// Le
matin, Jeannette, la fille à Jacques d’Arc, file en gardant les moutons de son
père, sur un coteau de la Meuse. On voit au second plan, de la droite à la
gauche, la Meuse parmi les prés, le village de Domremy avec l’église, et la
route qui mène à Vaucouleurs. A la gauche, au loin le village de Maxey. Au fond
les collines ; en face : blés, vignes et bois ; les blés sont
jaunes. »
A l’intérieur du Mystère même, nous entendons à nouveau
Jeanne louer les champs de blé et les vignes, le pain et le vin, le corps et le
sang du Sauveur. Et les dernières paroles du Mystère, dites par Jeannette, sont
: « Orléans, qui êtes au pays
de Loire… ». Outre la signification symbolique et toutes les autres
significations qu’il contient, le Mystère est ainsi encadré et uni par l’évocation de la beauté du
pays natal, et du monde créé par Dieu. Et cette beauté, comme le Christ, se
trouve « au milieu et tout ensemble
à l’un et à l’autre bout » du Mystère, « au milieu et tout ensemble à l’un et
à l’autre bout » de l’éternité (p.106).
Je voudrais maintenant
revenir, comme Péguy et Madame Gervaise, aux relations entre Hauviette,
Jeannette et Gervaise. Au premier abord, on peut croire qu’Hauviette et
Jeannette, amies et fillettes presque du même âge, sont plus proches l’une de
l’autre que Jeannette et Madame Gervaise. Mais on se rend compte peu à peu
qu’entre ces dernières il y a davantage de points communs. Hauviette est
équilibrée et harmonieuse, elle est abandonnée dans une confiance joyeuse à Dieu
le Père. Tandis que Jeannette et Madame Gervaise sont emportées, leurs sens sont
aiguisés et tendus à l’extrême.
Entre elles, c’est un vrai
duel. Parfois, c’est Jeannette qui fonce. Une de ses répliques est
commentée : « Comme une
attaque./ Brusquement. » (p.66). Mais ensuite l’initiative passe à
Gervaise et Jeannette se résigne. Rappelons-nous : « Madame
Gervaise : - Je sais aussi ta
souffrance nouvelle […] ; pourquoi tu m’as mandée ; pourquoi je suis
venue […] Tu as connu que tous ceux-là sont lâches, que tu avais aimés,… que tu
as aimés…” / Un mouvement de Jeannette/-“Que tu aimes, que tu aimes, que tu aimes,
ma fille, ma pauvre enfant.” / Ce mouvement de révolte tombe. » (p.73-74).
Puis les rôles s’inversent à
nouveau : « Jeannette : - Je dis seulement : Nous n’aurions pas
enduré ça. Nous n’aurions pas supporté ça. Nous n’aurions pas laissé faire ça.
Je dis : Hauviette, Mengette, la regardant brusquement droit dans les yeux.
Je dis : Vous, Madame Gervaise,
vous n’auriez pas laissé faire ça. - Madame Gervaise / chancelant
soudain sous cette poussée, sous cette invasion, sous cette attaque ;
directe ; sous cette révélation de la pensée la plus secrète. Elle tremble.
Elle rougit brusquement. Un éclair dans les yeux. Puis elle parle pour se
rassurer. Elle éteint lentement, modestement tout cela. »
(p.191-192).
Leur conception du monde est
tragique. La plaie du cœur de Jeannette causée par l’imperfection de la vie
humaine et par des souffrances qui l’emplissent, ne guérit pas : elle est
éternelle comme les plaies du Christ. Ce n’est pas par hasard qu’elle ne se
calme qu’après avoir donné à manger à deux petits vagabonds, car elle sait que
demain ils auront faim de nouveau, et que des centaines de petits orphelins qui
leur sont semblables meurent de faim le long des chemins de la
guerre.
Mais la plaie du cœur de
Madame Gervaise ne guérit pas non plus. La plaie causée par la conscience que ce
sont les hommes, et souvent les plus aimés, les hommes et leur imperfection,
leurs péchés, pour lesquels les coqs chantent toutes les nuits dans tous les
hameaux de Lorraine, de France et du monde, qui font retentir la clameur de
Jésus dans chaque nuit de chaque éternité.
En même temps, Hauviette et
Madame Gervaise sont liées par l’humilité, naturelle chez la première, qui
accepte joyeusement la volonté de Dieu le Père, mais qui est chez la seconde le résultat
d’une dure lutte pour vaincre ses élans intérieurs.
Pourtant, cette humilité
n’appartient pas à Jeannette, qui ne l’accepte pas encore. C’est peut-être plus
tard, au moment du procès de Rouen, quand elle sera plus mûre, plus sage, au
bout d’une vie si courte et si pleine d’événements et d’émotions tragiques,
qu’elle l’acquerra. Jeanne sera alors âgée de dix-neuf ans, alors qu’au moment
du Mystère elle a treize ans et demi, Hauviette dix et Madame Gervaise,
vingt-trois.
Cependant, c’est Hauviette
qui a été l’amie de Madame Gervaise et qui raconte son histoire à Jeannette en
l’appelant « ma belle », comme si Jeannette était la moins âgée des
deux. Hauviette essaie de lui expliquer les contradictions qui la tourmentent,
avant que Madame Gervaise le fasse à son tour. C’est que Hauviette est douée dès
son enfance d’une sagesse, d’un savoir intérieur. Jeannette a un autre
don : le désir ardent de sauver le monde de la perdition, de sauver même
les pécheurs damnés, ce qui semble être le comble de la miséricorde chrétienne.
Madame Gervaise est aussi « flamboyante », mais elle s’éteint
elle-même, forcément.
Ensuite, la beauté
tragique de Notre Dame nous renvoie à l’harmonie de l’humilité, mais une
humilité beaucoup plus profonde que celle d’Hauviette, une humilité qui contient
tout le tragique de l’existence humaine. Ainsi, une lignée montante se
transforme tout à coup en une ronde, que Péguy appelle « le chœur »
(en russe, c’est le khorovod,
c’est-à-dire une ronde accompagnée de chant, comme celui des anges dans le Mystère).
Et au fond, à
l’arrière-plan, se dessine une lignée masculine, qui commence par Pierre
Baudouin et Péguy, se matérialise peu à peu dans les figures de Joseph
d’Arimathée et de Jésus, disparaît de nouveau dans la profondeur mystérieuse de
Dieu le Père.
Il faut noter que les deux
comparaisons (« lignée montante » et « chœur »), explicites
dans le texte du Mystère, se
réalisent non seulement sur le plan des personnages, mais aussi aux niveaux
stylistique et syntaxique (la répétition se compliquant constamment de
tournures, de phrases, de périodes qui soulignent et approfondissent les idées)
et au niveau lexical (la répétition des mots-clefs qui sert à lier les idées et
le jeu des synonymes, des homonymes et des antonymes qui permet d’approfondir et
d’enrichir la caractérisation d’un personnage ou d’un
phénomène).
Voici, par exemple, celle de
Joseph d’Arimathée : « Ce vieux
homme ; un homme de bien. Prudent comme sont les
vieillards. Ménager . Précautionneux. Attentif.
Attentionné. Attentionneux. Ménager. Econome. Peut-être
un peu avare, comme sont les vieillards. Parce qu’il ne leur reste pas
beaucoup de la vie. Qui est le premier des biens. Le plus grand
bien. Booz était bien
économe. »
On peut dire que Péguy vit tellement dans l’idée de la fraternité, de la communion chrétienne qu’elle se manifeste à tous les niveaux de son œuvre, et que, pour lui, c’est une communion des êtres liés indissolublement, malgré toutes les contradictions, par cet amour de charité, qui fait dire que « Dieu est amour. »
Igor
Taïmanov
Conservatoire National de
Saint-Pétersbourg
L’histoire de Jeanne d’Arc dans
l’opéra russe a déjà plus de 120 ans. Pendant toutes ces années, l’image de
l'héroïne légendaire de la France a inspiré dans notre pays beaucoup de
compositeurs et chorégraphes, metteurs en scène d’opéras et chefs d’orchestre,
chanteurs et danseurs. Ma
communication tentera de fixer les principales étapes de ce
« johannisme » musical en Russie. Laissant de côté l’analyse
musicologique de ces œuvres, je me bornerai à en faire l’histoire et, surtout, à décrire
leur destinée sur la scène.
On ne s’étonnera pas que le
premier compositeur russe qui se soit intéressé dans son œuvre au personnage de
Jeanne d’Arc, ait été le grand musicien russe, Piotr Ilitch Tchaïkovski, dont
l’amour pour la France et la culture française est bien connu. Il séjourna et
travailla plusieurs fois dans ce pays ; lecteur passionné de Musset,
Mérimée et Stendhal, faisant le plus grand cas de Berlioz, Massenet et Gounod,
il fut l’un des premiers à reconnaître la véritable importance de la Carmen de Bizet. Les rapports
particuliers que Tchaïkovski entretenait avec la France remontent à son enfance,
où sa gouvernante française, Mademoiselle Fanny Durbach, eut sur la formation de
ses goûts et de ses affections une très notable influence. C’est justement elle
qui fit connaître au futur compositeur le personnage de Jeanne d’Arc. Elle
raconta plus tard un épisode de l’enfance du musicien, rapporté par presque tous
les biographes et tout à fait
significatif : un jour que le jeune Piotr regardait un atlas,
avisant la carte de l’Europe, il se mit à couvrir de baisers la Russie, et
aussitôt après, à cracher sur les autres pays ; Mademoiselle Fanny lui fit
honte et lui expliqua qu’il ne fallait pas mépriser ses voisins sous prétexte
qu’ils n’étaient pas russes, et le jeune garçon de
répondre : « Vous avez
tort de me gronder. Ne voyez-vous pas
que j’ai caché la France avec ma main. »
Le jeune Piotr connut Jeanne
d’abord par le livre de Michel Masson
Les Enfants célèbres ,
qu’il lisait régulièrement avec Fanny. La figure de Jeanne impressionna
tellement le garçon de 6 ans qu’il composa sur elle, en français, une poésie,
« L’Héroïne de la France » :
On t’aime, on ne t’ oublie
pas
Heroïne si
belle !
Tu as sauvé la
France
Fille d’un
berger !
Mais qui fait ces actions si
belles !
Barbare anglais vous ont
tuée
Toute la France vous
admire
Tes cheveux blonds jusqu’à
tes genoux
Ils sont très
beau
Tu étais si
célèbre
Que l’ange Michel
t’apparut
Les célèbres on pense à
eux
Les méchants on les
oublié ![218]
Cette poésie inaugurait dans
le cahier du petit garçon toute une partie spécialement consacrée à la bergère
de Domremy. A la suite de son poème il entreprend d’écrire, en français, un
essai historique sur Jeanne, qui, à vrai dire, se limita au premier chapitre,
constitué de courtes informations biographiques et de la transcription intégrale
de la poésie de Casimir Delavigne Mort
de Jeanne
d’Arc :
Histoire de Jeanne
d’Arc
Chapitre
I
Jeanne d’Arc né à Lorraine
en 1412 à Domremy village de cette province Lorraine pré de Vaucouleurs. Son
père était un berger et elle même était une bergère et comment croire que c’est
elle ! un bergere sauva la France ! Ah ! quelle héroïne !
Les petite filles et les petits garçons de Domremy aprenent son histoire avant
d’aprendre à lires. Ont vera son histoire suivant es ses verbes ( ?) pa C.
de la Vigne.
On notera avec intérêt que
le frère du compositeur, Modeste Tchaïkovski, qui fut son premier biographe,
trouve au « culte
enfantin » que Piotr vouait
à Jeanne des motifs psychologiques en l’attribuant à un confus désir de
gloire : « il lui […]
plaisait que Jeanne eût sauvé sa patrie, mais ce qui le charmait aussi c’est que
ce fût une simple bergère qui l’eût
réalisé. Il était enchanté de voir qu’un être aussi faible eût pu obtenir la
gloire et il en faisait l’application à lui-même. »[219]
Cependant, du point de vue
de la logique intérieure de la biographie de Tchaïkovski, son intention de faire
de Jeanne l’héroïne d’un opéra semble inattendue et
inexplicable.
En 1878, Tchaïkovski, qui
vient de terminer Eugène Onéguine,
réfléchit au sujet d’un nouvel opéra. Un moment il songe à s’arrêter à celui de
Roméo et Juliette, et il écrit à ce
propos : « Il n’y a rien
qui convienne mieux à mon caractère musical. Ni tsar, ni marche militaire, ni
rien qui constitue la routine d’un grand opéra. »[220]
Mais au bout de six mois, dès le mois de décembre, il commence à écrire La Pucelle d’Orléans, où il y a des
rois, des marches militaires et des scènes de bataille, c’est-à-dire tous les
attributs du « grand opéra », auquel est lié indissolublement le nom
du compositeur français Giacomo Meyerbeer.
La biographie même du
compositeur permet de découvrir des raisons, semble-t-il, solides de cette
décision si inattendue. Dans cette période, mécontent des succès sur la scène de
ses précédents opéras, L’Opritchik et Vakoula le Forgeron (Eugène Onéguine n’a pas encore été
représenté), Tchaïkovski tente de faire de ce genre musical quelque chose de
démocratique, d’accessible à tous. « Le style d’un opéra doit avoir avec le style
de la symphonie et le style de la
musique de chambre les mêmes rapports que la peinture décorative avec la peinture académique », écrit-il.
Voilà pourquoi le style à effet du « grand opéra », conçu pour une
belle mise en scène, commence à le séduire. A preuve, la remarque qu’écrit le
compositeur dans son journal, après avoir achevé deux actes de
l’œuvre : « La simplicité
du style est absolue. Les formes faciles à saisir. »[221]
Il plaçait les plus grandes espérances dans le succès de son nouvel
enfant : « Il me semble
que c’est justement cette chose-là qui peut me rendre populaire. »[222]
Le musicien se lance avec
une impatience frémissante dans la composition de son opéra, qu’il commence à
Florence, continue en Suisse dans la petite ville de Clarence, puis à Paris à la
fin de 1878, enfin en Russie au cours du printemps et de l’été 1879. Il connaît
les opéras qui ont été déjà écrits sur ce sujet, celui du Français Oscar Mermet
(1876) et la malheureuse tentative du grand Verdi (1845). Renonçant aux services
d’un librettiste professionnel, il décide de composer seul l’intrigue de
l’opéra, en s’inspirant de La Pucelle
d’Orléans de Schiller dans la belle traduction de Joukovski. Le musicien
s’informe soigneusement des sources historiques et littéraires : il lit la
tragédie de Jules Barbier, Jeanne
d’Arc, cite l’étude en deux tomes de Henri Wallon et le livre de Michelet.
Les détails de l’histoire de son héroïne chérie produisent sur sa nature
sensible une très forte impression : « Lisant le livre (de Wallon) sur Jeanne
d’Arc, quand je suis arrivé au procès, à l’abjuration et au supplice (elle
hurlait de façon terrible tout le temps qu’on la menait au bûcher et suppliait
qu’on lui coupât la tête, plutôt que de la brûler), j’ai fondu en larmes. J’ai
tout à coup frissonné, j’ai souffert pour toute l’humanité, et j’ai été saisi
d’une tristesse inexprimable. » En même temps, il était irrité par les
aspects mystiques du personnage de Jeanne : « Au lieu d’essayer de nous expliquer tous les
hauts faits dont cette jeune fille de 19 ans est naturellement l’héroïne, Wallon
s’efforce de prouver que Jeanne conversait réellement chaque jour avec
l’archange saint Michel et d’autres puissances célestes. Mais alors pourquoi
cette protection toute-puissante ne l’a-t-elle pas tirée des griffes de
l’injustice ? »
Finalement, pourtant, c’est le
livret qui paraît l’élément le plus faible de l’opéra : il y a beaucoup de
redites, la plupart des personnages sont faiblement caractérisés. Quelques
années plus tard, le compositeur dira dans un moment de
dépit : « Décidément, je
ne suis pas poète. »
En revanche le travail musical
suscita chez lui un enthousiasme créateur, le comblant de joie et faisant naître
l’optimisme : « Si cet
opéra n’est pas un chef-d’œuvre, au moins sera-t-il assurément mon chef-d’œuvre »[223]
, espérait-il.
Hélas, la réalité fut tout autre.
Les défauts du livret déterminèrent l’échec de l’œuvre entière. Le personnage de
Jeanne est inégal : si, dans les deux premiers actes, l’héroïne, comme la
Pucelle de Schiller, se montre courageuse, déterminée, dans les actes III et IV
elle devient tout à coup une femme fragile, une amoureuse. Et ses duos inspirés
avec le personnage de Lionel, dans lesquels les dons lyriques bien connus de
Tchaïkovski donnent leur pleine mesure, soulignent de façon évidente le statisme
et l’absence de vie dans les scènes culminantes et particulièrement dans le finale tragique. Renonçant à la fin qu’avait écrite
Schiller, dans laquelle Jeanne meurt au combat, et prenant le parti de la
fidélité à l’histoire, le compositeur termine son œuvre par la scène du bûcher,
mais celle-ci qui n’est absolument pas préparée par le développement précédent,
apparaît comme la partie la plus faible de l’œuvre.
La représentation de La Pucelle d’Orléans ne se passa pas non
plus sans difficultés. L’optimisme de Tchaïkovski se heurta à la dure prose de
la vie. L’administration du Théâtre Marinski à Pétersbourg, à laquelle le
compositeur apporta son nouvel opus, envisagea la représentation sans grand
enthousiasme : on y engagea peu de moyens, le décor était vieillot et les
costumes usés. Pourtant l’exécution de l’œuvre avait été confiée à de
magnifiques artistes : le rôle de Jeanne était interprété par la
remarquable cantatrice M. D. Kamienskaïa, celui de Lionel par I. P.
Prianichnikov, et Dunois était joué par la célèbre basse russe F. I. Stravinski,
père de l’illustre compositeur du siècle suivant. Au pupitre, il y avait le chef
d’orchestre et compositeur Edouard Frantsevitch Napravnik, à qui était dédié
l’opéra. C’est au bénéfice de Napravnik que se donna la première représentation
de La Pucelle d’Orléans au Théâtre
Marinski, le 13 février 1881.
Il est difficile d’apprécier
globalement la réaction des auditeurs lors de la première. D’un côté, l’auteur
fut rappelé 24 fois. En même temps, A. P. Brioullova, qui était une amie intime
de Tchaïkovski, témoigne : « Après le fiasco de la Pucelle d’Orléans, le
compositeur déçu, anéanti, pleurait chez Napravnik, ne cessant de
répéter : “ Je n’ai aucun talent, je n’ai aucun talent, je
renonce, jamais plus je n’écrirai d’opéra, ce n’est pas pour moi.” »[224]
On lisait dans un compte rendu,
dont l’auteur prit connaissance à Venise (aussitôt après la première, il était
parti pour l’étranger) : « La Pucelle d’Orléans, en dépit de son énorme
succès », n’en est pas moins « un mauvais opéra, ennuyeux et
monotone. »[225]
Les échos défavorables de la presse firent que, moins d’un an après la
représentation, en janvier 1882, l’opéra fut retiré du répertoire.
Jusqu’à sa mort, Tchaïkovski ne
cessa de penser à son « enfant méconnu ». D’après les souvenirs de
Modeste, Jeanne d’Arc, « qui était
resté le personnage historique féminin que Piotr Ilitch préférait […] fut le dernier sujet de
ses entretiens avant la maladie qui devait l’emporter. Au matin du jour où il se
sentit mal, il me confia son projet de récrire le dernier acte de La Pucelle
d’Orléans et m’expliqua en détail comment il désirait s’y prendre. »[226]
Après sa mort, la première
représentation de l’opéra eut lieu à Moscou le 3 février 1899 dans le théâtre
privé du célèbre mécène russe Savva Mamontov. Quelques années plus tard, en
1907, une troupe, de Moscou également, cette fois celle de S. I. Zimine, mit en
scène l’opéra. La critique parla de la belle mise en scène d’A. Oliénine et
ajouta que le public « était venu en
foule assister à La Pucelle d’Orléans. »[227]
L’histoire des
représentations de l’opéra connaît ensuite une longue interruption. Le théâtre
soviétique de l’entre-deux-guerres, qui regardait avec méfiance l’héritage
culturel de l’ancienne Russie, négligea naturellement un opéra d’un classique,
surtout quand cet opéra avait eu si peu de succès. Ce n’est que dans les années
40, pendant la guerre, quand l’actualité remit à l’ordre du jour le pathétique
de la lutte contre l’envahisseur, que La
Pucelle d’Orléans connut une nouvelle vie sur la scène (à Saratov, en
1942 ; à Leningrad, en 1945, sur la scène du Théâtre Marinski, devenu le
Théâtre d’opéra et de ballet Kirov).
Parmi les représentations de
l’après-guerre, il faut noter le spectacle du Théâtre d’opéra et de ballet de
Sverdlovsk en 1957 (mise en scène de Mikhaïl Minski, direction d’orchestre d’A.
Lioudmiline). Ce spectacle est tout à fait représentatif des orientations qui
dominaient l’art soviétique des années 50. Conformément aux principes du
réalisme socialiste, on rédigea une nouvelle version de La Pucelle d’Orléans à partir d’un texte
élaboré dès les années 30 par le musicologue Lévik… Ce n’était plus le père de
Jeanne, le paysan Thibaut, qui porte contre elle des accusations de sorcellerie,
comme chez Tchaïkovski (un homme du peuple ne pouvait être un personnage
négatif), mais ce sont des catholiques fanatiques, un cardinal et le nonce du
pape. Les passages mystiques étaient écartés, par exemple, l’apparition de la
Vierge Marie, le chœur des anges. Comme l’écrivait un chroniqueur, « la nouvelle rédaction a à juste titre
(sic ! NDLA) mis
l’accent, non sur la révélation divine, mais sur les sentiments patriotiques
de l’héroïne. »[228] Ces modifications, selon le critique,
renforçaient « la résonance
sociale » de l’opéra.
Parmi les dernières
représentations de La Pucelle
d’Orléans, nous citerons le spectacle du Grand Théâtre Académique d’Etat de
Moscou [le Bolchoï, NDT] en 1990. Prévue pour le cent-cinquantième anniversaire
de la naissance du compositeur, le spectacle est remarquable d’abord par le fait
que c’était la première fois que l’opéra était représenté à Moscou. Ce spectacle
(mise en scène de B. Pokrovski ; direction d’orchestre d’A. Lazarev, décors
de V. Lévental) reflétait déjà des nouvelles tendances de l’art soviétique,
typiques de cette période de perestroïka, mélangeant conventions et
innovations artistiques. Selon un critique[229],
l’opéra était interprété comme une sorte d’oratorio ou de mystère à l’imitation
des représentations médiévales. Les lieux de l’action étaient représentés sur
des panneaux mobiles (mansions), dans
le style des anciennes tapisseries, qui se succédaient au fur et à mesure du
déroulement de l’intrigue. Dans la
figuration des héros prédominait un élément de rituel : par exemple, au
finale, Jeanne était emportée au ciel dans des tourbillons de fumée ou d’encens.
