Sommaire
M.Samarina : Les problèmes de la
renaissance religieuse à la fin du Moyen-Âge
N.V.Tichounina : Les beaux-arts dans
la poésie lyrique de Verlaine
E.Domaratskaia : Aux sources du
surréalisme littéraire : les symbolistes et
Lautréamont
I.
Bitiougova : Fedor Batiouchkov et
l’héritage de Dostoïevski dans l’œuvre de Korolenko
E.Petrova : Intelligentsia et
révolution : la polémique Henri Barbusse-Romain
Rolland
T.Gourina : La quête morale de
Romain Rolland dans Les Tragédies de la Foi
Chers Amis,
L’Assemblée générale qui s’est tenue le 12 janvier 2002 à Orléans, a
approuvé la proposition que nous lui avons faite de modifier les statuts de
notre Association. Ces modifications portaient essentiellement sur les points
suivants : d’abord, l’Association des Amis du Centre Jeanne d’Arc-Charles
Péguy de Saint-Pétersbourg prendra désormais le nom de son bulletin : Le
Porche, ce qui aura entre autres avantages d’éviter les confusions gênantes
avec d’autres associations, comme celles de l’Amitié Charles Péguy ou des Amis
de Jeanne d’Arc; ensuite, notre domaine d’activité s’étendra à la Pologne et à
la Finlande, où des Centres Jeanne d’Arc-Charles Péguy ont été créés ou sont en
voie de création.
L’Assemblée générale a
aussi approuvé la composition de notre Conseil d’administration et l’élection de
deux nouveaux membres. La liste des membres est donnée à la suite de
cette
adresse.
Le contenu de ce
bulletin N° 9 vous paraîtra peut-être inattendu et hétéroclite : des
articles sur Lautréamont, Verlaine, Batiouchkov et Korolenko, Romain Rolland;
aucune étude sur Péguy. Mais nous nous devions de rester fidèles à la mission
que nous nous étions donnée : rendre compte de tous les travaux de nos amis
russes, produits aux différents colloques de Saint-Pétersbourg. Cela dit,
lorsque la publication des communications du Colloque de juin 2000 sera achevée
( N°11 du Porche ), nous avons
décidé, avec l’accord de nos amis russes de ne publier désormais intégralement
que les études concernant, de près ou de loin, Jeanne d’Arc et Péguy. Les textes
portant sur des sujets différents seront publiés sous la forme d’un résumé de
deux pages.
Deux grandes
nouvelles.
La
première : la parution, tant attendue, en langue russe du Mystère de la Charité de
Jeanne d’Arc et de Notre Jeunesse, dans la traduction et avec la
présentation de nos amies Tatiana Taïmanova, Anna Vladimirova, Elena Djoussoeva
et Elizaveta Leguenkova, que vous avez pu rencontrer l’an dernier au Colloque
d’Orléans.
La seconde : le
premier colloque finlandais Jeanne d’Arc-Charles Péguy aura lieu du 24 au 27
octobre 2002 au Centre culturel français de Helsinki. C’est pour nous une très
grande joie, que nous devons aux efforts persévérants de Monsieur Gilles
d’Humières, Ambassadeur de France en Finlande, de Monsieur Patrick Thomas,
Attaché culturel, de Monsieur Raoul Mille, Conseiller scientifique, et, bien
entendu, de notre fidèle ami Osmo Pekonen. Ceux d’entre vous qui désireraient y
participer ou y assister, peuvent s’adresser à moi. Je dois remettre à Monsieur
Raoul Mille un avant-projet pour la fin du mois de mai.
Enfin, nous vous annonçons que le prochain numéro du Porche
(juillet-août 2002) sera entièrement consacré à la publication, en version
bilingue (si cela ne pose pas trop de problèmes d’édition), d’œuvres d’inspiration spirituelle de
poètes contemporains de Russie, Pologne et Finlande, mal connus en France, comme
Mère Marie Skobtsova, Jan Twardowski et Lasse Heikkilä.
Avec tous nos remerciements pour votre fidélité.
Yves Avril
Composition du Conseil
d’administration ( Assemblée générale du 12 janvier 2002 ):
Yves Avril,
président
Philippe
Lamoureux,
vice-président
Romain
Vaissermann, secrétaire général
Roger Ribot, trésorier
Pauline Bernon,
secrétaire
adjointe
Ludmila
Chvedova,
relations avec la Russie
Sophie
Vasset,
relations publiques
Tatiana
Viktoroff,
relations avec la Russie de France
En outre, deux membres de l’Association, Claude Foucher et Jean
Garapon, ont bien voulu se charger, le premier de la mise en pages du
Bulletin, le second, des relations avec les Universités françaises.
Sixième colloque du Centre
Jeanne d’Arc-Charles Péguy de Saint-Pétersbourg
(février
2002)
Université de
Bordeaux-III
Du 4 au 6 février
2002, le Centre d’Etudes Françaises de l’Université d’Etat de Saint-Pétersbourg
et le Centre Jeanne d’Arc-Charles Péguy de Saint-Pétersbourg se réunissaient à
la Faculté des Lettres, pour le sixième de leurs Colloques Internationaux. Pour la première fois, le Centre Jeanne
d’Arc-Charles Péguy était accueilli par le Centre d’Etudes françaises de
l’Université d’Etat. Cette année, la réflexion portait sur « La
Ville : Littérature, Histoire, Civilisation ». Ce titre témoigne
de la largeur du champ étudié, mais aussi de tout l’intérêt que se portent les
chercheurs de diverses disciplines. De nombreux chercheurs et spécialistes
russes et français se sont ainsi retrouvés dans la Ville de Pierre, pour intervenir et discuter, sous les
plafonds baroques de la belle Salle Petrovski, ou dans une salle plus moderne
(n°25 !), dont les baies laissent apercevoir, de l’autre côté de la Neva,
le Cavalier de bronze. Dans la tradition des échanges franco-russes, les
intervenants ont eu le bonheur de se rencontrer personnellement sur des
questions qui leur tiennent à cœur, et nos amis russes eurent la grande
courtoisie d’en parler en français. La densité des interventions, l’intérêt et
la joie des discussions ont marqué tous les participants.
Après l’inauguration par M. Vladimir Troyan, Vice-Recteur de
l’Université, accompagné de M.Mikhaïl Marusenko, directeur du Département
d’études françaises, de M. Jean-Pierre Sueur, sénateur du Loiret, de
Tatiana Taïmanova et de notre Président, Yves Avril, organisateurs
du Colloque, la première matinée était consacrée à ce que M.Kagan,
vice-président de l’Académie des Sciences humaines, a pu désigner cum grano
salis sous le nom de « villologie » pour les sciences humaines.
Ainsi, l’intervention de M.Kagan a montré que depuis Braudel, l’étude du rôle du
développement de la civilisation urbaine comme condition de la croissance pose
des problèmes, qu’on pourrait envisager en fonction de l’asymétrie des fonctions
du cerveau humain : lieu de l’abstraction, du politique, et de
l’élaboration de la démocratie, la ville se distingue de la nature, règne des
forces non maîtrisées et du mythologique. L’histoire des villes russes inscrit
aussi cette question dans l’intéressante perspective de la rupture entre nature
et culture, exprimée par les relations entre Orient (où demeurerait l’unité
entre les deux), et Occident, horizon de Saint-Pétersbourg. Mme
Jourovskaya, docteur en philosophie de cette Université, a ensuite fait
un compte-rendu des récentes discussions lors d’un colloque de l’Université de
Paris VIII sur les problèmes de l’art contemporain: l’art est-il toujours modèle
de reconnaissance de soi et d’autrui? Puis Mme Kalitina, professeur
d’histoire de l’art que connaissent bien nos amis d’Orléans, a montré comment le
graveur Charles Meryon, apprécié de Hugo, si proche des Tableaux parisiens de Baudelaire et du Croquis parisien de Verlaine, fait
apparaître dans ses eaux-fortes la beauté paradoxale d’une architecture
grandiose abritant des drames contenus, dans une sensibilité qui reste plus
romantique que symboliste. Pour
revenir à la politique de la ville, M. Jean-Pierre Sueur a conclu la
matinée en proposant une réflexion prospective sur le sujet : « Quel
avenir pour la ville européenne? ». Comment penser encore que « l’air
de la ville rend libre » ? Alors que l’on s’imagine souvent qu’elle
est le lieu du mal, la ville peut-elle être le lieu harmonieux d’une vie en
commun ? La ville du Vingtième siècle a été un processus de cloisonnement
entre les diverses activités et populations, elle doit retrouver sa vocation
d’espace de brassage (certes hiérarchisé), et ne pas oublier que le temps de la
ville est plus long que celui des politiques.
C’est « l’image littéraire de la ville » qui a réuni les
intervenants de l’après-midi : Mme Sokolova, de l’Université de
Saint-Pétersbourg, a relu pour nous « un épisode des Tableaux parisiens », où la ville
de la modernité apparaît comme un colosse, une fourmilière écrasant l’individu,
mais où le pittoresque et le fantastique révèlent son angoisse, sa peur, ses
espérances et ses rêves. Ainsi, la vision grotesque des Sept
Vieillards est la réponse de Baudelaire à Hugo: l’auteur des Fleurs du Mal ne trouve pas sa
métaphysique dans « ce que dit la bouche d’ombre », mais
dans le spectacle disloqué et baroque de la ville moderne. De fait, la ville
devient texte, comme l’a montré Mme Vladimirova, de cette même Université : villes
de Paris et de Pétersbourg perçues chez Hugo et Pouchkine, Dostoïevski puis
Zola, comme ambivalentes, entre expression de la raison, du progrès libérant, et
profanation des lois de la nature. Elle se transforme en lieu infernal où les
personnages de la poésie symboliste russe sont des marionnettes manipulées par
des forces invisibles, ou lieu vidé de sens, ville fantôme aux façades sans
épaisseur, par exemple chez Blok qui réactive le mythe d’Orphée aux Enfers. A ce
symbolisme russe, la poésie d’Alcools
répond en plaçant l’unité si instable de la ville sur le plan métaphysique:
Apollinaire ne prétend pas en copier la vie, mais en sonder le sens. Entre
Moscou et Jérusalem, la ville du Maître
et Marguerite de Boulgakov est vouée à la désintégration de la matière,
vaste et labyrinthique comme celle de Robbe-Grillet où elle n’est finalement
plus un roman. Revenant sur l’opposition ville–nature, perversité–vertu, Mme
Altachina, de l’Institut pédagogique Herzen a présenté sa réflexion à
partir de la tragi-farce de Leonid Filatov, Dangereux, dangereux, très dangereux…
(1999), récriture post-moderne des Liaisons dangereuses, où Paris est toujours le
centre de l’Europe galante et libertine, métonymie de l’universel mal, mais où
le diabolique s’inscrit surtout dans le cœur de l’homme. Paris, deux siècles
plus tard, celui des Thibault, est
transformé en personnage par Roger Martin du Gard, ville presque anthropomorphe
qui suggère des émotions, selon Mme Gourina, de l’Institut pédagogique
Herzen. Avec le Parallèle de Paris et de
Londres, c’est le contraste entre l’opulence et la pauvreté dans les deux
villes vues par Louis-Sébastien Mercier, qu’a relevé Mme Stepanova, de
l’Université d’Etat, et dans la même veine, mais pour le XIXe siècle, M.
Davtian, docteur de cette
même Université, a comparé les visages de la ville dans les romans
feuilletons français et russe. Mmes Petrova et Ilukova, de
l’Université d’Etat de Saratov ont conclu cette après-midi littéraire par une
étude sur « Dostoïevski- traducteur d’Eugénie Grandet ». Je dois avouer
que pendant ces dernières interventions, j’étais absente, plongée dans une
passionnante discussion avec Macha Korenmann, à propos de la représentation que
Péguy donne de Jeanne d’Arc.
Le lendemain après-midi, la perspective était de nouveau historique,
avec, en première partie, « La ville médiévale, cité des hommes, cité de
Dieu ». M. Malinine, de l’Université qui nous accueillait, a évoqué
« Paris au temps de Jeanne d’Arc », ville dont les habitants sont
prisonniers (avant sa prise par Charles VII), marquée par la misère et le
dépeuplement, où l’on peint la première danse macabre au cimetière des
Innocents, mais où l’on a le goût de la fête et des chasses aux cerfs et aux
pourceaux. Pour prolonger cette évocation de la vie privée des citadins, Mme
Elizarova, de l’Université d’Etat de Syktyvkar nous a fait découvrir un
modèle d’éducation morale et religieuse, Le Mesnagier de Paris (1394), offert par un riche Parisien à son
épouse pour l’édification de celle-ci. Ce manuel de vertu conjugale est conçu
sur l’imitation du Christ et de la Vierge Marie. Cette structuration de la vie
médiévale autour de l’ordre divin est aussi remarquable dans l’ars moriendi, « art de bien
mourir », ce côté rituel de la mort médiévale qui mériterait une attention
plus rigoureuse de la part des médiévistes, selon Pavel Krylov, historien
et député du Conseil municipal de Malaïa Okhta. En effet, cette approche permet
de reconnaître dans les récits de la mort de Jeanne d’Arc les commandements,
gestes, invocations qui ont ordonné ses derniers instants et leur signification
dans la mentalité de ses contemporains. Loin d’être lue comme le repentir d’une
criminelle, son « amende honorable » est ainsi interprétée comme
soumission à la loi divine, et on comprend pourquoi elle a tant compté lors de
sa canonisation. Mlle Macha Korenmann, jeune enseignante de l’Université
de Saint-Petersbourg a poursuivi
cette réflexion sur Jeanne d’Arc en montrant comment la vie de la « pucelle
de Dieu » était obéissance à la Cité Céleste au cœur de son action dans les
villes terrestres, et montrait des « signes manifestes de la grâce de
Dieu », si précieux pour la dévotion de l’Eglise orthodoxe. Enfin Sophie
Vasset, de l’Université de Paris VII, a présenté la relecture de la vie
de Jeanne d’Arc par un Mark Twain à la fois très attaché à la figure de Jeanne
et très critique à l’égard du christianisme. Ce regard partagé se traduit par
une tension entre distance et proximité, narration sérieuse et humour, dans les
Personal Recollections of Joan of Arc
(1895), dont l’intervenante a elle-même établi la traduction en
français.
La deuxième partie de cette dense après-midi nous a fait épouser les
regards de voyageurs à Saint-Pétersbourg : « la ville russe vue par
les Français », à des moments de transition historique. M. Vlassov, de l’Université
d’Etat de Saint-Pétersbourg a fait part des jugements du comte de Fortia de
Piles (1758-1826) et du chevalier de Boisgelin, mais aussi d’autres Français sur
les Russes, dont la langue française les étonne: selon Edouard Fabre, ils
affectent le purisme de la langue écrite et parlent trop bien français !
D’autres voyageurs comme Jean-Marie Chopin (1796-1870) sont plus sensibles au
pouvoir despotique, à l’ignorance par le peuple des droits naturels, et le
marquis de Custine, en 1830,
remarquera qu’en Russie tout le monde pense ce que personne ne dit. A
travers le regard de Mme Vigée-Lebrun, auteur de Souvenirs, c’est la culture mondaine et
brillante des grandes villes en un siècle où « l’Europe parlait
français » qui triomphe. Comme Jean Garapon, de l’Université de
Nantes, l’a montré, la Russie fut pour elle une « seconde patrie » où
elle noua des amitiés fécondes, dans une sociabilité de salons si proches du
goût de Paris. Mais pour cette artiste sensible, la ville, loin de n’être que
décor, impose une réflexion douloureuse sur la force destructrice du temps, qui
anticipe la déception de son retour dans le Paris du Directoire, où l’imposture
succède aux violences de la Révolution. Comme nombre de ses contemporains, elle
aspire alors à une vie dans la nature, où serait préservé un peu de l’âge d’or
esthétique et moral dont elle voit la disparition. A une autre période-seuil
racontée à travers les yeux de voyageurs français, « une mission française
à Pétrograd pendant la guerre de 14-18 », a été abordée par M.
Khotéev, de l’Université de Saint-Pétersbourg. Les journaux des
diplomates et les Mémoires de Maurice
Paléologue racontent une rencontre avec le tsar juste avant le déclenchement de
la Révolution de février 17. Enfin,
ce n’est pas à proprement parler à travers les yeux d’un voyageur que la journée
de l’abolition du servage apparaît dans le roman français d’Henry Gréville, alias Alice Fleury, La Princesse Ogherof. Mme A.
Mikhéeva, de cette même Université, a présenté cet auteur, installée en
Russie, institutrice, collaboratrice du Journal de Saint-Pétersbourg, qui
voulait faire connaître la Russie aux Français. Les pages qui décrivent la
réaction de la foule lors de la journée de 1861 sont bien vues par un témoin
fictif russe, mais montrent en même temps ce que représente « l’âme
slave » pour une observatrice française.
La dernière journée du Colloque était destinée à des études sur « La
ville de Charles Péguy », puis à un ensemble de communications sur
« la ville et la culture ». Ouverte par Ludmila Chvedova, de l’Université
de Paris IV, cette réflexion n’a cependant pas séparé Péguy des centres
d’intérêt franco-russes, puisque Ludmila Chvedova abordait « Le gothique
dans l’œuvre de Charles Péguy et de Maximilian Volochine ». Evoquant La Présentation de la Beauce à Notre-Dame de
Chartres, La Ballade du cœur qui a tant battu, les poèmes de Volochine sur
les « cristaux de la pensée médiévale », la cathédrale de Rouen,
« Notre Dame de Reims », cette « grande figure de femme
agenouillée en prière » selon Rodin, et des photographies d’esquisses de
Bourdelle, cette belle communication réunissait les images de cathédrales chez
le poète français et le poète russe autour de trois nœuds de sens, la métaphore
végétale, la majestueuse simplicité, et la vision déchirante de la cathédrale
crucifiée. « Paris et Pétersbourg », sont bien des « villes
belles et contradictoires », chez Péguy, Pouchkine, Nekrassov, Blok, comme
l’a montré Elena Djoussoeva, de l’Université des Sciences Humaines et
Sociales de Saint Pétersbourg. La ville-texte apparaît chez ces écrivains,
dramatisée par les réalités contrastées de la solitude et de la multitude
assourdissante, de la somptuosité et de la pauvreté (chez Pouchkine en
particulier), entre mort et renaissance en 1917. La beauté, habituellement
associée à l’harmonie et à l’assonance naît donc ici des antithèses et des
dissonances d’une ville malade chez Nekrassov, ou victime d’une incurable
chagrin chez Blok. Dans cette perspective de la ville–texte ou de la ville
–mémoire, Pauline Bernon, de l’Université de Bordeaux III, a traité de
« monuments et révélations ». Dans les Cahiers de la Quinzaine de Péguy, les monuments de Paris sont
des « dieux Termes », bornes du chemin parcouru comme du chemin à
parcourir, tant il est vrai que sans mémoire, l’avenir ne peut être. Les
monuments sont donc lieux d’une triple révélation. Elle est de nature éthique,
car elle indique une conduite à tenir si l’on veut préserver la mystique du
peuple, esthétique, car elle montre comment la fidélité à l’origine est gage de
sa grandeur et de sa beauté, spirituelle enfin, car elle permet de retrouver un
accord perdu entre soi et le monde désaccordé, par le miracle de la mémoire. Les
mystères de la géographie textuelle ont occupé Romain Vaissermann, de
l’Université d’Orléans : « les digressions de Charles Péguy dans
Paris » ont fait le portrait du quinzenier en Icare, gravitant autour du
soleil noir de la Sorbonne, mais aussi en pèlerin de Notre Dame. En fait, ni
voyageur ni sédentaire, ni paysan ni citadin, l’art de Péguy est finalement
proche du cours d’un fleuve. En effet, il cultive l’art de la digression dans
une prose ni toute classique ni romantique, à la fois enracinée et fluviale, qui
n’a certes pas le tracé rectiligne d’un long fleuve tranquille. Le Paris d’un
héritier de Péguy, Georges Duhamel, est « nostalgique », selon
Elisaveta Leguenkova, notre traductrice et guide dans les plus beaux
musées de Pétersbourg. Face à la modernité, la confrontation entre ville et
nature est résolue différemment chez Péguy et Duhamel. Pour le premier, la ville
reste transitoire malgré ses pierres qui semblent éternelles. La Chronique
des Pasquier a pour toile de fond
un Paris qui inspire les « écrivains régionalistes de la Montagne
Sainte-Geneviève »: cependant, ce terroir subit les métamorphoses du
nouveau siècle. La Chronique montre une ville qui est un abîme entre
riches et pauvres, qui apparaît en nouvelle prostituée où l’argent fait le
citoyen, mais où demeure debout l’ancienne cité médiévale gothique qui sculptait
l’espace, et où l’herbe crève la pierre et le bitume. C’est le « Paris
poétique de Péguy » que Tatiana Taïmanova abordait ensuite, montrant
comment la ville est transformée par les motifs personnels et intimes du poète
en ville symbolique, « horde, troupeau qui a besoin d’une bergère
attentive », en ville de déguisement par opposition à la longue plaine où
rien ne cache l’homme, en vaisseau enfin, incarnation de l’histoire.
Enfin, la seconde partie de l’après-midi offrait des ouvertures antiques
et résolument modernes, d’Ovide à Picasso, sous le titre de « Ville et
culture », montrant la belle transmission de la tradition artistique
latine, française et russe à travers les siècles. La nostalgie, mais aussi les
oppositions ville-nature revenaient au programme, médiatisées par de grands
poètes latins et russes dans la communication d’Yves Avril « Rome et
Saint-Pétersbourg, la fuite et l’exil ». La fuite au sein de la nature,
leçon poétique enseignée par Horace (mais dans un poème en fait ironique qui est
déjà une variation sans illusion sur la sancta simplicitas…fuir la ville est-il
vraiment possible, le negotium
l’emportant bien souvent sur les nobles velléités d’otium) et reprise sérieusement par
Pouchkine. La poésie de l’exil a pour matrice l’œuvre d’Ovide à laquelle font
explicitement référence les poèmes de Pouchkine, Tepliakov, Maïkov et les Tristia d’Ossip Mandelstam. A travers
ces antithèses du beatus ille,
Pouchkine s’était déjà forgé un modèle rhétorique dans l’espoir d’un retour en
grâce auprès du tsar. A l’autre bout de la chaîne temporelle, mais toujours
sensible à la présence du passé, « le Paris d’André Malraux » évoqué
par Mme Slivinskaya, de l’Union des écrivains de la Russie et secrétaire
de l’Association André Malraux à Pétersbourg. Cette résurgence de l’ancienne
cité est peinte en une image étrange qui traduit bien la rencontre entre deux
époques, sous la plume d’un poète russe : « les matrones d’époque
rococo sont nettoyées par une douche à la Charcot ».
Ensuite, trois interventions sur des sujets musicaux : M. et Mme
Gourévitch, de l’Union des Compositeurs de la Russie, et du Conservatoire
d’Etat de Saint-Pétersbourg, ont évoqué la vie, les succès, les contrats des
musiciens français reçus à la Cour de Saint-Pétersbourg, au gré des modes et du
goût des souverains russes. Avec l’intervention de Camille Morando, de l’Institut
National de l’Histoire de l’Art de Paris, nous avons vu comment cette tradition
d’échanges musicaux prit une tournure révolutionnaire au début du siècle
dernier. Grâce aux contacts entre les peintres parisiens et la galerie russe de
Choukine, aux voyages de Serge de Diaghilev, l’avant-garde est réellement
franco-russe. Mais autour de ce noyau gravitent encore d’autres artistes
cosmopolites (Picasso y rencontre son épouse, la danseuse Olga Kokhlova, et, à
Rome, confronte cubisme et art classique). Au service de l’éclosion d’un langage
artistique universel, les Ballets russes renouvellent alors l’esthétique de la
scène parisienne. Enfin, la dimension économique de ces échanges a été évoquée
par M. Lebedev,
de l’Institut d’histoire de l’Académie des Sciences (Saint-Pétersbourg), dans
une communication très détaillée sur « Les Européens dans la culture
d’affaires de Saint-Pétersbourg aux XVIIIe et XIXe siècles » ; cette
intervention a permis d’évoquer les choix économiques de la ville de nos jours,
et les espoirs d’attirer de nouveaux investisseurs. Si Moscou est devenue
« fenêtre sur l’Amérique », Saint-Pétersbourg demeure bien une
« fenêtre sur l’Europe ».
La conclusion du
colloque a permis d’ouvrir la réflexion sur notre participation aux célébrations
du Tricentenaire de la fondation de la Ville de Pierre en 2003. La visite de
M.Alexandre Keltchewsky, Consul de France à Saint-Pétersbourg, et les
échanges (ponctués par des discours, des projets, et une mémorable prise de
parole par Pavel Krylov) nous ont fait envisager un prochain Colloque sur les
fondations de villes. Reste la question de savoir si les sujets des
interventions seraient tous élargis à une perspective franco-russe, ce qui
modifierait la place de notre association, Le Porche, au sein de ces échanges.
Enfin, il me faut ici marquer ma reconnaissance à nos amis russes pour
leur sens de l’accueil et leur générosité. Entre les journées bien remplies de
travail et leur vie de Pétersbourgeois occupés, ils ont organisé de magnifiques
visites au Palais Ioussoupov, à la maison de Pouchkine, et à l’Ermitage, et
avaient prévu pour nous de féériques soirées de ballet. Tant de beautés
partagées dans un tel bonheur ont fait de cette semaine un moment précieux pour
chacun.
Christine de Pizan et le bonheur
maternel.
Elizaveta
Elizarova,
Université d’Etat de
Syktyvkar (République des Komis)
La
doctrine chrétienne enseignait au Moyen-Âge que la chute originelle était due à
l’orgueil d’Eve, qui avait voulu s’égaler à Dieu dans la connaissance du Bien et
du Mal : l’empreinte de ce péché continuait à marquer le sexe féminin dans
son entier. Au XIIIe siècle, dans Le Roman de la Rose, une des œuvres les
plus populaires à la fin du Moyen-Âge,
Jean de Meung formulait des jugements caractéristiques sur l’infériorité
sociale des femmes. Au début du XVe siècle, Jean de Montreuil remodela cette
œuvre en en conservant l’orientation antiféministe. Après l’avoir lue, Christine
de Pizan (1364-1430) fut la
première à apporter un démenti à cette conception masculine de la nature de la
femme. Elle fut la première femme dans l’Europe médiévale à exercer la
profession d’écrivain, et elle combattit la conception selon laquelle les femmes
ne seraient bonnes qu’à enfanter et n’auraient « que de faibles
capacités intellectuelles »[1],
« que c’est par débilité et faiblesse que le corps qui prend forme dans
le ventre de la mère devient celui d’une femme » (p.54). Dame Raison à
qui s’adresse Christine, répond que
« les femmes ayant le corps plus délicat que les hommes, plus faible et
moins apte à certaines tâches, elles ont l’intelligence plus vive et plus
pénétrante là où elles s’appliquent » (p.92) et qu’ainsi « il
n’est aucune tâche trop lourde pour une femme intelligente » (p.63).
Les femmes sont aussi bien dotées d’une âme immortelle que les hommes; hommes et
femmes sont donc égaux devant Dieu.
Christine n’en concluait
absolument pas à l’égalité sociale des droits des hommes et des femmes. Elle
soutenait que, dans la mesure où celles-ci avaient un corps différent, cela les
destinait à des rôles distincts de ceux des hommes. Et bien que les femmes selon
leurs capacités naturelles pussent assumer presque toutes les tâches des hommes,
elles devaient être avant tout celles qui préservaient la stabilité des liens
familiaux et celles qui élevaient les enfants.
Dans Le Livre de la
Mutacion de Fortune (1404), l’écrivain présente sa mère comme une très-sage
souveraine :
et plus preux que
Panthasellee
(Dieu proprement la compassa !)
en tous cas, mon pere
passa
de sens,
de puissance et de pris,
non
obstant eust il moult appris,
et fut royne couronnee
tres adonques qu’elle fut nee (v.339-346)[2]
Christine décrit sa mère
comme une femme irréprochable, d’une insigne grandeur morale. A la fin de son
récit, il apparaît qu’ « on l’appelle dame Nature, / Mere
est celle a toute personne » (v.366-367). Selon l’écrivain, Mère Nature
a pris soin d’elle comme une femme ordinaire. Se rappelant son enfance,
Christine remarque que le bonheur de l’enfant dépend de la sagesse de sa mère.
Elle décrit la maternité, absolument insurpassable, de la
Nature :
de ma mere a joyeuse
chiere,
qui m’ama tant et tint si chiere
que elle meisme
m’alaicta,
aussitost qu’elle
m’enfanta
et doucement en
mon enfence
me tint et par elle ot croiscence
(v.401-408)
Toute femme, dit-elle, doit
s’occuper de son enfant, se souvenant que c’est de sa piété que dépend le
bonheur maternel, et les représentantes du sexe faible doivent nécessairement
avoir une intelligence qui leur fasse avoir pleine conscience du sens de l’amour
maternel.
Pour être une mère heureuse,
il faut être une femme prudente et sage, et Christine
ajoute : « si c’était la coutume d’envoyer les petites files à
l’école et de leur enseigner méthodiquement les sciences, comme on le fait pour
les garçons, elles apprendraient et comprendraient les difficultés de tous les
arts et de toutes les sciences tout aussi bien qu’eux » (p.91). Elle pense
que l’éducation religieuse est bonne pour les mœurs et que la meilleure place
pour la vie de sa fille est le monastère.
Dans Le Dit de Poissy
(1403), l’écrivain raconte le séjour qu’elle a effectué au monastère, en
compagnie d’amies et de connaissances, pour rendre visite à sa fille religieuse.
Christine décrit avec ferveur la rencontre avec son enfant
bien-aimé:
Vint devers moi, de tres humble maniere
S’agenoilla, et je baisay sa chiere
Doulcete et tendre.
Puis main a main alasmes sans attendre
En l’eglise pour servise a Dieu rendre. (v.233-238)
Les nonnes accueillirent
avec joie leurs hôtes. Elles leur montrèrent les bâtiments et le jardin du
couvent. L’écrivain note que sa fille, qui avait entre douze et vingt ans, ne
lâchait pas la main de sa mère :
Et ma fille, qui tandis par la main
De séjourner (v.585-588)
L’usage permettait aux
visiteurs d’un monastère d’y demeurer deux jours et deux nuits. Christine qui
avait à la cour une réputation irréprochable, pouvait transgresser la règle et
faire un plus long séjour. Pourtant elle quitta le couvent avec ses amis.
Apparemment, pour cacher son attachement maternel, ou au moins, par souci
éducatif. Et, bien sûr, la joie de la rencontre fut mêlée de l’amertume de la
séparation :
…Vers la porte, lors failli
mon plaisir
si que des yeulx convint larmes yssir
quant je laissay celle ou est mon
desir
qui m’est prochaine ;
en la baisant li dis « a Dieu »
a peine,
en l’exortant qu’a Dieu servir se
peine,
et de toutes congié pris mate et
vaine,
et par pitié.
(v.700-707)
On remarquera que la mère ne
pouvait pas donner en public libre cours à l’expression de ses sentiments.
Christine dit elle-même que, très émue, elle éprouvait de la gêne à se sentir si
désemparée devant les gens. On retiendra son idée que l’éducation est pour
l’enfant et pour sa mère expérience réciproque. Du point de vue de l’éducatrice,
quand la femme élève son enfant dans la sévérité, elle sauve son âme,
c’est-à-dire qu’elle prouve son amour maternel.
Mettre au monde et élever
les enfants ne procurent à la femme aucune joie si elle est faible de caractère
et sans sagesse. On comprend que le lien naturel entre la mère et l’enfant, en
dehors des rapports sociaux, soit présenté comme très étroit. Dans Le Livre
de la Cité des Dames, seules méritent approbation les représentantes
du sexe féminin qui subordonnent
l’instinct maternel au bien commun : foi chrétienne et politique.
Christine de Pizan donne des exemples de mères qui ont envoyé leurs propres
enfants au martyre :
« Oh ! qu’y
a-t-il au monde de plus précieux pour une mère que son enfant ? Son cœur
peut-il endurer plus grande douleur que celle de le voir souffrir ? Et
pourtant la foi est chose plus grande encore, comme l’ont bien montré les
nombreuses femmes qui, pour l’amour de Notre-Seigneur, offrirent leurs propres
enfants au supplice. Ce fut le cas de la bienheureuse Félicité, qui vit ses sept
fils, de très beaux jeunes hommes, martyrisés devant elle…elle avait chassé de
son cœur, pour l’amour de Dieu, cet amour que toute mère porte à la chair de sa
chair » (p.262).
Ce comportement stoïque de
la mère à la vue de ses propres enfants qui souffrent pour l’amour de Dieu est,
au témoignage de Christine, une manifestation de la vertu féminine. Mieux vaut
pour une mère envoyer ses enfants à la mort que d’avoir honte de sa faiblesse de
femme; mieux vaut sauver leur âme et leur donner l’immortalité. C’est dans cet
esprit qu’est présentée la remarquable nouvelle qui raconte comment le marquis
de Saluces mit à l’épreuve la vertu de son épouse :
« Le marquis fit
croire à Griselidis (…) que ses vassaux s’indignaient de voir que sa descendance
(une fille) règnerait sur eux et exigeaient la mort de sa fille (…) Un an
plus tard, la marquise était de nouveau enceinte ; elle accoucha d’un très
beau garçon (…) Mais le marquis, qui voulait une fois encore éprouver sa femme,
lui dit qu’il fallait le tuer pour contenter ses barons et ses vassaux. La dame
lui répondit que si la mort de l’enfant ne leur suffisait pas, elle était prête
à mourir elle aussi, s’il le voulait. Elle remit son fils à l’écuyer comme elle
l’avait fait pour sa fille (…) Elle lui recommanda seulement de bien vouloir
l’enterrer après l’avoir tué, afin que sa tendre chair ne devînt pas la pâture
des bêtes sauvages et des oiseaux » (p.197).
Christine pense que
Grisélidis montrait là sa prudence. Craignant de désobéir à son époux, elle
montrait sa vertu féminine, et sauvait l’âme de ses enfants chéris. Avant de
poursuivre notre examen, précisons que la fin de l’histoire est heureuse. Le
marquis ne voulut pas mettre à mort ses enfants et les mit à l’abri après avoir
éprouvé la vertu de son épouse. C’est ainsi que dans Le Livre de la Cité des
Dames, on fait l’éloge des mères qui ont préféré la mort de leurs enfants à
la honte. Christine complète la liste de ses héroïnes sages et prudentes par
l’exemple de Lilie, mère du vaillant chevalier
Théodoric :
« Elle estimait qu’il
n’était rien de plus honteux pour un chevalier que de fuir le champ de bataille.
La majesté de son grand cœur lui fit oublier l’amour maternel : préférant
voir son fils mourir dans l’honneur plutôt que de subir une telle honte (…),
cette dame, enflammée de colère, souleva le devant de sa robe et lui
dit : “Tu veux fuir, mon fils ! Alors rentre au ventre qui t’a
porté ! ” (…) Et c’est ainsi que l’Italie (…) fut sauvée par
l’intelligence d’une femme… » (p.86-87).
Pourtant, si
l’écrivain conseille aux mères de faire preuve de dureté et de vaillance, c’est
parce que les dispositions antiféministes de l’homme tirent argument de la
pusillanimité de la femme :
« …il y a un auteur qui dit que les femmes sont naturellement de
faible caractère et qu’elles ressemblent en cela aux enfants. Et c’est ce qui
expliquerait que les enfants aiment à les fréquenter, et qu’elles, de leur côté,
se plaisent en la compagnie des enfants » (p.57-58).
Voilà
pourquoi les passages où Christine donne à la mère la mission d’édification des
enfants, peuvent également s’adresser au père…Bien entendu, ni les femmes ni les
hommes ne doivent transgresser la loi morale et faire preuve de cruauté à
l’égard des enfants.
C’est pourquoi la mère
prévoyante doit avoir des relations d’amitié avec ses enfants. Pour préserver
leur moralité, il lui faut connaître tout ce qui les concerne. La mère prudente
observe avec attention son enfant et ne lui fait jamais sentir sa
tutelle.
« …Mais
souvent elle meismes les visitera en leurs chambres, les verra coucher et lever,
et comment ils seront ordonnez. Et telz choses faire a princepce n’est se
honneur non, car c’est le plus grant port, seureté et parement que elle puist
avoir que enfans, et tel par aventure, souvent avient, vouldroit bien nuire a la
mere qui n’endure pour la doubte des enfans… »
L’écrivain pense
qu’il est indispensable d’inspirer à l’enfant le sentiment de sa propre
dignité.
« …ceste
dame se prendra bien garde des meurs du maistre (de ses fils) et de sa
sapience, aussi des aultres qui seront entour eulx, si les fera oster s’ilz ne
sont bons et mettre nouveaux. Vouldra que ses diz enfans soient souvent menéz
vers elle, considerera leurs manieres et faiz et diz, les reprendra elle meismes
tres fort se ilz mes-prennent ; se fera craindre a eulx et vouldra que ilz
lui portent grant honneur, les araisonnera pour sentir de leur entendement et de
leur savoir, et sagement les enseignera. »[3]
Selon
Christine de Pizan, l’éducation des enfants pour le bien de la famille et de la
société est un devoir social des deux parents. De plus la mère est par nature
plus proche de l’enfant que le père. Aussi du fait de sa faiblesse de femme elle
peut nuire à ses enfants. Examinant les capacités pédagogiques des femmes,
Christine redoute le mépris, l’ironie des hommes, elle craint aussi le dédain,
l’incompréhension de la plupart de ses contemporains. Convaincue de ce que les
mères sont capables d’élever des enfants honnêtes, elle est troublée par la
sottise des parents qui sont mécontents de la naissance d’une fille. L’écrivain
conseille aux mères de protéger leurs filles de toute « mauvaise
compagnie » (p.139), de les élever dans le respect de règles
rigoureuses de comportement « pour ce que la doctrine et enseignement
que l’enfant retient en sa premier jonnesce il en a communement recort toute sa
vie. » Selon elle, « la sage mere se prendra bien garde du
gouvernement et de la doctrine de ses filles, et au fuer que leur aage et
escient croistra, tant plus en sera soigneuse. Si les aura le plus du temps
environ soy. » La dame qui a filles, doit être une mère sévère, leur
rappeler sagement et sans se lasser les règles des convenances; tâcher qu’en
aucun cas les enfants ne soient informés de la conduite légère de certaines
femmes. En outre, la mère doit apprendre à ses filles à lire, à bien organiser
leur temps et leurs occupations. On doit permettre à la jeune fille de lire
« livres de devocion ou qui parlent de bonnes mœurs ; ne nulz de
choses vaines, de folies ou de dissolucions ne souffrera que devant elle soyent
portéz ».[4]
L’écrivain fait remarquer que les parents prudents et sages ne
s’enorgueillissent pas des vertus de leurs filles : « Admettons
même que tous soient de bons fils, on voit plus fréquemment les filles que les
garçons rester auprès de leurs parents, leur rendre plus souvent visite, les
réconforter et les soigner dans la maladie et la vieillesse »
(p.140).
L’ingéniosité
féminine, l’abnégation des filles quand leurs parents sont menacés, méritent le
respect et les éloges de l’auteur, qui énumère dans Le Livre de la Cité des
Dames les exemples qui lui sont connus d’enfants sauvant leur père et leur
mère, ce qui est pour elle la confirmation pratique de l’éternel idéal du Bien
et de l’amour des filles pour leurs parents :
« Une certaine
Romaine dont font état les chroniques voua, elle aussi, un grand amour à sa
mère. Pour avoir commis un crime quelconque, celle-ci avait été condamnée à
mourir en prison de faim et de soif. Sa fille (…) demanda aux gardiens la faveur
de rendre visite à sa mère tous les
jours qu’il lui restait à vivre (…) De nombreux jours s’écoulèrent
ainsi. » Les gardiens finissent par s’étonner de la résistance de la
mère. « La pauvre fille, qui avait récemment accouché, donnait le sein à
sa mère, qui buvait ainsi tout le lait de ses mamelles. La fille lui rendait
donc en sa vieillesse ce qu’elle lui avait pris en son enfance »
(p.142-143).
Rendre aux parents les soins
que ceux-ci leur ont donnés dans le passé, voilà l’obligation essentielle des
enfants. Christine de Pizan pensait à juste titre que si les parents ont donné à
l’enfant la vie, l’enfant devenu grand se doit de leur procurer à son tour une vie
digne, même à ses frais (p.140-143). Heureuse la femme, dit-elle, qui a élevé
des enfants bons et sages. Et elle donne aux mères ces conseils de pédagogie:
pour le tout petit, il faut le cajoler, sans ménager les caresses et la
tendresse, pour que, après avoir connu une vie paisible, il devienne complaisant
et pacifique; dès que les enfants commencent à comprendre, il convient de
s’occuper sans relâche de leur éducation religieuse et morale, pour qu’ils
grandissent en générosité et en sagesse; il ne faut point pour cela
d’enseignements moraux qui les ennuieraient ni les exaspérer par une
surveillance excessive; il faut respecter ses enfants pour vivre avec eux en
bonne harmonie. Estimant que les femmes raisonnables s’arrangent mieux de leurs
obligations de mères, l’écrivain appelle les représentantes du sexe faible à
s’instruire dans les sciences et la sagesse de l’expérience
quotidienne.
Les idées féministes
de Christine de Pizan expriment sa conception de la nécessaire égalité des
capacités masculines et féminines pour une bonne organisation de la vie. Elle
défend son droit à la création, assurant que selon la loi de Nature les femmes
ont, autant que les hommes, les moyens de se réaliser dans la société. Tout en
étant indépendantes (face à face avec Dieu), les représentantes du sexe faible
se sentent les sujettes socialement actives du souverain français, car dans ce
cas elles ne font leurs idoles ni des hommes ni des enfants mais créent leur
propre destin et font progresser la condition féminine. Assurant que les femmes
doivent « cajoler les hommes et mettre au monde et élever les
enfants » (p.93), elle pense que la vertu des femmes de France consiste
dans le souci qu’ont les mères (les filles) des âmes de leurs proches, époux
(père), qu’ils soient sur la terre ou au ciel, dans l’amour qu’elles leur
portent. En tant qu’institution éducatrice, la maternité a pour l’écrivain la
même importance sociale que la paternité. De ce point de vue, dans l’histoire de
l’humanité, les hommes et les femmes sont également capables de faire progresser
la vie morale de leur entourage et de trouver leur bonheur personnel dans les
vicissitudes de la vie.
( Trad. Y.A.
)
Mulier
illitterata :
essai sur la culture d’une
femme du peuple au Moyen-Âge
d’après l’exemple de Jeanne
d’Arc
Université d’Etat de
Saint-Pétersbourg
Pour beaucoup d’entre nous,
qui vivons à l’époque de la formation secondaire obligatoire, le
« Moyen-Âge « se caractérise d’abord par « l’ignorance ».