En fin de compte, la critique considéra ce spectacle comme un des plus réussis
du Bolchoï de ces années-là.
Si, incontestablement, l’histoire
de la création et des représentations de La Pucelle d’Orléans constitue la plus
grande partie du « johannisme » musical en Russie, elle ne l’épuise
pourtant pas. La tradition de ces spectacles musicaux fut continuée par le
compositeur moscovite Nicolas Ivanovitch Peïko avec son ballet de Jeanne d’Arc.
Ecrit en 1957, il développe les
traditions des ballets héroïques soviétiques des années 30-40, comme L’Incendie de Paris de B. Afanassiev
(1932), Roméo et Juliette de Serge
Prokofiev (1940). Le théâtre de ballet, avec son expressivité plastique,
paraissait à cette époque le lieu idéal pour l’illustration des thèmes de la
lutte patriotique et du dépassement moral. La musique de Peïko est fondée
principalement sur d’authentiques mélodies anciennes, restituant le style de
l’époque, particulièrement dans les scènes de genre et les divertissements. Le
librettiste B.Pletnev avait pris pour base, comme Tchaïkovski, le drame de
Schiller, mais, dans le finale, comme dans l’opéra et contrairement à l’œuvre
allemande, il revenait à la réalité historique en représentant la mort de Jeanne
sur le bûcher.
La première de ce ballet eut lieu
en 1957 au Théâtre de Musique de Moscou, le Théâtre
Stanislavski-Nemirovitch-Dantchenko (mise en scène, V. Bourgmeister ; chef
d’orchestre, V. Edelman). Il est significatif que, comme dans la représentation
que fit le théâtre de Sverdlovsk de l’opéra de Tchaïkovski la même année, le
spectacle de ballet fut en général jugé à partir de positions
socio-historiques. Schiller
lui-même fut victime de la critique pour « avoir occulté la lutte des forces
sociales historiques ».[230]
Les critiques condamnèrent sévèrement la façon dont la réalité historique était
présentée et, en particulier, les joyeuses danses populaires du premier acte,
qui étaient en contradiction avec le climat de terreur et d’angoisse de la
guerre de Cent ans après la chute de Rouen et le Traité de Troyes. Dans le
traitement du personnage de Jeanne (que dansait admirablement V. Bovt), il
aurait fallu mettre l’accent sur l’aspect guerrier : les scènes lyriques
« diminuaient et
simplifiaient » sa figure, dont le leitmotiv chorégraphique devenait
une succession de grands jetés[231]
que l’héroïne exécutait l’épée à la main.
En 1981, dans la même salle, on
donna le même ballet modifié et renouvelé. Le metteur en scène, le chorégraphe
et le coauteur du livret, K. Sergueïev, définissant le genre du spectacle comme
celui d’une « légende », refusaient par là-même consciemment de se
soumettre à la réalité historique. La figure centrale fut également conçue
différemment : comme le remarquait un critique[232],
« Jeanne a été débarrassée de ses
cothurnes, exit le pathétique
grandiloquent. » La mise en
scène symbolise la nouvelle conception de l’héroïne : Jeanne (Marguerite
Drozdova) est élevée au-dessus de la foule, ses compatriotes la portent avec
précaution comme un objet fragile et précieux, comme une chose belle et
sacrée.
A côté des incarnations de Jeanne
dans les genres musico-dramatiques (opéra, ballet), les compositeurs russes ont
traité également le sujet dans les genres de musique dite « pure »,
c’est-à-dire musique symphonique ou musique de chambre. Ici je voudrais citer
quelques œuvres de compositeurs de Saint-Pétersbourg
(Léningrad).
Et c’est d’ailleurs le théâtre qui
fut le point de départ de l’une d’entre elles, un théâtre non musical mais
dramatique : en 1974, un des compositeurs pétersbourgeois les plus
importants, Boris Tichtchenko, élève de Dimitri Chostakovitch, écrivit la
musique pour la représentation de L’Alouette de Jean Anouilh dans l’un des
théâtres de Léningrad. C’est de cette musique « fonctionnelle » que
naquit par la suite Jeanne, suite
pour orchestre symphonique, dont les sept mouvements reprennent moins l’intrigue de la pièce
qu’ils ne sont des tableaux illustrant les moments principaux du
spectacle : ainsi « Jeanne entend les voix », « La cour du
roi », « Le procès », « La terre ». De plus l’ordre
dans lequel se succèdent ces parties ne correspond pas à la chronologie
historique : ainsi « Le procès » est la troisième partie,
« La cour du roi », la sixième.
Des motifs différents, non
littéraires mais plutôt philosophiques et psychologiques, sont à l’origine d’une
autre œuvre instrumentale d’un auteur de Léningrad. Dans les années 70, le thème
de Jeanne d’Arc inspira Anatoli Knaïfel, un des compositeurs les plus originaux
de notre ville, et dont la création s’intéresse à des concepts aussi généraux
que la vie et la mort, le cosmos et l’histoire. Dans sa Passione pour 13 groupes
d’instruments, Jeanne (1970-1978),
figure éponyme, est moins une figure concrète et historique qu’une figure
collective du jeune principe féminin, qui selon l’auteur définit le mieux toute
l’existence humaine. Dans la Jeanne
de Knaïfel, il n’y a pas d’intrigue, mais les cinq parties de ces
« passions » présentent les étapes fondamentales de l’existence
humaine – de l’enfance jusqu’au départ dans une autre dimension située au-delà
de la conscience. Cette grandiose conception est rendue par une œuvre immense
(et par le nombre des exécutants, 50 solistes, et par sa durée, plus de 80
minutes), dont la première a eu lieu en août 1992 dans la grande salle de l’Alte
Oper de Francfort.
Enfin la dernière en date des
œuvres de musiciens russes sur Jeanne est une pièce de musique de chambre, la
ballade Jeanne, vaillante et
sainte pour piano à 4 mains, de Guennadi Biélov, dont la première a eu lieu
le 11 mai 2001 au Musée des Beaux-Arts d’Orléans. Ce n’est pas la première fois
que Guennadi Bielov s’inspire de thèmes français. Qu’il suffise de dire que, dès
le début des années 70, il composa un opéra, Quatre-vingt-treize, d’après l’œuvre de
Victor Hugo, qui connut pendant plusieurs saisons le succès sur la scène du
théâtre Marinski. Dans la Ballade, il
utilise différentes sources mélodiques : une mélodie populaire ancienne de
France, un thème tiré de La Pucelle
d’Orléans de Tchaïkovski et le célèbre Dies Irae.
En conclusion remarquons qu’il
faudrait au moins évoquer un sujet, que je ne peux ici traiter et qui est
l’exécution en Russie d’œuvres étrangères inspirées par Jeanne (et en premier
lieu, l’oratorio d’Honegger, qu’on a souvent entendu dans notre pays). Comme
nous le voyons, la tradition inaugurée par Tchaïkovski a connu en Russie un
grand développement, et le « johannisme » musical russe ne cesse de
s’enrichir de nouvelles œuvres.
Trad.
Y. A.
Nina
Kalitina
Musée russe,
Saint-Pétersbourg
Dès le XVe siècle, l’image de
Jeanne d’Arc a attiré l’attention des peintres français. Chaque nouvelle
génération interprétait l’image de l’héroïne nationale à sa manière et selon
l’époque, les conceptions esthétiques et le talent de l’artiste. Ce qui était
d’autant plus facile qu’aucune représentation authentique de Jeanne faite de son
vivant (et il y en eut) ne s’est conservée.
Les sculpteurs du XIXe siècle ont
utilisé cette image, mais c’est surtout à l’époque romantique, dans la première
moitié du siècle, et aussi dans sa fin, qu’elle a retenu leur
attention. L’époque du romantisme dans le domaine de la culture s’est passée en
grande partie sous le signe d’une opposition entre la tradition antique
universelle et la tradition nationale. A cette époque, la personne de Jeanne ne
se trouvait pas à l’avant-scène.
Le monument de Jeanne le plus
réussi a été édifié dans la première moitié du siècle : il s’agit de la
statue faite par la princesse Marie d’Orléans (1813-1859) et érigée à Orléans
après la mort de son créateur. L’interprétation a un caractère
« paisible ». Jeanne est en vêtement de femme, la tête nue. Les mèches
des cheveux défaits encadrent son visage pensif, privé de toute affectation. Les
mains croisées sur la poitrine, Jeanne est plongée dans ses pensées, elle prie
avant la bataille décisive. L’image est pleine de féminité et de noblesse. Ce
n’est pas sans raison que le peintre Ary Scheffer et le poète Alfred de Musset
en parlent avec noblesse.
La sculpture due à Denis Foyatier
(1793-1863) à Orléans donne une autre interprétation du personnage. C’est une
statue équestre. Après la délivrance d’Orléans, la triomphatrice, la pointe de
l’épée dirigée vers le bas, entre dans la ville. Sur la Place du Martroi, où
s’élève cette statue, elle fait bonne figure, mais quand on l’examine de près,
on se sent déçu : l’image est peu expressive, les cheveux, répandus dans le
dos, privent la silhouette de netteté. En outre, la femme sur le cheval semble
trop grande par rapport au cheval lui-même.
La création du monument équestre
est devenue le trait dominant de la sculpture monumentale du dernier tiers du
XIXe siècle. A cette époque, Jeanne d’Arc était plus populaire que jamais.
Rappelons qu’il s’agissait des années qui suivaient la défaite de la France dans
la guerre franco-prussienne. Une lutte acharnée mettait aux prises les
républicains et leurs adversaires. Beaucoup croyaient que la France ne pourrait
jamais se relever et que l’attendait un statut de pays arriéré. Il était donc
nécessaire de relever le moral de la nation. Et c’était le personnage de Jeanne
d’Arc qui semblait le mieux convenir pour cette mission. Sa figure était chère à
tous les Français, indépendamment de leur condition sociale et de leur credo
politique. Pour les uns, c’était une sorte de symbole, l’incarnation de
l’héroïsme et du patriotisme propres au peuple français ; les autres mettaient
l’accent sur le rôle de Jeanne dans la consolidation de la monarchie, car
c’était la Pucelle d’Orléans qui avait fait sacrer le roi Charles VII à
Reims.
Le premier salon d’art de
l’après-guerre, en 1872, fut « très insignifiant » (Jules Castagnary),
bien qu’on y exposât beaucoup d’œuvres à sujet patriotique. Il fallut un certain
temps pour voir apparaître des œuvres remarquables. Et la statue de Jeanne
d’Arc, créée par Emmanuel Frémiet (1824-1910) est le premier monument à citer
parmi celles-ci.
Le monument qui se dresse sur la
Place des Pyramides à Paris fut érigé à la fin du XIXe siècle, mais comme il
répète sans beaucoup de changements la variante de l’année 1874, on peut le
rapporter, sans crainte d’exagération, aux années 1870. La Pucelle d’Orléans,
dans l’interprétation de Frémiet, est une jeune fille au visage simple et
résolu. S’appuyant sur ses étriers, de la main gauche elle tient le cheval par
la bride tandis que sa main droite lève la hampe de la bannière qui flotte
au-dessus de sa tête. Son attitude, ainsi que l’expression de son visage,
exprime la ténacité et même l’entêtement. Jeanne évoque un adolescent indocile.
Frémiet lui a donné des traits très marqués et personnels. Ce sont ces traits
qui rendent cette image authentique et vivante. Le cheval puissant et léger fait
le pendant de sa cavalière (Frémiet était un des grands animaliers français du
XIXe siècle). Le sculpteur a réussi à obtenir l’unité stylistique dans la
représentation de l’homme et de l’animal, à montrer leur affinité intérieure.
L’unité dans l’effet général n’empêche pas de ressentir la force d’expression
des détails. Frémiet avait bien réalisé son plan : « J’eus l’idée du monument au lendemain de nos
désastres, disait-il. Pour en
corriger l’amertume comme pour réveiller notre espoir […] j’y ai mis tout mon
cœur. »
Paris ne s’est pas contenté d’un
seul monument, et en 1900, devant l’église Saint-Augustin, en érige encore un
autre, l’œuvre de Paul Dubois (1829-1905). C’est la réplique du monument érigé à
Reims en 1896. La création de répliques des statues de Jeanne d’Arc est un
phénomène caractéristique de la fin du XIXe siècle : on élève des monuments
dans beaucoup de villes, même celles où Jeanne n’est jamais
allée.
La Jeanne d’Arc de Dubois ne
ressemble pas à celle de Frémiet : c’est une Jeanne-guerrière, qui appelle
au combat. On retient surtout le geste de sa main droite qui serre l’épée, mais
la stature et le visage sont privés de force et d’énergie. La Jeanne de Dubois
n’en a pas besoin car c’est une élue de Dieu, la jeune
fille-légende.
Quand on compare les deux statues
(Frémiet et Dubois), il est impossible de passer sous silence les différences
dans les solutions apportées au problème de l’organisation de l’espace autour
des monuments. La statue de Frémiet s’élève au centre d’une petite place
entourée sur trois côtés d’édifices à arcades. La place rappelle un plateau de
scène ouvrant sur la rue de Rivoli et le Jardin des Tuileries. La Jeanne d’Arc
en bronze entre solennellement dans la capitale et la voie s’ouvre devant elle.
Elle semble planer dans l’espace qui l’entoure. Au contraire, le monument de
Dubois se perd dans le vaste espace de la Place Saint-Augustin et des boulevards
qui y aboutissent. Le monument de Dubois est mieux mis en valeur devant la cathédrale de
Reims.
On peut dire que le monument de Frémiet est l’un des plus réussis dans
l’iconographie sculpturale de la Pucelle d’Orléans. « Si Frémiet était tombé dans le discrédit
moderniste qui frappa tout ce qui n’était ni Carpeaux, ni Rodin, le voici revenu
chez nous en pleine lumière», écrit Bruno Fouet.
Les années 1890 furent des années
d’actif rapprochement politique entre la France et la Russie. A cette occasion,
notons que l’image de la Pucelle et les monuments qu’on lui élevait en France,
ont attiré l’attention des journalistes russes. En 1896, par exemple, dans les
revues et les journaux russes, on pouvait lire des communications consacrées au
monument de Reims. Un des journaux de l’époque, L’Illustration universelle, publia la
reproduction de la scène de l’inauguration solennelle de la statue de Dubois.
Dans l’article qui accompagnait la reproduction, on parlait des hautes qualités
artistiques du monument et on rappelait qu’en France il y avait d’autres belles
statues de Jeanne d’Arc.
Parfois l’image de la Pucelle
jouait le rôle d’une sorte de symbole de la France. C’est ainsi qu’en 1893,
pendant la visite de l’escadre militaire russe en France, on offrit aux marins
une petite copie de la statue de Jeanne d’Arc, celle de la princesse Marie
d’Orléans. C’était un souvenir mémorable, cadeau de la ville
d’Orléans.
Le XXe siècle a pris le relais du
XIXe : on érige dans différentes villes de France des statues de Jeanne
d’Arc. Mais les années où il était nécessaire de relever le moral de la nation
étaient passées, et l’on ajoute alors aux traits héroïques de Jeanne d’autres
traits que l’on met en relief, en particulier, sa mort sur le bûcher. Ce
changement dans la perception de l’image de Jeanne est dû principalement à sa
béatification puis à sa canonisation (voir l’ensemble de
Rouen).
Bibliographie :
V. I. Raïtsess, Jeanne d’Arc, faits, légendes,
hypothèses, Léningrad, 1982 (en russe)
Luc Benoît, La sculpture française, Paris, 1945
L. Dupont, Les trois statues de Jeanne d’Arc à
Orléans, 1855
R. Biemont, Orléans,
1880
The
Romantiques to Rodin,
Los Angeles Conty Muséum of Art, 1980
La sculpture animalière du
XIXe et du début du XXe siècles, Moscou, 2000 (en
russe)
Documents sur l’œuvre de
N.Dubois et E.Frémiet (département
de la documentation du Musée d’Orsay)
C. Chevillot, La République et ses grands hommes,
Paris, 1990
M. Le Nordez, Jeanne d’Arc racontée par l’image,
Paris, 1898.
Mariane
Chakhnovitch, Tatiana Taïmanova
Université d’Etat de
Saint-Pétersbourg
Il y a trois semaines s’est
produit un événement d’une grande signification symbolique : les dates de la
célébration de la fête de Pâques dans les traditions chrétiennes occidentale et
orientale ont coïncidé. Toute la chrétienté a fêté le même jour les premières
Pâques du nouveau millénaire. Cette coïncidence appelle à de nouvelles
réflexions sur ce qui unit les cultures de l’Orient et de l’Occident, la Russie et l’Europe. Et en ce sens, si
paradoxal que cela puisse paraître au premier abord, l’image de la grande
héroïne nationale de la France, canonisée par l’Eglise catholique, révèle des
parallèles surprenants entre les deux spiritualités russe et française, en
particulier en ce qui concerne la mentalité médiévale.
L’enfance de Jeanne d’Arc
est éclairée par la poésie de la nature
et de la foi populaire. Elle est née dans un lieu où était encore vivant
l’ancien culte des forêts. Aux jours fixés on ornait de couronnes un chêne
immense, considéré comme le lieu d’habitation des fées (« des dames »). Une
source dans la forêt était aussi le refuge «des dames », et Jeanne elle-même
l’appelait « la Fontaine des bonnes fées
du Seigneur ». Dans son village natal, il y avait une église consacrée à
saint Remi, qui avait baptisé le premier roi des Francs. On disait que c’était lui qui à Reims avait reçu
du Saint Esprit, apparu sous la forme d’une colombe, la Sainte Ampoule contenant
l’huile qui servait à sacrer les rois de France. Ces croyances nourrissaient
l’âme de Jeanne, formaient sa personnalité. A ses yeux, l’image de la patrie
dévastée, de la terre natale, se confondait avec celle des outrages infligés à
cette chose sacrée, qui était le domaine de la dynastie consacrée par Dom Remi.
L’appel qui invita Jeanne à sauver la France a coïncidé avec deux prophéties qui
se répandaient dans le pays : dans l’une, attribuée à Merlin, il s’agissait
d’une « pucelle d’une forêt de chênes », qui viendrait accomplir des
miracles, dans l’autre il était question de la France perdue qui devait être
sauvée par une vierge.
Ce rappel de faits bien
connus est indispensable pour mettre en relief les trois notions clés
nécessaires à la compréhension de l’épopée de Jeanne : la vierge - la terre
natale (la terre) - le salut (l’intercession). La combinaison de ces trois
notions s’enracine dans la profondeur des siècles, dans l’antiquité archaïque,
et crée un paradigme des représentations religieuses en général.
Cette série sémantique
présente certaines difficultés, car il existe en français deux mots
différents : vierge et pucelle. Le premier remonte au latin et renvoie
aux expressions virgo dea, virgo bellica, virgo sancta.
Le deuxième est d’origine populaire et lié traditionnellement à l’image de
Jeanne. Mais il est évident qu’on peut aussi bien appliquer l’expression virgo sancta à Jeanne. Pour notre propos
il est très important de noter l’expression française « terre
vierge ». Dans la langue russe il est souligné traditionnellement que la
Mère de Dieu n’est pas seulement la Vierge, mais la « Vierge
Très-Pure », et dans ce sens elle est virgo dea.
Le culte du « chêne » des
fées, accompagné de celui de la vierge d’intercession, forme un complexe
sémantique universel : l’arbre universel au pied duquel habite une vierge ou une
femme divine. L’image de l’arbre, complexe au sens sémantique, a un caractère
cosmologique et se rapporte dans la conscience archaïque à la représentation
fondamentale du système de l’univers et fusionne graduellement avec l’image de
la terre. La vierge près de l’arbre représente un motif polysémique particulier
qui se rencontre dans les œuvres mythopoétiques des cultures anciennes : Eve, au
pied de l’arbre du bien et du mal, la déesse Urd sous le frêne Iggdracil, la
déesse slave Mocoche avec une branche dans les mains.
Les liens rituels anciens et
les associations mythologiques avec le pouvoir sacré de la vierge restaient très
stables. Ils s’étaient conservés dans la poésie épique et dans le folklore. Il
suffit de se rappeler les pucelles-guerrières (virgines bellicae) que sont les
Walkyries et les Amazones. Cependant, celles-ci sont beaucoup moins protectrices
qu’agressives. L’image de celle qui
intercède apparaît dans la conscience mythologique avec le rapprochement
sémantique de l’image de la terre et de celle de la femme-mère. En ce sens
l’image de la Vierge, qui réunit les représentations chrétiennes et
pré-chrétiennes, présente un intérêt propre. La Vierge était particulièrement adorée
en Russie comme patronne et protectrice de la terre russe. Le philosophe russe
Nicolas Berdiaev, bien connu en France, écrivait que la religion de la terre,
conservée dans les profondeurs de l’âme,
garde un très grand pouvoir dans la conscience du peuple russe. C’est
dans la terre-mère qu’on place
l’ultime recours, et la Sainte Vierge la personnifie.
Dans son action
d’intercession héroïque, la Vierge de la tradition russe orthodoxe devient
parfois guerrière. On peut donner comme exemple la célèbre icône qu’on appelle en Russie
« la Bataille des Novgorodiens contre les Souzdaliens » et qui montre deux
images de la Vierge, intercédant de
chaque côté du champ de bataille.
En étudiant cette série d’images sémantiques - arbre
- terre – mère-Vierge, il ne faut
pas oublier que la Sainte Vierge, c’est la Vierge immaculée qui sauve grâce à sa
pureté tous ceux qui ont besoin de
protection ou croupissent dans le péché.
Dans les mythes et les rites
de beaucoup de peuples on observe une intéressante tendance à l’androgynie. Elle
se manifeste aussi, très rarement, dans la culture chrétienne. Par exemple,
Xénie la Bienheureuse, canonisée récemment par l’Eglise orthodoxe russe et qui
est la patronne de Saint-Pétersbourg, portait les vêtements de son mari défunt
et s’associait ainsi à lui. Et nous pourrions ici supposer que le refus de
Jeanne de quitter les vêtements masculins pourrait avoir une signification
symbolique. Son sens profond s’éclaire dans le contexte des représentations
archétypiques de l’androgyne, qui incarne l’idée de l’intégrité divine, de la
fusion des sexes dans une seule personne,
manifestant la présence simultanée de toutes les qualités divines ou de
tous les éléments nécessaires au renouvellement éternel de la
vie.
Autre aspect important,
quand on compare l’image de la pucelle guerrière dans les cultures russe et
française : le problème de la
sainteté.
Dans la conscience
nationale, les saints, avec leur
caractère d’exception, ont remplacé les héros épiques. Dans la tradition russe,
on définissait impérativement les saints comme des Justes, ce qui trouvait dans
la conscience nationale toute sa plénitude au plan social : le Juste est
impliqué dans la Vérité divine, il
la défend jusqu’à la
fin.
Les chercheurs remarquent
que l’originalité historique de la sainteté russe reflète la dialectique
tragique du haut-fait (podvig) et du
sacrifice, ce qui est lié avec les particularités de la civilisation de la
Russie médiévale. L’académicien Alexandre Pantchenko écrivait que la nation n’a
retenu et transformé en symboles que les victoires qui furent proches de la
défaite, c’est-à-dire, les victoires obtenues au prix de pertes immenses (la
bataille du Champ des Bécasses ou
de Koulikovo, la bataille de Poltava, la bataille de Borodino etc.). Selon lui,
c’est l’héroïsme qui est honoré en Russie plus que la victoire, et le sacrifice
et le renoncement à soi-même y sont plus prisés que la force. C’est pourquoi, à
titre de symboles, on choisissait
ces victoires parce qu’elles avaient été les plus difficiles à obtenir et
qu’elles avaient été achetées au prix de gros sacrifices : l’exploit et le
sacrifice y étaient inséparables.
La sainteté russe médiévale
est marquée par l’indépendance d’esprit dans le domaine religieux et par les
mouvements hérétiques. L’évolution de la tradition russe orthodoxe des XIVe-XVIe
siècles a fait du croyant un simple fidèle de l’Eglise, suivant ponctuellement
toutes les règles extérieures du rite et de la dévotion apparente, sans qu’on
exige de lui une authentique personnalité chrétienne, comme c’était le cas aux
siècles précédents. Les saints et les « fols en Dieu » de la Russie
médiévale, qui savaient distinguer la « vérité » du
« mensonge », ainsi que les hérétiques du XIVe siècle et de la
première moitié du XVIe siècle, affirmaient et démontraient par leur propre
conduite que le Saint Esprit pouvait agir à travers la personne la plus
simple.
Au panthéon des saints
russes, les « fols en Dieu » jouent un rôle spécial ; on sait
qu’ils communiquent facilement et directement avec Dieu et les hommes, y compris
les souverains, et qu’ils jouissent d’une vénération particulière auprès du
peuple. Tout ce qui apparaissait dans les paroles et les actes des saints comme
la manifestation de la volonté divine, faisait apparaître le lien mystique du
« fol en Dieu » avec le Christ ou avec la Vierge. Ils « vivaient en
Christ », puisque le Christ vivait dans leur âme. Pour la conscience
nationale, le « fol en
Dieu » personnifiait l’image du chrétien idéal, et en donnait l’exemple par
toute sa vie, et c’est pourquoi il pouvait
se manifester à la fois comme dénonciateur de l’injustice et comme
intercesseur. Il est indubitable que tous ces traits caractéristiques des saints
russes peuvent être retrouvés dans l’image de Jeanne
d’Arc.
Régine Pernoud, dans Les Gaulois (Seuil, 1957), montre qu’en
France le christianisme populaire avait uni le nouvel élément proprement
chrétien, à celui, traditionnel et datant de l’antiquité celte, et elle souligne
que l’âme originelle de la France était l’âme mystique des Celtes, opposée au
rationalisme et au juridisme romains, d’où la perception très spéciale du
christianisme dans les pays celtes. Jeanne, avec sa foi enfantine et ses visions
mystiques, ignorées de la scolastique de son époque à laquelle elle était tout à
fait étrangère, était par sa conduite en contradiction absolue à
l’intellectualisme du christianisme officiel. Son expérience religieuse
personnelle la forçait à se révolter contre les schémas strictement
rationalistes des théologiens. En percevant la réalité divine par sensation
immédiate, Jeanne s’est trouvée proche, d’une part, de la religion
traditionnelle nationale liée aux forces de la terre natale, et d’autre part, de
l’enseignement chrétien, pour qui la plus haute sainteté transfigure
physiquement et spirituellement l’homme qui contemple la lumière divine.
En ce sens, l’expérience
mystique de Jeanne la rapproche de la tradition franciscaine ainsi que du
christianisme mystique des premiers siècles. Il est intéressant de constater que
la doctrine de saint Denys l’Aréopagite sur l’impossibilité d’appliquer toutes
les catégories de la raison humaine aux mystères divins a jeté les bases du
mysticisme orthodoxe à partir du IXe siècle. De plus, on a souvent identifié
Denys l’Aréopagite avec saint Denis, évêque de Paris, et on l’a vénéré pendant
tout le Moyen-Âge comme civilisateur de la Gaule.
Ainsi, nous pouvons dire que
dans l’histoire de Jeanne et dans son image même se manifestent certains
paradigmes universels ou archétypes propres à la fois aux deux mentalités russe
et française de l’époque médiévale, parce qu’ils sont propres à la culture humaine tout entière et se
rattachent à une des particularités de la personne humaine : l’homo religiosus.
Notons que les archétypes
stables engendrés à l’époque païenne et transformés dans la mentalité médiévale
chrétienne existent toujours. Nous essaierons d’illustrer, sans faire l’analyse
détaillée des textes, leur
réalisation littéraire en prenant comme exemple l’image de Jeanne d’Arc dans les œuvres de Charles
Péguy et de Paul Claudel. Ces œuvres nous semblent parmi les plus
représentatives du point de vue de la
conscience chrétienne de leurs auteurs ainsi que de leur attitude envers
l’héroïne française.
Il est évident que Jeanne
d’Arc est pour ainsi dire l’héroïne lyrique de Péguy ou son alter ego. Péguy commence sa route
johannique par le drame de 1897, où Jeanne est plutôt pucelle-guerrière, bien qu’y apparaissent certains traits
de l’archétype de la « pucelle salvatrice et puissance
d’intercession ». Mais, dans son Mystère de la charité, on ne voit ni
Jeanne chevalière, ni Jeanne armée, ni Jeanne quotidienne. On ne la voit que
dans ses recherches spirituelles. Et cependant Jeanne, qui réfléchit, cherche, se pose des
questions, doute, est plus vivante et « salvatrice », qu’elle n’aurait
pu l’être, l’épée à la main. En effet, pour Péguy le salut ne se limite en aucune manière
à l’expulsion des envahisseurs étrangers, il est bien plus spirituel. La
question principale de Jeanne est : « Qui faut-il sauver ? Comment
faut-il sauver? » Péguy cherche bien sûr à sauver sa patrie des
envahisseurs, qu’ils soient anglais ou allemands, mais il veut surtout faire
renaître son esprit chrétien authentiquement mystique et la protéger contre la
domination de la scolastique catholique où le rite formel domine l’émotion
mystique, c’est-à-dire où « la
politique dévore la mystique ». Et pour Péguy c’est justement en cela
que consiste la mission de la
pucelle « salvatrice ». Car, comme nous nous le disions plus haut,
Jeanne avait cette claire conscience.
Ce n’est pas par hasard que Péguy
n’a pas écrit Le Mystère de Jeanne, mais Le Mystère de la charité de Jeanne
d’Arc. D’où l’on peut constater que dans la conscience de Péguy vivait de
toute évidence l’archétype de la Vierge, et non celui de l’Amazone ou de la Walkyrie.
Si l’on se tourne vers
l’œuvre de Claudel, on peut au début du XXe siècle trouver une brève évocation de Jeanne dans L’Annonce faite à Marie, achevée en
1911. Comme on le sait, à l’acte III, une paysanne dit à l’autre que le roi
Charles passera bientôt devant elles pour se faire couronner à Reims : « C’est une simple fille, de Dieu
envoyée, / Qui le ramène à son foyer. // - Jeanne, qu’on l’appelle.// - La
Pucelle! // - Qu’est née la nuit de l’Epiphanie ! // - Qui a chassé les
Anglais d’Orléans / qu’ils assiégeaient ! // - Et qui va les chasser de France
mêmement tretous ! Ainsi
soit-il ! //... // -Y a six mois
qu’elle gardait les vaches encore ed son pé.// - Et maintenant elle tient une
bannière où qu’y a Jésus en écrit.
// - Et qu’ les Anglais se sauvent devant comme souris ». (Paul
Claudel, Théâtre, Bibl. de la
Pléiade, Gallimard, 1965, t.II, p.183-184).
Pourquoi Claudel a-t-il
introduit dans la pièce cette évocation de Jeanne ? Sans aucun doute ce n’est
pas seulement pour placer le récit de son héroïne Violaine dans un cadre
historique réel. L’exploit de Violaine, c’est l’exploit du martyre, c’est le
sacrifice de soi-même aux autres. En ce sens, c’est l’archétype de la pucelle
salvatrice ; de plus Violaine ressuscite le bébé de sa sœur, devenant ainsi
sa mère spirituelle et mystique, c’est-à-dire qu’elle se rapproche de
l’archétype de la Vierge (Anna Vladimirova dans sa communication au premier colloque du Centre Jeanne
d’Arc-Charles Péguy en 1995 en a parlé en détail.). Dès que dans la conscience
de l’écrivain surgissent ces archétypes, même s’ils sont rattachés à l’héroïne
littéraire, apparaît aussitôt l’image de Jeanne d’Arc, qui en est inséparable.
L’apparition éphémère et symbolique de Jeanne donne à l’histoire de Violaine non seulement une
authenticité et une signification spirituelle, mais elle la situe dans le contexte de l’histoire des saints français.
Pour le grand public, le nom
de Claudel, dans les œuvres consacrées à Jeanne d’Arc, est associé également à
l’oratorio Jeanne au bûcher, créé par
le compositeur Honegger dans les années 30. Ici, Jeanne incarne dans la conscience du
poète une sainte plutôt qu’une héroïne nationale. Comme il le racontait
lui-même, il avait eu une vision soudaine de Jeanne d’Arc au bûcher, les mains
liées en forme de croix. Il avait alors compris qu’il ne fallait pas écrire
l’histoire de la vie et de l’épopée de Jeanne, mais exprimer leur sens
supérieur. Dans la pièce, ainsi que dans celle de Péguy, l’action extérieure est
absente. Tout s’est déjà accompli, tout est connu et tout est compris. Au lieu
des événements réels, Claudel introduit leur interprétation symbolique.
L’écrivain voulait que l’oratorio fût perçu comme une messe. Dans le texte, les prières lues en latin
jouent un rôle important. Qu’on se
souvienne de L’Annonce faite à Marie,
où les prières adressées à la Vierge Marie accompagnent le miracle de la
résurrection de l’enfant. Tout cela, entre autres choses, doit activer dans la
conscience du lecteur l’archétype de la pucelle sainte-martyre-salvatrice,
c’est-à-dire de Jeanne. Et il nous semble que c’est cet effet qui se
produit au même degré dans les
mentalités russe et française.
Tatiana
Victoroff
ENS-Lyon
Une des particularités de la
dramaturgie de la première moitié du XXe siècle est la renaissance du
drame religieux dans des traditions culturelles différentes. Gabriel d’Annunzio
écrit Le Martyre de Saint Sébastien
(1911) en Italie ; Karl Gustav Vollmoeller, Das Mirakel (1912) en Allemagne ;
Alexis Remizov, L'Action diabolique
(1907) en Russie ; Karol Wojtyla, l'actuel Jean-Paul II, Le Rayonnement de la Paternité (1964)
en Pologne... Cette renaissance se caractérise par une référence
consciente des dramaturges contemporains aux formes du théâtre médiéval
(mystères, miracles, moralités…) pour rénover le théâtre
moderne.
En Angleterre, le courant du
« Church drama » surgit
dans les années 1930 dans le cadre de festivals religieux dans la cathédrale de
Canterbury[233]
où, d'abord, l’on représente les textes médiévaux anglais (comme Everyman, XVe s.), puis où
l’on met en scène les drames religieux de poètes-dramaturges novateurs :
T.S.Eliot avec The Murder in the
Cathedral (1935) ; Dorothy Sayers avec The Zeal of Thy House (1937) ;
Charles Williams avec Thomas Cranmer
of Canterbury
(1936)...
Cette période en France est
également marquée par le réveil de l'intérêt pour le genre du mystère.
L’évolution est semblable, de la reconstitution de textes médiévaux (la Passion d’Arnoul Gréban, du
XVe s., représentée près de Notre-Dame ou le Miracle de Théophile mis en scène par
Gustave Cohen à la Sorbonne) à la création de textes originaux de dramaturges
contemporains : Charles Péguy
avec Le Mystère des Saints
Innocents (1912) ; Henri Ghéon avec La Vie profonde de Saint François
(1926) ; Michel de Ghelderode avec Mystère de la Passion de Notre-Seigneur
Jésus-Christ (1924) ; Gabriel
Marcel avec Un homme de Dieu
(1925)...
Certaines œuvres de Paul
Claudel constituent des exemples remarquables de cette tendance. La première
version de L’Annonce faite à Marie
(1912) s’est appelée « mystère ». Dans beaucoup de ses pièces,
sans utiliser cette appellation, Claudel utilise des éléments de la poétique du
mystère constitutifs du théâtre du XXe siècle[234].
Les années 1930 dans
l'œuvre de Claudel sont en ce sens très importantes. Claudel y écrit une série
de pièces où la structure liturgique prédomine : Le Livre de Christophe Colomb (1927), Le Festin de la Sagesse (1934), Histoire de Tobie et Sara
(1938).
Nous allons considérer
une de ces pièces, Jeanne d’Arc au
bûcher (1934), une « espèce de
messe », selon la définition de Claudel, qui nous rappelle les racines
liturgiques du « drame sacré ».
*
Jeanne d’Arc au
bûcher dans le contexte culturel
de la Ière moitié du XXème siècle.
Dans la
première moitié du XXe siècle se manifeste un grand intérêt pour la
figure de Jeanne d’Arc, lié à sa canonisation en 1920 et au contexte historique,
marqué par les guerres mondiales, où sa victoire revêt une signification
particulière. La popularité de ce sujet se reflète dans la dramaturgie de
l’époque : voyez Maurice Pottecher et La Passion de Jeanne d’Arc [1900],
Charles Péguy et Le Mystère de la Charité
de Jeanne d'Arc [1910] ou Maurice Maeterlinck et Jeanne d’Arc
[1940].
Dans la multiplicité des représentations de Jeanne d'Arc, Claudel argumente son interprétation : sa Jeanne « n’est pas la petite paysanne ni une héroïne historique[...] C’est sainte Jeanne parvenue à l’auréole »[235]. En réfléchissant sur sa vie, elle trouve « un point de vue », d'où l'on peut considérer « la vision et intelligence du rôle dont [elle] était chargée ». Selon Claudel, ce point de vue, « c'est le bûcher de Rouen »[236].
Faisant référence à ces
pages célèbres de l'histoire religieuse de la France, Claudel explique sa
méthode narrative : « […] le
souverain Père […] lui permet [à Jeanne], du haut du bûcher et à la lumière […]
de sa propre combustion, de relire page à page et comme à rebours toute
l'histoire de sa vie, depuis Rouen jusqu'à Domrémy, et c'est dans la conscience pleinement
réalisée de la mission […] que, dans un cri qui est une flamme, elle exhale le
oui suprême » (p.
1527).
Cette vision inverse la
logique de développement du sujet : c'est la perspective du mystère où les
différents temps coïncident et où participent à l'action des forces qui
surpassent les efforts humains.
Une telle approche
permet à Claudel de librement disposer les lignes symboliques du récit autour du
thème principal « celui du bûcher de Jeanne d'Arc », de
« l'obscurité complète » vers le feu.
La pièce a d'abord
commencé d’être criée comme un simple prélude instrumental et choral. Plus tard,
Claudel lui a ajouté, en 1946, le nouveau Рrologue, une scène de la création du
monde que « le Chœur » emprunte « à la Genèse » (p.
1528) :
A., très bas et comme la main
sur la bouche. – Ténèbres !
Ténèbres !
B. – Et la France était
inane et vide et les ténèbres couvraient
la face du royaume
et l'Esprit de Dieu sans
savoir où se
poser
Planait sur le chaos des
âmes et des cœurs
Planait sur le chaos des
âmes et des cœurs
sur le
chaos des âmes et des
volontés
sur le chaos
des consciences et des
âmes. (p.
1531)
Une autre
modification du texte lui donne une nouvelle profondeur. Il s'agit de la phrase,
du refrain chanté par le chœur sur tous les modes : « Il y eut une fille appelée
JEANNE ! », qui, ainsi que le refrain qu’on lit plus loin
(« Jeanne ! Jeanne !
Jeanne ! Fille de Dieu ! »), renvoie aux premiers versets de
l'Évangile de Jean : « Il y eut un homme envoyé de Dieu. Son nom
était Jean » (Jn I, 6).
Ainsi,
l'histoire de Jeanne d'Arc se raconte comme l’Évangile (« la Bonne
Nouvelle »)[237],
qui commence à partir du chaos : le monde, gisant dans les ténèbres, a
besoin d'être transformé.
Jeanne, dans
l'ombre, écoute les voix. Déjà à la scène 1, elle entend toutes les voix qui
vont l'accompagner pendant la pièce : un chien hurlant, un rire sinistre,
la chanson de Trimazo et la voix de
saint Dominique, « qui est descendu
du ciel » avec le livre qu'il commence à lire. Ce livre est l'histoire
de Jeanne et son acte d'accusation sur terre, mais en même temps c'est le livre
dont l’on peut dire : « les
Anges pour tous les temps l’ont traduit dans le Ciel » (p. 1219)
Cette double optique
de la terre et du ciel inclut dans l'action toutes les voix de l'univers qui
participent à cette lecture, se confondant et s'interrompant les unes les
autres.
Ainsi la lecture de
cet évangile de Jeanne d’Arc, au début de laquelle elle « fait le signe de croix »,
commence-t-elle par une malédiction, celle de Jeanne par « les voix de la
terre » : Jeanne
Jeanne
Jeanne
Hérétique Sorcière
Relapse
Ces « voix terribles » de ses juges
« qui la questionnaient »
(p. 1219) poussent Jeanne au désespoir. La consolant, Dominique expose le
jugement céleste de Dieu, déjà accompli :
L'Ange du Jugement qui tient
les hautes balances
D'un soufflet / il a fait
tomber de leurs têtes et de leurs
épaules la mitre, le
capuchon et le froc (p. 1221)
En même temps,
on voit le tableau de ce procès terrible qui se déroule sur la terre, à Rouen,
et qui est montré dans sa cruauté impitoyable et parodique, dans une tonalité
absurde, où triomphent la méchanceté et la bêtise humaine déguisées en sagesse
suprême.
Cette scène du
jugement représente une manière de carnaval des animaux. Dominique le dit :
« Ce ne sont pas des prêtres, ce ne
sont pas des hommes, ce sont des bêtes qui vont la juger » (p. 1221).
Claudel emprunte ces images des « animaux juridiques »[238]
à la Bible, au célèbre psaume 21 : « Les taureaux gras se pressent autour de
moi : on dirait qu'il veulent se repaître de ma chair ».
L’utilisation du psaume est d'autant plus importante symboliquement qu’il
renvoie typologiquement à la Passion.
Le
carnaval se déchaîne, décrit par les indications scéniques : « les serviteurs portent les défroques, les
masques et les coiffures ». Il se développe sur scène avec les
attributs typiques du carnaval : déguisement, métamorphose. C'est le Cochon
(rappelons pour mémoire que le principal accusateur de Jeanne était l'évêque
Pierre Cauchon) qui se présente pour
présider ce tribunal de moutons bêlants, et l'Âne chante.
Au cours
de ce procès absurde qui représente « la sagesse de la Sorbonne », on
n’accorde à Jeanne aucune justification. Quand elle est menée par Dieu, c'est
une illusion ; quand elle est menée par le diable, c’est une réalité.
Dominique le dit à Jeanne : « […] ils te condamnent de l'une et l'autre
main » (p. 1226). Cette scène se développe sur un rythme effréné, où
les multiples voix ne représentent pas une multiplicité d'opinions, la décision
étant déjà prise.
La
scène V, « Jeanne au
poteau », renforce le tumulte. On entend les rumeurs de l'enfer
(« un chien qui hurle dans la
nuit ») qui accompagnent l'absurdité de l'épisode. La scène suivante
montre une étape antérieure, située avant le procès : la trahison de Jeanne
d'Arc, jouée ici dans « un jeu de
cartes »[239].
La
pièce devient alors une sorte de moralité avec ses personnages-allégories
représentés dans le style de l'opéra-bouffе. Le monde se trouve mis en jeu, avec
des rois de parodie qui changent de place tandis que leurs « très fidèle[s] épouse[s]…qui partage[nt]
[leur] lit » (p. 1227), « Leurs Majestés » – la Bêtise,
l'Orgueil, l'Avarice, la Luxure – « ne changent pas de place »
et donnent naissance à un étrange mélange de vices chez leurs
héritiers.
« Mais ceux qui jouent
réellement la partie, ce ne sont pas les Rois ni les Reines, ce sont les
Valets ». Le résultat est réversible (« J'ai perdu ! Je veux dire que j'ai
gagné », « J'ai
gagné ! Je veux dire que j'ai perdu », p.1228). Le vainqueur, dans
une autre perspective – perceptible des cieux pour Jeanne et Dominique – se
révèle être le perdant, ayant perdu son âme pour
l'éternité.
Jeanne est l'enjeu de
la partie mais, sur la terre, l'issue reste toujours sa mort : le quatrième
Roi, La Mort, personnage typique des mystères et des moralités, « entre ». Il ne participe pas au
jeu, ne prononce pas un mot, mais sa présence signifie l'approche de la mort
réelle. C'est le sacrifice de Jeanne, que Guillaume de Flavy livre au
supplice : « Messieurs, je vous
livre Jeanne d'Arc la Pucelle » (p. 1228). Jeanne symbolise ici
l'Agneau immolé pour le monde. « Le
Chœur, sourdement. – Comburatur
igne ! »[240]
(p.1228).
La scène VII,
« Catherine et
Marguerite », donne à Jeanne une petite pause dans cette chaîne
d'événements terribles. Elle entend à nouveau les voix-cloches qui semblaient
l'avoir abandonnée, les voix si chères de Catherine et de Marguerite. Les
souvenirs affluent, la logique de l'exposé « inverse » en vient aux
pages qui pourraient être les premières dans le livre de Jeanne : les
souvenirs d'enfance, Domremy, les voix entendues pour la première
fois.
Le
« mouvement à rebours » rejoint l'événement central de la vie de
Jeanne, qui marquera l'histoire de France et qui deviendra la cause de ses
souffrances et de sa passion.
Pour
représenter « Le Roi qui va-t-à
Reims » apparaissent des personnages grotesques et pittoresques. Ce
sont le Géant Heurtebise, « qui
n'est pas autre chose qu'un moulin à vent avec un grand chapeau de paille
effilochée et une meule sous le bras comme une miche » (p. 1214), et la
Mère aux Tonneaux, sans description ni indication scénique spéciale. Heurtebise,
qui a « l'accent picard »
est l'allégorie du blé et du pain, la Mère aux Tonneaux, qui a « l'accent de Bourgogne », symbolise
le vin. Cette rencontre réunit en fait les deux époux après une longue
séparation : « le bon pain ed
France et le bon vin ed France, désormais, i ne faut plus qui soit
séparés » (p. 1232). Cette union (la Mère aux Tonneaux à
Heurtebise : « Je vas vous
embrasser ») s'accompagne d'une dispute à la manière des farces, et de
danses grotesques auxquelles tous les paysans participent.