Oui, Notre-Dame de Paris, la Sainte Chapelle ou l’enceinte de Carcassonne nous
étonnent par leur magnificence, l’éclat des tournois attire plus d’un curieux
dans les filets des clubs de reconstitution historique, et quand nous pensons au
Moyen-Âge, nous nous disons: le Moyen-Âge, c’est le temps des seigneurs, le
temps de l’aristocratie. Aristocratie de l’épée - la chevalerie, et aristocratie
de l’esprit – le clergé. C’est cette élite qui a écrit pour elle en latin des
sommes ou traités de théologie, cette élite qui a édifié les cathédrales, cette
élite qui a composé les aubes et les lais, cette élite qui s’est rencontrée dans
les lices ou sur les champs de bataille, et l’élite de l’élite a pris place sur
le trône. Les autres, les simples, se voyaient réserver un sort qui n’avait rien
d’enviable : labeur pénible, maladies, mort précoce, bref une vie privée
d’espoir.
Par voie de
conséquence, la haute culture des premiers s’oppose à la culture naïve,
primitive qui était le lot des seconds[5].
D’ailleurs, pour utiliser un
vieux cliché et traiter comme un tableau notre description, il faut reconnaître
la grossièreté et le schématisme de sa lettre qui va de pair avec l’absence de
nuances de son esprit, palette à trois couleurs. Car il y a vingt ans, quand
A.Ia. Gourévitch publia ses recherches sur la culture populaire au Moyen-Âge,
celle-ci, au moins dans le milieu des historiens médiévistes, avait fait l’objet
d’une substantielle rectification de tir, en grande partie grâce aux travaux,
parus dans les années 70, de Georges Duby, Jacques Le Goff, Emmanuel
Leroy-Ladurie, Jean-Claude Schmitt, K.Ginsbourg et bien d’autres. Dans ce
dernier contexte, on réévalua les œuvres de L.P.Karsavine et de Mikhaïl
Bakhtine, qui du fait d’une barrière politique et linguistique n’avaient pas en
leur temps pu accéder au domaine de la science mondiale. Mais d’une manière ou
d’une autre l’intérêt pour la culture populaire qui a notablement grandi au
cours du dernier quart de siècle, a produit un résultat : on a essayé de
rendre la parole à « la grande muette » et de restaurer le visage de
« l’homme sans visage ». Au demeurant, pour évaluer le succès de ces
tentatives, il faudrait y consacrer une étude historiographique
particulière.
Un des thèmes étudiés
dans le cadre de cette problématique est ce qu’on appelle « le paradoxe
de la culture médiévale », défini par Gourévitch come la rencontre,
« le croisement de la culture populaire avec la culture des gens
« instruits », cultivés, l’action réciproque des traditions du
folklore et de la doctrine officielle de l’Eglise »[6].
Les procès-verbaux des
procès de Jeanne d’Arc (de condamnation, en 1431; de nullité, en 1456) sont un
véritable monument de cette « rencontre », qui se poursuivit plus d’un
mois[7].
Ils ont été déjà le point de départ de nombreuses études. En général, ce sont
soit des biographies générales de la Pucelle d’Orléans, soit des esquisses
biographiques[8],
et pourtant on trouve des études qui tentent d’introduire le discours historique
dans les cadres étroits de la biographie[9].
Au reste, l’article de Bernard Jussen, où le procès ne sert pas seulement de
point de départ, mais constitue une solide base de documentation pour comprendre
le rôle des parrains et marraines dans la société féodale, est un exemple rare[10].
Le procès nous a fait
véritablement connaître Jeanne. On l’y interrogea sur tout : ses jeux
d’enfant, ses batailles et ses blessures, ses idées politiques et sa foi. Et
quand à travers les comptes rendus hâtifs de la « minute française »
et du procès-verbal latin de contrôle, ses propres mots arrivent à se frayer
passage, la jeune fille apparaît comme l’une des représentantes les plus
« éloquentes » du Moyen-Âge. Oui, même les paroles de saint Louis ne
sont autre chose que des inventions de son biographe Jean de Joinville. N’est-il
pas vrai que dans la réplique de Jeanne à la question si « son
conseil » lui a révélé qu’elle retrouverait la liberté : « Je
le vous ay a dire »[11],
il y a une chose qu’on ne trouve pas chez François Villon, dans le raffinement
littéraire de son dialogue de l’âme et du corps : la spontanéité, même si
elle est forcée. Les juges souvent parlaient en même temps, se coupant la
parole, et alors elle les sermonnait : « Beaux seigneurs,
faictes l’un après l’autre ! »[12].
Et au notaire Guillaume Colles, surnommè Boisguillaume, elle promit de lui tirer
les oreilles, remarquant qu’il
altérait ses réponses dans le procès-verbal[13].
Et la phrase devenue célèbre: « Evêque, je meurs par
vous »[14],
qu’elle lance à Cauchon, quelques heures avant la condamnation, parut si
expressive que le frère dominicain Jean Toutmouillé s’en souvient vingt-cinq ans
après.
Pourtant, le chercheur
risque parfois d’être prisonnier du document qui nous fait entendre « la
voix douce »[15]
de « la jeune fille, belle et bien formee »[16].
Comment ne pas croire à ses paroles prononcées à la deuxième séance du tribunal
le 22 février ? Quand sa voix lui ordonnait de partir pour Vaucouleurs chez
Robert de Baudricourt et de passer à la réalisation pratique de sa mission,
« elle respondit quelle estoit une paouvre femme qui ne sçauroit
chevaucher ne faire ne mener la guerre »[17].
Ou le 13 mars, quand les juges voulurent savoir à quels mérites elle devait
d’avoir reçu, elle justement, la visite de l’ange, elle répondit que
« il pleust à Dieu ainsi faire par une simple pucelle pour
rebouter les adversaires du roy »[18]
« Pauvreté » et « simplicité » au XVe siècle, aussi bien
qu’aujourd’hui, paraissaient synonymes d’analphabétisme et d’inculture. On peut
croire que « Jeannette avait grandi comme tous les enfants de la
campagne. Avec les mots de sa mère elle avait appris trois prières, et c’est à
cela que se réduisait son éducation. Ensuite, se trouvant à la cour du
dauphin, elle apprit, semble-t-il, à écrire son nom ; d’ailleurs les
biographes ne sont pas du même avis sur ce sujet ».[19]
D’autant plus que le 18 avril 1431, au moment de ce qu’on appelle
« l’exhortation » à Jeanne, qui était tombée sérieusement malade,
l’évêque Pierre Cauchon prononça ce discours : « …deinceps eidem
narravimus qualiter, multis et diversis diebus, in presencia plurimorum
sapientum virorum fuera interrogata super magnis et arduis rebus materiam fidei
concernantibus ; ad que eciam varia et diversa responderat, que actendentes
licterati et scientifici viri et diligenter considerantes notaverunt
plurima dicta et confessa per eam esse periculosa in fide. Et quia ipsa erat
mulier illicterata et ignorans Scripturas, offerebamus eidem
exhibere doctos et scientificos, probos et benivolos viros qui ipsam debite
informarent ».[20]
Depuis, presque chaque biographie de la Pucelle soutient la thèse de son
« analphabétisme »[21].
Rares sont les chercheurs, comme Régine Pernoud et Marie-Véronique Clin, qui
admettent que Jeanne savait lire[22].
J.Verger dans un travail récent consacré aux intellectuels du Moyen-Âge souligne
à nouveau la distance qui sépare « Jeanne, femme du peuple, bien que
pieuse », des maîtres de théologie de l’Université[23].
Mais posons-nous cette
question : quelle part, selon les mots de Karsavine, « du fond
commun religieux (on pourrait ajouter « culturel ») de son
temps » la jeune fille de Domremy possédait-elle? Part qui , comme un
« mouvement de la tête, un geste, le ton de la voix etc… nous font
découvrir tout d’un coup l’unité organique d’une autre mentalité, que dans
d’autres cas nous nous efforçons vainement de comprendre en accumulant sans fin
les faits, importants ou non »[24],
nous découvrirait, autant qu’il est possible, le monde intérieur d’un être
appartenant à une époque depuis longtemps révolue.
Dans le comportement
qu’eut cette « femme illettrée » au cours du procès, il y a un curieux
épisode, noté dans le livre de Régine Pernoud et Marie-Véronique Clin. Au cours
du troisième interrogatoire elle demanda qu’on lui présentât, sous forme écrite,
les points d’accusation[25].
Parmi les quelques dizaines de juges il s’en trouva un qui demanda si la voix
avait des yeux pour pouvoir lire ce qui était écrit[26].
Evidemment, on refusa d’accéder à la demande et, s’il faut en croire le
procès-verbal, Jeanne n’y revint plus.
Dans le point 4 des
conclusions de l’accusation, la jeune fille était appelée
« non…edocta nec instructa in credulitate nec primitivis
fidei »[27] ;
elle déclara fermement que « quant a son instruction, elle a aprins
sa creance et est enseignee bien et deuement comme ung bon enfant doit
faire »[28]
Le 18 avril, alors qu’elle est atteinte de ce mal qui faillit la faire mourir,
elle dit « quod erat bona christiana et bene baptizata, et sicut bona
christiana moreretur »[29].
Dans les paroles de Jeanne on observe une certaine rigueur théologique :
elle reconnaît son ignorance et son néant (« paouvre, simple
femme ») devant Dieu et ses envoyées, les voix (proprement, elle agit
en accord avec les impératifs de la morale chrétienne). Mais, quand elle en
parle avec les gens, elle renonce au ton paisible, montrant souvent la fierté de
son caractère : ainsi, à la question « s’ elle se veult
submeictre a nostre saint pere le Pape », elle répond
vivement : « Menis m’y, et je luy respondray »[30]
Et elle ne s’abstient pas d’une remarque sarcastique : « Ah ! Vous
écrivez bien ce qui est contre moi, et vous ne voulez pas écrire ce qui est pour
moi »[31].
A quoi pensait Jeanne
quand elle se disait « enseignee bien et deuement » ? Quel
était, pour reprendre les mots de Gourevitch, son « bagage
spirituel »[32] ? Laissons de côté l’art de filer et tisser pour lequel, comme
elle dit, aucune femme de Rouen ne pouvait rien lui enseigner de nouveau[33].
Au reste, nous avons ici devant nous un exemple de la façon dont, dans la
traduction en latin, les mots de la minute, du procès-verbal initial en langue
vernaculaire, ont été transformés. Dans la variante finale, Jeanne dit que dans
ces métiers, « nec timebat mulierem Rothomagensem de nendo et
suendo »[34].
On ne voudrait pas voir dans cette altération une intention maligne des juges,
voulant intentionnellement charger la jeune fille d’une accusation d’orgueil,
même dans une occupation qui ne regarde que les femmes. Il est possible que la
question elle-même fût pour le tribunal si lointaine et incompréhensible que les
propos de Jeanne, assez développés, furent simplifiés, et naturellement pas à
son profit.
Quant au sujet,
rebattu dans les historiographies, de ses talents de chef de guerre, on ne
l’examina pas à Rouen car les membres du tribunal avaient sans doute peu de
compétences en ce domaine. De plus, elle pouvait difficilement appeler éducation
l’expérience qu’elle avait acquise sur les champs de bataille.
A côté des
« principes de la foi » dont elle dit qu’on les lui a enseignés, il
est possible que ce soit encore de la « sagesse pratique ». Dans ses
réponses Jeanne emploie des proverbes. L’un d’eux, « le dict des petis
enfans est que on pend bien aulcunes foys les gens pour dire
verite »[35]
lui servit de réponse à la question : ne plaît-il pas à Dieu d’ouïr la
vérité ? Cet essai, il faut le reconnaître, ne fut pas heureux, car il
conforta l’accusation de blasphème. Un autre proverbe : « Aide toy,
Dieu te aidera »[36]
apparut sur les lèvres de la jeune fille quand on lui demanda ce qu’elle ferait
si elle se trouvait, sans le conseil de ses voix, devant les portes de sa geôle
ouvertes et la garde réduite à l’impuissance. Enfin on ne peut ranger dans les
proverbes la phrase : « On ne sçait trop nectoyer la
conscience »[37].
Pourtant cette réponse à la question de savoir pourquoi elle se confessait si
ses voix l’assuraient de son salut, est stylistiquement proche du genre
proverbial.
En outre, elle montra
une certaine connaissance du système politique et judiciaire français. Quand on
essaya de l’impliquer dans le meurtre du prisonnier Frank d’Arras, elle expliqua
de façon assez détaillée comment ce chevalier bourguignon avait été condamné par
le bailli royal de Lagny pour brigandage. Et à la question : est-il vrai
que le soldat qui avait fait prisonnier Frank était son ennemi, elle répondit de
façon tranchante qu’elle « n’est pas monnoyer ou tresorier de France
pour bailler argent »[38]
Mais le plus
intéressant, c’est la présence dans le discours de Jeanne, aussi bien que dans
son comportement, de modèles bibliques tantôt implicites, tantôt parfaitement
clairs. Remarquons tout de suite que quand les juges lui demandèrent
« s’elle croist que la saincte Escipture soit revelee de
Dieu », elle répondit sans
hésitation et sur un ton vif[39].
Et voici encore une réponse tranchante de Jeanne. Le 2 avril, quand on l’invite
à plusieurs reprises à se soumettre à l’Eglise, elle répond « nostre
Sire premier servi »[40].
Comparez avec le texte biblique : « Oboedire oportet Deo magis
quam hominibus » (Ac 5 29), la ressemblance est presque
parfaite. Deux passages sont encore en rapport avec l’Ecriture, quand elle parle
de sa prochaine délivrance miraculeuse. Parlant dans les interrogatoires des 14
et 15 mars[41]
de ses espérances de salut, elle
transpose pratiquement l’histoire de la délivrance des apôtres (Ac 5) et,
en particulier, l’épisode de la délivrance de saint Pierre (Ac
12 4-11).
Cet épisode est aussi
très important pour comprendre la représentation que Jeanne se faisait des
anges. Les juges l’ont mise en accusation parce qu’elle présentait sa rencontre
avec les voix sous une forme physique (sensibiliter et
corporaliter) : comme deux amis s’entretiennent[42].
Au même moment l’ange frappe Pierre au côté et ainsi le réveille (Ac
12 7) Ensuite ils sortent de la prison et marchent côte à côte dans
la rue. Exactement comme Jeanne et l’ange au château de Chinon, si l’on en croit
son récit du 13 mars sur le signe de la couronne apparu au dauphin Charles[43].
Certaines marques de
vénération qu’elle témoigne aux voix,
trouvent aussi leurs correspondantes dans la Bible. La frayeur éprouvée à
leur vue la première fois[44],
fait écho à l’épouvante de Job (Jb 4 14), et le baiser à la terre
qui a vu passer les voix rappelle l’adoration de Moïse. Avec cette différence
que Moïse a retiré sur l’ordre de Dieu ses sandales, debout sur cette terre
sainte, et que Jeanne s’est agenouillée et a baisé le sol de pierre de sa
prison[45].
Mais la prisonnière du château du Bouvreuil pouvait, comme c’était le cas pour
la majorité des captifs à cette époque, avoir été laissée pieds nus, et à
l’hiver 1431 elle n’avait aux pieds que des fers[46].
Finalement, ce que
Jeanne disait de sa simplicité et de sa pauvreté nous rappelle les mots sur
lesquels s’ouvrent toutes les symphonies bibliques du
Moyen-Âge : « a a a Domine Deus ecce nescio loqui quia puer
ego sum » (Jr 1 6) ou la lamentation de MoÏse sur son
ignorance (Ex 4 10).
Enfin ils font écho de façon évidente aux mots de l’apôtre Paul dans la première
Epitre aux Corinthiens (Cor 1 27) : « Enfin, ce
qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre les
sages ; ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi
pour confondre la force ». Ce n’est pas un hasard si dans la lettre
d’Alain Chartier, poète de cour et diplomate de Charles VII, adressée à quelque
« illustrissime princeps », les mots sur l’ignorance de Jeanne
paraissent une figure de rhétorique qui doit renforcer chez le destinataire
l’impression du prodige
accompli : « Igitur Puella apud doctissimos viros, velut in pugnam,
in examen adducitur, ubi de multis arduisque rebus humanis ac divinis etiam
atque etiam interrogata, nihil nisi egregium et dignum laude respondit.
Spectaculum profecto pulcherrimum : foemina cum viris, indocta cum
doctis, sola cum multis, infima de summis disputat »
s’étonne-t-il, « ut non in agris pecudes pavisse, sed in scholis
litteras addidicisse videretur »[47]
[c’est moi qui souligne. NDLA]. Alain Chartier écrit à la fin du mois de juillet
1429, peu après le sacre de Charles VII quand il est bien difficile de voir que
le bûcher sera la fin de toute cette histoire. Aussi utilise-t-il un cliché tout
à fait répandu : la supériorité de l’inspiration qui vient du ciel sur la
sagesse de la terre. Finalement une des normes de la vision chrétienne du monde
au Moyen-Âge était l’humiliation volontaire. Les oeuvres, populaires au XVe
siècle, concernant l’ars moriendi reprenaient sans cesse pour les fidèles
les paroles des saints Antoine, Augustin, Bernard, pour dompter dans leur coeur
les sentiments d’orgueil et de présomption[48].
A en juger par les Procès-verbaux du procès, Jeanne d’Arc avait peine à les
suivre, surtout quand il s’agissait de la soumission à ceux qu’elle considérait
comme des ennemis. Mais pourquoi ne pas se dire « simple », il n’y
avait là rien de blâmable. Et Guillaume Manchon qui fut greffier à son procès,
déclara, quand le vent politique changea de direction : « Pour
les accusations contre elle concernant ses vêtements, la vision des anges et des
saints, et les autres sujets formulés au procès, il s’en remet aux gens
compétents »[49].
Il n’y a rien à dire, « sancta simplicitas » !
A cette époque, Jeanne
pouvait parfaitement avoir quelques connaissances de l’Ecriture sainte.
Remarquons que l’idée que la lecture de la Bible n’était pas permise aux laïcs
est fortement exagérée. Le Moyen-Âge et la Bible, fruit de la
collaboration de toute une série d’historiens sous la direction de Pierre Richet
et Guy Lobrichon a montré en particulier que les livres historiques de l’Ancien
Testament, le livre de Job, l’Evangile de saint Matthieu et les Actes des
Apôtres étaient utilisés régulièrement et pour différents propos dans
l’instruction spirituelle des laïcs, à la différence de l’Evangile de saint Jean
et des Epitres de saint Paul, effectivement protégés de la curiosité des gens
simples[50].
On sait que Jeanne se confessait et entendait la messe souvent, au moins deux
fois par semaine, selon le duc d’Alençon[51].
Elle recevait presque chaque jour l’enseignement des prêtres, qui contenait des
citations précises de la Bible. Naturellement, elle avait surtout affaire à des
exemples tirés des Actes[52],
et en les apprenant, elle pouvait aussi se les appliquer à elle-même :
attendre dans un cachot l’arrivée de l’ange libérateur, comme Pierre, et sentir
un appel à « aller en France » dans les mêmes termes que Moïse
entendit son propre appel : « Oui, j’ai vu l’affliction de mon
peuple en Egypte, j’ai entendu son gémissement et je suis descendu pour le
délivrer. Viens donc, que je t’envoie en Egypte » (Ac
7 34). La dernière heure avant sa mort, elle
dit : « Rouen, Rouen, mourray je cy ? »[53],
qui rappelle bien les mots prononcés par le
Christ : « Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les
prophètes... » (Mt 23 37, Lc 13
34).
L’expérience que reçut
Jeanne pendant son séjour à la cour et à l’armée, ne pouvait pas non plus ne pas
laisser de traces. Il est assez étonnant que tel ou tel biographe exalte les
talents de Jeanne, tout en la disant illettrée ( quand on a ces talents, à quoi bon
savoir écrire !) Une telle incohérence s’observe dans les déclarations des
témoins au procès en nullité : « Elle était très simple et
répondait avec sagesse » et « Elle était, à son avis, très simple,
bien qu’elle répondît parfois avec beaucoup de sagesse, et parfois aussi très
simplement, pour autant qu’on le vit au procès »[54].
D’ailleurs, pour les témoins oculaires du procès de Rouen, simplicité et sagesse étaient en réalité
des notions moins contradictoires que pour les historiographes qui suivirent.
Le mot
litteratus signifie « homme qui sait parler et écrire en
latin ». Et c’est tout autre chose, car savoir le latin pour une brève
période et par à-coups est aussi impossible que d’acquérir une connaissance
systématique de la Sainte Ecriture ou de la loi de l’Eglise. Justement, certains
témoins précisèrent que la jeune fille était « ignorante du droit »[55].
S’il faut juger de l’instruction de Jeanne d’après des critères universitaires,
comme le fit en particulier l’évêque Cauchon, elle était dans ce cas, sans aucun
doute, une mulier
illitterata. Pour Son Eminence, d’ailleurs, la Pucelle d’Orléans
était « idolâtre , apostate, hérétique et schismatique ».
Si à l’égard de ces qualificatifs nous avons une attitude très critique, vaut-il
la peine de prendre pour article de foi l’opinion du très-respectable évêque sur
les connaissances de Jeanne ? Au procès en nullité, le curé d’Audicourt,
petit village du diocèse de Rouen, fit état de rumeurs qui circulaient dans le
peuple au sujet du procès de Jeanne. On disait qu’elle répondait aux juges de
façon si raisonnable qu’aucun d’eux n’aurait réussi à faire mieux[56],
et un paroissien, Pierre Daron, appelle ses réponses
« merveilleuses », bien qu’il ait pu difficilement entendre une
seule d’entre elles[57].