Dans
cette scène parodique, où la France réunifiée se prépare au couronnement du roi,
le plan liturgique reste présent, rappelé par le Clerc : en cette « sainte veille de Noël le Roi Notre Seigneur
se rend à Reims » (p. 1232) et l'arrivée du Roi à Reims signifie la
venue du Messie[241].
« C'est moi qu'ai fait
cela ! » (p. 1234) s'écrie Jeanne au souvenir de sa victoire. –
« C'est Dieu ! C'est Dieu qui a
fait cela », corrige frère Dominique, ramenant de nouveau l'action au
plan divin où les symboles du vin et du pain sont signes de l'eucharistie, de
l'unité dans son sens le plus profond. Et il est une oblation pour cette
communion : Jeanne elle-même, dont la passion
s'approche.
Le
couronnement s’annonce par « L’épée
de Jeanne ». Dominique lui-même veut comprendre le sens de cette
victoire auréolée de gloire : « Explique-moi ton épée » (p. 1235),
demande-t-il.
Toute la création se met alors à l'expliquer. Le printemps et le réveil
de la nature normande fournissent à Jeanne le langage symbolique de
correspondances, grâce auquel, accompagnée par « les voix du
ciel », elle décrit sa vocation :
Jeanne : Quant il fait bien froid en hiver […] on dirait que tout est
mort
et les gens sont morts de froid
[…] / on croit que tout est mort / que tout est
fini.
Voix (au dehors) : Mais il y a l'espérance qui est la plus
forte.
Jeanne : On croit que tout est fini / mais alors il y
a un rouge gorge qui se met à
chanter. /
Voix : Fille de Dieu ! (vavava) va !
va ! va !
[…]
Jeanne : Et alors le temps de fermer les yeux et de
compter jusqu'à trois /
et tout est
changé ! […] (p. 1237).
Comme le
réchauffement, le renouveau de la Nature succède au temps froid, ainsi, ce qui
semble porter la mort se révèle le salut, la vie[242] :
l'épée terrible, arme du mal et de la destruction, se transforme, dans une main
pure, en arme de salut. Et voici la réponse que reçoit Dominique :
« On a vu ce que Jeanne peut faire
avec une épée […], cette épée que
Saint Michel m'a donnée ? […] Cette claire épée ! Elle ne s'appelle
pas la haine, elle s'appelle l’amour ! » (p.
1238).
La force
terrestre de Jeanne, c'est l'amour. On ne peut pas expliquer, prouver aux juges
que c'est l'amour qui fait les miracles. C'est la victoire céleste, qui se
réalise sur un tout autre niveau, auquel se hisse la
pièce.
La scène
suivante est « la répétition du
chant de Trimouzette », chanson populaire Lorraine, auquel Jeanne fait
écho :
Une petite larme pour
Jeanne ! une petite prière pour
Jeanne ! une petite
pensée pour Jeanne
C'est pas pour boire ni pour
manger,
C'est pour avoir un joli
cierge
Pour lumer la Sainte
Vierge,
C'est moi qui vais faire le
joli cierge
(p. 1239)
C'est la
préparation du sacrifice où Jeanne va devenir ce cierge brillant devant la
Vierge qui apparaît Elle-même (p. 1239) pour participer à la scène finale
(« Jeanne d'Arc en
flammes »). De même apparaît la foule, qui « lentement s'est rassemblée devant
l'échafaud, hommes, femmes et enfants, formant transition avec le Chœur et le
Public » (p. 1240).
Le
moment essentiel de cette scène (qui a une charge symbolique très forte) est, de
notre point de vue, le passage de toute chose à une nouvelle
qualité.
Ainsi le Chœur, pendant le supplice de Jeanne, évolue de la malédiction à
la louange : à son refrain « hérétique – sorcière – relapse »,
répété pendant toute la pièce, répond dans la dernière scène un demi-Chœur qui
chante la louange de Jeanne : « Jeanne est Sainte, Jeanne est Vierge […]
/ elle qui a battu les
Anglais », tandis que le premier demi-Chœur continue à l'accuser :
« c'est elle qui a fait tout le
mal » (p. 1240). À la fin de la scène, le Chœur entier s’exclame dans
son hymne : « Louée soit /
notre sœur Jeanne / qui est Sainte – Droite – Vivante ! […] »
(p. 1242).
Dans les flammes, le livre prend une autre signification. Il devient
maintenant évangile aux feuillets d'or et de sang, bonne nouvelle de Jeanne
d'Arc qui « a quelque chose à nous
dire, oui, à nous personnellement » (p. 1515).
Jeanne elle-même change : la flamme, qui l'effrayait tant, voici que
maintenant elle l'accepte[243].
Le feu change de qualité aussi : d'instrument de souffrance il devient
« frère le Feu », vêtement
de noces de Jeanne (p. 1241). Lui qui devait juger Jeanne (« est-elle de Dieu ou du Diable », p.
1240), devient son libérateur[244].
Les attributs mêmes de
la flamme sont assignés à Jeanne (« Notre sœur Jeanne […] Notre sœur la flamme », « Louée
soit / notre sœur la flamme / qui est pure – forte – vivante – acérée –
éloquente – invincible – irrésistible ! »
Le bûcher devient
l'autel de l'offrande, l'acte de livrer Jeanne aux flammes devient le sacrifice
expiatoire du mal du monde[245].
« Cette flamme pure », qu' accepte la
Vierge (p. 1239s) se reflète sur ceux d' « en bas » et les illumine ; les
« voix sur la terre »
changent de tonalité et répètent en écho aux « voix dans le Ciel » la phrase de
l'Évangile de Jean[246].
« Tout change » comme Jeanne l'a
expliqué à l'aide des images de la nature, et à la mort succède la
résurrection.
Cette
situation du « monde sur le
seuil », cette transfiguration totale de l'homme et du monde est le finale typique du mystère. Claudel
arrive à la vision de ce tableau par l'image du feu, dans lequel tout acquiert
sa signification authentique : « à la lumière de sa propre
combustion » (p. 1527), Jeanne voit autrement sa vie, elle devient
elle-même lumière du monde, elle « brille dans les ténèbres et les ténèbres ne
l'ont pas saisie » (Jn, I, 5). La fin de la pièce renvoie de nouveau
aux premiers versets de l’Évangile de
Jean. Les ténèbres primordiales, qui se concentrent tout au long de la pièce, ne
peuvent être déchirées que par les flammes de feu, par la foi ardente[247].
Le drame évolue des ténèbres à la lumière, par le sacrifice librement
consenti : « Personne n'a un
plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'il aime » (p. 1242).
La bonne nouvelle de l'évangéliste Jean résonne à l'unisson avec la bonne
nouvelle qu’apporte Jeanne.
Claudel voit le signe de la Croix dans tout ce spectacle
grandiose :
« […] ce geste auguste, je le voyais devant moi
réalisé, non par une main seulement […] mais dans la gêne d'une victime garrottée,
par les deux mains d'une jeune fille étroitement l'une à l'autre rattachées par
un anneau de fer. Il me dictait le sujet. Il évoquait à la fois et il
sanctifiait tout le drame » (p. 1518).
Le signe de Croix : Niveaux de lecture et structure dramaturgique
Le signe de la croix,
par lequel commence la lecture de l' « évangile » de Jeanne d'Arc,
imprègne toute la structure dramaturgique de la pièce et engage de nombreux
niveaux de signification.
Sur le plan historique, le signe de la croix est le
signe de la victoire de Jeanne. Claudel inscrit même la croix dans le plan géographique (« […] la mission de Jeanne d'Arc, ne se traduit-elle géographiquement sur la
carte par un signe de croix ? »), dessinant l'itinéraire de ses
batailles d’est en ouest et d'Orléans vers le nord. Ainsi selon Claudel, la
mission de Jeanne d'Arc est-elle « la croix parachevée, la ligne de l'ascension
à travers celle de la charité » (p. 1520).
Pour Claudel, la
croix intègre la structure même du corps humain et les intentions intérieures de
l'homme : « La signe de la
croix, c'est-à-dire l'ascension de la main qui part du creux de la poitrine,
monte au front, redescend au cœur, vient à gauche et puis à droite atteindre sur
chacune de nos épaules l'origine de nos mouvements et actes physiques et
enveloppe, pour ainsi dire, dans un cycle vérificateur à la fois de notre
création et attestateur de notre salut, les quatre points cardinaux de la
personne humaine […] » (p. 1518).
Ainsi pouvons-nous
considérer les étapes essentielles de la vie de Jeanne (historiques et spirituelles) à partir du symbole de la
croix qui, « en sanctifiant tout le
drame » (Claudel), en devient le principe structurant, autour duquel
l'action s'organise. Son axe horizontal est « la charité », les relations de
Jeanne avec les hommes ; et son axe vertical, « l'ascension », sa relation à
Dieu.
Au Paradis [1], les
souvenirs, la lecture du Livre de sa propre vie ramènent Jeanne sur terre, des
« voix du ciel » (sc. 1)
aux « voix de la terre »
(sc. 3), et plus bas, en enfer [2], où elle se trouve « livrée aux bêtes » (sc. 4)
[mouvement de la main du front au cœur]. De là, à travers les épreuves (le
terrible procès) commence un mouvement rétrospectif[248]
[3], et Jeanne revoit les étapes de sa vie de Rouen (le procès) à Domremy
(l'enfance, les voix des saints) et, parmi elles, la scène de la trahison :
« Les Rois ou l'invention du jeu de
carte »(sc. 6) [du mouvement de la main vers l'épaule gauche]. Cette
logique [4] la ramène irrémédiablement au bûcher (épisodes inversés du « Roi qui va-t-a Reims » (sc. 8) et
de « L'épée de Jeanne »
(sc. 9), le récit étant constitué de souvenirs soudés, inséparables et menant au
bûcher par séquences temporelles [la main vers l'épaule droite]. Et c'est le
bûcher (« Jeanne d'Arc en
flamme » (sc. 11), point central qui concentre en lui les quatre points
cardinaux, où se lie toute la vie de Jeanne[249].
C'est sa croix [5], le fruit de sa mission, « c'est le feu qui éprouvera la
qualité de l'œuvre de chacun » (I Co III, 13).
Ce point lie aussi les
différents niveaux de narration : le bûcher sur la terre, préparé par les
voix de l'enfer, accompagne Jeanne au ciel (Chœur : « Flamme au-dessus de la
flamme ! » et devient le symbole de l'unification – « Grande flamme au milieu de la
France » (p. 1242).
Cependant, cette
unification de la France dépasse le cadre purement national – note
Claudel : « […] la force et la
valeur d'un témoignage et d'une prédication qui s'adresse à tous les temps et à
tous les cœurs » (p. 1520).
Enfin, un
troisième niveau de lecture, spirituel (après le sens historique et
la vie personnelle de Jeanne), donne une dimension de mystère à cet
« oratorio dramatique » où les événements prennent une signification
universelle.
Ainsi, gardant en vue
que la pièce s'inspire de la Bible et que Claudel a lui-même écrit des études
exégétiques[250],
nous pouvons expliquer ce texte selon la méthode de l’exégèse biblique (avec les
niveaux historique, moral et spirituel)[251].
Claudel donne des armes à cette analyse en présentant l’univers de cette pièce
comme polyphonique, au-delà de nos représentations habituelles de la réalité,
cantonnées aux dimensions terrestres.
Poétique du mystère dans la
pièce
Pour donner
dimension au mystère, Claudel se tourne vers la poétique médiévale. Ainsi, son
idée d'organiser les étapes de la vie de Jeanne selon le signe de la croix
correspond aux représentations médiévales où le destin de l'homme reproduit les
événements essentiels du chemin de Croix du Sauveur[252].
La poétique médiévale use du symbole de la croix comme d’un modèle aux
principales oppositions spatiales, temporelles et morales, opposant et
réunissant le haut et le bas (ciel – terre – enfer), la droite et la gauche
(passé – présent – futur), le bon et le mauvais cotés, exprimant ainsi
l'essentiel des relations de l'homme avec le monde et avec Dieu. La Croix y
organisait le temps et l'espace, ainsi que la construction
scénique.
Dans Jeanne d'Arc au bûcher, nous venons
d'observer une structure de récit similaire, organisée autour du signe de la
croix et se déroulant sur différents niveaux, liés par les voix qui se
répondent.
Ce
principe de « simultanéité », essentiel pour le drame médiéval, est
utilisé de plusieurs façon par Claudel. Ainsi, pour souligner la simultanéité
des actions qui se déroulent en des endroits différents, Claudel utilise-t-il
une scène à deux étages « réunis par
un escalier assez raide » (p. 1217), reprenant la scène simultanée
médiévale qui présentait de façon visible le paradis, la terre et
l'enfer.
Dans
la pièce de Claudel les spectateurs voient deux niveaux : la Vierge
apparaît « au-dessus, sur le pilier de
Jeanne » (p. 1239), selon les traditions des mystères médiévaux ;
et ils entendent le troisième : les voix de l'enfer. Dans la dernière
scène, les force de l'enfer et du paradis s'engagent ouvertement dans une lutte
spirituelle : un demi-chœur accuse Jeanne, l'autre la glorifie « avec le secours de Dieu – avec le secours de
Diable » (p. 1240).
Comme dans les mystères médiévaux, les événements aux différents niveaux
sont simultanés, l'issue est connue dès le début de la pièce. Dans cette
perspective, la lecture de Claudel « à rebours » devient claire :
Jeanne « du haut de son bûcher
[…] a pu mesurer d'un regard le chemin
parcouru et en souder toutes les étapes » (p.
1518).
C'est pourquoi le passé revit et pourquoi le futur est représenté comme
déjà survenu : la punition des juges est montrée dès avant le procès (p.
1221) ; à l'appel des saintes Catherine et Marguerite, Jeanne répond :
« J’irai ! J’irai ! Je
vais ! Je vais ! Je suis allé ! » (p.
1230).
Tout ceci est possible par la position du mystère « sur un
seuil ».
À cette particularité est lié un autre trait du genre du mystère, trait
qui fonde la dramaturgie médiévale et qui est constitutif de la dramaturgie
claudélienne. Il s'agit de l'ambivalence des événements : les animaux (les
juges) et « les valets » (les autorités), cruels, réclament le
bûcher : « Comburatur
igne ! » (sc. VI), tandis que les saintes Catherine et Marguerite
pleurent sur Jeanne et qu’on entend le De
Profondis (sc. VII).
Les plans narratifs
échangent leur place, les significations se renversent : ce qui semble sur
terre une victoire, vu des cieux, se révèle mener en enfer (épisode du jeu de
cartes) ; le bûcher de Jeanne devient pour elle libération, tandis que ses
bourreaux se livrent au feu éternel.
La pièce est
construite sur des scènes à l’ordre alterné entre mystère et farce. Une telle
construction remonte à la structure cyclique des mystères médiévaux français où
succédaient aux scènes sacrées les scènes de farce, sortes d'interludes raillant
et confirmant en même temps le sens sacré.
La pièce de Claudel
commence par cette alternance ; Dominique « prépare » Jeanne pour
sa confrontation avec les animaux juridiques : « Tu as entendu les voix du Ciel et maintenant
écoute en bas ce qu'ils ont fait – écoute ce qu'ils en ont retenu. Ecoute les
voix de la terre ! » (p.1220). Ces « voix de la terre » sont présentées
avec les caractéristiques de la farce, parfois en rappelant directement les
images médiévales : le « chœur de l'Âne » chante « comme aux fêtes de l’Âne au Moyen
Âge » (p. 1222), « la sagesse » revêt des masques de
carnaval.
Le mouvement
principal de la pièce devient ce renversement constant entre la chute et
l'élévation. Conformément à la logique du mystère, les ténèbres font place à la
lumière, la mort à la renaissance.
Le langage
poétique claudélien exprime parfaitement la perméabilité de cette frontière,
perméabilité qui s’exprime aussi dans la musique.
La musique
Claudel conclut que
« […] pour représenter, pour rendre
une fois de plus intelligibles au public moderne cette passion et cette
ascension de Jeanne d'Arc, il m'a semblé que la parole ne suffisait pas
[…]. C'est la voix, ce sont les voix
sous l'histoire et sous l'action qu'il s'agissait de faire entendre et c'est
pourquoi il était indispensable d'avoir recours à la musique » (p.
1526-1527).
Utilisant la musique,
Claudel résout en même temps un nouveau problème. Il s'agit de la représentation
sur scène des choses et des personnages sacrés. Ce qui était tout à fait
possible à l'époque du Moyen Âge pose problème à la scène contemporaine. La
musique comme art le plus abstrait et le plus spirituel donne de nouvelles
possibilités pour exprimer l'idée religieuse dans une forme plus subtile et
délicate que la représentation concrète.
La langue latine
dans cette pièce joue à cet égard un rôle important. Etant langue de la messe
(langue naturelle pour Claudel), rappelant des passages liturgiques, cette « belle antienne de latin tout
blanc » (p. 1217) devient une sorte de musique de la pièce. La musique
– le rythme, les répétitions, les pauses silencieuses et les chansons – conduit
les spectateurs à « l'atmosphère […]
qui entre la scène et la salle, établit une ambiance commune […] »
(p. 1527), ce que Claudel lui-même a nommé « le théâtre
total ».
La
partition musicale de Jeanne d'Arc au
bûcher a été écrite par Arthur
Honegger, et fut très appréciée de la critique[253].
Citons quelques lignes donnant l'ambiance de ces représentations :
« L'écriture de la partition est
simple, assez médiévale pour évoquer un de nos grands mystères de jadis, assez
moderne pour que nous sentions qu'elle concerne les hommes du XXe
siècle, elle est faite pour toucher un public d'esprit non prévenu contre la
musique moderne ».
La
collaboration entre Claudel et Honegger a été décrite comme un « rare accord ». On a pu écrire du
mystère : « Nous nous trouvons
cette fois devant un poète et devant un musicien. La musique enveloppe le
mystère, mais ce sont les vers qui en sont l'armature. Cela fait un
chef-d'œuvre »[254].
Les deux hommes avaient été réunis par Ida Rubinstein, qui « […] comme jadis pour Claude Debussy et
d'Annunzio a été inspiratrice de cette conjonction de talents »[255].
La vie
scénique
À la fin 1934, Ida
Rubinstein avait demandé à Claudel une pièce dans l'esprit du Moyen Âge et dont
Jeanne d'Arc serait l'héroïne. Cette même année, elle a déjà demandé à Claudel
d'écrire pour elle un drame biblique devenu Le Festin de la
Sagesse.
À cette époque, cette
célèbre artiste russe veut faire revivre des personnages religieux. Elle en
avait déjà l'expérience, ayant en 1911 déjà joué, dans Le Martyre de Saint Sébastien de
d'Annunzio, le rôle du jeune saint percé de flèches[256].
En 1912, elle a vu L'Annonce faite à
Marie de Claudel au Théâtre de l'œuvre et « la puissante poésie et la spiritualité des
personnages » de ce grand écrivain catholique « ont frappé celle qui rêvait toujours de
spectacles grandioses »[257].
Dans les années
1930 cet intérêt pour le théâtre religieux se renforce. Au mois d'avril 1934,
Ida Rubinstein assiste à une représentation des Théophiliens, troupe d'étudiants
de la Sorbonne dirigée par Gustave Cohen, qui a mis en scène des mystères
anciens (Adam et Ève, XIIe
s. ; Le Miracle de
Théophile, XIIIe s.). Elle a aussi écouté les concerts de
musique médiévale donnés à la Sainte-Chapelle. « Elle ne rêve plus que d'une chose :
monter "un mystère" ou quelque chose d'analogue se passant au Moyen
Âge »[258].
À la
recherche de grands textes, où la foi soit le principal moteur de l'action, elle
s'adresse à Claudel, dont la foi l'impressionne beaucoup[259].
Claudel
accueille d'abord sans enthousiasme l'idée d'écrire une pièce sur Jeanne
d'Arc : « Encore quelque chose
sur Jeanne d'Arc ! […] tout cela a été raconté mille fois et je n'ai
pas la prétention d'apprendre rien de nouveau... »[260].
Mais plus tard, après avoir eu la vision du signe de la croix, il écrit la pièce
en quelques jours.
Dans
le Journal de Claudel se trouvent des
notes sur sa collaboration avec Ida : « À la Bibliothèque Nationale, avec I[da]
R[ubinstein] : le magnifique M[anu]s[crit] l'Apocalypse illustré par le
moine Beatus : XIIe siècle » (4 février 1936)[261].
À
partir des illustrations de ce manuscrit sont créés les costumes médiévaux. Les
décors sont réalisés par Alexandre Benois, le peintre et décorateur russe[262].
Claudel écrit à Audrey Parr le 24 décembre 1935 : « Le décorateur pour Jeanne sera sans doute
Benois qui est un vieux complice de notre Ida […]. Mais l'essentiel sera cette colonne que
vous avez dessinée et à laquelle je tiens beaucoup, qui incorpore pour ainsi
dire, tel un cierge démesuré, l'ascension de Jeanne vers le ciel
[…] ».
Cette colonne autour de laquelle se développe l'action, symbole (poteau du bûcher, cierge, autel de Jeanne) et élément central dans la construction de la scène, a été réalisée de façons différentes suivant les mises en scène.
Histoire des mises en
scène :
L'histoire de ces
mises en scène[263]
montre que les représentations dans différents pays (Suisse, France, Allemand,
Italie…) ont connu un invariable succès. Nous ne considérons dans cette étude
que les étapes et les interprétations qui nous paraissent les plus
importantes.
Dès la première mise
en scène (en allemand, le 12 mai 1938 à Bâle), la critique avait tendance à
considérer cette pièce de Claudel comme une sorte du mystère contemporain :
« Le poème est à la fois un mystère
et un oratorio où la foule tient un rôle important »[264].
Ida Rubinstein « a su donner au
personnage de Jeanne une intensité religieuse, une ferveur dont l'émotion s'est
rapidement communiquée au public »[265].
Romain Rolland s'enthousiasme pour son jeu quand il décrit la mise en scène qui
a lieu l'année suivante à Orléans[266],
où la pièce est donnée sur « la
petite scène du théâtre d'Orléans au décor d'intérieur surmonté d'un charmant
motif allégorique d'Alexandre Benois »[267].
Sous
l'Occupation, Jeanne d'Arc au bûcher
devient un spectacle « patriotique » de bon aloi, qui fait rêver de
réactualiser la victoire de l'héroïne nationale[268].
Des représentations se déroulent avec grand succès sur la place de la cathédrale
lors du festival de Lucerne (1940), au Théâtre National Populaire à Paris
(1942). La résistance de Jeanne retrouve sa signification sous n'importe quelle
occupation, anglaise ou allemande. Le contexte de ces représentations est
similaire à celui des mises en scènes médiévales, où le mystère était lié aux
périodes de guerre, de grands malheurs et où il était un soutien pour les
contemporains.
Dans les années
1940 ont lieu des mises en scène intéressantes en Allemagne. Ainsi, un article
sur une mise en scène en mai 1948 à Berlin, intitulé « Dans la nuit
moyenâgeuse d’Allemagne… », écrit : « Dans cet oratorio dramatique, la mise en
scène (Werner Kelch) exploite au maximum les ressources scéniques. Nous y
trouvons les formes de l'ancien théâtre du Moyen Âge. Une série d'arcades, comme
un cœur d'église, offre un double étage aux choristes : sur le devant du
théâtre, deux chaires, au centre, le bûcher, et Jeanne d'Arc liée au poteau,
dominant la scène. Cette mise en scène utilise ainsi, largement, les ressources
de la troisième dimension, la hauteur […]. Le public, extraordinairement silencieux
et immobile, écoutait cette parole de vie et de survie, avec un recueillement
saisissant »[269].
Dans les années
1950, l'intérêt des metteurs en scène pour les pièces claudéliennes se
renouvelle. De nouvelles interprétations de Jeanne d'Arc au bûcher
apparaissent.
En 1950,
Jeanne d'Arc au bûcher entre au
répertoire de l'Opéra de Paris comme « mystère lyrique ». Jan Doat,
metteur en scène qui a déjà monté le Livre de Christophe Colomb de Claudel et
Meurtre dans la Cathédrale de T. S.
Eliot – deux pièces où le chœur parle – disait : « Claudel pose aux metteurs en scène des
problèmes nouveaux tout en remontant aux sources du théâtre […]. C'est une œuvre
qui a une unité théâtrale ». Le décor simultané de Yves Bonnat
représente « le parvis de la
cathédrale de Rouen avec, au centre, le bûcher et tout autour une sorte de
cirque qui évoque, irrésistiblement, le martyre des premiers chrétiens à
Rome ». Le public « écoute
cette œuvre admirable non pas comme un spectacle profond, mais comme un grand
Mystère religieux »[270].
En juin 1954, sous la
même définition de genre (« drame musical et mystère lyrique »)[271],
Jeanne d'Arc au bûcher est montée au
Palais de Justice de Rouen.
Suzanne Demarquez
caractérise cette représentation : « l'œuvre de Paul Claudel et Arthur Honegger
revit l'émouvant pouvoir des mystère du Moyen Âge », en décrivant « les décors naturels de ces pierres
ancestrales, la foule sombre autour de [Jeanne]. Les spectateurs étaient
eux-mêmes cette foule en participant au miracle de cette mort après celui d'une
telle vie. À ces moments-là aussi la musique prend la plus haute signification
et devient miracle à son tour puisque par son truchement Honegger a su rendre
l'âme collective du peuple, comme le firent ses lointains prédécesseurs du
XIIe siècle »[272].
Par ailleurs,
certains éléments des représentations médiévales présents dans le texte de
Claudel sont utilisés par les metteurs en scène avec les moyens techniques
modernes[273].
Ainsi, en 1953
dans le Théâtre San-Carlo (Naples), dans une mise en scène de Rosselini (le rôle
de Jeanne avec Ingrid Bergman), la représentation, fondée sur « un rythme cinématographique […], parvient à
le conserver grâce aux mouvements de foule, à cette action sur le plan terrestre
qui contrastait avec le monde mystique de Jeanne ». « Il y eut même un peu de lanterne magique –
des projections surréalistes évoquant certains lieux comme le palais de justice
de Rouen au Moyen Âge ou certains lieux historiques comme le sacre du roi en
France »[274].
La plupart
des trouvailles se rapportent à la scène finale : dans la mise en scène de
Berlin, en décembre 1947, « le
bûcher et la scène flambaient de plus en plus, une grande auréole descendait sur
la tête de Jeanne »[275].
À l'Opéra de Paris en 1950, au moment de l'apothéose, « dans le ciel s'inscrivent des lettres
gigantesques : "Personne n'a un
plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'il aime" »[276].
Les
représentations radiophoniques, nouvelles formes d'existence pour les œuvres
théâtrales, réalisent à leur manière l'idée de faire participer les masses[277].
Jeanne d'Arc au bûcher, comme plus
tôt Le Festin de la sagesse, est
donnée à la radio à la fin des années 1940, puis fait l'objet d'une édition
phonographique, acclamée par la critique comme « un chef-d'œuvre d'enregistrement »,
« une cathédrale médiévale aux
puissants piliers sonores, qu'enluminent des fresque bizarrement
colorées »[278].
La
majorité des représentations de Jeanne
d'Arc au bûcher coïncident avec la fête religieuse de Jeanne d'Arc : en
mai 1939 à l'initiative de l'Archevêque d'Orléans, Monseigneur Courcoux, en mai
1950 à l'Opéra etc.). Elles servent à
une sorte de commémoration, comme jadis au Moyen Age.
D’où le choix du lieu pour la mise en scène. La pièce est très rarement
représentée sur la scène du théâtre professionnel, à cause des particularités du
genre. Comme œuvre musicale, Jeanne d'Arc
au bûcher a été montée à l'Opéra.
Pour renforcer son appartenance au genre du mystère, on a choisi la place de la
cathédrale (Lucerne, 1940), un château (Angers, 1951) ou encore un Palais de
Justice de Rouen (juin 1954).
Ceci est
caractéristique de la scénographie du mystère en général qui, après le Moyen
Âge, perd son caractère total et renaît à l'époque
moderne.
*
Pour représenter dans
Jeanne d'Arc au bûcher les multiples
voix de l'univers, Claudel utilise la forme de l'« oratorio
dramatique » – comme pour Le Livre
de Christophe Colomb, Parabole du
Festin et Histoire de Tobie et
Sara – qui se caractérise par une synthèse des genres où la musique, le
geste et le chœur comme personnage collectif prennent une grande importance.
C'est la période du « nouveau théâtre »[279]
de Paul Claudel, marquée par des recherches en direction de la synthèse des
genres et du théâtre total[280].
Chacun de ces
« oratorio dramatiques » ont cependant leur propre définition de la
notion de mystère. Le Livre de Christophe
Colomb est écrit à la demande de Max Reinhardt, metteur en scène allemand,
« comme le Miracle »[281]
que celui-ci faisait jouer à l’époque. L'Histoire de Tobie et Sara est définie
par Claudel comme une « moralité en trois actes » (p. 1537). Ainsi, il
s'agit de références conscientes à la tradition du théâtre
médiéval.
Nous avons
analysé prioritairement les traits qui rattachent Jeanne d'Arc au bûcher au mystère
médiéval, notamment les procédés du récit à plusieurs niveaux, réalisé par la
« lecture simultanée » des voix multiples qui s'entrecroisent, la
simultanéité du temps et la coexistence de l'espace manifestée visiblement dans
la construction de la scène.
La
logique dramaturgique se développe selon le signe de la Croix, qui est geste,
principe structurel et symbole central autour duquel s'organise la narration et
se concentrent les images symboliques essentielles – épée, cierge,
flamme.
À
l'action participent aussi des personnages quelque peu inhabituels pour le
théâtre du XXe siècle, mais très naturels pour le théâtre du Moyen
Âge : les saints, la Vierge, les animaux, les allégories du pain et du vin,
la foule… Cette dernière, personnage collectif, sert à ce que participent à
l'action les spectateurs, comme dans les mystères médiévaux où cette
participation des spectateurs aux événements de l'histoire sacrée entraînait un
total engagement dans l'action.
Le caractère des personnages impliqués montre que la dramaturgie se fonde sur les deux plans du mystère et de la farce, dont l'interdépendance constituait le moteur principal du genre médiéval.
La pièce alterne scènes
grotesques ou de carnaval (le jugement des animaux – farce du procès –, le jeu
de cartes, la rencontre d'Heurtebise et de la Mère aux Tonneaux) et de scènes
religieuses, voire sacrées, comme le sacrifice de Jeanne.
Cette ambivalence du genre est une des lois fondamentales du mystère, où
les significations profanes font place aux significations sacrées et où à la
mort succède la résurrection. À la fin du drame de Claudel le monde se trouve
sur « le seuil » : « C'est la Jeanne d'Arc éternelle, celle qui
[est] au seuil des temps modernes » (p. 1520). Ce finale, qui symbolise
la réconciliation de la Terre et du Ciel, est le trait principal du mystère et
signifie la transfiguration du monde par le sacrifice.
Par ce finale ouvert,
le mystère s'adresse aux contemporains, ce qui en fait une forme vivante, œuvre
de son siècle et en même temps forme de mémoire
liturgique.
Pour transmettre le
message de Jeanne d'Arc, Claudel utilise une forme dramatique nouvelle à
replacer dans le cadre des recherches théâtrales des années 1930. On y retrouve
des éléments du théâtre total, où les arts décoratifs et plastiques, la musique,
la pantomime se trouvaient réunis. L’idée de la participation du chœur et du
public à l’action, empruntée au théâtre médiéval, est une trouvaille typique des
dramaturges modernes[282].
La scénographie, comme les critiques l'ont montré, se veut une mise en scène
médiévale (décors « simultanés », scène à deux étages, effets
scéniques) mais elle utilise en même temps les moyens techniques modernes –
cinématographiques, radiophoniques…). Ainsi, la vision mystique du bûcher par
Claudel[283]
est représentée par un finale dramaturgique efficace, vers lequel tend
l'esthétique scénique du XXe siècle.
Nous pouvons
repérer dans Jeanne d'Arc au Bûcher
des éléments de la poétique sacramentelle du mystère médiéval mais qui veulent
créer un « mystère moderne », « qui convient exactement à la forme que va
prendre le théâtre où tout sera mis en œuvre pour représenter ce qui fut d'abord
"oratorio dramatique" »[284].
Tout en
utilisant une autre langue, une autre forme de jeu scénique, le drame religieux
du XXe siècle s’enrichit des procédés de la poétique médiévale,
lesquels, élevés à un nouveau niveau de signification, peuvent contribuer à un
renouveau du théâtre contemporain en recherche de formes nouvelles pour parler
des vérités religieuses de la façon plus
appropriée.
La pièce
de Claudel Jeanne d'Arc au Bûcher est
un exemple remarquable de rénovation du genre, dans lequel les éléments
génériques du mystère prennent une nouvelle résonance dans l'interprétation
claudélienne, en communion si intime avec leur poétique
originelle.
Yves
Avril
Orléans
L’an dernier, dans le numéro
6 bis du Porche, nous publiions, de
Gerschon Seliber, ce que nous appelions « le premier article paru en
Russie » sur Charles Péguy. Le
25 mai 1916, paraissait dans Riétch (La Parole) un grand article consacré
également à cet auteur et signé d’un des plus grands noms de la poésie russe, et
également de l’art russe (il était peintre), du début du XXe siècle, Maximilien
Volochine.
Maximilien Volochine
(1877-1932) est né à Kiev. Il fait des études de droit à l’Université de Moscou,
d’où il est exclu pour avoir organisé des manifestations de solidarité en faveur
de Zola, au moment de la parution de J’Accuse. L’aisance dont jouit sa
famille lui permet de voyager dans toute l’Europe, mais ces voyages se font le
plus souvent à pied, et il gardera toujours dans la littérature russe cette
réputation de « Wanderer », comme l’appellera plus tard Marina
Tsvétaiéva. En 1899, il fait un premier séjour à Paris, dont il tombera
éperdument amoureux, au point de considérer cette ville comme sa seconde, sinon
sa véritable patrie. Il y fera plusieurs séjours entre 1899 et 1916, passant au
total plus de six ans dans la capitale française, en particulier dans son
atelier du 16, boulevard Edgar-Quinet, et refusant même, par solidarité, de la
quitter au moment de la guerre. Marina Tsvétaiéva raconte : « Ainsi vivait-il, la tête tournée vers Paris,
le Paris du XIIIe siècle ou le Paris d’aujourd’hui, arpentant aussi bien le
Paris des rues que le Paris des temps. Dans chacun de ces Paris, il était chez
lui, et nulle part ailleurs qu’à Paris, à telle heure de sa vie ou tel instant
de son être, il n’était chez lui. Ses voyages à Pétersbourg et à Moscou, son
omniprésence et son ubiquité, partout où on lisait de la poésie et où se
rencontraient différents esprits, n’étaient que recréation de Paris […] Paris du
passé, Paris du présent, Paris des écrivains, Paris des clochards, Paris des
musées, Paris des marchés, Paris des Parisiens, Paris des Kalougiens[285] (car alors ce Paris existait aussi !),
Paris des premiers écrits sur Paris, et Paris de la dernière chanson de
Mistinguett, - tout Paris, avec tout
ce que Paris contenait, était contenu en lui. »
Il a été l’ami de quelques-uns des
grands noms du monde littéraire et artistique, comme Odilon Redon, Rémy de
Gourmont et Verhaeren, dont il traduira plusieurs poèmes, comme il avait traduit
Théophile Gautier, Leconte de Lisle, Heredia, Mallarmé… Il meurt en Crimée, dans
sa maison de Koktebel, rendez-vous de toute la poésie et de l’art russes du
début du siècle.
Pendant la guerre, il est le
correspondant de plusieurs journaux russes, et leur envoie plusieurs articles.
Ceux-ci ont été recueillis dans Visages
de Paris (Liki Parija)[286],
qui est divisé en deux parties : Avant la guerre et La guerre. C’est dans cette deuxième
partie qu’est reproduit l’article sur Péguy, précédé de La Génération de 1914 (paru le 15 mai
1915 dans les Nouvelles de la Bourse)
et surtout de Victimes de la guerre
(Nouvelles de la Bourse, 26 juin
1915) où il évoque longuement l’écrivain, qui, semble-t-il, lui était
particulièrement cher. Dans La Génération
de 1914, il associe l’influence de Péguy, « tué dès le début de la guerre à Villeroi » et qui
« portait dans son œuvre les
traditions de la France médiévale et hypnotisait par les répétitions insistantes
de son enseignement », à celles que Bergson, Maurras, Barrès, Suarès,
Romain Rolland, Claudel, Francis Jammes ont exercée sur « les jeunes gens d’aujourd’hui »
dans l’enquête d’Agathon. Il ajoute que, pour des catholiques comme Jammes,
Claudel, Brunetière, Huysmans, Péguy, Léon Bloy, le catholicisme n’était pas
recherche de « quiétude dans le sein
de l’Eglise ».
L’article suivant, Victimes de la guerre, paraît avoir été
inspiré par la lecture des deux dernières listes d’intellectuels morts au champ
d’honneur : « Dans la
liste de mai, il y en avait 95, dans celle de juin, 105, plus 240 élèves de
l’Ecole Normale, l’Ecole des Beaux-Arts, l’Ecole des Chartes et l’Ecole
Polytechnique. Des milieux universitaires, il y en a eu
1800. […]
Aujourd’hui il existe déjà une
littérature où la guerre a trouvé son authentique expression artistique,
profondément lyrique et objective, passionnée et sincère. Cette littérature a
été créée avant la guerre. Ce sont les livres de ces « cent cinq
», qui y ont déjà trouvé la
mort.
La poésie est par essence
prophétique. Elle exprime non la vie vécue, mais la vie future, son possible. Si
elle ne concorde pas en tout point avec la vie du poète, c’est seulement parce
que et dans les cas où le possible a trouvé sa pleine incarnation dans l’œuvre
et que pour la vie il ne reste plus rien. Dans le monde rien ne se répète deux
fois. Aussi ne faut-il pas s’étonner que, dans les œuvres des poètes qui sont
tombés, nous trouvions déjà tout le pathétique et tout le tragique de la grande
guerre.
S’ils étaient restés vivants, nous
ne les aurions rencontrés dans leur maturité d’artiste que vingt ans plus tard.
Aujourd’hui la mort a éclairé d’un éclat pénétrant leurs premières tentatives,
elle les a projetées dans l’achèvement de l’histoire, elle leur a donné le fini
de l’accompli, et dans cette illumination de leur parole, leurs poèmes ont été
pénétrés d’une tristesse, d’un
sentiment de perte aussi grands que s’ils avaient été composés non par eux mais
à leur sujet, sur leurs corps étendus.
Dans ce sens, la prière
Pour nous
autres charnels de Charles Péguy[287],
écrite dès 1912, est la plus impressionnante.
Voici la traduction de quelques
vers de cette longue litanie :
Heureux ceux qui sont morts
(tombés) pour la terre charnelle (terrestre),
Mais pourvu que ce soit (Qui ont trouvé la mort) dans une juste guerre […]
Heureux ceux qui sont morts d’une mort solennelle,
Heureux ceux qui sont morts (tombés) dans les grandes batailles (une grande
bataille),
Couchés dessus le sol à la
face de Dieu,
Heureux ceux qui sont morts
(tombés) sur un dernier haut
lieu,
Parmi tout l’appareil (les trophées) des grandes
funérailles.
Heureux ceux qui sont morts
(tombés) pour les cités charnelles (la cité
terrestre),
Car ils sont le corps (la chair) de la cité de Dieu.
[…].
Heureux ceux qui sont morts
(ont trouvé la mort), car ils sont
retournés
A la première argile (poussière) et la première terre (l’argile
primordiale),
Heureux ceux qui sont morts (tombés) dans une juste guerre,
Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés,
Heureux ceux qui sont morts (ont trouvé la mort), car ils sont retournés
Dans la première terre (Au pouce primordial[288])
et l’argile plastique (à l’argile
docile).
Dans la poésie que la guerre a jusqu’ici
inspirée, il n’y a rien d’équivalent, pour la force pathétique, la sincérité et
la profondeur du sentiment, à cette litanie sur les morts au champ
d’honneur.
Dans les strophes qui se
développent par des répétitions infinies des mêmes mots on peut entendre les
sanglots d’un peuple chantant l’office des morts de toute une
génération.
Elles ont été écrites trois ans
avant la guerre. Elles en ont été le pressentiment, la pré-vision. Elles ne
pouvaient être écrites que par l’esprit prophétique d’un poète, déjà condamné et
qui ne doutait pas de sa mort.
Charles Péguy a été tué sur la
Marne – trois jours après son arrivée au front[289] ;
il s’est mêlé à cette argile, à cette terre, à ces vignes, à ces ravins
détrempés qu’il a aimés d’un amour charnel dans son rêve frénétique et
inconcevable d’une « douce et humble
tragédie ».
Condamné également par son art
personnel, Charles Psichari[290]
– petit-fils de Renan, qui avait écrit quelques années avant la guerre un roman,
L’Appel des
armes. Ce roman, dans lequel est présenté
psychologiquement toute l’orientation de la présente guerre, est devenu une
devise et un programme pour beaucoup de groupes de la jeunesse littéraire. […]
Alain-Fournier, auteur du roman Le Grand Meaulnes qui a tant impressionné il y a un an par
ses accents d’un romantisme original, très personnel, très fin, tragiquement
désespéré et en même temps profondément lumineux, et par son don d’éclairer
d’une lumière fantastique les hasards quotidiens de la vie, a disparu dans les
troubles des grandes batailles, s’est perdu au milieu des millions de
combattants, s’est abîmé dans la mort, sans laisser son corps sur la terre […]
Jean Variot - auteur des Hasards de la guerre, roman parallèle à celui de Psichari,
consacré à l’Alsace et la guerre actuelle – se trouve dans un hôpital de
Toulouse, mutilé à la main droite.
[…]
Mère voici vos fils qui se
sont tant battus.
Vous les voyez couchés (prostrés) parmi les
nations.
Que Dieu ménage un peu (apaise) ces êtres débattus (leurs âmes agitées),
Ces (Leurs) cœurs pleins de tristesse et
d’hésitations…
Nous donnons ici la traduction du grand article de Maximilian Volochine.
Charles Péguy
Il y a quelques jours, le
Figaro informait ses lecteurs que l’un des plus grands éditeurs de Paris
allait très prochainement publier les œuvres complètes de
Péguy.
Parmi les centaines et les
centaines de morts qui ont dans ces années réduit presque à néant la jeune
génération de la littérature française, il y en a une qui n’appelle ni
protestation ni indignation, dans la mesure où elle achève magnifiquement la vie
et la personne du poète et donne à toute son œuvre sa valeur
définitive.
C’est la mort de Charles
Péguy.
Chef spirituel de la jeune
génération, il l’est resté même sur les chemins de la mort, précédant tous ceux
à qui il était destiné de périr dans cette guerre : il a été l’une des
premières victimes de cette guerre en tombant lors de la bataille de la Marne
quatre jours après son arrivée au front.
Un destin paradoxal a fait grandir
dans la France républicaine, socialiste et libertaire une génération pénétrée
des idéaux du traditionalisme, une génération de royalistes et des catholiques.
Dès avant la guerre - dans les
années 1911-1912 - , ceux qui étaient à l’écoute attentive des murmures de
l’avenir, ont commencé à observer le caractère inhabituel de ces dispositions
d’esprit qu’éprouvait la génération qui faisait ses premiers pas dans la
vie.
La France, comme si inconsciemment elle se préparait à ce coup, a forgé une génération, pénétrée jusqu’en ses profondeurs de ces impulsions volontaires et du culte des fondements historiques de la France, unissant le catholicisme à l’amour du sport, le royalisme au goût et à l’action pratique. Cette génération était encore très jeune – à peine sortie des bancs de l’école – quand arriva la guerre, et maintenant elle a été exterminée presque jusqu’au dernier homme, comme si elle n’avait été destinée qu’à une seule chose : recevoir sur elle toute la puissance de la ruée allemande et la contenir.
Charles Péguy, avec Jammes et
Claudel, a été l’un des inspirateurs de cette génération. Cela ne signifie pas
qu’il a été accueilli et compris
complètement par elle.
« Je ne connais pas d’écrivain plus solitaire
dans son siècle, que Charles Péguy » a écrit Ghéon un an avant la mort
du poète. Il a raison, parce que ni Villiers de L’Isle-Adam, ni Barbey
d’Aurevilly n’ont été aussi solitaires dans leur temps que Péguy dans ces quinze
premières années du XXe siècle.
La France historique reste
pour nous voilée par « la Révolution », « le Siècle des
Lumières », « le Grand Siècle », et nous avons complètement
oublié la France « christianisée » du XIIIe siècle, où nidifièrent les
racines les plus profondes de son être.
Dans les paisibles années de
développement économique de la précédente République, au cœur d’une France
heureuse et comblée, l’enseignement frénétique du poète, qui vivait du rêve
d’une France « humble et pauvre », qui portait dans son âme un idéal
médiéval, proche de celui de Tioutchev (« Tout entière, ô terre natale, sous ton
visage d’esclave, le Seigneur des cieux t’a parcourue et t’a bénie »),
était la naïveté incarnée.