Nous sommes revenus ainsi au point de départ de notre recherche : ce que
les uns estimaient obscurité et ignorance, semblait sagesse aux yeux des autres.
La distance entre les juges issus de l’Université et dirigés par l’ancien
recteur Pierre Cauchon, et la majorité des fidèles à laquelle, tout de même,
appartenait l’accusée, était énorme. Mais, au moment de présenter notre
conclusion, nous inclinerions à dire que, pour son temps et ses origines, Jeanne
était, selon toute apparence, une personne pleinement instruite, dans la mesure,
bien sûr, où nous pouvons apprécier ce trait de sa personnalité, en se fondant
sur les sources historiques.
( Trad. Y.A.
)
La quête
morale de Romain Rolland
dans Les
Tragédies de la Foi
T.A.
Gourina
Saint-Pétersbourg
Les Tragédies de la Foi, trilogie qui comprend Saint Louis (1895), Aërt (1898), et Le Temps viendra (1903)[58], n’ont pas éveillé dans la critique un grande intérêt. Les premières tentatives de Romain Rolland écrivain étaient des drames. Avant Saint Louis, il avait écrit environ dix pièces. Dans la trilogie intitulée Les Tragédies de la Foi, il réunit trois pièces, et ce n’est qu’en 1913 qu’il décide de les séparer du cycle Le Théâtre de la Révolution qui à cette date n’avait pas été achevé (il ne le fut qu’en 1939).
Les drames devaient occuper une grande place dans la création de Rolland, car il estimait que l’éducation des contemporains dans un esprit héroïque et sur le modèle des héros du passé était la mission essentielle de l’art. Dans le drame, l’écrivain s’adresse directement au spectateur, et en 1903 il publie son livre Le Théâtre du Peuple.
« Il s’agit d’élever le Théâtre par et pour le Peuple. Il s’agit de fonder un art nouveau pour un monde nouveau »[59]. La tâche du dramaturge est de sortir le monde de la léthargie spirituelle, de la situation de déchéance, dans laquelle Rolland estimait que se trouvait la vie de ses contemporains.
Dans Le Théâtre du Peuple, Rolland exprimait particulièrement son admiration pour le drame de l’époque des Lumières et les missions que les « philosophes » comme Diderot, Rousseau, Schiller donnaient au drame. Dans ses recherches esthétiques sur le drame, l’écrivain s’appuyait sur Shakespeare et Schiller, mais de préférence sur celui-ci, particulièrement dans Les Tragédies de la Foi. Il cite le jeune « philosophe » Louis-Sébastien Mercier : « Le théâtre est le moyen le plus actif et le plus prompt d’armer invinciblement les forces de la raison humaine, et de jeter tout à coup sur un peuple une grande masse de lumière »[60].
Voilà ce que voulaient être, pour le « théâtre du peuple », Les Tragédies de la foi et les pièces sur la Révolution française. Mais la trilogie de « la foi » occupe une place particulière dans sa dramaturgie. Dans cette trilogie sont posés les problèmes de la personnalité qui jouent, selon Rolland, un rôle immense dans l’éducation de l’homme contemporain, et la recherche d’une solution pour ces problèmes s’associe étroitement aux œuvres de ces années-là, telles que Biographies héroïques, et plus tard au roman Jean-Christophe. Rolland cherche la personnalité héroïque qui pourrait servir de modèle contemporain à imiter.
Dans Les Tragédies de la Foi, cette quête se déroule sur un plan moral et s’oriente dans trois directions distinctes : le domaine religieux (Saint Louis), le domaine de la lutte de libération nationale (Aërt), le domaine de la lutte contre l’intolérance politique, nationale, religieuse ( Le Temps viendra).
Au centre des pièces se tient la personnalité héroïque, le porteur de l’idéal pour lequel elle sacrifie sa vie. C’est justement au service de ce but que le héros se transforme en martyr des idées.
Les pièces se distinguent par leur caractère philosophique et symbolique. Rolland à cette époque se disait « homme abstrait ». Et bien que formellement ses pièces se réfèrent à une période précise de l’histoire (septième et huitième Croisade au XIIIe siècle, Hollande du XVIIe siècle, 1902 : la guerre contre les Boers), elles sont loin des réalités historiques, des faits concrets, mais présentent une époque dans sa totalité, sur un plan philosophique, et en ce sens l’historicité des pièces de Rolland se rapproche de celle des drames de Schiller comme Don Carlos, La Pucelle d’Orléans, Guillaume Tell. L’histoire sert de décor à l’exposition des problèmes moraux contemporains, qui sont le sujet et la structure principale, précise, de la pièce. Rolland utilise les légendes, les réminiscences historiques, et crée un drame qui appartient et au symbolisme et au néoromantisme. Les Tragédies de la foi s’intègrent dans le processus de réforme du drame, commencé par Ibsen, et poursuivi par des contemporains de Rolland, Maeterlinck, Gerhardt Hauptmann.
Saint Louis (1895) fut publié en 1897 dans La Revue de Paris et ne fut pas représenté. C’est un drame sur le martyre de la foi. La « foi » pour Rolland n’est pas seulement un sentiment religieux - l’écrivain fut toute sa vie un croyant – mais une tension vers un idéal moral élevé, tel que, dans la pièce, la délivrance du Tombeau du Christ, la maîtrise absolue des passions, l’amour de l’homme, le pardon universel. Louis, appelé dans la liste des personnages, « Roi de France », comme le pape est appelé de son nom complet Innocent IV, est le porteur de cette foi. Dans l’histoire de France, ce roi est Louis IX, dont la biographie est tout à fait différente de celle que Rolland prête à son héros.
Louis IX (1226-1270) renforça le pouvoir royal, assura à la France la possession de la Normandie, de l’Anjou et du Poitou et participa à deux croisades, celle de 1248-1254, et celle de 1270, la dernière, où il mourut sous les murs de Tunis. Il passa pour un souverain juste, pacifique, ce qui le fit appeler Saint.
Rolland ne prétend pas à l’exactitude historique, parce qu’il appelle son héros non pas Louis IX mais simplement Louis ou « le Roi de France », bien qu’il emprunte certains traits au roi authentique. L’écrivain représente le Moyen-Âge, l’époque des Croisades comme une époque formant un tout, sous un aspect général. Il est indubitable qu’il utilise des sources littéraires, en particulier la Zaïre de Voltaire, le drame de Lessing, Nathan le Sage, les romans de Walter Scott, Ivanhoé, Richard Cœur de Lion, Le Comte Robert de Paris. L’humanisme, la tolérance, la noblesse, exaltés dans toutes ces œuvres de caractère si différent, sont les motifs principaux de son drame. Le conflit est extra-historique - l’histoire ne sert que de décor -, il est dans l’opposition des hommes fidèles aux idéaux ( en l’occurrence, la foi au Christ ) et des « réalistes » qui se trouvent dominés par les passions : l’amour, l’ambition, la cupidité.
A Louis, à ses fidèles chevaliers, aux simples gens, partis pour délivrer le Tombeau du Christ s’opposent les « réalistes ». Parmi eux, le principal ennemi de Louis, Manfred, un prince italien, pour qui les hommes inspirés par la foi au Christ sont des fous, qui hait Louis en qui il voit un « idéaliste », et qui considère le profit comme la chose la plus importante. Manfred livre l’armée des Croisés aux Sarrasins, avec l’aide du chevalier Gaultier de Salisbury, amoureux de la comtesse Rosalie de Brèves, l’épouse de Thibaut, un fidèle de Louis. Gaultier, qui a charge des postes avancés des Croisés, les livre aux musulmans, et c’est au cours du combat que meurt son rival, l’époux de Rosalie. Gaultier est l’un des personnages principaux parmi ceux qui s’opposent à Louis. Il est la proie de passions violentes et contradictoires. Au début de la pièce, il demande le pardon du pape pour le meurtre de son frère, et le pape ne le lui accorde qu’à la demande de Louis. Mais le pécheur repentant et pardonné s’éprend de Rosalie et livre son mari aux ennemis. Avec Manfred il est prêt à tuer Louis sous les yeux des Croisés. Mais alors se produit le miracle. Arrêtant le conflit qui risque de se produire entre les chevaliers, Louis parle de la terre qui engloutira le traître, de l’odeur de la mort, de la malédiction de Gaultier, et celui-ci tombe à terre, mort. Manfred qui s’est vendu aux Sarrasins est humilié. Jeté en prison par les Croisés, il devient fou, il tente de prier, mais ne prononce que des bribes de prières, et surtout craint de rencontrer Louis. Les chevaliers le chassent. La figure de Manfred a été sans aucun doute inspirée à Rolland par deux personnages de Richard Cœur de Lion, roman de Walter Scott : le maître des Templiers et Conrad de Montferrat, un chevalier italien qui, par haine pour Richard, a trahi la cause des Croisés, et l’épisode de la mort, dans un duel-jugement de Dieu, de Conrad, frappé par la colère des cieux, rappelle la mort de Manfred dans le drame de Rolland.
Le troisième personnage dont les passions conduisent à la défaite des Croisés, est Rosalie de Brèves. Ce qui la perd est son égoïsme. Son mari lui devient odieux et elle se jette dans les bras d’un homme si orgueilleux, si despotique, si prisonnier de ses émotions qu’il va jusqu’à la trahison, au meurtre, et entraîne la défaite des armées des Croisés. Elle est saisie de remords, et Louis lui pardonne, mais elle ne se pardonne pas. Elle suit désormais les Croisés, les aidant, prenant soin des blessés, de la reine malade, de Louis même.
Les raisons essentielles de la chute des ennemis de Louis sont leur absence de foi en Dieu et d’idéal moral, et leurs passions égoïstes.
A l’opposé, le roi , la reine, les chevaliers fidèles et particulièrement le petit peuple croient au Christ et apparaissent comme les porteurs d’un idéal noble et élevé. Des plaines de France, au son des cloches et des hymnes, le roi et le petit peuple se mettent en route, et c’est aux gens du peuple que le Christ apparaît en les appelant à sa suite. Et l’armée des Croisés, après avoir subi une défaite, part pour Jérusalem et, priant et criant « En avant ! », s’en va accomplir sa tâche sublime.
Saint Louis et son épouse Marguerite ne songent pas à eux-mêmes. Louis est faible de corps, mais spirituellement fort. Il est sûr que Jésus a montré aux hommes le chemin qu’on doit suivre au nom de la croix. Levant son épée aux cris de « Montjoie-Saint-Denis », il s’embarque. En Palestine de cruelles épreuves l’attendent : maladie, trahison, la mort de sa femme et d’en enfant. Mais il ne pense qu’à ses hommes, montrant compassion et patience dans les épreuves. Ses sentiments personnels ne sont pas des passions violentes, mais un tendre amour pour la reine et son jeune fils, la fidélité à ses chevaliers et à son devoir de roi. En demandant au pape de pardonner le pécheur Gaultier, il appelle sur sa tête la mort que lui envoie le Ciel après sa trahison. Il admet que notre vie sur terre est souffrance, et quand son fidèle chevalier Matthieu de Coucy observe que les hommes se haïssent et se font du mal, il répond que les hommes manquent de foi et qu’il leur faut aimer.
Dans le désert (acte V), le roi et la reine exténués, mourants, ne songent toujours qu’à leur haute mission – « à Jérusalem ! ». Les mots du roi : « Il ne faut pas penser à soi »[61] expliquent tout le conflit. La foi en Dieu, la mission et le dévouement à cette mission élèvent l’homme. Les chevaliers sont encerclés, mais Louis a confiance dans le secours de Dieu.
Marguerite meurt, Louis s’affaiblit, mais ses derniers mots sont une adresse à ses hommes, une invitation à se mettre en route et une prière à Jésus de le prendre avec Lui. Dans la pièce, Louis apparaît comme Saint non seulement par le nom qui est entré dans l’histoire, mais parce qu’il est plus haut que les faiblesses humaines, parce que son idéal est à l’abri des passions et de l’intérêt personnels.
L’idée que c’est seulement l’homme libre de tout intérêt personnel qui peut accomplir les grandes tâches morales et rester fidèle à Dieu, vient de La Pucelle d’Orléans de Schiller. Jeanne, en s’éprenant du chevalier Lionel, trahit sa mission, non au premier sens du mot, mais selon la conception de l’Aufklärer et dramaturge allemand, qui se rattache à l’impératif catégorique de Kant. La lutte pour un idéal sublime est incompatible avec les passions personnelles qui entraînent l’homme dans une voie trompeuse et le détournent de sa haute mission. C’est justement ce qui oppose les héros de Saint Louis.
Un tel conflit éthique n’est pas lié à l’histoire concrète. Et Rolland représente le XIIIe siècle, la Croisade, non selon les faits et les réalités historiques, mais en stylisant l’histoire par la légende du saint. Ce n’est pas un hasard si la reine Marguerite avec son fils rappelle la figure de Marie et de l’enfant Jésus. La figure même de Louis, souffrant, rappelle la légende du saint martyr.
Toute la pièce est pénétrée d’une atmosphère poétique particulière qui reconstitue l’image du Moyen-Âge chrétien : le son des cloches, les hymnes, quelques vers latins des prières catholiques, les scènes d’ensemble avec les répons de la foule, tout cela donne une pièce à la fois religieuse et pleine d’une profonde signification morale.
Aërt (1898) est la deuxième des « tragédies de la foi ». « La scène se passe dans une Hollande de fantaisie au XVIIe siècle ».[62] Le drame n’est donc pas formellement historique, mais la référence à la Hollande n’est pas due au hasard. L’intérêt pour la lutte des Pays-Bas pour leur indépendance a été alimenté au XIXe siècle par une série d’événements : le développement de la littérature belge dans cette période, les contacts entre les écrivains de France et de Belgique, la popularité du roman de Charles Coster, Till Eulenspiegel, paru en 1867 (moins significatif : le drame de Victorien Sardou, Patrie ! [1869], dont le sujet est la lutte des Pays-Bas pour leur indépendance). Aussitôt après Aërt, Verhaeren reprend le même matériau historique pour son drame Philippe II (1901).
Dans Aërt, Rolland modifie résolument l’époque de l’action. La lutte des Pays-Bas et de l’Espagne s’est déroulée au XVIe siècle, mais dans la pièce le temps et le lieu sont « une Hollande de fantaisie du XVIIe siècle ».
Rolland s’appuie sur différentes sources : Hamlet de Shakespeare, Don Carlos de Schiller et Egmont de Goethe. A Shakespeare il emprunte la figure d’un prince solitaire à la cour du souverain qui a tué son père, à Egmont le héros qui lutte pour la liberté des Pays-Bas, mais la parenté la plus significative est celle du héros principal avec le Don Carlos de Schiller. Dans l’œuvre de Schiller l’action se passe en Espagne, mais en arrière-plan, il y a la lutte des Pays-Bas. Aërt, comme Don Carlos, est un héros à la fois faible et fort. Il est jeune, à la différence de saint Louis, il a 15 à 16 ans, il est prisonnier dans le palais du Stathouder, on l’épie continuellement, on essaie de le corrompre, de l’écarter des ses rêves libertaires. Il raconte qu’on a poussé dans sa chambre à coucher une jeune fille, qu’on y a déposé furtivement un livre avec des gravures obscènes. Le médecin, le précepteur, Dirck même, qu’il croyait son ami, lui conseillent de jouir de la vie, de s’amuser.
Hamlet, Don Carlos et Aërt sont entourés d’espions qui tentent d’extorquer leurs pensées secrètes. Les fonctions du Père Domingo dans Don Carlos sont proches de celles du médecin, maître Trojanus, serviteur de Klaas dans Aërt.
L’ami d’Aërt, Dirck, rappelle Rosenkrantz et Guildenstern. Il a une certaine parenté avec le Marquis de Posa, en ce que tout en comprenant Aërt, il le trahit. C’est vrai qu’il n’agit pas par arrivisme. Etant un « réaliste » et non un rêveur, il considère comme désespérée la lutte engagée par Aërt, il veut procurer au rêveur une existence mesquine et tranquille, qui ne se prive pas des plaisirs de la vie.
Le rôle de la femme aimée, la princesse Lia, a été emprunté à deux figures du drame de Schiller, la reine Elisabeth et la princesse Eboli. Lia aime Aërt et en général le comprend. Le thème de la maternité la rattache à Elisabeth, belle-mère de Don Carlos. Mais Lia livre Aërt à son père, comme la princesse Eboli livre Don Carlos à Philippe. Il est vrai que la princesse Eboli agit par jalousie, alors que les motifs de Lia sont tout autres : elle pense comme Dirck qu’elle veut le bien du prince. Mais son repentir tumultueux, son désir au dernier moment d’aider Aërt, ses remords de conscience, rappellent Eboli, qui lance un défi à Domingo et au duc d’Albe et demande pardon à la reine Elisabeth.
Mais, malgré toutes ces intrigues et ces tentations, Aërt demeure fidèle à son idéal, à son rêve : libérer la patrie de la domination espagnole. Le brigand Robert qui a pénétré chez lui, assure le prince que le peuple n’est pas brisé et il voit dans Aërt le chef libérateur. Celui-ci veut réveiller le peuple, l’appeler à la révolte et en même temps il a peur des combats, du sang qui va être versé. De plus il est seul, mais il aime Lia, la fille du stathouder. Et de nouveau, comme dans Saint Louis apparaît le thème de la passion destructrice. Aërt, qui est moralement pur, livre à Lia le secret du complot. Lia avertit son père du débarquement d’un groupe de conjurés. Ceux-ci tombent dans une embuscade et meurent. Et c’est à ce moment qu’Aërt s’arme de courage et, quand le Stathouder lui dit « Trop tard», il répond : « Pas pour être libre »[63] et il se jette par la fenêtre. Sa mort héroïque, comme celle d’Hamlet ou de Don Carlos, est le triomphe moral de ceux qui rêvent de la liberté de leur patrie.
L’action de la troisième pièce Le Temps viendra (1903) se situe en 1902 (date donnée dans les indications scéniques), pendant la guerre anglo-boer en Afrique du sud. Il n’y a pratiquement aucune distance entre le temps de l’action et le temps de la composition ; néanmoins, comme dans les drames précédents, les détails historiques concrets sont modifiés, le temps de l’action est l’éternité, les problèmes évoqués sont ceux de la civilisation contemporaine (la pièce est d’ailleurs dédiée « à la civilisation ») : conflit de la position morale avec les intérêts politiques, lutte contre l’intolérance nationale et politique, propagande humaniste. En épigraphe, Rolland déclare que son drame « met en cause non un peuple européen, mais l’Europe »[64]. Le drame se sépare de la réalité historique par l’absence du Président du Transvaal, Kruger (qui dans la pièce est simplement « le Président »), par le nom inventé (ainsi que le personnage) du « feld-maréchal » de l’armée anglaise, Lord Clifford, et par les circonstances de la mort de celui-ci. Comme dans les précédents drames, Rolland, pour donner à la pièce un caractère plus général, utilise des réminiscences historico-culturelles (ici il se réfère à l’Ancien Testament). Les personnages, et pas seulement les Boers, portent des noms bibliques : Debora, Noëmi, David. Dès le premier acte, la vieille Noëmi tient entre ses mains une Bible ouverte. L’une des premières répliques est une citation de la Bible, où Dieu s’adresse au patriarche Jacob et lui promet son secours. La principale héroïne, Debora, une veuve, est prête à mourir après avoir tué des Anglais, comme Samson qui fait s’écrouler la voûte du temple et meurt écrasé en même temps que les ennemis. Les Anglais sont comparés par les femmes Boers tantôt aux Philistins tantôt aux Amalécites, c’est-à-dire aux ennemis de l’ancien Israël. Les Boers prient, citent la Bible, cherchent dans leur lecture l’inspiration à la haine et à une lutte implacable contre les Anglais. Déborah apprend à son fils de six ans à haïr les hommes qui ont tué son père. « Dis : qu’ils meurent ! », dit la servante, et le garçon répète : « Mourez ».A six ans, David répète aux Anglais l’histoire du David biblique qui a promis de tuer Goliath et de livrer aux outrages les cadavres des soldats philistins.
Rolland reste « au-dessus de la mêlée ». Les cruautés des Anglais sont décrites avec une justesse impitoyable et, comme dans les pièces précédentes, les réalités concrètes de l’histoire s’unissent aux réalités universelles. Il a été historiquement établi que les Anglais ont inventé les camps de concentration dans lesquels ils entassaient des gens pacifiques, femmes, enfants, vieillards, qu’ils maintenaient dans des conditions d’une stupéfiante cruauté. Dans le deuxième acte on voit les soldats pousser dans un camp des foules de malheureux Boers.
Dans le drame, les Anglais arrivent pour piller et tuer les Boers. Mais quand Debora appelle le Seigneur à donner la victoire à ses compatriotes, elle entend les paroles des Anglais, de Mrs Simpson qui cite aussi la Bible, et les mots de Debora, de Noëmi et de Mrs Simpson ont la même résonance : elles appellent Dieu à l’aide, elles sont sûres que Dieu est de leur côté.
La légende biblique du jeune David qui terrasse le géant Goliath, ennemi des Juifs, se réalise à la fin du drame. Le jeune David, fils de Debora, qui jusqu’à la fin ne sait pas ce qu’il fait, tire un coup de revolver sur le général Clifford et le blesse mortellement. Le terrible bilan de la haine et de l’intolérance est réalisé en pratique, et en même temps c’est une réinterprétation de la légende biblique où le nouveau David n’a que six ans. Et le Président des Boers et les Boers prisonniers saluent ce meurtre en citant la Bible. Au monde de la haine et de la violence s’opposent Clifford, Debora et le soldat Owen. Mais pour quitter la haine et l’intolérance la voie n’est pas simple et passe par une lutte intérieure difficile.