Le sens de l’histoire de la France
est épuisé pour lui par les deux « grandes bergères » - sainte
Geneviève et sainte Jeanne.
Comme elle avait gardé les
moutons à Nanterre,
On la mit à garder un bien
autre troupeau,
La plus énorme horde où le
loup et l’agneau
Aient jamais confondu leur
commune misère.
Et comme elle veillait tous
les soirs solitaire
Dans la cour de la ferme ou
sur le bord de l’eau,
Du pied du même saule ou du
même bouleau
Elle veille aujourd’hui sur
ce monstre de pierre.
Et quand le soir viendra qui
fermera le jour,
C’est elle la caduque et
l’antique bergère,
Qui ramassant Paris et tout
son alentour
Conduira d’un pas ferme et
d’une main légère
Pour la dernière fois dans
la dernière cour
Le troupeau le plus vaste à
la droite du Père.
[………………………………………………………]
Comme Dieu ne fait rien que
par miséricordes,
Il fallut qu’elle vît le
royaume en lambeaux,
Et sa filleule ville
embrasée aux flambeaux,
Et ravagée aux mains des
plus sinistres hordes.
Et les cœurs dévorés des
plus basses discordes,
Et les morts poursuivis
jusque dans les tombeaux,
………………………………………………………….
[Pour
qu’]
Après neuf cent vingt ans de
prières et de veille
Quand elle vit venir vers
l’antique cité
[……………………………………………..]
Bien prise en sa cuirasse et
droite sur l’arçon
[…………………………………………………]
La fille la plus sainte
après la sainte Vierge.
Le poète, qui croyait que Dieu
n’accomplit Sa volonté que par les humbles bergères, était républicain et rêvait
d’une « mystique
républicaine ».
Catholique converti et, peut-être,
le plus authentique des poètes catholiques de la France, y compris Verlaine, il
se sentait en un tel désaccord avec l’Eglise contemporaine qu’il ne pouvait
pratiquer ni recevoir ses sacrements. Dans l’Eglise romaine, si rigoureuse dans
sa discipline, cela ressemblait presque à une apostasie et ce fut la grande
tragédie de la vie de Péguy.
On raconte que, quand un de ses
amis lui demanda pourquoi il ne pratiquait pas plus, Péguy éclata en sanglots
convulsifs.
Péguy a été l’un de ceux qui
ont été trompés par leur siècle, mais il ne pouvait, dans le silence et la
tristesse, observer l’altération du monde du fond de sa propre solitude :
il lui fallait prêcher, convaincre.
Le style même de ses articles et
de ses poèmes en témoigne.
Ainsi parle l’homme qui s’adresse
à une foule immense et qui profère chaque mot à haute voix. La même phrase, le
même vers, la même image, il les répète avec insistance des dizaines de fois,
changeant peu à peu tel ou tel mot, substituant un nouveau synonyme, une
nouvelle idée, une nouvelle nuance et renforçant toujours les mots, comme s’il
lui était indispensable de faire pénétrer fortement dans l’entendement des
auditeurs chacune de ses propositions.
C’est pesant, c’est monotone, mais c’est en cela que réside son énorme puissance de conviction, et ses poèmes acquièrent une force hypnotisante et ressemblent à ces litanies interminables qu’on entend dans les églises.
C’est avec la même obstination, le
même entêtement que, durant 15 ans, assis dans l’étroite et sombre boutique de
la rue de la Sorbonne, il publia ses Cahiers de la Quinzaine, dans lesquels
parurent pour la première fois les tragédies de Suarès, et le Jean-Christophe de Romain Rolland, et
les romans des frères Tharaud, et tous les poèmes, mystères, pamphlets et
articles de Péguy lui-même.
Nous pouvons nous le représenter
grâce au portrait qu’en a fait Ernest Laurens (lui aussi tué au début de la
guerre)[291].
Vêtu d’un manteau de laine bleu,
sans chapeau, il est assis, les mains sur les genoux. Le front haut, large et
bossué, puissant, sans noblesse, rappelle Dostoïevski. L’apparence et le costume
sont simples, démocratiques, la barbe n’est pas peignée, les cheveux doux comme
ceux d’un enfant, sont comme collés par la sueur des longues veilles. Le visage
est celui d’un paysan, qui suit obstinément les sillons de ses pensées,
pesantes, persévérantes, soulevant en profondeur l’humus généreux de la terre
française ; visage d’un laboureur, disposant avec honnêteté et mesure l’une
à la suite de l’autre les rangées des strophes qui nous emmènent au loin et se
répètent obstinément.
En Péguy s’est conservé le
maître-artisan, humble et diligent, du Moyen-Âge – un artisan qui tisse ses
tapisseries à l’effigie de la Très Sainte Vierge, de sainte Geneviève, de Jeanne
d’Arc, d’Eve, la première des mortelles : les diptyques des « morts
parallèles de sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc », cette Tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne
d’Arc ou cette Présentation de la
[Beauce][292]
à Notre Dame,
etc…
La forme même du vers a, sans
qu’il le veuille, un caractère médiéval. C’est vrai qu’il commence
habituellement ses poèmes par des sonnets ou des terza rima. Mais ses sonnets commencent
à se répéter, gardant les mêmes rimes, et les terza rima se transforment peu à peu en
séries de tercets, qui présentent toujours, comme dans la poésie médiévale, la
même rime.
Mais ce n’est pas du tout
imitation ni stylisation dans le style de la poésie du Moyen-Âge, qui justement
ne connaissait pas ces formes de vers, mais structure d’une âme qui vit dans le
présent et qui est soumise intérieurement à l’organisation et au rythme d’autres
siècles.
Le poète, avec une telle forme
d’esprit, restait isolé au sein de la jeune génération, de sportsmen, de
catholiques, qui le reconnaissait comme son maître. Mais il la préparait à la
mort et, comme s’il pressentait une grande guerre, écrivait pour elle la
pathétique prière de réconfort : « Prière pour nous autres
charnels »[293].
Maintenant que la mort a éclairé
son œuvre et sa personne, cette prière est devenu classique, que l’on citera
toujours et partout quand on évoquera le nom de Péguy.
De toutes les œuvres poétiques qui
ont été consacrées à cette guerre, elle est, sans équivalent possible, la plus
profonde et la plus forte, bien qu’elle ait été écrite deux ans avant le début
de la guerre. Mais les œuvres poétiques sont toujours des œuvres
prophétiques.
Elle commence
ainsi :
Heureux ceux qui sont morts
pour la terre charnelle
Mais pourvu que ce fût dans
une juste guerre.
Heureux ceux qui sont morts
pour quatre coins de terre.
Heureux ceux qui sont morts
d’une mort solennelle.
Heureux ceux qui sont morts
dans les grandes batailles,
Couchés dessus le sol à la
face de Dieu.
Heureux ceux qui sont morts
sur un dernier haut lieu,
Parmi tout l’appareil des
grandes funérailles.
Heureux ceux qui sont morts
pour des cités charnelles.
Car elles sont le corps de
la cité de Dieu.
Heureux ceux qui sont morts
pour leur âtre et leur feu,
Et les pauvres honneurs des
maisons paternelles.
Car elles sont l’image et le
commencement
Et le corps et l’essai de la
maison de Dieu.
[…………………………………………………]
Heureux ceux qui sont morts
dans ce couronnement
Et cette obéissance et cette
humilité.
Heureux ceux qui sont morts,
car ils sont retournés
Dans la première argile et
la première terre.
Heureux ceux qui sont morts
dans une juste guerre.
Heureux les épis mûrs et les
blés moissonnés.
Heureux ceux qui sont morts,
car ils sont retournés
Dans la première terre et
l’argile plastique.
Heureux ceux qui sont morts
dans une guerre antique.
Heureux les vases purs, et
les rois couronnés.
[………………………………………………………]
Heureux ceux qui sont morts,
car ils sont retournés
Dans leur première forme et
fidèle figure.
Ils sont redevenus ces
objets de nature
Que le pouce d’un Dieu
lui-même a façonnés.
[………………………………………………………]
Heureux ceux qui sont morts,
car ils sont retournés
Dans la première terre et le
premier limon.
Ils sont redescendus dans le
premier sillon
D’où le pouce de Dieu les
avait défournés.
Heureux ceux qui sont morts,
car ils sont retournés
Dans ce même limon d’où Dieu
les réveilla.
Ils se sont endormis dans
cet alléluia
Qu’ils avaient désappris
devant que d’être nés.
[…………………………………………………………]
Heureux ceux qui sont morts,
car ils sont retournés
Dans cette grasse argile où
Dieu les modela,
Et dans ce réservoir d’où
Dieu les appela.
Heureux les grands vaincus,
les rois découronnés.
[……………………………………………………………]
Heureux les grands
vainqueurs. Pais aux hommes de guerre
Qu’ils soient ensevelis dans
un dernier silence.
Que Dieu mette avec eux dans
la juste balance
Un peu de ce terreau
d’ordure et de poussière.
Que Dieu mette avec eux dans
le juste plateau
Ce qu’ils ont tant aimé,
quelques grammes de terre.
Un peu de cette vigne, un
peu de ce coteau,
Un peu de ce ravin sauvage
et solitaire.
Mère voici vos fils qui se
sont tant battus.
Vous les voyez couchés parmi
les nations.
Que Dieu ménage un peu ces
êtres débattus,
Ces cœurs pleins de
tristesse et d’hésitations. »
Ainsi s’avance et se
développe cette longue litanie dans laquelle le Requiem de l’office des morts
alterne avec les accords d’une marche funèbre
beethovénienne.
Mais plus loin elle devient la
prière frénétique de Dimitri Karamazov, quand il « murmure sauvagement en
soi-même » : « Seigneur, accueille-moi avec tous mes excès,
mais ne me juge pas. Passe à côté de
moi sans me juger. Ne me juge pas, parce que je me suis condamné moi-même, ne
juge pas parce que je T’aime, Seigneur ! Je suis infâme, mais je
T’aime… »
Chez Péguy, cette prière
devient :
Mère voici vos fils qui se
sont tant battus.
Qu’ils ne soient pas pesés
comme on pèse un esprit.
Qu’ils soient plutôt jugés
comme on juge un proscrit
Qui rentre en se cachant par
des chemins perdus.
[…………………………………………………………]
Qu’ils ne soient pas jugés
comme des esprits purs.
Qu’ils ne soient pas pesés
dans un juste plateau.
Qu’ils soient comme la
treille et comme les blés mûrs
Qui ne sont point pesés sur
le flanc du coteau.
Qu’ils ne soient pas jugés
comme des esprits purs.
Qu’ils oient ensevelis dans
l’ombre et le silence.
Qu’ils ne soient pas jetés
misérables et durs
Dans le creux du plateau
d’une juste balance.
[……………………………………………………]
Que Dieu leur soit clément
et que Dieu leur pardonne
Pour avoir tant aimé la
terre périssable.
C’est qu’ils en étaient
faits. Cette boue et ce sable,
C’est là leur origine et
leur pauvre couronne.
[………………………………………………………]
Seigneur qui les avez
frappés de votre foudre,
Ne vous étonnez pas qu’ils
soient trouvés peureux.
Vous qui les avez faits
d’une argile grossière, ne les punissez pas d’être trouvés lépreux.
Seigneur, vous les avez créés de vase et de poudre : ne les punissez pas
d’être vaseux et poudreux. Seigneur, vous les avez pétris de cette terre :
pardonnez-leur d’être trouvés terreux.[294]
Charles Péguy a été tué sur la
Marne près du petit village de Villeroy le 5 septembre 1914, en menant sa
section à l’attaque. Son corps est resté couché dans la poussière au milieu d’un
champ de betteraves et a été enseveli dans une tombe commune et anonyme ;
il s’est ainsi mêlé à cette boue, à cette poussière dont il avait été
créé.
La bataille de la Marne restera
dans l’histoire comme un miracle salvateur, du même ordre que ceux qui avaient
sauvé la France des Huns par les prières de sainte Geneviève et des Anglais par
l’action de Jeanne.
Finalement, ce miracle et les deux autres s’expliquent précisément et matériellement et stratégiquement. Mais l’imagination au nom du miracle désigne un moment moral, volontaire, qui ne se soumet pas aux calculs de la logique. Et si la bataille de la Marne apparaît comme la conséquence de la clairvoyance et de l’esprit de décision de Joffre, son aspect moral, qui donna à la France, militairement mal préparée et déjà complètement défaite, la force de se redresser et d’opposer une résistance à l’Allemagne, se focalise dans la personne et dans la mort de Charles Péguy, l’humble et consciencieux chantre des grandes pastourelles, Geneviève et Jeanne, qui a joué en notre temps, sans en avoir conscience, le même rôle qu’elles.
La Jeanne d’Arc d’Harold
Strelkov
L’héroïne nationale de la France a
été canonisée (il est vrai, seulement au XXe siècle), mais Shakespeare en a fait une
sorcière, Voltaire la considérait comme une victime des spéculations de
l’Eglise, dans la pièce de Schiller elle s’éprend d’un soldat ennemi, et chez
Bernard Shaw elle est surtout mue par sa débrouillardise et son bon sens de
paysanne. Elle a été le sujet d’opéras, d’oratorios, d’une quantité innombrable
de films où son célèbre personnage a pris le visage tantôt d’Ingrid Bergman, le
symbole hollywoodien de la pureté, tantôt de sex-symbols contemporains. Tous les
écoliers la connaissent, mais on n’a conservé d’elle aucun portrait authentique,
et son mystère n’a pas été percé. Chacun de nous a sa propre Jeanne
d’Arc.
Harold Strelkov a élaboré sa Jeanne pendant sept ans, il s’est
informé des légendes, des travaux des historiens et des écrivains. A la base de
son diptyque, il y a le livre de Mark Twain et celui de Maria-Josefa Kruck von
Poturzyn[295],
et aussi le film de Gleb Panfilov – scénario d’un film qui n’est finalement pas
tourné et que devait interpréter l’éblouissante Inna Tchourikova. D’après Le Début, il est évident qu’elle était
bien près de devenir la meilleure Jeanne du cinéma du XXe siècle - cela ne s’est
pas fait, mais le projet n’est pas tombé.
Strelkov a conçu son œuvre
puissante quand il était encore
étudiant de l’atelier Fomenko, et il en mit bientôt au point la première
partie, Enfance, qu’interprétèrent
ses maîtres, ses condisciples et les enfants d’un pensionnat. Et enfin, son
actrice préférée, l’épouse du metteur en scène, Inga Oboldina. Aujourd’hui, sur
la scène du théâtre « Et cetera », est représentée la version rajeunie
de la deuxième partie du diptyque : A la cour et à la
guerre.
L’héroïne, qui de son vivant même
était devenue un mythe, une légende, un être surnaturel, et, pratiquement dans
toutes les interprétations, était toujours apparue comme une personnalité
entière, sûre d’elle-même et indépendante,
a été sentie et représentée par Strelkov tout à fait différemment. :
c’est une petite jeune fille, presque une enfant, effrayée et naïve, doutant de
ses forces et voulant rentrer chez elle. Sous les yeux des spectateurs se
produit la maturation spirituelle de l’héroïne, le développement de sa
personnalité. Le reste – l’entêtement de Jeanne qui appelle à la poursuite de la
guerre, l’inimaginable chevauchée vers Paris, la mort des amis – est assez
audacieusement expliqué par l’amour passionné de Jeanne pour Charles, qui vient
d’être couronné, et par la volonté qu’elle a de lui montrer qu’elle est
indispensable, même en l’absence de signes miraculeux venus d’en haut. Malgré le
caractère très vulnérable de cette interprétation du comportement d’une
personnalité historique (sur ce qui anima Jeanne après qu’elle eut cessé
d’entendre ses voix, l’histoire est muette), les réalisateurs du spectacle
parviennent sans aucun doute à l’essentiel : nous approcher de ce dont le
théâtre des dernières années s’était déshabitué – la découverte précieuse du
sens d’une vie humaine. « Celui qui entend » est infiniment seul et
trop différent des autres pour obtenir sa part de bonheur humain. Il doit
renoncer à tout pour que le miracle se réalise, et il est responsable, à vie,
devant lui. Mais le sens d’une telle vie, de ses victoires et de ses misères
devient, à jamais, un bien universel, et c’est cette vérité toute simple qu’a
réussi à montrer Strelkov.
Le décor discret, qui se compose en grande partie de rideaux de velours sombre, crée l’atmosphère dépressive de l’époque, les costumes (estimable travail d’Eléna Passetchnaia, Svetlana Vélitchko et Vladimir Chabourov) sont psychologiques et « parlants ». La mise en scène de Strelkov est laconique, mais ce laconisme crée une intrigue du plus petit détail. Il aime le mélange des genres, et cela est conçu et réglé jusqu’au dernier centimètre de l’espace scénique. Ici règne une discipline du geste, du mouvement, de la plastique, qui rappelle le ballet. Dans l’admirable scène de la bataille d’Orléans, les acteurs se déplacent dans une brève pantomime silencieuse, ralentie, et, de façon étonnante, on ressent peu à peu l’extrême intensité du combat, et, comme à travers un verre grossissant, on voit distinctement, en relief, le caractère de chaque personnage.
Les acteurs, ce qui est
devenu une habitude dans les spectacles de Strelkov, sont meilleurs les uns que
les autres : on sent dans leur travail que collaborent une conception
parfaitement maîtrisée et un langage dont l’unité est évidente. Savoureux,
pléthorique dans le rôle de La Trémoille : Valeri Barinov. Touchant, sans
défense, le transcendantalement triste Charles, dans l’interprétation
d’Alexandre Soukharev. Dans le
petit rôle de La Hire, soudard haut en couleurs, bonhomme et ivrogne, Sergueï
Serov est incomparable. Les quatre compagnons de Jeanne – ses
« pays », amis et frères (Mikhaïl Politseïmako, Sergueï Ichtchenko,
Valéri Ermakov et Ilya Ilyine) – qui sont presque des rôles muets, demeurent
néanmoins dans nos mémoires par leur intelligente et fine gestuelle et leur
individualité propre. Il faut spécialement mentionner Alexis Zouiev dans le
rôle, extrêmement important pour la conception générale de la pièce, de Gilles
de Rais. Tigre de velours, passant facilement de la douceur à la colère et à la
rage, Gilles est charmant. Chez Strelkov, chaque acteur, par quelque disposition
mystique, joue plus que ce qui est vu et que ce qui est entendu, et c’est cette
impression qu’on retire d’un spectacle, qui procure ainsi le plus rare des
plaisirs. Sans parler de l’héroïne principale, Inga Oboldina, qui pourrait à
juste titre être qualifiée d’étoile, si cette appellation n’était pas devenue
trop banale. Dans le mystérieux
premier acte, où elle ne craint pas d’être ridicule et gauche, et dans le
tragique deuxième acte, avec son amertume et le pressentiment de la fin, son
accent principal est la sincérité. Elle débarrasse le rôle de son inévitable
pathos, le réduit à l’essentiel (une émotion noble et sincère) et sait jouer
sans mots – une mimique, un regard, une attitude, un mouvement de tête. Le
magnifique accompagnement musical (musique d’orgue et chant grégorien dans une
exécution authentique) devient dans ces moments partie intégrante de l’action.
Voici Jeanne qui raconte à ses amis sa première visite au dauphin : elle la
raconte non avec des mots – ils lui manquent tout simplement, puisque, hier
encore, elle n’était qu’une bergère – mais par une mélodie qu’elle chante tantôt
timidement tantôt à pleine voix ; et les « pays » comprennent
tout, et les spectateurs sont ravis. La voilà qui parle à ses « voix »
- sans aucune pose ni ardeur fanatique, et l’épisode, gros de théâtralité,
devient simple et naturel, comme la respiration. Et la victoire de l’esprit, et
la défaite humaine - la défaite de la femme - de l’héroïne, est jouée par
l’actrice avec une telle maîtrise, qu’elle parvient à nous convaincre qu’il faut
avoir une immense capacité intérieure pour assumer et surtout porter sur ses
épaules, jusqu’au bout, le fardeau d'un tel rôle. La profession d’une actrice,
c’est d’être hors du commun, dit Bernard Shaw. On pourrait employer cette formule à
propos d’Inga. Dans l’espace du théâtre, livré trop souvent à la camelote de
l’épate, de la pathologie et de l’ennui, a surgi un îlot où les recherches se
font avec délicatesse et sincérité. Nous lui souhaitons bon succès.
Trad.
Y. A.
[1] Je tiens à remercier pour leur collaboration à ce
numéro tous les membres du Conseil d’administration de l’Association, ainsi que Lioudmila Chvedova qui a relu
les traductions du russe, Claude Foucher et Florent Avril qui m’ont aidé de
leurs compétences informatiques.
[3] Oraisons funèbres, dans les Œuvres complètes d’André Malraux, éditées par Marius-François Guyard, Pléiade, tome III, 1996, p. 913. 1996, p. 9.
[4] Max Nordau, Dégénérescence. Français contemporains, trad. russe, Moscou, Progress, 1995, p. 335. Entartung [1892] fut traduit dès 1894 en français.
[5] Voir François de Saint-Chéron, André Malraux, A.D.P.F.1996, p. 52. Ne pas confondre avec L’Esthétique de Malraux, du même auteur la même année, chez Sedes.
[6] « Commémoration de la mort de Jeanne d’Arc » (discours de Rouen, 1964)), Œuvres complètes d’André Malraux, Oraisons funèbres, p. 937.
[8] Cf. Le Miroir des limbes (trad. russe, Moscou, Respublica,1989, p. 433) dans les Œuvres complètes d’André Malraux, op. cit., p. 617.
[9] « Parmi la littérature française
contemporaine », Vestnik tserkovnoï
jizni, n° 6, juillet 1946, p. 45-48.
[10] Vestnik Rouskogo
Khristiyanskogo Dvijéniya, n° 72-73, 1964, p.
54-60.
[11] Première édition : « Extraits du Mystère des Saints-Innocents », Vestnik tserkovnoï jizni, n° 8, juillet
1947, p. 71-78 ; réédition : « Pour le centenaire de la naissance
de Charles Péguy. Extraits des Mystères
dans la traduction de Léon Zander », Vestnik Rouskogo Khristiyanskogo
Dvijéniya, n° 107, 1er trimestre 1973, p. 118-126 avec une
précieuse introduction de Nikita Struve, p. 117. La prédilection de Zander pour
les Saints Innocents s’étend donc au
Porche, ainsi qu’il appert de son
article sur l’Espérance : « Christian Hope », Student movement, n° 52, nov.-déc. 1949,
p. 19-26.
[12] Charles Péguy, « Vrata, vvodyachtchiyé v tainstvo vtoroï dobrodyétyéli, otryvok » (« Porche conduisant au mystère de la deuxième vertu, extrait »), trad. du français par Serge Avérintsev, Viestnik rouskovo khritianskovo dvijéniya, n° 173, Paris - New York - Moscou, 1996, pp. 139-149. Une jeune équipe, dès 1999, se mit à traduire le Porche de son côté, d’abord à deux, trois et enfin quatre, travaillant à l’École normale supérieure, à l’Institut Saint-Serge, à la Cité universitaire de Paris, au séminaire de Kostroma enfin !
[13] Le journal d’avant-guerre, fondé le 3 juin 1925, dirigé
par Pierre Borissovitch Struve jusqu’en 1927, quotidien jusqu’en 1936, puis
hebdomadaire jusqu’à cesser de paraître le 7 juin 1940 quand Paris fut
occupé.
[14] Éditions Rodnik / La Source, achevé d’imprimer par les
Éditions franco-slaves en juillet 1930 à 500 exemplaires seulement,
p. 118-120. L’exemplaire de la Bibliothèque Tourguéniev porte
l’envoi : « Pour Marie
Alexeievna Maklakov, en témoignage de sincère respect et de reconnaissance
indéfectible, de la part du traducteur. »
Une ligne d’introduction biographique précède la
traduction de 14 quatrains, extraits de la « Présentation de la
Beauce », donnés dans l’ordre (avec même les premiers et les derniers) mais
sans indication de coupures ; dans l’œuvre originale ce sont les strophes
1-3,5,11-13,25-27,85 et 87-89.
Le but de ce livre, donnant près de 140 poèmes de 70
poètes, est de présenter une vue d’ensemble, par delà les disputes concernant tel ou tel
poète, et de donner les traits saillants de l’histoire de la « nouvelle
poésie française », « des
postures crépusculaires du siècle passé au renouveau bouillonnant des jours
présents, des sombres jeux d’esprit d’élus solitaires à l’affirmation haut et
fort des droits de l’inconscient et
de la foule, de la mélancolie et de
l’athéisme à la soif de bonheur et au renforcement du sentiment
religieux ». Pour l’idéal de traduction qui guide Tkhorjevski, non la
conception de Joukovski (« Le traducteur de vers, voilà notre
adversaire ! ») mais celle de Pouchkine (« Ce sont les
traducteurs les vrais propagateurs du progrès. »), consulter l’introduction
du traducteur, p. 7-8.
Péguy est classé parmi les néo-romantiques (avec Edmond
Rostand [1868-1918] ou Laurent Tailhade [1854-1919], et juste après Hélène
Vacaresco [1866-1947], Henri Théodore Malteste, le comte de Montesquiou
[1855-1921] !), ce qui est probablement un choix provenant de la gêne qu’il
y a à ranger Péguy dans une école déterminée, mais qui peut être aussi une
analyse, pour le coup très fine, de Péguy, qui se veut classique mais reste un
romantique par bien des aspects (lire sur ce point le numéro « Péguy
romantique malgré lui » de la Revue
des Lettres modernes).
[15] Nous ne saurions trop remercier ici Oleg [1942, Rabat] et surtout Serge [1941, Rabat] Raslovleff, qui, nous ayant fourni un grand nombre d’informations bio-bibliographiques sur leur grand-père, en partie tirées de ses archives, ont grandement facilité nos recherches. Oleg et Serge sont les deux fils de Nicolas Raslovlev [1914, Pétrograd – 1944, Drumont] et Hélène Ivanov [1916, Sébastopol]. Michel Raslovlev se maria en 1919 à Nathalie Alexandrovna Ivanenko, née en 1893 à Baktchissaraï d’une famille originaire de la Volga et descendant du gospodar Ivoni de Moldavie qui vécut dans la deuxième moitié du XVIe siècle. Elle est décédée en 1976 à Créteil.
[16] Pour les armes des Raslovlyevy, où se retrouve donc la
croix balte, voir le Obchtchiy guerbovnik
dvoryanskikh rodov Vsyerossiyskoï Imperii, Grand armorial des familles aristocrates de
l’Empire russe, 2e partie, SPb, Zvyezdy, 3 t. reproduisant
l’édition SPb, 1890 ; traduit en anglais sous le titre Russian heraldry and nobility, Floride,
Boston Beach, 3 vol., 1992.
[17] D’une famille caucasienne émigrée en Russie au
XVIIIe siècle et dotée de terres dans la province de
Saratov.
[18] Dimitri Karakozov, étudiant membre du petit groupe
moscovite de Nicolas Ichoutine appelé
« l’Organisation ».
[19]
Kars, forteresse du IXe siècle annexée par les Turcs au
XVIe siècle, fut prise en 1828 par les Russes et rendue au traité
d’Andrinople en 1829. Mais elle est reprise le 16 / 28 novembre 1855 par les
Russes puis restituée par le Traité de Paris du 18 / 30 mars 1856 à la Turquie.
Après un premier siège russe levé le juillet 1877, Kars fut reprise par les
Russes le 6 / 18 novembre 1877 avant d’être conservée par eux grâce au traité de
San Stefano le 19 février / 3 mars 1878, que confirma le congrès de Berlin le
1er / 13 juillet 1878… Le traité de Moscou la rendra aux Turcs en
1921 !
[20] Du nom du futur général André Pommiès [1904-1972]. Lire
L’Organisation de Résistance de l’Armée
le Corps Franc Pommiès, 49e R.I., t. I « La
Clandestinité » et t. II « La lutte ouverte » par le général
Marcel Céroni, t. III « Vers la Victoire » par René Giraudon,
respectivement : Éditions du Grand-Rond, Toulouse, 1980 ; impr. du
Parc, Muret, 1984 ; Signes du Monde, Toulouse,
1995.
[21] Voir le Cimetière militaire de Bennevise, à côté de Rupt-sur-Moselle, RN66 ; lire le témoignage du comte Serge Obolenski, p. 10-11 de « Par le sceau du sang (Pour les futures relations franco-russes) », Vozrojdénié, n° 46, octobre 1955, p. 5-15, qui cite ce combattant « mort pour la France » ; et celui de Fernand Unvois dans Étoile noire (n° 17, nouvelle série) repris dans René Giraudon (op. cit., p. 187, 205, 435).
[22] Il avait refusé de faire appel à sa famille (au général
de division K. von Fenchau du Régiment de grenadiers de la garde impériale
montée, le gouverneur de Sedlets) pour entrer dans le corps des Pages, où il
avait été inscrit très jeune. S’il fut un Cadet, il ne semble pas, bizarrement,
qu’il appartînt jamais à l’Union générale des Cadets qui se forma dans
l’émigration (voir le Courrier
mensuel de cette Union, édité par Alexeï Alexeiévitch
Guéring)
Les renseignements qui suivent sont tirés du récit
autobiographique publié en feuilleton dans Vozrojdénié, sous le titre « Il y a
quarante ans de cela. Pour une histoire des organisations monarchistes russes
après 1917 », dans les numéros 109 (p. 87-110), 110 (82-102), 111
(104-123), 112 (69-87), 113 (92-106), 114 (66-84), 115 (104-123), 116 (85-104),
de janvier à août 1961. Publication interrompue pour des raisons que nous
ignorons, peut-être à cause de la longueur de certains passages d’un document
trop volumineux pour une revue, fût-elle épaisse.
[23] Pour lesquelles il reçoit trois citations à l’Ordre de
Saint-Georges.
[24] Kouzma Minine : boucher de Nijni-Novgorod, ardent
patriote qui par son sang-froid et son esprit d’organisation sut collecter les
fonds nécessaires à la levée de l’armée populaire russe pour lutter contre la
domination suédoise sur la ville, prise en 1611. Symbolise le renouveau national
et religieux, notamment par les fameuses dernières paroles de son appel aux
concitoyens : « gageant ma
maison, ma femme et mes enfants, je suis prêt à tout donner pour le bien et le
service de la Patrie».
Ce sont les éditions Kouzma Minine qui éditent les Chansons de la Contre-révolution en
1921, sous les initiales « M. S. R. ». Des premiers écrits de
Raslovlev nous sont connus : « Aux victimes du devoir »
(1911) ; une parodie militaire du poète Balmont (« Je veux être le
Hardi… », été 1917), une petite satire « Comme se repentent les
oiseaux » (été 1917) ; « À qui la faute ? » (hiver
1917-1918), publié pour la première fois dans le numéro unique de Vestnik zakonnosti, le « Courrier
de la légalité » (Sébastopol, 1920), puis dans Vozrojdénié (février 1961, n° 110, p.
100-101) ; « Conte éternel » (11 juin 1918 ; dans Vozrojdénié, mars 1961, n° 111,
p. 104-106).
[25] La reine Olga de Grèce [1851-1926] était la fille du
Grand Duc Constantin Nikolaiévitch, et la princesse Nicolas de Grèce n’était
autre que la Grande Duchesse Hélène de Russie.
[26] Fondé par Fernand Neuray [1874-1934] ancien
collaborateur de l’Avenir du
Luxembourg et dirigeant du XXe siècle, le 16 mars 1918,
ce « journal quotidien d’union nationale » paraîtra jusqu’au 30
septembre 1940, reprendra sa parution le 6 septembre 1944 avant de sombrer le 31
décembre 1956 (le journal qui reprendra le nom en le sous-titrant « organe
du Parti national » fera long feu en 1961). Y collaborent au tout début
Jacques Ochs [1883-1971] peintre, Adolphe Hardy [1868-1954] poète, Pierre
Girieud [1876-1948] peintre en 1925, Stanislas-André Steeman [1908-1970]
romancier à partir de 1925. La participation du petit André Franquin [1923-1997]
n’est qu’anecdotique en 1934. Y écrivent après 1945 Camille Biver [1917-] poète,
André Monnier-Zwingelstein [1891-1985] romancier, Jean Painlevé [1902-1987]
cinéaste en 1948, Georges Sion [1913-] écrivain. Certes, Léon Daudet parle du
journal dans Vingt-neuf mois d’exil,
chap. « La réaction nationale en Belgique : La Nation belge, l’affaire
Loewenstein », Grasset, 1930. Pire, Léon Degrelle [1906-1994] lui-même y
écrit en 1926, et Charles d’Ydewalle [1901-], en même
temps.
Maurras, Bourget et Barrès étaient les trois idoles de
l’Action Catholique de la Jeunesse Belge : on aura compris que Degrelle
appréciait donc le Péguy de l’Action française. Et, à défaut de Charles
d’Ydewalle (qui ne cite Péguy que comme auteur de la trilogie Jeanne d’Arc en 1897 dans Ma Flandre que voici en 1974 et comme
celui qui dit France, « omettant
volontairement l’article, comme on dirait Jeanne ou Marie » dans Confession d’un flamand, Bruxelles,
Pierre de Méyère, 1967), non seulement Léon Degrelle mais aussi José Streel
[1911-1946]. Le second a consacré à Péguy son mémoire de philologie romane à
l’Université de Liège (coll., In
memoriam. Léon Degrelle et le rexisme, Toison d’Or, 1995). Le premier
connaît Péguy comme ami de Psichari – dont il connaissait personnellement le
père – et l’imita en poésie dans Notre-Dame de la Sagesse (d’après Pol
Vandromme – ce même Vandromme qui, l’assimilant à l’extrême droite nationaliste,
n’apprécie guère Péguy mais en écrit un article, « Péguy : un vieux de
la vieille », dans Pourquoi pas,
8 avril 1987, repris sous le titre neutre « Charles Péguy » dans son
Journal de Lectures, L’Âge d’Homme,
1992 –, Le loup au cou de chien :
Degrelle au service d’Hitler, Nathan / Labor, 1976, p. 17, 23 ;
Jean-Michel Étienne, Le Mouvement rexiste
jusqu’en 1940, Colin, 1968, p. 9).
En 1951, le vent a définitivement tourné et Péguy reste
pour la jeunesse catholique belge à la fois un « maître à penser » (à
côté de Daniel-Rops et Gabriel Marcel ou encore Georges Bernanos) et un écrivain
communautaire (premier devant Emmanuel Mounier, Paul Claudel, le père Congar ou
Teilhard de Chardin). Sondage réalisé par Rencontres d’amitié à Bruxelles en 1951
et cité dans « Une enquête sur les Maîtres à penser », s. n., La Nation Belge, 17 avril
1951.
[27] Martin Conway, Collaboration in Belgium. Léon Degrelle and
the Rexist Movement (1940-1944), New Haven and London, Yale University
Press, 1993, p. 7-14. Parmi la cinquantaine
de titres dépouillés aux alentours de 1940 et 1944 (du Pays réel à L’Avenir, en passant par la Gazette ou le Courrier de Charleroi) ne figure pas La Nation belge, qui eut une attitude
attentiste pendant la montée du rexisme : par « réalisme tactique », elle défend la
« politique de neutralité »
mais ne « met pas sur le même pied
la France et l’Allemagne : on n’avait rien à craindre de Paris et l’on
avait tout à redouter de Berlin » (Pol Vandromme, op. cit., p. 112) ; pourtant,
elle critique Paul-Henri Spaak en octobre 1936 (Pierre Daye, Léon Degrelle et le rexisme, Fayard,
1937, p. 199) ; elle ne fait pas partie du front des grands quotidiens
opposés à Rex en 1937 et déclare à
l’occasion du face-à-face Van Zeeland / Rex le 11 avril 1937 : « Il faut voter contre un régime qui nous mène
à la dictature du Front populaire et non pas contre un homme parfaitement
honorable. Abstenez-vous pour le moins. » (Marc Magain, Léon Degrelle. Un tigre de papier,
Didier-Hatier, Bruxelles, 1988, p. 14, 98).
[28] Bradford C. Snell,
American Ground Transport. A proposal for
restructuring the automobile, truck, bus and rail industries, United States
Government Printing Office, 26 février 1974, cité par Paul Plaganis dans
« Henry Ford was not Oskar Schindler », Natca Voice ; lire aussi Ann
Leonard, « Corporations and Conscience », New York Times Washington Post, 1er décembre
1998 ; Peter Gilmore, « Corporate deals zith nazi Germany »,
Pittsburgh, United Electric News,
décembre 2000.
[29] M. Raslovlev, « Les leçons du passé. Pour le
quarantième anniversaire de Février », Vozrojdénié, n° 62, février 1957, p.
143-149 ; « 39e anniversaire de la forfaiture
d’Ekaterinbourg : toujours les mêmes anniversaires », Vozrojdénié, n° 67, juillet 1957, p.
82-86.
[30] Les deux réformes orthographiques, dont il était
question en Russie depuis plusieurs années, furent adoptées par deux décrets
allant dans le même sens : celui du Commissaire du peuple à l’éducation (23
décembre 1917) puis celui du Conseil des Commissaires du peuple (10 octobre
1918).
[31] Lire l’annonce de cette association parue, au nom de
Serge Lifar notamment, dans Vozrojdénié (« Monument de
l’émigration russe », n° 170, février 1966, p. 130-131), peut-être
sous la plume de Raslovlev.
[32] Lire en particulier sur ce point son Dit de la Sainte Russie, dans Vozrojdénié, n° 99, mars 1960, p. 12-25.
Voir aussi le compte rendu par Nicolas Vladimirovitch Stanyoukovitch de
« Sainte Russie. Anthologie de vers
d’inspiration religieuse traduits du russe par Michel Raslovlev », Vozrojdénié, n° 79, juillet
1958.
[33] M. Raslovlev, « Pourquoi est-ce important (À
l’occasion du quarantième anniversaire de la forfaiture d’Ekaterinbourg) »,
n° 79, juillet 1958, p. 42-44.
[34] M. R[aslovlev], « Terre Sainte », Vozrojdénié, n°, 19. L’usage de ces
initiales se retrouve pour les articles « Écho à un recueil de vers de Ivan
Oumov » (inconnu autrement par le recueil L’Hôte invisible, États-Unis, 1949, en
russe), Vozrojdénié, n° 36, 1954 et
son compte rendu de D[aniel]. Ye[rmolaïévicth]. Skobtsov[-Kondratiev] (le mari
de Mère Marie), Trois ans de révolution
et de guerre civile dans le Kouban paru dans Vozrojdénié, n° 118, 1961, p.
118-119.
[35] Colin Holmes,
« New light on the Protocols of
Zion », Patterns of prejudice,
vol. XI, n° 6, nov.-déc. 1977, p. 13-21 ; Gisela C. Lebzelter, Political Anti-Semitism in England.
1918-1939, Oxford, Macmillan Press, 1978, p. 25 ; Colin Holmes, Anti-Semitism in Britannic society.
1876-1939, Londres, Arnold, 1979,
p. 151-155.
[36] Journal qui en fit part dans les numéros des 16, 17 et
18 août 1921 : « The truth about the Protocols : A literary
forgery ».
[37] « Russian in Elders of Zion expose identified »,
17 février 1978 ; « faussaire » révélé par Clifford Longley en
1975.
[38] Lettre de 1927 au Times.
[39] Titre d’un récit historique romancé qu’il écrivit plus
tard sur cet aspect de son activisme politique.
[40] Année où Vladimir Kirillovitch Romanov, seulement
« Curateur du Trône » depuis 1917, dans l’ignorance du sort des
héritiers du trône restés en Russie, devient Empereur à part entière, alors que
certains membres de la dynastie ne le reconnaisse
pas.
[41] Voir le plus récemment Jean-François Moisan, Contribution à l’étude de matériaux
littéraires pro- et antisémites en Grande-Bretagne (1870-1983). Le mythe du
complot juif. Les Protocoles des Sages de Sion. Le cas Disraëli, thèse,
Paris-XIII, 1987 ; Jean-François Moisan, « Les Protocoles des Sages de
Sion en Grande-Bretagne et aux U.S.A. » in Pierre-André Taguieff, Les Protocoles des Sages de Sion, 2
vol., Berg International, 1992, vol. 2, p. 163-216.
[42] M. R[aslovlev], « À l’occasion de la disparition
de la Grande-duchesse Xénia Alexandrovna », Vozrojdénié, n° 101, mai 1960,
p. 133-134. C’est avec assurance que l’on reconnaît Raslovlev à ses
initiales et nous proposons également de lui attribuer les articles écrits sous
les pseudonymes jusqu’alors non éclaircis « Delaube » et
« Lelecteur » (sous ce même alias peu original ont aussi paru deux
comptes rendus dans la Revue de
l’amitié de Vyborg : de V[ikentiy Vikentiévitch] Veressaïev, Gogol vivant, n° 11, 1934, p. 28 ;
et de M. Kourdyoumov [alias Marie
Alexandrovna Kallach, 1885-1954], Un cœur
troublé, n° 1, 1935, p. 26-28). Voir Delaube, « À la radieuse mémoire de
l’Impératrice Alexandra Féodorovna », Vozrojdénié, n° 127, juillet 1962, p.
38-62 ; Lelecteur, « Situation de la recherche en histoire en
U.R.S.S. », Vozrojdénié, n° 120,
1961 ; Lelecteur, c. r. des Notes du prêtre Alexandre [Viktorovitch] Eltchaninov [1881-1934], Vozrojdénié, n° 135, mars 1963, p. 124-126. Ce sont les
derniers articles de Raslovlev publiés à Vozrojdénié.
[43] M. Raslovlev, « À l’occasion de la disparition de
la Grande-duchesse Hélène Vladimirovna », Vozrojdénié, n° 64, avril 1957,
p. 126-127.
[44] Sous le titre Le
jardin clos de Tévanghir. Conte oriental, Éd. La Bruyère,
1980.
[45] L’Action intellectuelle, Niort,
1933.
[46] « Votre
poème, Les Voix glorieuses, est
empoignant, magnifique et doit être, buccalement, d’une envolée
irrésistible », écrivit Paul Fort en remerciement à Michel Raslovlev,
qui lui avait dédié le livre.
[47] Compte d’auteur, 1958.
[48] Compte d’auteur, 1977 ; deuxième éd. :
1987.
[49] M. Raslovlev, Regrets vieux-jeu, 1950 ; Le Soir est là, 1952 ; Qui a rimé rimera, 1954 ; Boutades ou facéties, 1957 ; Malgré l’hiver,
1972.
[50] Voir sa bibliographie complète de 1927 à 1967, pour
l’essentiel aux éditions Le Divan, dans Jean Loisy, Un certain choix de poèmes (1935-1965),
Points et Contrepoints, 1968, p. 288. Ce même Jean Loisy, qui reçut le
Grand prix de poésie de l’Académie française en 1982, avait écrit en 1942 Le Mystère de Jeanne et de Péguy
(Laffont, 1945) et logeait dans son anthologie aussi bien Charles Maurras (à qui Pourtal de
Ladevèze dédie un de ses poèmes…) qu’Yves Gandon et Jean-Victor Pellerin (deux
pasticheurs de Péguy). Une autre dédicace de Pourtal de Ladevèze nous apprend sa
slavophilie : « à madame la comtesse
Rohozinska ».
[51] M. Raslovlev, « À l’occasion de la disparition du
comte K[onstantin] N[ikolaïévitch] de Rochefort [1875-1961] », Vozrojdénié, n° 111, mars 1961,
p. 125-126.
[52] Compte d’auteur, Montréal,
1976.
[53] Rosseels Printing Co, Louvain, Belgique,
1977.
[54] Jean Guillaume, baron Hyde de Neuville [1776-1857],
homme politique et conspirateur bien propre à intéresser
Raslovlev !
[55] Sur l’histoire de cette revue après-guerre, contacter
Nataliya Birchler, chemin du Petit-Montfleury 8, 1290 Versoix, Suisse. Refondé
en janvier 1949, « l’organe indépendant de la pensée nationale »
devient en 1955 mensuel et cesse définitivement de paraître en mars 1974 après
le numéro 243. Le prince Obolenski se fit aider de Vladimir A. Zlobine
(1959-1960), de Igor K. Martynovski-Opichnya (1959-1960) et de Jacob
Nikolaïévitch Zorbov (1959-1961). Écrivirent dans cette revue anti-S.R. Nina
Berbérova, Ivan Chmelev, Zinaïda Hippius, Georges Ivanov, Vladimir Jankélévitch,
Alexandre Kojevnikov dit Kojève, Serge Makovski, Irina Odoïevtséva, Boris
Poplavski, Alexis Rémizov, Fédor Stépoune, Nadejda Teffi, Youri Térapiano, Henri
Troyat, André Volkoff, Boris Vychestlavtsev, Boris Zaïtsev, Vladimir
Zlobine…
[56] « Peut-on traduire Pouchkine ? », mai
1949, n° 3, p. 110-122.
[57] « Traduction de Leconte de Lisle », juin
1951, n° 15.
[58] « La muse politique de Tioutchev », 1954, n°
31, p. 162-170 ; article qui deviendra l’essai Le Barde slavophile. Fédor Tutcheff, Éd.
La Bruyère,
1982.
[59] « Ivan Ivanovitch Tkhorjevski et les dix ans des
cahiers Vozrojdénié », janvier
1959, n° 85, p. 12-18. L’article finit sur un poème écrit « à l’occasion de
la mort d’Ivan Ivanovitch Tkhorjevski ».
[60] Le lecteur intéressé trouvera ses articles dans presque
chaque livraison : « À la mémoire d’A[lexandre]. A[lexandrovitch].