Le héros principal est Clifford. Comme saint Louis et Aërt, il est impuissant, son âge et les malheurs qu’il a subis (la mort de sa femme et d’un enfant) le rendent physiquement faible, ce qui pour Rolland est en principe très important. Clifford comprend le caractère criminel de la guerre qu’il conduit, mais il estime indispensable de remplir son devoir à l’égard de sa patrie. Ses tentatives d’adoucir la cruauté des mesures prises contre les Boers ne mènent à rien, il devient cruel, donne l’ordre de fusiller, de déporter des gens innocents.
Il essaie d’humaniser ses rapports avec Debora, il voit dans son fils David une parenté avec son propre fils mort. Si son attitude humaine n’est pas comprise par les Boers, elle suscite l’indignation des Anglais, tandis que ses décisions impitoyables sont à chaque fois saluées par les officiers et les soldats. Même son meilleur ami, le médecin militaire Miles, qui est du même âge que lui, le considère comme malade à cause de son hésitation entre l’intolérance et l’humanité. « Devenu » le Goliath de la Bible, c’est-à-dire la cible de David, mortellement blessé, il ordonne d’épargner et Debora et son enfant.
Et sa magnanimité touche Debora. Elle rejetait tout ce que faisait Clifford pour montrer son humanité, mais son pardon transforme son âme. Elle veut panser le mourant. Clifford lui demande, avant sa mort, de lui amener son enfant, « pauvre martyr de nos ambitions et de nos haines »[65], il implore son pardon pour les « innocentes victimes ». Et Debora ne peut plus haïr, elle se jette dans une citerne. « Il n’y a pas de vainqueurs, il n’y a que des vaincus »[66], dit Clifford en mourant. Et son successeur Graham donne l’ordre de fusiller tous les prisonniers ainsi que le soldat Owen, un Anglais qui a refusé de tuer.
Et c’est sur une citation de la Bible, « le temps viendra », prononcée par Owen, que se termine la pièce, qui, selon l’écrivain, est une prédication, une leçon d’humanisme contre l’intolérance nationale et religieuse. Ces idées recevront dans le roman Jean-Christophe un développement avec l’histoire de l’amitié entre l’Allemand Jean-Christophe, le Français Olivier et l’Italienne Grazia.
La trilogie Les Tragédies de la Foi, malgré la diversité des styles, des problèmes, des héros, incarne la quête de bases morales dans les différents domaines de la vie. Le héros de la pièce n’obtient la victoire que sur le plan moral, dans le domaine spirituel, au prix de la défaite pratique. « Gloria victis », « Vae victoribus », étaient les maximes préférées de Rolland avant L’Âme désenchantée, sa dernière épopée. L’âme du héros, les idées qu’il a soutenues dans l’épreuve, triomphent : dans Saint Louis, les ennemis de la foi, de l’enthousiasme sont abattus, dans Aërt, le héros-prisonnier reçoit la liberté au prix de la vie, dans les deux premières pièces, le peuple soutient le héros principal, en restant, il est vrai, au second plan, constituant une sorte de décor de la geste morale.
Dans la troisième pièce, Clifford et, à la fin, Debora, sont au fond parfaitement seuls. Le soldat anglais Owen, qui a refusé de tuer les Boers et qui est fusillé lui-même, n’est pas un soutien pour Clifford, sa vision spirituelle est parallèle aux souffrances morales de celui-ci, mais ils se trouvent seuls dans cette ambiance de haine et de cruauté des Boers et des Anglais.
Le héros solitaire, mais agissant pour le bien de la société, subsistera longtemps dans l’œuvre de Rolland. Il va au peuple, aux hommes, sans recevoir de réponse.
(Trad. Y.A. )
Intelligentsia et Révolution
(contribution à l’histoire de la polémique
Romain Rolland-Henri Barbusse)
E.A.
Petrova
Université de
Saratov
La polémique célèbre qui opposa Romain Rolland et Henri Barbusse concerne les premiers bilans de la Révolution d’Octobre et de la politique des bolcheviks. Elle révèle l’état d’esprit et les idées des écrivains français qui s’interrogeaient sur le rôle et le destin de l’intelligentsia dans les moments de rupture historique. Les documents sur cette polémique ont plus d’une fois été l’objet d’études aussi bien en France que chez nos compatriotes (en particulier F. Narkirier et V.E.Balakhonov). Pourtant, les conclusions présentées par ces chercheurs nécessitent aujourd’hui des révisions importantes et des compléments.
Le début de cette polémique se situe à la fin de 1921. Cependant il faut dater sa période de latence d’une époque plus ancienne, liée, d’une part, à la déclaration de Rolland sur l’indépendance de l’intelligentsia par rapport aux partis politiques, quels qu’ils soient, et à la politique en général ( Déclaration de l’indépendance de l’esprit de 1919 et le roman Clérambault de 1920 ) et, d’autre part, à la ligne nettement définie par Barbusse pour le rapprochement avec les futurs membres du Parti communiste, qui est fondé en 1920.
La position de principe de Barbusse, qui va bientôt le conduire à sa polémique avec Rolland, est définitivement fixée au début de 1921 et trouve son expression dans sa Déclaration du groupe Clarté dont il est le chef, et dans son étude « Le couteau entre les dents. Aux intellectuels ». C’est à la même époque que se définissent les positions de Rolland, qui a révisé substantiellement ses opinions récentes sur la Révolution russe et sur le parti bolchevik que dirige Lénine ; la raison en est la politique de terreur rouge entreprise par le gouvernement léniniste, qui donne un caractère dramatique au destin d’une grande partie de l’intelligentsia russe.
La polémique commence avec l’article de Barbusse : « La seconde partie du devoir. Sur le “ rollandisme” », publié dans Clarté en 1921. Déjà cet article formulait précisément deux problèmes essentiels dont la solution définissait la différence fondamentale des positions idéologiques des deux adversaires. Estimant hautement Rolland comme écrivain et comme homme, rendant justice au courage et au refus des compromissions dont il avait fait preuve dans son combat contre les forces de la réaction pendant la Première guerre mondiale, Barbusse pourtant n’admet ni la distance que Rolland prend consciemment par rapport aux conflits de l’époque, ni son refus de lier son destin à celui du prolétariat révolutionnaire et du parti qui le soutient. « La seconde partie du devoir » de l’artiste consiste aussi, affirme Barbusse, à mener à terme la critique des vices de l’organisation actuelle par une participation active à la lutte réelle contre cette organisation. Et, dans la mesure où l’exemple d’un nouveau type d’organisation est représenté par la Russie soviétique, le devoir de l’intelligentsia d’avant-garde est de la soutenir de toutes ses forces. Et en parlant de la Russie soviétique on est obligé de poser un second problème, appelé à devenir un leitmotiv dans la polémique qui commence, celui de la violence révolutionnaire, car la violence ( en l’occurrence, la terreur rouge en Russie ) – Barbusse en est convaincu – est une mesure indispensable dans la lutte avec le vieux monde pour la réalisation du nouveau.
La réponse de Rolland fut publiée dans la revue belge Art Libre en janvier 1922. Laissant momentanément de côté le sujet principal de l’article de Barbusse, celui de la « seconde partie du devoir », Rolland concentre son attention sur le problème le plus « brûlant » pour lui, celui de la violence révolutionnaire. Il considère que le rôle essentiel de l’intelligentsia dans une période des transformations révolutionnaires, est de défendre les principes humanistes et la plus haute justice contre toute dictature, quelle qu’elle soit. Y compris la dictature du prolétariat. « Nous renonçons trop souvent au nom de la structure de l’Etat, au nom de la victoire aux valeurs les plus hautes : l’humanité, la liberté et, la plus précieuse pour nous, la vérité. Ces valeurs morales doivent toujours rester inviolables. Dans l’intérêt de l’humanité. Dans l’intérêt de la révolution même. Car si la révolution devait les négliger, elle serait tôt ou tard condamnée à quelque chose de plus grand qu’une défaite matérielle – à la banqueroute morale ».
Cette étape de la polémique correspond à l’article de Rolland « La Révolution et l’intelligentsia . Lettre à mes amis communistes. », publié en avril 1922 dans la même revue, Art libre. Répétant ce qu’il avait dit plus tôt sur le rôle destructeur de toute violence dans l’histoire de l’humanité, il le confirme par des exemples désormais pour lui classiques, tirés du passé de la France, en rappelant que la terreur jacobine avait en son temps détaché de Robespierre et de son parti beaucoup d’éminents défenseurs de la culture, qui auparavant soutenaient la Convention, et il fait apparaître le risque que la même chose pourrait arriver en Russie soviétique. Et comme l’a montré la suite, Rolland avait raison. De Russie commencèrent à affluer des exilés éminents, écrivains et savants. En 1921, se trouvaient déjà en émigration Bounine, Kouprine, Alexis Tolstoï, Gorki, Chmelev et bien d’autres. Mais au moment où se déroulait la polémique Rolland-Barbusse, les rangs des émigrants s’enrichissaient en particulier de ceux que le gouvernement bolchevik avait décidé d’expulser sur le tristement célèbre « bateau des philosophes » (Berdiaev, Iline, Fedorov, Vycheslavets, entre autres).
La polémique se termina officiellement en 1922. A cette époque la frontière avait été tracée définitivement dans les rangs de l’intelligentsia française et russe. Barbusse était soutenu par son groupe Clarté et le PC français, et des intellectuels en vue, comme Dunois[67], qui, au moment le plus vif de la polémique, avait publié dans L’Humanité un article sur le Manifeste communiste, et Martinet[68], qui s’était exprimé presque en même temps que Dunois sur « L ‘Intelligentsia et la Révolution ». En Russie, Lounatcharski se déclara du côté de Barbusse et caractérisa ainsi la polémique : « Le moment le plus aigu de notre séparation d’avec Romain Rolland fut sa confrontation avec Barbusse. La correspondance de Romain Rolland et de Barbusse devrait être publiée dans son intégralité car tous deux ont trouvé une expression d’un relief extraordinaire, chacun pour son credo, Barbusse agissant en révolutionnaire conséquent, en communiste, Romain Rolland en réformiste conséquent, en pacifiste. » (A.Lounatcharski, Œuvres complètes en 8 vol., t.5, p.504)
Aux côtés de Rolland, en France et en Europe, on trouvait des écrivains et artistes célèbres comme R.Arcos, Charles Vildrac, Georges Duhamel, Jules Romains, Pierre-Jean Jouve, Jacques Chenevière, Frans Masereel, Heinrich Mann et Stefan Zweig. En Russie, Rolland reçut le soutien de Gorki : « Votre lettre à Barbusse est excellente, et je suis infiniment heureux de notre unité spirituelle – lisons-nous dans une de ses lettres à Rolland – Vos idées que j’aime, qui me sont chères, je les ai répétées toutes ces années dans mon pays sans me lasser. » (Archives de Gorki).
( Trad. Y.A.
)
Fedor
Batiouchkov
et
l’héritage de Dostoïevski dans l’œuvre de
Vladimir Korolenko
Inna
Bitiougova
Université
d’Etat de Saint-Pétersbourg
Fédor Dmitrievitch Batiouchkov (1857-1920), petit-neveu du poète Konstantin Batiouchkov, fit ses études à la Faculté d’histoire et de philosophie de Saint-Pétersbourg, où il fut l’élève de A.N.Veselovski (on conserve dans les archives de la Maison Pouchkine le manuscrit d’un article, non-publié : A.N.Veselovski. Essai de définition d’après ses lettres et ses souvenirs[69]). Après avoir brillamment termine l’Université, il alla se perfectionner en Allemagne (1882-1883). En 1885, il donna à l’Université des cours de langues romanes et germaniques, et à partir de 1885, parallèlement, il enseigna à l’Ecole supérieure féminine (Bestoujev) l’histoire des littératures d’Europe occidentale et fut nommé professeur. En 1888-1889, nanti de son sujet de thèse, il séjourna pour y recueillir des documents originaux en France, en Angleterre, en Italie en Espagne. A Paris il travailla sous la direction du célèbre médiéviste Gaston Paris, et consacra plus tard un article à ce savant incomparable et à ses hypothèses originales.
Revenu à Petersbourg, Batiouchkov soutint sa thèse de maîtrise, qui parut sous le titre « Le débat de l’âme et du corps dans les monuments de la littérature médiévale » (SPb,1891). Comme il est dit dans l’avant-propos, il s'agit d’un « essai de recherche d’histoire comparée » sur la vieille légende, bien connue au Moyen-Âge dans différents pays, du songe de l’ermite qui voit s’élever, au-dessus de la dépouille d’un défunt, un débat entre le corps et l’âme, débat dont l’objet est de savoir qui des deux est le plus responsable d’une vie mal vécue. Le débat est interrompu par l’arrivée des diables qui s’emparent de l’âme et l’entraînent dans les abîmes infernaux ; cette légende est confrontée à une autre, moins répandue : c’est un dialogue analogue mais le défunt étant un juste, l’issue est différente. Batiouchkov examine les variantes anglo-saxonnes, allemandes, italiennes, slaves, arméniennes et autres de la légende. Il présente aussi l’opinion de Gaston Paris qui explique la parenté de ces variantes par la référence à une source unique, une version latine du XIIe siècle, transmise par des poèmes français un peu plus récents. Tout en rejoignant Paris dans l’appréciation du rôle que joue cette source, Batiouchkov va plus loin et relève la présence d’un motif semblable dans le Talmud et dans les traditions égyptiennes et syriennes, et il conclut que c’est par Byzance que ce motif est parvenu en Europe occidentale. En ce qui concerne le second « motif », celui du « juste », il est intéressant d’analyser la vieille légende russe de la Vie de saint Alexis (XIIIe siècle), et les deux thèmes sont repris par Dante de façon pittoresque dans La Divine Comédie. Batiouchkov conclut: « Dans le passage de l’ancienne légende au poème médiéval, de l’enseignement de l’Eglise au niveau spirituel, de la doctrine abstraite à la forme poétique, de la tradition apocryphe aux croyances et aux représentations populaires, apparaît aussi une évolution particulière du thème, qui, par son contenu, nous le voyons, entraîne des questions fondamentales sur la vie et sur la mort. »[70]
Mais dans la seconde moitié des années 90, Batiouchkov abandonne l’activité scientifique et se consacre à sa seconde vocation : le journalisme, la critique littéraire et théâtrale, y conservant les principes de l’école historico-culturelle. Partisan de l’orientation réaliste dans la littérature russe, associée à l’idéalisme (romantisme), il écrit un nombre considérable d’articles sur Tchekhov, Gorki, Bounine, Korolenko, Kouprine, etc.…, et se lie d’amitié avec les deux derniers. Dans l’Histoire de la littérature russe qui paraît dans la première décennie du XXe siècle sous la direction de D.N.Osvianiko-Koulikovski, Batiouchkov est responsable des articles sur Baratynski, Alexis Konstantinovitch Tolstoï, Dostoïevski, Tchekhov et Korolenko. Sa précédente activité scientifique trouva un prolongement dans son Histoire de la littérature occidentale en quatre volumes, qu’il élabore de 1912 à 1917 avec sa synthèse fondamentale sur La littérature occidentale à la veille du XIXe siècle. Sa connaissance précise des langues se manifeste dans les traductions qu’il donne des textes littéraires et dans ses articles sur la théorie et la pratique de la traduction.
Dans le recueil publié par le Collège de Littérature universelle, dont Batiouchkov était un membre actif, parurent après sa mort deux de ses articles « La mission de la traduction littéraire » et « Langue et style », qui témoignent de son extrême attention au « mot » comme moyen artistique. Le même recueil contient une nécrologie de Batiouchkov, composée par l’académicien S.F.Oldenbourg qui souligne la nécessité de réunir en un volume les articles du critique où l’analyse scientifique systématique de la démarche littéraire s’unit à la capacité de saisir la singularité de chaque écrivain – articles qui portent la marque « de la bonté et de la profonde vérité humaine » de la personnalité de leur auteur[71]. Et de fait Batiouchkov garda dans son approche de la littérature la méthode de l’école historico-culturelle, la largeur de vue et l’objectivité qui lui étaient propres (voir, par exemple, ses articles : « Pour le jubilé de Pouchkine et de Racine », « A un demi-siècle de distance » « Les paysans de Balzac, Tchekhov et Korolenko », etc..), mais dans des critères éthiques – principes humanistes et chrétiens, proches de Dostoïevski.
La question de l’influence de Dostoïevski sur l’œuvre de Korolenko, deux écrivains apparemment si originaux, si dissemblables, fut soulevée pour la première fois par Batiouchkov, et les chercheurs contemporains concrétisèrent finement ce qu’il avait remarqué. Sans nous arrêter sur les dernières études plus particulières, rappelons seulement la monographie de G.A.Bialov sur Korolenko, qui n’insiste pas seulement sur un « certain rôle », joué par Dostoïevski dans la « vie intellectuelle du jeune Korolenko », mais qui remarque que celui-ci « témoigna longtemps un intérêt » pour l’œuvre de l’auteur de Crime et Châtiment, s’attachant particulièrement à une réflexion sur sa méthode d’écrivain « dans une période de réflexion aiguë sur des problèmes esthétiques, sur l’élaboration des bases théoriques de la voie indépendante qu’il suivait en littérature ». Sentant la puissance artistique « de l’austère poète des humiliés et des offensés » (définition de Korolenko dans son article « Imposteurs contemporains »), il prit en même temps une attitude critique à l’égard du « miroir » brûlant du talent de Dostoïevski, reflet concentré de la condition de « l’âme malade », à l’égard aussi de son « lyrisme ténébreux », et, dans la structure de ses œuvres il recourut plutôt à la « manière » de Gl.Ouspenski et de Tourgueniev pour créer, « en les croisant » « son propre type de récit korolenkovien, dans lequel « l’observation », la « recherche », l’écriture « qui part de la nature » peuvent s’unir librement à la symbolique, au paysage lyrique, à la poétique « d’une poésie en prose »[72].
Dans les archives de la Maison Pouchkine sont conservées deux variantes des jugements de Batiouchkov sur les rapports de Korolenko avec ses prédécesseurs et contemporains, l’une est le manuscrit d’un article, l’autre une extrait d’une « lecture » orale, toutes deux datées de 1903, pour le cinquantième anniversaire de la naissance de Korolenko et dont le contenu est assez voisin. L’article fut publié après la mort de Batiouchkov par l’académicien S.F.Oldenbourg dans la revue « Principes » (1920,N°2). Le texte de l’intervention orale devant un auditoire d’étudiants, lors du jubilé de Korolenko, est resté inédit. Nous citons la partie qui concerne Dostoïevski :
« …Son
attitude à l’égard de Dostoïevski est très complexe : il est difficile de
la définir en quelques mots. Certes, l’écrivain que Korolenko lui-même appela,
dans un de ses articles de journaliste, le poète impitoyable et austère des
« humiliés et des offensés », eut une grande influence sur lui,
qui s’était fait l’écrivain de la vie quotidienne, et par moments aussi le poète
« des humiliés » mais dans un autre contexte. Et la prédication de
Dostoïevski sur l’amour ne pouvait pas ne pas exercer son influence sur
l’écrivain dont nous voyons l’action consacrée toute entière à l’idée de
l’amour. Korolenko s’apparente aussi à Dostoïevski dans l’analyse de ce qu’il
appelle « la maladie de la personnalité russe », sa faiblesse, l’indéfinition des bornes de son
existence, selon l’expression du héros du Double de Dostoïevski. Comme ce
dernier, Korolenko manifesta très tôt un penchant pour la représentation des
difficiles affects moraux, des crises maladives et torturantes sur un terrain fort proche de la
pathologie (dans les épisodes du Chercheur, dans le récit Des deux
côtés). Son At-Davan est proche des Souvenirs de la maison des
morts. Dans ses souvenirs sur Ouspenski il raconte lui-même qu’il avait
apprécié et appréciait toujours particulièrement Crime et Châtiment. Mais
l’influence de Dostoïevski était en grande partie paralysée par une autre
courant rationaliste, auquel Korolenko fut soumis en son temps. Il ne s’élevait
pas à la hauteur de l’individualisme de Dostoïevski, n’était pas affecté par son
mysticisme et était parfaitement étranger à cette dureté puissante, mais à
certains moments réellement cruelle et impitoyable, avec laquelle Dostoïevski
pénétrait dans tous les abîmes des âmes des hommes « du souterrain »
et de ceux qui étaient loin de l’être. Le contraste des deux natures est trop
évident pour insister sur les différences, mais il est extrêmement
curieux qu’avec toute sa douceur, son étonnante bienveillance, qui allait
parfois jusqu’à ignorer le mal, avec sa tristesse sereine qui alternait avec son
optimisme triomphant, en un mot avec tout ce qui séparait son tempérament
d’écrivain du visage spirituel de Dostoïevski, justement dans une de ses toutes
dernières esquisses parue cette année, Ce n’est pas effrayant, Korolenko,
pour ainsi dire malgré lui et comme par mégarde, soit revenu à
« l’école » de Dostoïevski (…) il a parlé autrement ; il a
manifesté une étonnante virtuosité dans un style retenu, particulier, qui ne lui
était jusque là pas propre, il a montré une extraordinaire profondeur dans
l’analyse psychologique et a traité d’une manière nouvele et entièrement
originale, sous un angle différent et dans une sertissure particulière, quelques
situations dont Dostoïevski nous avait pour la première fois
parlé : « dans la vie tout est lié de cette façon… et ce lien
réciproque impose une responsabilité générale » (citation d’un récit de
Korolenko. NDLA), si bien que nous pouvons reprendre les mots de
Dostoïevski : chacun de nous est coupable pour les autres »[73].
A la lumière de ce que dit Batiouchkov, passons maintenant à l’analyse d’un récit de Korolenko : Ce n’est pas effrayant[74]. Dans ce récit apparaît comme une variante quotidienne de l’intrigue et des caractères principaux des Frères Karamazov, et ce n’est pas par hasard que le nom de l’un des héros, qui meurt, est Boudnikov. Et ce non-effrayant apparaît réellement effrayant. L’affaire que doit débrouiller le reporter qui joue, comme souvent chez Dostoïevski, le rôle de « chroniqueur », près du deuxième narrateur, survient dans la petite ville perdue de Tikhodol. La société de cette petite ville est caractéristique d’une époque un peu différente, plus tardive, que dans le roman de Dostoïevski. Boudnikov, qui dans sa jeunesse a été un homme « cultivé, indépendant, avec des idées… », d’opinions populistes, et qui s’est même brouillé avec son père dont on nous dit qu’il a pratiqué l’usure, est revenu après la mort de celui-ci à Tikhodol. Il a hérité de quatre maisons, s’est mis à louer des appartements et peu à peu s’est laissé aller comme le Yonytch de Tchekhov, bien qu’il lui arrive de temps à autre de couper du bois avec son portier Gavrila ou de travailler au jardin. Le bon Gavrila, un hercule, d’origine paysanne, et l’orpheline Elena, qui est restée après la mort de sa mère dans l’un des appartements de Boudnikov, bonne, simple et naïve mais cachant en elle comme la Grouchenka des Karamazov quelque chose d’infernal, sont les autres personnages de la tragédie. Boudnikov fait d’Elena sa maîtresse, puis elle épouse Gavrila qui l’aime, Boudnikov lui offrant en compensation un billet de loterie qu’elle n’accepte pas mais qui est gagnant. On voit aussi dans le rôle de l’incitateur, parfois semblable à Ivan Karamazov, un habitant de la ville, le jeune Rogov, qui a été autrefois un lycéen intelligent et doué mais est devenu, après la mort de sa mère, qui pendant toute sa vie l’a protégé de son père ivrogne, un être corrompu et finalement un parfait cynique : pour inciter Gavrila à voler la cassette qui contient le billet, il en fait d’abord un ivrogne, puis l’associe à des compagnons de beuverie; Gavrila lui ouvre la porte, mais tandis que l’autre se dirige vers la cassette, il oublie tout, monte à l’étage et tue Boudnikov qui était repris par une attirance irrépressible pour Elena jusqu’à vouloir la faire divorcer de son mari. Telles sont les principaux événements que raconte dans un compartiment du train un ancien professeur du lycée de Tikhodol (apparemment, l’écrivain) Pavel Semionovitch Padorine. A ce récit réagissent de façon différente les deux auditeurs, un professeur de mathématiques du même lycée, qui trouve que le récit de Padorine est rempli de maladresses et qui y reste indifférent, et un homme aux yeux intelligents, qui fixe le narrateur derrière des lunettes dorées. Et quand Padorine, ému, essayant de s’orienter dans les événements, considérant qu’il est lui aussi coupable, parce que, jeune maître épris de liberté, il a craint d’être soupçonné d’incivisme et a interrompu les conversations amicales qu’avaient avec lui les lycéens, parmi lesquels Rogov, quand donc Padorine dit : « …Peut-être que cela n’est pas clair, je voulais dire ...qu’au fond tout est lié…Et cette réciprocité… », alors l’auditeur aux yeux intelligents complète : «… impose une responsabilité générale ? » Dans le visage de Pavel Semionovitch brille une vivacité joyeuse. « Voilà ! Vous avez donc compris ? Précisément générale…Non pas devant Ivan ou Piotr…Tout, pour ainsi dire, est lié…L’un sans faire attention lance une peau d’orange…l’autre glisse dessus, et le voilà qui se casse la jambe. [75]»
Cette insatisfaction de Padorine, sa recherche du sens, général et non égoïste, de la vie et de sa vocation, caractérise également le héros du premier récit de Korolenko, Episodes de la vie d’un chercheur (1879)[76], que cite Batiouchkov, et celui du conte (plutôt que récit) qu’il intitula Des deux côtés (la première rédaction fut publiée en 1886, la deuxième en 1914)[77] : un étudiant de l’Académie pétrovienne d’économie de Moscou (c’est là que de 1874 à 1876 Korolenko fit ses études), féru de Buckle et de Focht, qui a vécu le suicide d’un camarade et s’en estime involontairement quelque peu responsable, tombe malade et se laisse aller à une conception extrêmement vulgaire et matérialiste de l’existence; après avoir recouvré la santé, il se met à méditer joyeusement sur l’existence d’une « conscience universelle ». Dans les récits Ce n’est pas effrayant et Des deux côtés, il y a des marques distinctives, qui témoignent de leur orientation vers Dostoïevski. Dans le premier récit, Padorine évoque et décrit le diable des Karamazov, mais le professeur de mathématiques trouve que ce n’est pas un diable mais « simplement un aventurier, comme il y en a beaucoup ». L’étudiant Potapov des Deux côtés erre pendant des heures dans les allées du parc de l’Académie, sondant les buissons couverts d’une légère brume, hantant la grotte d’Ivanov, tentant de démêler le drame ténébreux de « l’affaire Netchaïev », qui est à la base des Démons. Les caractères dans ces œuvres sont complexes et composés de plusieurs éléments. Par exemple, Boudnikov à la fin de sa vie devient religieux. Une nuit, il voit tout à coup lui apparaître Gavrila, il n’en est pas effrayé, et comprend tout. Et Padorine se rappelle que dans son appartement « par une nuit aussi claire sont venus le trouver deux lycéens » et que lui « se tenait devant eux, saisi de honte et de faiblesse… » « Et il m’apparut, dit-il en terminant son récit, que j’allais deviner quelque chose de ce genre, qu’il fallait réunir tout cela : et ces étoiles qui scintillaient là-haut, et ce murmure vivant du vent dans les branches, et mes souvenirs, et ce qui est arrivé…Dans ma jeunesse ce sentiment, je l’éprouvais souvent…Quand mon esprit dans sa fraîcheur cherchait la solution de toutes les questions, la grande vérité. Et quand une autre fois il semblait qu’on était là, à l’entrée, et que tout allait devenir clair…Et puis tout disparaît. [78]»
De cette façon, Batiouchkov attire légitimement notre attention sur les œuvres de Korolenko qui sont construites selon les schémas dostoievskiens. Bien sûr, lui-même se sent plus proche de l’ « hosanna » du créateur des Frères Karamazov, mais Korolenko, si l’on en juge par les notes qu’il a laissées dans les marges du roman[79], avait une attitude critique à l’égard de toute une série de positions, à son avis, utopiques du sermon de Zosime et défendait, comme le remarque Batiouchkov, l’idée, à teinte romantique, de la « sainteté de l’adversité », de la nécessité de la légitime défense dans l’amour pour l’idéal de la fraternité humaine, qui trouva son expression symbolique dans son Récit de Flora, Agrippa et Menahem [80]. Mais, comme on peut le voir, le dilemme de la faute et de la responsabilité, de la solidarité des hommes, était résolu par lui dans une démarche qui lui était commune avec Dostoïevski. Rappelons-nous seulement que dans Les Frères Karamazov, si le quatrième des frères, l'enfant illégitime (Smerdiakov), a tué son père, la faute retombe indistinctement sur les trois autres : Ivan, qui a proclamé : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis », Dimitri par ses réflexions et sa haine pour son père, et même Alexis, qui n’a pas su empêcher l’accomplissement du crime. Mitia porte sur lui consciemment la faute et la responsabilité fatale après que s’est répandue dans son âme la « lumière » du songe de l’enfant affamé et qui pleure. Et même l’idée de la nécessité du sentiment de culpabilité et particulièrement de la responsabilité de chacun pour tout ce qui se passe autour de lui est formulée par le starets Zosime dans l’un des « entretiens », notés par Aliocha Karamazov : « Mon ami, dit-il, c’est qu’il en est vraiment ainsi, car à peine te sentiras-tu responsable sincèrement de tout et de tous, tu verras aussitôt qu’il en est bien ainsi dans la réalité et que tu es bien coupable pour eux et pour tout. »
Ce qui unit aussi l’auteur de Ce n’est pas effrayant et d’autres œuvres analogues à son grand prédécesseur, c’est la quête pathétique d’un principe éthique et sublime pour la vie. Korolenko qui travaille à son récit Ce n’est pas effrayant, en parle le 5 février 1903 à l’une de ses correspondantes, P.S.Ivanovskaia, comme d'un « conte étrange », qui n’est pas dans « sa manière habituelle », qui s’empare de lui puissamment, avance à moitié à partir d’une figure d’idiot qui l’intéresse non moins que ce dont il fait le récit. Le sujet, c’est l’absurdité du chaos de la vie et le pressentiment ou le sentiment que le sens est énorme, le sens général de toute la vie, dans sa totalité, et qu’il faut le chercher. « Je ne sais pas, écrit-il, ce qui en sortira pour moi, je sais seulement que c’est peut-être la chose la plus sincère que j’aie écrite jusqu’à maintenant. Ce sentiment, selon moi, est aujourd’hui répandu dans l’air », conclut-il, présentant toute une série d’exemples, caractéristiques d’après lui, de la quête spirituelle de ses contemporains à cette époque-charnière.
(Trad.
Y.A.)
Aux sources du surréalisme littéraire :
les symbolistes et Lautréamont
E. S.
Domaratskaïa
Collège Universitaire de
Saint-Pétersbourg
Le surréalisme, mouvement
esthétique déterminant de l’histoire littéraire du XXe siècle, était
conçu comme un rejet total de toutes les traditions. Les surréalistes se
sentaient des âmes de révolutionnaires, lançant à l’univers mille
déclarations-manifestes, ébranlant les bases de l’existence antérieure et
proclamant l’absolue nouveauté de leur pensée. Bien des éléments de leur système
créatif étaient pourtant apparues, dès la fin du XIXe siècle, dans le
groupe des symbolistes et chez l’un des auteurs les plus énigmatiques de la
littérature française, Isidore Ducasse, plus connu sous le pseudonyme de
« comte de Lautréamont ».
La création d’une « langue surréaliste », fondée sur le retournement de la fonction du discours, voilà la découverte dont les surréalistes se glorifiaient le plus. Le discours, chez eux, n’exprime pas une pensée qui lui serait antérieure mais il l’invente au contraire ! Créer la vie par le langage, l’idée vient de ces liens intratextuels qui caractérisent les œuvres, dans la découverte qu’en ont faite les symbolistes.
N. V. Tichounina remarque
que chez les symbolistes le mot change de fonction: « de narratif
et d’informatif, il devient musical, plastique, pictural. »[81]
Le symbole lui-même est alors pensé comme « un étagement de contenus où
la quantité infinie des significations impliquées est condensée in fine
en une image unique et concrète ». Le « scintillement des
sens » que l’on rencontre dans les images-symboles, fait apparaître des
correspondances entre objets et phénomènes de la vie réelle (les
« correspondances » de Baudelaire ont joué un rôle incontestable dans
la formation des symbolistes et des surréalistes, de leur propre aveu) et permet
au poète d’appréhender le sens profond de la Création: du coup, il faut
radicalement repenser la fonction
du langage poétique. La poésie de Mallarmé, musicale autant par les harmonies
phonétiques, comme chez Verlaine, que par les harmonies sémantiques, laisse
ainsi place à un espace de signification où l’objet en tant que tel disparaît et
où ne reste plus que l’impression qu’il a laissée, pure image subjective. La
conception surréaliste du mot comme équivalent de la sensation et non du sens,
la préférence donnée à la connotation sur la dénotation dans l’usage du
vocabulaire poétique viendraient-ils de là ?
Le symboliste Rimbaud, ce
poète au parcours si bref et si représentatif de la révolte absolue, de la
révolte contre soi-même, lutta justement pour libérer le langage. Révolte contre
soi, disons-nous, puisque ce « je », pense Rimbaud, n’est que le
produit de la société, de l’éducation, des habitudes tant psychologiques ou
morales qu’intellectuelles. Mais ce « je » est un simple masque,
derrière lequel se cachent des forces irrationnelles, inconnues même de
l’individu qui en est porteur, des forces qui constituent la véritable essence
de l’homme. « Je est un autre. » L’artiste doit dès lors
libérer cet « autre », franchir les limites du bon sens, donner
libre cours à sa fantaisie, et surtout, à l’aide des mots en liberté, transcrire
les résultats de ce libre jeu. Une telle conception de l’existence est proche de
la doctrine surréaliste, elle-même inspirée – surtout dans les premiers temps –
de la théorie freudienne. Rimbaud est dans une large mesure l’inventeur de la
langue poétique « suggestive ». Sa réforme la plus essentielle
consista d’abord en une « compression sémantique », c’est-à-dire une
contraction en métaphore poétique des différentes unités lexicales que l’usage
n’associait pas (Le bateau ivre déclare ainsi voir les sons et
entendre les couleurs...), puis dans l’éclatement de la morphologie
traditionnelle (les prépositions se font substantifs, les substantifs
verbes...).
La langue poétique des surréalistes peut illustrer cette langue suggestive que recherchaient les symbolistes. En quête de correspondances entre les objets les plus incompatibles du monde environnant, les surréalistes n’arrêtent que très rarement leur choix sur des comparaisons: c’est bien plutôt la métaphore qui prédomine. Elle peut lier des éléments textuels et les lier de telle sorte qu’ils se fondent en un espace sémantiquement neutre, où le sens se voit reléguer au second plan et où règne la sensation.
Mallarmé faisait déjà
semblable usage de la métaphore: en obtenant la dilution de la réalité, Mallarmé
parvient en même temps à l’effet inverse – à sa monstrueuse densification.
Dérobant au lecteur la motivation de ses métaphores, il cache le fil rouge des
associations analogiques et resserre des objets totalement hétérogènes en un
nœud unique, caillot indissociable d’où naît ce sentiment que le poème (et
parfois la seule strophe) concentre tout un monde[82].
La philosophie surréaliste, voulant annuler toute antinomie et recherchant le
fameux « point surréaliste », cet état d’esprit où vie et mort, réel
et imaginaire, passé et présent, noblesse et bassesse ne sont plus perçus comme
des phénomènes contradictoires, poursuit les avancées de Mallarmé. Le vers
d’Éluard : « La terre est bleue comme une orange », est
l’exemple d’anthologie que l’on cite toujours pour illustrer cette poésie de la
sensation. Laisser de côté la raison pour comparer deux objets permet de mettre
à jour des liens absolument nouveaux entre comparé et comparant : l’image
qui choque le lecteur prend une certaine valeur générale, acquiert un surcroît
de sens (une « surréalité »), une unité finalement. Comme pressentant
la situation du lecteur, dont la logique habituelle refuse ce genre de
comparaison, Éluard poursuit : « Jamais une erreur les mots ne
mentent pas ». Aragon reformulera à sa façon cette idée fondamentale du
surréalisme : « Les mots, même assemblés en désordre, finissent par
signifier quelque chose. » Cette confiance absolue en l’automatisme de
la langue (qui crée une nouvelle réalité, entière et autonome, par les moyens
d’art), n’est pas une découverte proprement surréaliste : Mallarmé, encore
lui, voit en la poésie le Livre qui contient le sens caché de tout ce qui se vit
sur terre. La fonction du poète
n’est pas de créer véritablement mais de déchiffrer ce Livre. Les
surréalistes suivront Lautréamont : « La poésie doit être faite par
tous, non par un » ; ils développeront la création collective, se
confieront au « hasard objectif », à l’éclair qui en un instant
arrache aux ténèbres d’authentiques corrélations entre les êtres, inaccessibles
à la logique humaine, alors même que ces corrélations existaient bel et bien
dans la Réalité supérieure, vraie, la surréalité.
La doctrine surréaliste
partait de cette idée moderniste selon laquelle l’artiste n’est pas d’une époque
donnée, n’appartient pas aux realia de son époque, mais doit découvrir la
présence de tout l’univers en soi-même. D’où, pour les surréalistes, la
figure-culte d’Isidore Ducasse: un adolescent grandi au pensionnat, ne
connaissant pratiquement rien de la vraie vie mais érudit, mort à 24 ans en
laissant un livre que l’on ne remarqua de longtemps après sa parution et qui
pourtant depuis presque cent ans reste l’une des œuvres les plus passionnantes
de la littérature mondiale. Œuvre d’un seul homme, les Chants de Maldoror
portent en eux des siècles de pensée de l’humanité à l’intérieur de la
civilisation européenne. Selon les mots du spécialiste de littérature française
G. K. Kossikov, c’est « une imitation de tous les modèles littéraires
possibles, dans l’oubli de soi le plus profond »[83].
C’est justement le mythème du « mal universel », tel que les
romantiques l’ont élaboré dans leurs œuvres (des œuvres qui constituèrent
justement l’éducation de Ducasse), qui fut l’objet de cette imitation. Poussant
dans son œuvre le dualisme romantique à l’absurde, le culbutant littéralement
par la parodie et la stylisation, Lautréamont se fit passeur, un passeur
absolument original, entre les traditions littéraires romantique et surréaliste;
il se fit en même temps le précurseur des avancées linguistiques et
philosophiques de la littérature au XXe siècle.
Pourtant, les surréalistes
voyaient en Lautréamont plus qu’une figure littéraire de premier plan :
certes son texte était nouveau, mais surtout son œuvre ouvrait un domaine neuf
qui comprenait la littérature et les beaux-arts, un domaine en fait beaucoup
plus vaste que les éléments qui le composaient. Se livrant aux séductions de
l’art de la citation, à la parodie à tout va des chefs-d’œuvre de la
littérature, l’auteur des Chants de Maldoror ne souhaita pas y mettre sa
signature personnelle mais s’y dissoudre, aux deux sens, abstrait et concret, du
mot. Lautréamont, en parodiant le système de pensée romantique, parodie aussi
toutes les conventions littéraires : tout idiolecte d’auteur a ses clichés,
ses visions schématiques de la réalité. Entendons-nous bien : c’est la
littérarité, la cible des Chants, non la littérature. L’expérience
tentée par Ducasse, nous dit de façon saisissante G. K. Kossikov[84],
fut une autocritique de la littérature par ses propres moyens! Les surréalistes,
lorsqu’ils proclamaient qu’ils n’avaient rien à voir avec la littérature – comme
Ducasse n’avait effectivement rien à voir avec elle –, entendaient s’opposer non
à elle-même mais à son aspect conventionnel, à l’engourdissement des écrivains
dans la tradition.
La langue de Lautréamont possède à leurs yeux un pouvoir dissolvant, qui rompt les clichés culturels les plus éculés, morts, tout en libérant la « vivante » imagination de l’homme. Ce sont la vitalité et la perspicacité du regard que les images chocs requièrent en ouvrant au lecteur une certaine réalité, toujours plus grande, plus englobante qu’elles-mêmes et indicible. Le problème était dès lors de faire des brèches isolées et limitées, montrant la surréalité au travers du rideau du bon sens, une stratégie littéraire à part entière, entièrement libre puisque fondée sur l’imaginaire humain, capable de retrouver la langue spontanée de notre nature première (tel est bien le sens de la fameuse « écriture automatique » et des autres expériences linguistiques surréalistes); car seule cette langue pourrait exprimer de façon adéquate les mouvements cachés de l’âme humaine, qui réagit en pleine harmonie (c’est-à-dire sans intermédiaires socioculturels) avec l’essence profonde de l’univers et avec ses fondements mythologiques.
Lautréamont se rapproche à
cet égard davantage du surréalisme que du symbolisme – qui n’avait pas été si
radical dans ses formulations, bien qu’il pensât que la langue créait la vie. Le
mot symboliste n’était pas autonome, il ne créait pas une réalité propre mais
mettait à jour la superposition infinie des significations réunies dans le
cristal d’une seule image. Le surréalisme sut pour sa part se doter d’une langue
originale, qui fait miroiter les significations quelque part à la frontière de
la langue et du monde extérieur. Deviner d’emblée ce avec quoi voisine la langue
est impossible, puisque ici c’est le « hasard objectif » qui
règne.
Remarquons que la catégorie
du hasard irrationnel acquiert un rôle particulier bien avant sa
« découverte » par le surréalisme : la poétique du théâtre
symboliste précisément reflétait en premier lieu les événements intimes. Très
souvent les pièces symbolistes matérialisent les états d’âme sous la forme de
personnages concrets les personnifiant ou de « concepts » objectifs.
Le texte du drame symboliste traite du lien qui unit le monde à la conscience
des personnages et le discours théâtral (de la pièce) à l’espace de la scène,
union qui élargit l’espace propre à l’image-symbole et la fait se transformer,
« scintiller » de tous ses sens. Les surréalistes utilisèrent eux
aussi à leurs propres fins le synthèse des divers arts, notamment dans le
montage littéraire. Le récit surréaliste Nadja lie étroitement le texte
aux photographies et aux dessins. Dans sa préface, Breton note que l’abondance
du matériau iconographique a pour but de réduire la part traditionnellement
allouée dans le récit aux descriptions[85].
Quand les surréalistes emploient de la sorte ce qui équivaut, dans le domaine
plastique, à l’image en poésie, ils découvrent en fait un principe
d’organisation de l’espace artistique qui permettra à la littérature du
XXe siècle d’intégrer à son texte des realia
non-littéraires.