Bachmakov », juillet 1949, n° 4, p. 161-163 ; poème
« Les alouettes », 1952, n° 21, p. 157 ; « La chanson de
Chvartz », 1956, n° 36 , p. 146 ; « La Némésis de
l’histoire », 1956, n° 55, p. 36-43 ; 1957, n° 61, 62, 64, 67 ;
1961, n° 109, 110, 111, 112-118.
[61] Éd. La Bruyère,
1981.
[62] Éd. La Bruyère,
1983.
[63] Éd. La Bruyère,
1985.
[64] Lire son dernier livre à notre connaissance : Ivan Bounine. 1870-1953, Éd. La Bruyère, 1987.
[65] Polygraphe libéral et élitiste auteur de Les Lois psychologiques de l’évolution des
peuples (Alcan, 1894) et de Psychologie des foules (Alcan, 1895),
personnage scientifiquement peu sérieux, sans être tout de même le précurseur du
fascisme que l’on a prétendu qu’il était, comme le montre la biographie de
Benoît Marpeau, Gustave Le Bon, parcours
d’un intellectuel, CNRS éditions, 2000.
[66] Librairie générale, 1935 ; deuxième éd. :
Magasin du livre, 1965.
[67] « Un printemps qu’on attend », Vozrojdénié, n° 61, janvier 1957, p.
95 : poème traduit du français en russe par
l’auteur !
[68] Impr. Guillo, 1962 ; deuxième éd. :
1964.
[69] 1951, n° 18 ; 1952, n° 21 ; 1954, n°
36 ; 1960, p. 99. Vozrojdénié
publie en revanche « Un printemps qui s’attarde » (n° 61, janvier
1957, p. 95) « directement » traduit du français, sans parution
française préalable !
[70] Compte d’auteur, 1958.
[71] 1953, n° 25, p. 79-84.
[72] Deux extraits des « Symphonies héroïques »,
1956, n° 56, p. 81-83 ; juin 1958, n° 78, p. 54-58 (avec notice
introductive).
[73] 1960, n° 97.
[74] N° 57, traduction aux p. 18-21 ; article
« Charles Péguy, prophète de l’Espérance » aux p.
21-25.
[75] Compte d’auteur, 1979, p.
41-44.
[76] Cote B 5293[2].
[77] Péguy se maria civilement en 1897 avec la sœur de son
meilleur ami de classe, le socialiste Baudouin, qui mourut peu de temps avant
<le mariage> (N.D.A.).
[78] Librairie et maison d’édition dès 1913 et en activité
jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, sise au 17 rue Cujas et connue pour ses
publications slaves (russes et serbes) et pour son édition de thèses. Seule la
librairie reprit apparemment après-guerre (N.D.T.).
[79] En français dans le texte
(N.D.T.).
[80] Jamais il ne put oublier que son héroïne préférée avait
été jugée et condamnée par des autorités de l’Eglise catholique
(N.D.A.).
[81]
Le 8 novembre 1938, elle écrit à Jean Wahl : "Je vous envoie ces admirables pages de Péguy
que Halévy m'a révélées." Dans une lettre du 26 mars 1940 à Daniel Halévy,
elle affirme que c'est lui qui l'a introduite à l'œuvre de Péguy. Le 4 juillet
1941, elle accuse réception du Péguy
de Halévy.
[82]
Bespaloff et Weil avaient entrepris cette relecture de l'Iliade à l'insu l'une de l'autre. Le
texte de S. Weil, publié dans Les Cahiers
du Sud en décembre 1940 et en janvier 1941 (sous le pseudonyme d'Emile
Novis), fut révélé à Bespaloff par Jean Grenier. L'ouvrage de Bespaloff parut en
1943 chez Brentano's.
[83]
Lettre de Bespaloff à G. Fessard (datée de 1949) citée dans : Gabriel Marcel-Gaston Fessard,
correspondance, Beauchesne, 1985.
[86]
Communication faite au Colloque Chestov-Fondane : "L'expérience du tragique",
Maison des Sciences de l'Homme, 20 octobre 2000.
[87]
Ce brouillon comporte une biographie de Péguy évoquant la rencontre de Lucien
Herr, de Bergson, et la
révélation
de la tragédie antique.
[88]
Dans sa thèse sur les Cahiers du Sud
durant la Deuxième Guerre mondiale (Paris-IV, janvier 1998), Claire Gruson donne
maints exemples de la façon dont Jean Ballard, directeur de la revue, déjouait
la censure à propos de Péguy. Elle évoque ces stratégies dans un texte publié
dans Littérature et Résistance,
Presses Universitaires de Reims, 2000.
[89]
Il sera republié dans un prochain numéro de l'Amitié Charles Péguy. Notons également
qu'une traduction anglaise avait paru dans The Review of Politics, Notre-Dame
(Indiana) en janvier 1947.
[91] Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet, cité dans l’édition de la Pléiade, t. III, Œuvres en prose complètes, Gallimard, 1992, p.414. Cahier fait pour répliquer à la critique hostile au Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, parue dans la Revue Hebdomadaire du 23 juin 1910 et signée du nom de Fernand Laudet. Péguy y réunit un Communiqué et un essai à tonalité polémique, dans une œuvre qui à bien des égards, constitue une profession de foi.
[92]
Monsieur le Révérend Mark Edney, qui a très aimablement signalé à mon attention
ce tableau final du Porche, resté
dans les limbes de mes brouillons.
[93]
Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc,
p. 661, cité dans l’édition des Œuvres poétiques complètes de la
Pléiade, Gallimard, 1962.
[105]
La Sainte famille, 1640, bois, 41
´ 34 cm, Paris, Musée du Louvre. Commentaire de Roger
Baschet in Rembrandt, Le Musée
personnel : un « décor familier
émerge de l’ombre. Le surnaturel n’apparaît pas.[…] C’est en comparant entre
elles plusieurs versions de cette scène où figurèrent parfois des anges que le
menuisier aux manches retroussées se révéla être saint Joseph, et la mère, la
sainte Vierge aux côtés de sainte
Elisabeth. »
[109] Erich Auerbach, Mimesis, C.A. Francke AG Verlag, Bern,
Gallimard 1968 ; édition de référence, collection « Tel », 1977,
p. 82. Il est étonnant que le traducteur, Cornelius Heim, ait choisi le terme
dont Péguy fait usage ici.
[111]
Article XVII, 2, dans l'édition des Pensées par Ernest Havet, dans l'édition
Sellier, fragment 331. Péguy cite ces lignes (p. 808-809), dans Un Poète l'a dit, t. II de l’édition des
Œuvres en prose complètes de la
Pléiade, Gallimard, 1988.
[113]
En particulier, Saint Philippe
(63´ 52), Norfolk, Chrysler Museum), Saint André (60.5´47.5, coll. part.), Saint Jacques le Mineur (66´54, Albi, musée Toulouse-Lautrec), Saint Jude Thaddée (62´51, Albi, musée Toulouse-Lautrec), Saint Thomas, (65´54, coll. part.). « Ces témoins de la vie du Christ,
intercesseurs privilégiés auprès de Dieu, sont représentés comme des paysans,
habillés de vêtements contemporains ; leurs traits ne sont pas épargnés par
le labeur […] ; leurs mains noueuses et leurs ongles sales témoignent de
leur humble condition. Le réalisme de La Tour s’inscrit dans la mouvance du
caravagisme : la retenue tout
intériorisée des apôtres suggère l’ardeur religieuse. » (Béatrice
Sarrazin, ABC Georges de La Tour, op.
cit., p. 33). De même, Robert
Fohr parle de la « vérité
intransigeante » des Saint
Jérôme, « satisfaisant par
là-même au dogme de l’Incarnation qui anime alors toute la pastorale de la
réforme catholique »(Georges de
La Tour, le maître des nuits,
Serpenoise, Adam Biro, 1997, p. 41).
[116]
Hans Urs von Balthazar, La Gloire et la
Croix, Les Aspects esthétiques de la Révélation, II, Styles, de Jean de la Croix à Péguy , Aubier,
"Théologie" 1972, 1981, p. 335-336.
[120]
C’est la réversibilité des mérites dans la communion des saints, op. cit. p. 405-406 faisant de chaque
chrétien un participant des Mystères de la vie de Jésus. Le plus obscur des
malades communie à la douleur du Crucifié.
[121]
Saint Joseph charpentier, 137
´ 101, Musée du Louvre, commentaire d’Anne Reinbold in L’ABCédaire de Georges de La Tour, op.
cit., p. 106.
[122]
Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet,
p. 412 : « Et celui qui
n’a quitté l’établi et la varlope que pour se coucher et pour mourir est celui
qui est le plus agréable à Dieu ».
[132] La Découverte du
corps de saint Alexis, 158 ´ 115, Nancy, Musée historique lorrain.
[133] Commentaire d’Anne Reinbold, op. cit., p. 48.
[134] Commentaire d’Olivier Bonfait, op. cit., p.
36.
[135] Un nouveau
théologien, M. Fernand Laudet, p. 445.
[136] Œuvres poétiques
complètes, p. 410.
[137] Un nouveau
théologien, M. Fernand Laudet,
p. 415.
[138] Lc, 2, 51.
[139] Les Larmes de
saint Pierre, huile sur toile, 114,5´ 95 cm, Cleveland, Museum of
Art.
[140]
Citons par exemple Jean Racine, les écoles de peinture du XVIIe siècle, T.S.
Eliot au XXe siècle, Paul Claudel, Maurice Denis…
[154] Pierre de Bérulle, Discours sur l’état et les grandeurs de
Jésus, 1624 Opuscules, Migne
LXXVII, cité par Jean-Robert Armogathe dans l’Histoire chrétienne de la littérature,
Jean Duchesne [dir], Flammarion, 1996, p. 517.
[159]
Discours sur l’état et les grandeurs de
Jésus, cité par Robert Fohr, Georges
de La Tour, le maîtres des nuits, op. cit., p.
41.
[163] G. P. Fédotov,
« Cudo osvobozdenija » in G.P.
Fedotov, t. I, Martis, Sam Sam, Moscou, 1996,
p.125.
[164] Les registres de la Bibliothèque montrent que, lors des
Conseils de la Bibliothèque, les camarades de Fedotov votaient toujours contre
lui.
[165]
Quelques intellectuels dont D. Kontchalovski et G. Fédotov ont consacré des
pages amères au manque d’engagement personnel pendant la guerre de
l’intelligentsia russe, à la différence des intellectuels
français.
[166] G. P. Fedotov,
« Sv. Martin Tourski, podvijnik askézy », in Pravoslavnaja Mysl’, n° 1, Paris, 1928.
[168] G. P. Fedotov, The Russian Religious Mind, Nordland
Publishing Company, Belmont, 1975.
[172] G. P. Fédotov, op. cit., p.
159.
[173] G. P. Fédotov, « Pisma bl. Avgoustina », in G.P. Fedotov, t. I, Martis Sam Sam, Moskva, 1996, pp.
51-80.
[180]
Charles Péguy, Le Mystère de la vocation
de Jeanne d’Arc, dans Œuvres
poétiques complètes, Gallimard, 1975, p. 1255
[205] Charles Péguy, Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc
avec deux actes inédits, Club du
Meilleur Livre (éd. d’Albert Béguin), 1956, p. 320
[206]
Charles Péguy, Œuvres poétiques complètes (La Tapisserie de Sainte Geneviève et de
Jeanne d’Arc), op.cit., p. 843
[208]
Charles Péguy, Œuvres en prose complètes ( Note conjointe sur M. Descartes),
Gallimard, 1992, p.
1394
[214]
Charles Péguy, Œuvres en prose
complètes (Un nouveau théologien, M.
Fernand Laudet), Gallimard, 1992, p. 565
[215]
Préface de Stanislas Fumet dans Charles Péguy, Les Tapisseries, coll.
« Poésie », Gallimard, 1968, p. 14, cité d’après Tjo Jung-Ok, thèse
soutenue à Paris III sur Jeanne d’Arc
dans l’œuvre de Péguy de 1910 à 1914 , 1978, p.
11
[217]
Marcel Proust, Correspondance, t. XVIII, p.359, cité par L. Fraisse
dans L’OEuvre cathédrale. Proust et
l’architecture médiévale,
Librairie José Corti, 1990, p. 115
[219]
Modeste Tchaïkovski, Vie de Piotr Ilitch
Tchaïkovski, t.1, Moscou, 1997, p.34 (en russe, comme tous les ouvrages
cités en note).
[220]
Piotr Ilitch Tchaïkovski, Œuvres
complètes. Œuvres littéraires et correspondance, t.7, Moscou, 1962,
p.281
[227]
Iou. Engel, « Un langage nouveau dans l’opéra. » dans Par les yeux d’un contemporain. Choix d’articles, Moscou, 1971,
p.199.
[228] D. Rabinovitch, « La Pucelle
d’Orléans au Théâtre de Sverdlovsk », Musique soviétique, n°3, 1958, p.87.
[231]
Je remercie très vivement Lioudmila Chvedova et Claire-Cécile Avril d’avoir bien
voulu me donner la traduction et le sens du terme russe correspondant
(NDT).
[233] William V. Spanos,
The Christian Tradition in the Modern
British Verse Drama : the
Poetics of Sacramental Time, New Brunswick (New Jersey), Rutgers University
Press,
1967.
[234] Par exemple, Henri Rey-Flaud dans son article « Claudel et le théâtre médiéval » étudie les formes dramatiques du mystère dans Le Soulier de Satin (in Mélanges de langue et de la littérature médiévale, 1973, p. 715-719).
[236]
« Pas plus que le Christ ne peut
être séparé de la croix, il ne fallait pas que Jeanne d'Arc fût séparée de
l’instrument de sa passion, de son martyre et de sa sanctification, c'est-à-dire
de son bûcher », conférence sur Jeanne d'Arc au bûcher (Bruxelles, 1940)
in Claudel, Théâtre, t. II, op. cit.,
p. 1518.
[238] « Sous ces capuchons […] elle voit se dessiner le mufle de la bête et de la bête féroce » (op. cit., p. 1525).
[239]
Un schéma dramatique qu'on retrouve dans Le Pain dur, Le Soulier de Satin… Le
motif claudélien du « jeu de cartes » a été étudié par Pierre Brunel
(in
Revue de Lettres Modernes, 1968, n° 3,
p. 125-127).
[240] Référence biblique tirée du Lévitique : la pureté de Jeanne est la lèpre sur le corps impur de la société, donc elle « doit être brûlée » (Lv XIII, 52).
[241] Cette scène rappelle l’acte III de L'Annonce faite à Marie, où le couronnement du roi ramené par Jeanne coïncide avec la naissance du Sauveur et avec le miracle de Violaine. On se souvient aussi du « grand Roi d'Abyssinie et [de] sa femme Bellotte » ( Théâtre, t.2, op. cit., p. 183), couple mêmement grotesque symbolisant la France du pain et la France du vin enfin réunies.
[242]
La scène finale du mystère The Sleep of
Prisoners (1951) de Christopher Fry rappelle en de nombreux points cette
scène de Claudel.
[243] Claudel note : « Cette flamme dont on la menaçait, elle s'y jette volontairement. C'est n'est pas assez dire qu'elle l'accepte, elle l'épouse : Frère le Feu, cette grande flamme joyeuse et irrésistible […] », conférence, op. cit., p. 1526.
[244] « La forme corporelle de Jeanne d’Arc est montée au ciel dans une bouffée de flamme » (op. cit., p. 1516).
[245] « C'est cette bouffée triomphale qui porte jusques aux pieds du Crucifié l'âme d'une victime innocente, c'est le souffle du feu purifiant et unificateur » (op. cit., p. 1520).
[246] « […] pour Jeanne d'Arc, comme pour son divin modèle, s'est réalisée la parole – "Quand je serai élevé, je tirerai tout à moi" » (op. cit., p. 1518).
[247]
Le développement du sujet correspond à celui de la Bible : du chaos (livre
de la Genèse) à la Lumière (L'Apocalypse, les jours derniers,
l'épreuve du feu), avec la venue du Messie au centre et la Croix, qui réunit en
soi l'univers.
[250]
C’est à cette époque justement que Claudel écrit des commentaires sur l'Apocalypse (e. g., Au milieu des vitraux de l’Apocalypse
commencé en 1929 et publié en 1966 chez Gallimard), des textes sur Le Livre d'Esther, écrit en 1934, Le Livre de Tobie, écrit en
1935.
[251]
Ces niveaux pour l'interprétation des textes des Écritures ont été rappelés par
Henri de Lubac dans son livre célèbre Exégèse médiévale : les quatre sens de
l'Écriture (Aubier, 1959-1964). Il existe un article du même auteur sur les
études théologiques de Claudel (H. de Lubac, « Sur un Credo de Claudel –
Claudel théologien – Le drame de l'appel » in Théologie d' occasion, Desclée de
Brouwer, 1984, p. 453-471).
[252] Répétition par chaque être humain du chemin de Croix du Sauveur dans sa vocation terrestre, son ascension au Golgotha, sa mort et sa descente aux enfers, ainsi que sa résurrection.
[253]
De nombreux articles paraissent comme « Honegger a construit une cathédrale
autour de Jeanne d'Arc au
bûcher » de Pierre Sery, Rivarol, 18 janvier
1951.
[254]
Marcel Schneider, « Jeanne au Bûcher
(un chef-d’œuvre) a reçu un accueil enthousiaste du public à l’Opéra »,
Combats, 20 décembre
1950.
[256]
« Plus que de la conscience
professionnelle, plus que du talent, il semble qu'il s'agisse d'une
identification totale avec le jeune martyr » (in Jacques Depaulis, Paul Claudel et Ida Rubinstein, Annales
Littéraires de l’Université de Besançon, 1994, p. 60).
[259] J. Depaulis explique sa conversion à la religion
catholique par l'influence de Claudel, par le mysticisme propre à son « âme
russe », par sa culture imprégnée de la Bible (in J. Depaulis, Paul Claudel et Ida Rubinstein,
op. cit., p. 59-63).
[262] C'est d'autant plus important qu'il n'existait pas en Russie de tradition de théâtre religieux, ce qui s'explique par les particularités de la foi orthodoxe. Le refus de Stravinsky de participer à la création de L'Histoire de Tobie et Sara est à ce sujet significative (Claudel, Théâtre, t. II, op. cit., p. 1535).
[266] « Ida Rubinstein y ajoutait le charme d'une émouvante récitation » (in Le Ménestrel, n° 21, 1939, p. 149).
[268] Durant cette période, l'histoire de Jeanne d'Arc acquiert une nouvelle popularité sur la scène avec Sainte Jeanne de George Bernard Shaw (décembre 1940) et Jeanne avec nous de Claude Vermorel (janvier 1942). On a même monté Le Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc de Péguy (1940), cas assez particulier, « les mystères » de Péguy n'étant pas vraiment destinés à la scène.
[271] W. - L. Landowski, « À Rouen, "Jeanne au bûcher" clame son innocence dans la cour du palais de justice », Le Parisien liberé, 1 juin 1954.
[273] En même temps, la critique remarque que c'est « une œuvre qui est neuve pour de tout autres raisons que de coutume à notre époque », Robert Brussel, « Jeanne au bûcher », Figaro, 8 mai 1939.
[274] Maurice Montabré, « Ingrid Bergman fait acclamer à Naples la "Jeanne" de Claudel », Figaro, 7 décembre 1953.
[275]
P. W., « Comment on a monté à Berlin la Jeanne d’Arc de Claudel et Arthur
Honegger », Tribune de Genève,
26 décembre 1947.
[276] M. St. E., « 300 acteurs, chanteurs et danseurs interpréteront "Jeanne au bûcher" de Claudel et Honegger », Ce Matin. Le Pays, 18 janvier 1950.
[277]
Dans les années 1940, les œuvres d’inspiration religieuse commencent à
s'intéresser aux moyens radiophoniques, qui donnent de nouvelles possibilités de
diffusion. Un exemple remarquable en est le cycle radiophonique sur l’Évangile, The Man born to be King (1942) de Dorothy
Sayers.
[280] « Dans la mesure où elle est à la fois, selon Claudel lui-même, un mimodrame et un oratorio dramatique, [Jeanne d'Arc au bûcher] représente sans doute la meilleure illustration de la dramaturgie qu'il a commencé de fonder avec Soulier de Satin et qui l'a conduit à la notion de théâtre total », écrit Jaques Houriez (in L’Inspiration scripturaire dans le théâtre et la poésie de Paul Claudel, Presses universitaires franc-comtoises, 1998, p. 285).
[282]
La recherche d'un « personnage collectif » est une idée
caractéristique des années 1920-40 chez des dramaturges de courants et de
cultures différents (Giraudoux, Camus ; T. S. Eliot, Ch. Williams ;
Viatcheslav Ivanov, André Biély).
[283] Claudel, Théâtre, t. II, op. cit., p. 1519 (déjà
cité).
55 Claude Hervin, « Jeanne au
bûcher… », Paris-Presse, 20
décembre 1950
[287]
Cette Prière est un passage d’Eve,
extrait du recueil de Morceaux choisis de
poésie, composé par Péguy lui-même et publié en 1914 chez Paul Ollendorff.
C’est ce recueil que Volochine a consulté. Nous avons placé entre parenthèses
les équivalents français des mots russes choisis par l’auteur et qui s’écartent
de la traduction littérale du texte de Péguy. Cette traduction, à la différence
de celles qui sont présentées dans l’article suivant, est rythmée et
mesurée.
[288]
pouce : par référence aux vers
suivants : « ces objets de
nature / Que le pouce de Dieu lui-même a
façonnés »
[289]
On sait que Péguy et le 276e RI quittent Coulommiers le 10 août en
direction de Saint-Mihiel, du 25 au 29 août battent en retraite jusqu’à l’Oise,
puis à partir du 2 septembre sont engagés dans la bataille de la Marne (NDT).
[290]
Ernest Psichari. Nous ne citons ici que les passages qui concernent les proches
de Péguy. Mais Volochine cite une
quantité de noms, dont la plupart sont tombés dans l’oubli. On sait que le corps
d’Alain-Fournier a été retrouvé et identifié il y a quelques années
(NDT)
[293]
Dans l’édition des Morceaux choisis de
poésie (Ollendorff, 1914), c’est ainsi qu’est intitulé le célèbre
passage d’Eve : « Heureux ceux qui sont morts… »
(NDT)
[294] J’ai donné en traduction à peu près un tiers de cette
prière, mais pour les dernières strophes, j’en ai plutôt rendu le sens que je ne
les ai traduites, car il était impossible par manque de place de donner le
développement progressif des répétitions. Mais le poème doit être traduit en
russe intégralement (NDLA).
[295] Auteur de Die
Sendung des Mädchens Jeanne d’Arc (La Mission de Jeanne d’Arc), Verlag
Vrachhaus, Stuttgart, 1961.
[296] Article aimablement communiqué par Jennifer Kilgore,
que nous remercions vivement.