Lautréamont et les
symbolistes, tout comme les surréalistes, utilisent les liens intra-textuels à
de nombreux niveaux : ils activent des processus profonds du psychisme
humain. Mais si le surréalisme revendiquait haut et fort la référence
freudienne, appelant à la superficialité et matérialisant la vie secrète et
inconsciente de l’homme, ses précurseurs anticipaient dans l’art le freudisme en
découvrant le rôle de l’irrationnel dans la structuration de la personnalité et
du rationnel dans sa superstructure fragile. La dramaturgie symboliste fut une
des premières formes d’art à illustrer les recherches psychanalytiques sur la
personnalité. D’aucuns vont même jusqu’à voir dans la psychanalyse la
conséquence directe du développement du symbolisme[86]…
Les avancées littéraires et
artistiques de la fin du XIXe siècle se sont donc réincarnées dans la
poétique du surréalisme, par le biais de réarrangements philosophiques. Les
romantiques et leurs héritiers si peu ressemblants – les symbolistes et
Lautréamont – ont préparé le terrain théorique et esthétique sur lequel est né
et a grandi le surréalisme.
Trad.
R. V.
.
Les problèmes de la
renaissance religieuse aux XII-XIV siècles.
M. Samarina
Georges Duby, Jacques
Le Goff , entre autres, ont souvent souligné le caractère arbitraire et flou des
limites temporelles et spatiales du «Moyen-Âge» et de la «Renaissance». Ainsi,
en Italie, l’œuvre de Dante appartient à la dernière moitié du XIIIe siècle, et
le XIVe siècle est déjà le «siècle d’or» de la littérature de la Renaissance
(Pétrarque, Boccace). A cette même époque, la France, qui était un pays bien
développé, voit l’épanouissement de son Moyen-Âge, pour ne pas parler des pays
de l’Europe du Nord (Scandinavie, Angleterre) où subsistent des restes de
coutumes tribales. C’est pour cette raison que Duby pense que la question de la
fin du Moyen Age n’a guère de sens, surtout que le Moyen Age n’est en réalité
qu’une suite de périodes de renaissance culturelle[87].
Ainsi, en
parlant de la fin du Moyen-Âge, nous nous limiterons à l’espace
« roman » et, du point de vue chronologique, nous considérerons la
période XIIe-XIVe,
traditionnellement appelée «gothique» parce que le gothique, qui n’était
pas seulement un style architectural, exprime de la manière la plus complète
l’esprit de l’époque (cf.
l’expression « le temps des cathédrales »). A notre avis,
l’expression «littérature de l’époque gothique » a plein droit à l’existence
aussi bien que les expressions figées de « littérature (musique) baroque
(classique)». L’architecture est en effet la reine des arts, elle est un miroir
du monde, de la mentalité de telle ou telle époque de l’histoire culturelle de
l’humanité. Nous sommes obligés de faire une petite remarque: cette approche (la
caractérisation de la culture en termes d’architecture) peut être appliquée à
plusieurs époques de l’histoire, à l’exception de l’époque postmoderne, puisque
celle-ci, qui est aussi la nôtre, a perdu la caractéristique essentielle de
l’architecture : l’unité de la vision du monde, devenue une vision éclatée.
Ainsi cette période (XIIe-XIVe
siècles) se caractérise non seulement par l’épanouissement de la culture
(apparition des universités, épanouissement de la littérature courtoise,
construction des cathédrales gothiques), mais aussi par une véritable explosion
émotionnelle et spirituelle, explosion de l’intérêt pour le côté spirituel de la
personnalité humaine. Nous sommes trop habitués à n’attribuer cet intérêt qu’à
la Renaissance. La seule différence est que le Moyen-Âge ne voyait dans la
spiritualité que « l’esprit » et négligeait la matière.
Ces recherches de spiritualité
apparaissent nettement dès «la renaissance religieuse» du Haut Moyen-Âge, comme
le disait au XIXe siècle Frédéric Ozanam, selon qui la renaissance religieuse
précédait et préparait spirituellement la culture humaniste de la Renaissance[88].
Le célèbre médiéviste Karl Elm a
prouvé de manière convaincante que la crise religieuse et spirituelle de cette
époque est comparable par son ampleur à celle de la Réforme et aux
bouleversements de la Révolution française[89],
avec cette différence que la crise fut surmontée sans ces bouleversements.
En effet il faut oublier l’image
imposée par la tradition romantique qui présentait le Moyen-Âge comme une époque
de triomphe sans partage de l’Eglise officielle, dirigeant harmonieusement une
société imprégnée d’esprit religieux. Tout cela est vrai jusqu’au XIIe siècle,
c’est-à-dire jusqu’ à l’époque de la crise religieuse.
Au milieu du XIIe siècle, c’est
une véritable effervescence religieuse qui touche en Europe occidentale les
couches les plus larges de la population, ainsi que les fondements mêmes de
l’Eglise. Les hérésies qui auparavant n’apparaissaient que sporadiquement
atteignent une ampleur et une organisation inconnues. Le sud de la France et le
nord de l’Italie en deviennent le foyer. L’Europe n’avait jamais connu une telle
quantité et une telle diversité de sectes plus ou moins hostiles à
l’Eglise : ainsi les Vaudois avec leur critique révolutionnaire de l’Eglise
officielle, ce qui en fait les précurseurs de la Réforme. Mais leur opposition
n’allait pas jusqu’à leur faire quitter la foi chrétienne et ne portait pas
atteinte au dogme: leurs exigences se limitaient à une réforme de l’Eglise et
aux appels à vivre dans la pureté évangélique primitive. Beaucoup plus dangereux
étaient les Cathares ou Albigeois
qui avaient importé en Europe par les Balkans une doctrine de l’Orient
pré-chrétien dont la nature dualiste était en contradiction avec toutes les
traditions religieuses européennes et ébranlait les bases de la conception
européenne du monde. K. Elm[90]
développe le parallèle entre le
catharisme avec son opposition à l’Eglise et les bouleversements
idéologiques de la Révolution
française.
Un autre danger sérieux pour le
dogme venait du sein de l’Eglise catholique elle-même ou plutôt du milieu des
théologiens universitaires. Là apparaît une nouvelle méthode de réflexion qui a
changé considérablement tout le système de la théologie médiévale: le
rationalisme, que nous connaissons plus sous le nom de scolastique (terme avec
connotation négative aux XIXe et au XXe siècles). Selon cette approche, la foi
seule ne suffisait plus. Le célèbre
«Credo quia absurdum» de Tertullien perd de sa valeur aux
XIIe-XIIIe siècles. Les théologiens scolastiques organisent librement dans les
grandes Universités européennes des débats sur les contradictions entre les
quatre Evangiles, sur la compatibilité de la foi et de la raison, c’est-à-dire
qu’ils soumettent à la discussion des questions auxquelles seule la foi
répondait. Le titre même de l’œuvre célèbre d’Abélard, Sic et Non
(« Oui et non », 1121) était révélateur. Et bien que dans le «conflit
idéologique du siècle», celui du rationaliste Abélard et du grand mystique
Bernard de Clairvaux, Abélard ait été vaincu, sa méthode de soumettre tout au
doute, même les bases de la foi, a tout de même gagné.
Un nouveau coup fut porté à la
théologie traditionnelle par l’introduction en Europe, grâce aux philosophes
arabes et à leurs traducteurs, de la philosophie d’Aristote sous la forme de
l’averroïsme, qui niait l’immortalité de l’âme, c’est-à-dire un des fondements
du christianisme, dont la négation détruit toute la théologie chrétienne.
Conséquence de l’averroïsme, l’apparition d’un phénomène inimaginable pour le
Moyen-Âge, l’athéisme, qu’on ne rencontrait à l’époque que très rarement et
seulement dans les couches supérieures de la société, comme une sorte de mode
dans les milieux intellectuels (
rappelons la figure légendaire de Frédéric de Hohenstaufen, qui fut deux fois
excommunié, ou la personnalité non moins intéressante de Guido Cavalcanti, le
meilleur ami de
Dante).
En opposition à cette attitude
rationaliste envers le monde, la mystique qui s’épanouit dans le milieu
ecclésiastique et au sein des sectes hérétiques acquiert des traits extrêmement
«marginaux»[91].
Il a déjà été maintes fois observé que la mystique suit généralement les
périodes de prospérité des civilisations et les conclut, c’est-à-dire se révèle
comme une caractéristique de
la culture «fin de siècle» (ici s’impose un parallèle avec la société russe de
la fin du XIXe siècle).
Jacques Le Goff donne
une définition très imagée du Moyen-Âge: c’est une «société hallucinante» avec
sa foi en tout ce qui est surnaturel et diabolique[92],
avec son pessimisme profond, ses prophéties sinistres, ses attentes
apocalyptiques, son atmosphère morbide de peur permanente. «Le Moyen Age a
été par excellence le temps des grandes peurs et des grandes pénitences
collectives, publiques et physiques»[93].
En même temps certaines manifestations de démences religieuses et surtout le
comportement de certains saints de l’Europe occidentale (en premier lieu celle
de François d’Assise) rappellent tout à fait les particularités du mouvement des
fols en Christ[94]
de Russie, et l’un des mouvements religieux les plus insensés, celui des
flagellants, correspond bizarrement à la secte russe des «khlysty».
La même période se caractérise par
la découverte d’un autre monde. Un événement qui ne peut être comparé qu’aux
conséquences des Grandes découvertes qui élargiront l’horizon non seulement
géographique, mais aussi spirituel. A la suite des Croisades, l’Occident qui
existait pendant plusieurs siècles dans des conditions d’unité religieuse
pratiquement absolue et se considérait comme le porteur de la vérité absolue,
rencontre l’Orient islamique et comprend qu’il peut exister une autre
civilisation développée (dépassant sur certains points celle de l’Occident),
basée sur d’autres principes religieux. D’ailleurs l’Islam, cette religion
nouvelle et relativement jeune (et pour cette raison agressive) possède un
système théologique et une pratique élaborés et une écriture très développée.
C’est pour cette raison qu’après
les croisades des Européens, le monde islamique se considéra logiquement
comme vainqueur, surtout après que les Croisés eurent perdu définitivement
Jérusalem. Le monde chrétien perd le sentiment qu’il possède la vérité
absolue.
Ces phénomènes
(apparition d’un grand nombre d’hérésies, dispositions morbides et mystiques des
esprits, changements dans la théologie catholique elle-même et rencontre avec
l’Islam) firent que l’Eglise se trouva face à une crise profonde à laquelle,
apparemment, elle n’essaya même pas de s’opposer, car elle ne s’occupait que du
combat politique. Toute l’Europe se trouva entraînée dans le conflit entre le
pape et le pouvoir impérial. Le pape et l’empereur ne cessent de s’excommunier
et de se proclamer mutuellement Antéchrist. Dans les églises, les prêtres ne
parlent que de politique, en engageant les fidèles à rejoindre tel ou tel parti.
Ne trouvant plus d’issue à leurs recherches religieuses, les fidèles s’éloignent
de plus en plus de l’Eglise, favorisant ainsi le développement des hérésies, une
large et profonde critique de l’Eglise et exigeant un retour aux fondements du
christianisme.
Vers le XIIIe siècle la crise
religieuse atteint sa tension maximale. En 1215, le quatrième Concile constate
l’état critique de l’Eglise et déclare que ses buts essentiels sont la lutte
contre l’hérésie et le renforcement de la dogmatique.
On a écrit quantité d’ouvrages
historiques et théologiques sur le rôle que jouèrent les ordres monastiques,
franciscains et dominicains, pour surmonter la crise et renouveler
spirituellement la société. La présence de ces nouveaux ordres a rendu inutile
les mouvements religieux de tendance hérétique plus ou moins explicite. Les
franciscains dépassaient en effet dans leur radicalité tous les autres
mouvements, en montrant qu’on pouvait atteindre l’idéal évangélique en demeurant
dans le sein de l’Eglise. La doctrine franciscaine malgré son ascétisme avait
une grande force positive. Lorsque les cathares appelaient au mépris de tout ce qui est
matériel en tant qu’œuvre de Satan, François d’Assise chantait la beauté de la
nature dans Le cantique des créatures, une des premières œuvres de
la littérature italienne. En même temps l’ordre dominicain, responsable de
l’Inquisition, fondée pendant les guerres albigeoises, s’occupa de l’intégrité
et de la pureté de la foi et de la lutte contre les
hétérodoxes.
Les
nouveaux ordres ont joué un rôle important dans la formation théologique de la
chrétienté. C’est au XIIIe siècle que des synthèses théologiques systématiques
furent créées qui réconciliaient la
religion chrétienne avec la philosophie antique : en premier lieu, l’œuvre
de ce «génie du compromis» qu’était le dominicain Thomas d’Aquin, dont le
maître, Albert le Grand, appartenait au même ordre, et les travaux de
franciscains comme Duns Scot, Roger Bacon, les traités mystiques de Bonaventure,
de Raymond Lulle. En outre, les dominicains et les franciscains occupaient
pratiquement toutes les chaires dans les grands centres de science et de
philosophie, comme les universités d’Oxford, de Cambridge, de Paris et de
Bologne.
Après la perte définitive de la
Terre Sainte en 1291, ce furent justement les franciscains et les dominicains
qui comprirent qu’il n’était plus possible de la reconquérir par la force et que
le seul moyen de vaincre l’Islam n’étaient pas les armes mais la parole,
c’est-à-dire l’activité missionnaire. Et c’est alors qu’ils se lancèrent sur les
routes du monde, Chine, Inde, Asie, pour y prêcher la foi. Les franciscains,
plus démocratiques et plus orientés vers des différents niveaux de la société,
et les dominicains, plus érudits et plus proches de la hiérarchie
ecclésiastique, étaient les deux
faces d’une médaille, ils se complétaient parfaitement malgré une certaine
rivalité et opposition entre eux.
Ici il ne faut pas oublier
les mérites du pape «de génie» (selon l’expression de K. Elm), Innocent III, qui a pu par le
mouvement franciscain orienter vers l’Eglise ce qui aurait devenir une hérésie
populaire et surmonter ainsi la crise religieuse. Ce moment est bien représenté sur la
célèbre fresque du grand franciscain Giotto - le pape Innocent voit en songe
François d’Assise soutenantt une église en train de s’écrouler. Le mouvement
franciscain a en effet sauvé l’église à un des moments les plus difficiles de
son histoire. Si une personnalité comme François d’Assise était apparue aux XVe
ou XVIe siècles, la Réforme n’aurait probablement pas connu un tel élan et la
division de l’Eglise n’aurait pas eu lieu ( raison supplémentaire de poser une
fois encore la question du rôle de la personnalité dans l’histoire). Rappelons
que l’apparition de François d’Assise était perçue comme la deuxième apparition
du Christ (ses stigmates et d’autres parallèles avec le Christ).
Et c’est pour cette raison qu’en
1300 la proclamation par le pape Boniface VIII du premier jubilé, signifia que
la crise religieuse approchait de sa fin, ce qui est dû en grande partie aux
ordres monastiques et en premier
lieu à celui des franciscains.
C’est pour cette raison, comme le
remarque Duby en réfléchissant au rôle que jouèrent les ordres monastiques dans
le renouvellement de la société médiévale et en comparant l’action de François
d’Assise et la création, contemporaine, des immenses cathédrales gothiques,
que les franciscains «ont
transformé la chrétienté en quelque chose qu’elle n’avait jamais été avant - en
une religion du peuple. Je suis prêt à dire plus - en ce qui est resté en nous maintenant de
la chrétienté, commence dans ce renouvellement, créé par la force de la parole
et d’exemple de François d’Assise»[95].
(Trad. L.C.)
Les beaux-arts dans la poésie lyrique de Verlaine
N. V.
Tichounina
Institut pédagogique Herzen de Saint-Pétersbourg
Le problème des relations
entre les différentes formes d’art permet de comprendre toute la culture
artistique de la fin du XIXe siècle: la synthèse des arts constitue
une sorte de métalangage de la philosophie de l’art de cette époque[96].
Ce problème occupe une place particulière dans l’esthétique aussi bien que dans
la pratique du symbolisme[97].
Pour les symbolistes, on le sait,
le vers devait moins « raconter » que « dépeindre »
par des images, créant dans l’âme du lecteur une mélodie particulière,
définissant une tonalité particulière de l’âme. Le contenu émotionnel des poèmes
naissait moins de l’association de certaines consonnes, de la courbe mélodique
du vers, que de l’inattendu des métaphores, du bouleversement de la structure
lexicale, de la correspondance des images. L’image chez les symbolistes se
construisait donc sur des échanges intra-textuels complexes. Les poètes
symbolistes utilisaient consciemment les moyens expressifs des différentes
formes d’art et affirmaient que le symbolisme, recherche de correspondances
étranges entre la nuance et le son, était la forme raffinée de l’art
contemporain[98].
D’où l’effet original de « polyphonie artistique »: les différents
arts devenaient des moyens de créer une image ample, pluridimensionnelle,
synthétique. Au principe de cette polyphonie, de cette pluralité de voix,
l’intermédiateté (interaction des différents moyens d’expression)[99].
Dans la dernière décennie du
XXe siècle qu’est apparu dans la terminologie de la philosophie et de
la philologie contemporaines, ce concept, qui concurrence les termes
d’intertextualité et d’influence réciproque entre les arts. D’une
certaine façon, l’intermédiateté fait la synthèse des deux. Dans la langue
contemporaine, le mot de média désigne, au sens auquel on l’entend
habituellement, un large espace où circule l’information, une information de
masse. En philosophie, les media sont « tous les systèmes de signes qui
codent toute communication : mots chez un auteur, couleur, ombre et ligne
chez un peintre, sons chez le musicien, organisation des volumes chez le
sculpteur et l’architecte, enfin arrangement de la vision sur la surface de
l’écran. » Les médias sont donc des canaux de communication entre les
langues que parlent les différents arts. Partant, l’intermédiateté est dans
l’œuvre littéraire un type particulier d’influences réciproques à l’intérieur
des textes, fondé sur l’influence réciproque des langages des différentes formes
d’art.
À la différence de la
synthèse romantique, l’intermédiateté ne vient pas d’une complémentarité entre
les arts mais constitue une manière de citer un art par le moyen d’un autre art.
À cet égard, ses moyens correspondent aux procédés intertextuels des œuvres
littéraires. Mais si, dans le système des liens intertextuels, la citation
intervient à l’intérieur du système d’une œuvre donnée (une œuvre contiendra
plusieurs avant-textes, qui peut être un texte au sens propre du mot, mais aussi
une peinture ou une musique), le système de l’intermédiateté au contraire
commence par traduire un code dans un autre pour ensuite faire inter-réagir non
les textes eux-mêmes mais les significations de ces textes. L’intermédiateté
traduit donc la langue propre à un art dans le système expressif de la langue
propre à un autre art! En d’autres termes, l’intermédiateté, c’est la présence
dans une œuvre de structures métaphoriques qui contiennent de l’information sur
une autre forme d’art.
C’est le principe de
l’intermédiateté qui rend compte de la langue du symbolisme. La polyphonie, qui
voit interagir les langues des différents arts, est devenue la base de la
suggestion (du latin sub-gestio : suggestion, allusion) poétique
propre au symbolisme. L’image suggestive a introduit (René Ghil) ou a ouvert
dans le poème, grâce à un vocabulaire spécifique, une polyphonie d’images. Aussi
l’image symboliste en soi se fonde sur des échanges complexes sémantiques et
artistiques à l’intérieur du texte. La langue « suggestive » du
symbolisme, fondée sur le principe des associations, proches ou lointaines, de
visions, de sons, de couleurs, de mots selon une logique purement artistique,
tendait vers l’intermédiateté comme moyen d’organiser la structure artistique
d’une œuvre. Il fallait construire un nouvel ensemble esthétique, en rapport
avec les principes nouveaux, où les buts d’une forme d’art sont réalisés par les
moyens d’une autre forme d’art. Dans la poésie symboliste, l’intermédiateté fut réalisée par le
discours littéraire. Le discours se trouvait chez les symbolistes paré de
nouvelles fonctions : de narratif, il se faisait musical, plastique,
pictural. Le discours même « incluait » en soi les divers arts, et les
synthétisait. L’image poétique commençait à briller de nuances nouvelles et à
élargir ses limites. Que l’on nous permette une métaphore: le
« scintillement des sens » est l’essence littéraire de
l’image-symbole.
L’art lyrique de Paul
Verlaine illustre parfaitement le principe d’intermédiateté, avec la polyphonie
et le scintillement qu’il induit. Les moyens musicaux, figuratifs et narratifs
se complètent les uns les autres et dessinent une image littéraire à plusieurs
niveaux ; car, si le poète déclare souhaiter « de la musique avant
toute chose », il ne prétend pas nier l’importance de l’aspect
figuratif dans sa poétique. Les Poèmes saturniens montrent bien le lien
entre sa poésie et l’art graphique, cet art du dessin qui exclut la couleur.
Ligne pure, posée sur le papier et non sur la toile, petit format, mouvement et
rapidité de la technique: tels sont les critères qui distinguent peinture et
graphisme. Comme N. Dmitriéva l’affirme[100] :
« Le graphisme rapproche l’art figuratif, autant qu’il lui est possible,
de l’art du mot. Il est la peinture la plus littéraire: dans la peinture se font
jour des tendances littérarisantes, qui sont autant de moyens graphiques
d’expression. » On peut indubitablement relativiser cette affirmation
quelque peu catégorique, mais comment ne pas tomber in fine d’accord sur
ce fait que « l’essentiel est la liberté et le caractère conventionnel
du langage graphique : il permet d’exprimer les impressions reçues des
objets avec une objectivité minimum dans la représentation même. » Le
langage du graphisme est laconique, écrit N. Dmitriéva : « il
représente moins le visible lui-même que les impressions que ce dernier
suscite ».
L’aspect graphique des
images verlainiennes a été déjà souvent étudié. O.V. Timachéva parle ainsi d’une
« recréation en vers de la réalité vivante que perçoit le poète, rendue
ainsi qu’une eau-forte », et note que « la perception visuelle
de Verlaine rappelle en tous points le regard d’un peintre ou d’un
dessinateur »[101].
Dans le cycle poétique des Eaux-fortes, tout ce qui est graphique se voit
transcrit sur le papier : le titre du recueil parle de lui-même –
l’eau-forte est cette gravure obtenue grâce à de l’acide nitrique étendu d’eau
dont le graveur se sert pour attaquer le cuivre là où le vernis a été enlevé par
la pointe. Cette technique de gravure apparaît dès la première strophe du poème
Croquis parisien (vv. 1-2) :
La lune plaquait ses
teintes de zinc
Par angles obtus.
L’expression
« teintes de zinc » use de ce laconisme, de cette expressivité
qui veut rendre l’exacte impressions des choses et non représenter le monde
objectif. Verlaine brosse à grands traits le portrait de la ville : le rai
droit de la lumière de la lune tombant en angle obtus sur les murs des
habitations, la silhouette géométrique des « bouts de fumée »
se détachant sur l’arrière-plan du ciel et se repliant « en forme de
cinq », les contours nets des toits (vv.
3-4) :
Des bouts de fumée
en forme de cinq
Sortaient drus et noirs des
hauts toits pointus.
La gamme en noir-gris-blanc
propre à la gravure domine dans tous les poèmes de ce cycle
( Marine, Effet de nuit ou Grotesques). Les deux
adjectifs de couleur du Croquis parisien sont le noir (voir ci-dessus) et
le gris (« Le ciel était gris »)… Ce paysage nocturne se lie
intimement au monde intérieur du héros : il reflète sa nostalgie, son
désespoir, sa solitude, sa fatigue.
Si le premier recueil de
Verlaine est proche de la gravure, le deuxième – Fêtes galantes –
contient des vers plus spécifiquement descriptifs. Le titre du recueil a été
inspiré par un livre de Charles Blanc mais le contenu révèle l’influence de
L’Art du XVIIIe siècle (1859-1875) des frères Goncourt. C’est
l’ouverture, au Louvre, de la galerie La Caze (1867), où furent exposés des
toiles de Watteau, de Fragonard, de Lancret et d’autres peintres de la même
période, qui donna au poète l’idée de cette œuvre. Il s’y inspire des tableaux
des peintres de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Pourquoi de ce
siècle ? Parce qu’il pense que son temps y ressemble : sa poésie
montrera cette ressemblance en s’inspirant des toiles des peintres français
d’alors.
C’est grâce aux toiles de
Watteau, Fragonard ou Boucher que le thème du théâtre, du jeu des acteurs, de la
mascarade inspira Verlaine. Tout au long du recueil, de petites scènes se jouent
devant le lecteur; le motif de la mascarade dont le lecteur est comme le témoin
involontaire, paraît dès la première pièce (Clair de lune, vv.
1-2) :
Votre âme est un paysage choisi
Que vont charmant masques et
bergamasques.
Mais les toiles du
XVIIIe siècle débordent de lumière, de joie et de gaieté, alors que
la poésie verlainienne incline à la peine et à la tristesse. La mascarade
devient le premier plan qui laisse entrevoir clairement derrière lui un autre
plan, le jeu des ombres dans les profondeurs de l’âme humaine. La mascarade se
fait mascarade de l’Âme, de l’illusion et de la transparence du
réel.
Le recueil nous présente des
cavaliers fort galants et des dames raffinées, et parmi eux des personnages de la commedia
dell’arte italienne et de la pantomime française : Colombine, Arlequin,
Pantalon, Pierrot, Scaramouche, Polichinelle, etc…. Ce n’est pas un hasard. Les
peintres du XVIIIe siècle s’intéressaient souvent aux sujets et aux
intrigues du théâtre. Que la vie soit un jeu raffiné, plein d’insouciance et de
galanterie, on lit cela dans nombre de tableaux de cette époque. Les
Charlatans de Fragonard montre des acteurs donnant une représentation
dans le cadre naturel d’un parc; dans le tableau de Watteau, Les
Comédiens, des acteurs tiennent leurs masques à la main; la célèbre
Finette met encore en scène une beauté qui se joue et qui
joue de ses chevaliers servants… Enfin, Colin-maillard et
L’Escarpolette de Fragonard respirent la gaieté insouciante, la
coquetterie, et le sentiment que la vie n’est qu’un divertissement
léger.
Les personnages verlainiens
sont comme échappés des toiles de ce siècle galant. L’héroïne de
L’Allée rappelle immanquablement la Finette de Watteau. Elle
est « fardée et peinte », et paraît « frêle parmi
les nœuds énormes de rubans »; elle porte une robe bleue dont s’étire
la traîne. Verlaine détaille sa silhouette parfaite (v. 11 : « le nez
mignon », v. 11-12 : « la bouche /
Incarnadine »). Mais nous voyons en même temps sa minauderie (v.
5 : « Avec mille façons et mille afféteries »), sa
vanité inconsciente qui cache de la malice mais aussi « l’éclat un peu
niais de l’œil » (v. 14). Verlaine est sous le charme, puis il ironise,
attitude qu’il aura à plusieurs reprises à l’égard de ses personnages,
« menteurs exquis et coquettes charmantes » ( À la promenade, v.
9), ne croyant guère à l’amour, libres de tout serment, gais, affectés et
hypocrites.
Les Fêtes galantes
mêlent donc trois arts : théâtre, peinture et poésie en échos
mutuels ; d’où l’effet de polyphonie. La peinture « cite » le
théâtre, la poésie cite la peinture et les niveaux successifs de ces citations
composent une poésie artiste à plusieurs niveaux. Les sujets des peintres se
voient concurremment attribuer une signification nouvelle, en un contexte neuf.
Verlaine rapproche donc deux époques et nuance également leur contenu :
l’insouciance du XVIIIe siècle se voit soumettre à l’ironie
désenchantée de son temps.
Les Romances sans
paroles imitent, elles, l’art de l’aquarelle (ce n’est pas un hasard si
l’une des subdivisions du recueil porte le titre d’Aquarelles). L’absence
de tout contour, le flou, la légèreté, la transparence, l’absence des couleurs
vives qui tranchent : telle est l’aquarelle! Les insensibles mouvements de
l’âme y trouvent de tendres nuances… Verlaine confie les conversations aux
couleurs, leur donne de faire que les âmes communiquent entre elles. Aussi les
tons des couleurs du recueil sont-ils pastels : rose et gris (Ariettes
oubliées, V, [« Le piano que baise une main frêle »], v.
2 : « Le soir rose et gris »), vert et rose – comme dans
Bruxelles. Simples fresques (v. 1-2) :
La fuite est verdâtre et
rose
Des collines et des
rampes.
Un seul poème du cycle,
Spleen (v. 1-2), a des couleurs
violentes :
Les roses étaient toutes
rouges
Et les lierres étaient tout
noirs
[…].
Le ciel était trop
bleu,
[…]
La mer trop
verte.
Mais qui voit ce paysage
rayonnant ? Un personnage plein de nostalgie et qui pressent l’arrivée de
quelque chose de tragique…
Green , du cycle
Aquarelles, ne dessine pas directement de paysage, bien que soit en
lui-même le « paysage d’une âme ». C’est une aquarelle par l’élégance
du dessin, la finesse de la ligne, le raffinement du
sentiment:
Voici des fleurs, des
fleurs, des feuilles et des branches
Et puis voici mon cœur qui
ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas avec vos
deux mains blanches […].
On peut dire que c’est la
technique du « masque transparent » qui rappelle ici
l’aquarelle, et non une citation explicite, comme dans les Fêtes
galantes. Ce « masque » produit une sensation aérienne de
légèreté, un peu à la façon impressionniste. C’est justement ce monde de
sentiments fragiles, fins et de
nuances de sentiments qui apparaît dans les Romances sans paroles, et ce
n’est pas un hasard si cette technique reçoit par la suite son exposition
théorique dans l’Art poétique (v.
13-16) :
Car nous voulons la Nuance
encor,
Pas la Couleur, rien que la
nuance !
Oh ! la nuance seule
fiance
Le rêve au rêve et la flûte
au cor !
La poésie de Verlaine a
montré que les différents arts pouvaient se mêler et agir les uns sur les autres
et par l’intermédiateté créér une
synthèse originale, ce qui annonce la poésie du XXe
siècle.
(Trad.
R. V.)
[1] Christine de Pisan. Le Livre de la Cité des Dames, texte traduit et présenté par Thérèse Moreau et Eric Hicks, Stock, 1986, p.91. Les pages indiquées entre parenthèses renvoient à cette édition.
[2] Le Livre de la Mutacion de Fortune, éd. de
Suzanne Solente, t.I, A & J.Picard, 1959
[3] Christine
de Pizan, Le Livre des Trois Vertus ou le Tresor de la Cité des Dames,
Ed. Ch.C.Willard, E.Hicks. Bibliothèque du XVe siècle. Champion. 1989.
p.59-60.
[4] Ibid., p.61
[5] Pour un examen des différents points de vue, voir
A.Ia.Gourevitch, Problèmes de la culture populaire au Moyen-Âge,
Moscou, 1981, p.8-12 (en russe).
[6]
Ibid.,p.13
[7] L’importance des procès-verbaux des tribunaux
d’inquisition pour connaître la culture populaire médiévale a été démontrée par
E.Leroy-Ladurie dans sa monographie sur un village du Languedoc, Montaillou..
Voir Emmanuel Leroy-Ladurie, Montaillou, village occitan, de 1294 à 1324,
Gallimard, 1975.
[8] C’est sans aucun doute à ce genre qu’appartient l’étude
d’A.Sarrazin sur le bourreau de Rouen, qui montra à Jeanne les instruments du
supplice et, pour finir, alluma le bûcher. Voir A.Sarrazin, Le bourreau de
Jeanne d’Arc, d’après des documents inédits,
1909.
[9] Entre autres, pour la soumission à l’Eglise dans le cas
de Jeanne d’Arc, voir F.-M.Letheul, « La soumission à l’Eglise
militante : un aspect théologique de la condamnation de Jeanne d’Arc »
// Jeanne d’Arc, une époque, un rayonnement, Actes du colloque d’histoire
médiévale, Orléans (octobre 1979), 1982, p.188-193. Pour le lien entre la
condamnation à mort et l’atmosphère générale de crainte de l’hérésie qui régnait
après le Grand Schisme, avec les succès de la réforme hussite en Bohême, voir
P.Dinzelbacher, « Sante o streghe.Alcuni casi del tardo medioevo » //
Finzione e santita, a cura di G.Zarri, Torino, 1991, p.52-57, et aussi
P.Krylov, « La condamnation de Jeanne, le Concile de Bâle et le problème de
l’hérésie hussite dans les années 1420-1430 » // Le Porche. Bulletin de
l’Association des Amis du Centre Jeanne d’Arc-Charles Péguy de
Saint-Pétersbourg, N°3, janvier 1998, p.3-7 En outre, E.Delaruelle a utilisé
les documents du procès dans sa recherche sur la mystique médiévale. Voir
E.Delaruelle, La piété populaire au Moyen-Âge, Torino, 1998.
[10] Bernard Jussen, « Le parrainage à la fin du
Moyen-Âge : savoir public, attentes théologiques et usages sociaux »
// Annales Economies. Sociétés. Civilisations, 47, N°2, mars-avril 1992,
, p.467-502
[11] Procès de la condamnation de Jeanne d’Arc, éd.
par P.Tisset et Y.Lanhers, t.I, 1960, p.274. Le greffier apprécia l’ironie
malicieuse de Jeanne et non seulement il conserva la réponse sans la traduire,
mais il ajouta dans les marges le commentaire : « Superbe
responsum. »
[12] Procès en nullité de la condamnation de Jeanne d’Arc, éd. par P.Duparc, t.I, 1977, p.432. Témoignage de Jean Massieu.
[13] Ibid., p.469. Déclarations de Pierre
Daron : « Dicendo eidem Boisguillaume quod, si alias
deficeret, ipsa traheret aurem ».
[14] Ibid., p.443 : « dum ipsa
Johanna percepit eumdem episcopum, eidem dixit quod ipse erat causa sue
mortis ».
[15] Ibid., p.325. Récit du comte
Dunois : « jocose
loqueretur ».
[16] Ibid., p.486. C’est ainsi que la vit son écuyer
Jean d’Aulon.
[17] Procès de la condamnation, op.cit., t.I, p.48
[18] ibid., p.139
[19] V.I.Raytses, Jeanne d’Arc. Faits, légendes,
hypothèses. Léningrad, 1983, p.42 (en russe).
[20] Procès
de la condamnation, op.cit., t.I, p.328
[21] V.I.Raytses, op.cit., p.181. Jeanne, selon
l’auteur, disait qu’elle « ne savait ni a ni b ». Dans les
procès-verbaux de l’accusation, cette caractérisation autodestructrice, qui
n’est pas dans les habitudes de Jeanne, est absente. Elle vient
vraisemblablement du témoignage de François Garivelle et de Dunois au procès en
nullité de 1456.
[22] Régine Pernoud et Marie-Véronique Clin, Jeanne
d’Arc (trad.russe), Moscou 1992, p.424. Dans l’une des toutes dernières
monographies consacrées à la Pucelle, l’auteur, Olivier Bouzy, directeur adjoint
du Centre Jeanne d’Arc d’Orléans,
n’aborde pas cette question.
[23] J.Verger, Les gens de savoir dans l’Europe de la fin
du Moyen-Âge, PUF, 1997, p.45.
[24] L.P.Karsavine, Fondements du sentiment religieux
aux XIIe-XIIIe siècles, SPb,
1997, p.29 (en russe).
[25] Procès de la condamnation, op.cit., t.I,
p.62
[26] ibid.
[27] ibid., p.196.
[28] ibid.
[29] ibid., p.332.
[30] Ibid.,
p.343.
[31] Procès en nullité, t.I, p.222. Témoignage de
Guillaume Manchon : « Ha ! vos bene scribetis que faciunt contra me, et
non vultis scribere que faciunt pro me. »
[32] Gourevitch,
op.cit., p.12
[33] Procès de
la condamnation, op.cit., p.46
[34] C’est-à-dire « qu’elle ne craignait aucune femme
de Rouen pour coudre et filer ». Comparer la version
initiale : « qu’elle ne cuydoit point qu’il y eust femme
dedens Rouen qui luy sçeust apprendre aulcune
chose ».
[35] Ibid., p.62
[36] Ibid., p.156. Il est à noter que cette phrase
reste sans traduction dans la version finale en
latin.
[37] Ibid., p.150
[38] Ibid., p.151
[39] Ibid.,
p.331
[40] Ibid., p.228
[41] Ibid., p.148 et 156
[42] Ibid., p.290. C’est le premier des articles de
l’accusation. La visio corporalis, en accord avec la conception
augustinienne des apparitions, est considérée comme la plus équivoque et la plus
proche des hallucinations diaboliques. Voir J.C.Schmitt, Les revenants. Les
vivants et les morts dans la société médiévale, 1994,
p.37.
[43] Ibid., p.136
[44] Ibid., p.47 et 162 : « grand
paour ».
[45] Ibid., p.178 et 295. Voir l’article XI de l’acte
final d’accusation. Il est notable que le récit de la vision de Moïse rencontre
dans le Nouveau Testament le discours du premier martyr, Etienne (Ac 7
30-34). Dans les réponses de Jeanne il ya surtout des correspondances avec les
Actes des Apôtres.
[46] Voir la note marginale publiée par V.P.Darkevitch,
représentant un prisonnier pieds nus : V.P.Darkevitch, La culture
populaire du Moyen-Âge, Moscou, 1992, table 43, dessin 4, p.259. En outre,
on peut aussi se rappeler la célèbre miniature, représenant le martyre de sainte
Blandine. Sur les fers aux pieds de la jeune fille, V. Par exemple, Procès en
nullité, t.I, p.420, témoignage de Guillaume
Manchon : « invenerunt eam in compedibus
ferreis ». Et aussi le témoignage de Guillaume Colles, ibid.,
p.437 : « ipsa Johanna erat in forti carcere et in compedibus
ferreis... »
[47] Quicherat, Procès de condamnation et de
réhabilitation de Jeanne d’Arc., t.V, p.131 et
133
[48] F.Bayard, L’art de bien mourir au XVe siècle,
1999, p.69-70.
[49] Procès en nullité, t.I,
p.182 : « Tamen de propositis contra eam, de vestibus,
visionibus angelorum et sanctorum etc., et aliis que deducta sunt in processu,
se refert ad peritos ».
[50] Le Moyen-Âge et la Bible, sous la dir. De
P.Richet et G.Lobrichon, Beauchesne, 1984.
[51] Procès en nullité, t.I, p.387.
[52] Les Actes des Apôtres étaient
particulièrement appréciés par les prédicateurs français du XVe siècle, et je
suis très reconnaissant à Monsieur Alain Boureau, professeur à l’Ecole des
Hautes Etudes des Sciences Sociales de cette remarque, que j’avais complètement
négligée. La parenté spirituelle de Jeanne et des Frères mineurs est le sujet de
toute une orientation de l’historiographie de la Pucelle aux XIXe et Xxe
siècles.
[53]
Ibid., p.456. Témoignage d’André
Marguerie.
[54] Ibid., p.447.
Témoignage de Jean
Lefebvre : « Multum simplex et prudenter
respondens », et p.416. Témoignage de Guillaume
Manchon : « Que, ut sibi videbatur, erat multum simplex, licet
aliquando multum prudenter responderet, et interdum satis simpliciter, prout
videri potest in processu ».
[55]
Ibid., p.444 et 452.
Témoignages de Nicolas de Houpville et de Pierre
Quiousquelle : « Et erat simplex et juris ignara »
« ...bene simplex et juris
ignara ».
[56] Ibid., p.460.
Déclarations de Jean Riquier : « Dicit etiam quod tunc audivit
dici quod ipsa Johanna ita prudenter respondebat, quod, si unus de doctoribus
qui eam interrogabant respondisset, non melius
respondisset ».
[57] Ibid., p.469.
Témoignage de Pierre Daron : « Ipsa Johanna in suis
responsionibus faciebat mirabilia ».
[58] Monsieur Bernard Duchatelet, professeur à l’Université
de Brest, a bien voulu nous donner par lettre les précisions suivantes, ce dont
nous le remercions vivement : « Avec le succès de
Jean-Christophe en 1912, Romain Rolland se voit sollicité par les
éditeurs. Hachette propose de reprendre trois des anciens drames de l’auteur,
qui datent alors d’une vingtaine d’années : Aërt, Saint
Louis, Le Triomphe de la Raison. Romain Rolland les réunit sous le
titre Tragédies de la Foi, qu’il justifie dans une préface. Le livre est
publié en 1913. Cette édition sera reprise ensuite par Ollendorff en 1921, puis
par Albin Michel en 1925, toujours avec cette même préface de 1913. (…)
Entre-temps, Romain Rolland, qui, en 1909, a publié sous le titre Théâtre de
la Révolution, trois des pièces déjà écrites, à savoir Les Loups,
Le Quatorze Juillet, Danton, poursuit le cycle consacré à la
Révolution, écrivant Le Jeu de l’Amour et de la Mort (1925), Pâques
fleuries (1926), Les Léonides (1928). Il songe alors à une nouvelle
distribution de l’ensemble de ce « Théâtre de la Révolution », y
réintégrant Le Triomphe de la Raison, qui y a, tout
naturellement , sa place. Il s’en explique dans une lettre à son éditeur
Albin Michel, du 5 février 1929. Il envisage, en conséquence, de combler le vide
ainsi créé dans Les Tragédies de la Foi par une autre pièce, ancienne, de
1903, Le Temps viendra. » C’est à ce nouvel agencement, que l’on
trouve dans une « édition nouvelle, posthume, fort tardive (copyright
1970) », qu’il est fait référence ici. (NDT)
[59] Romain Rolland, Le Théâtre du peuple, Cahiers de
la Quinzaine, V, 4, 1903, p.8
[60] Ibid., p.73
[61] Romain Rolland, Les Tragédies de la Foi. Saint
Louis, Albin Michel, 1925, p.95
[62] Ibid., Les Tragédies de la Foi. Aërt,
p.1
[63] Ibid., p.73
[64] Romain Rolland, Le Temps viendra, Cahiers de la
Quinzaine, IV, 14, p.3
[65] Ibid., p.146
[66] Ibid., p.147
[67] Amédée Dunois (1878-Bergen-Belsen 1945), membre du
Comité directeur du Parti communiste apès le Congrès de Tours, publia pendant la
guerre Au-dessus de la mêlée de Romain Rolland, malgré l’interdiction de
la censure (NDT).
[68] Marcel Martinet (1887-1944), ancien élève de l’ENS,
écrivain, directeur littéraire de L’Humanité de 1921 à 1923. Il fonda les
Cahiers du Travail, dont il disait : « Au fond
j’ambitionnais de faire quelque chose de semblable, par la tenue, par
l’obstination, par la qualité de l’atmosphère à ce qu’avaient été Les
Cahiers de la Quinzaine de Péguy, mais des Cahiers de la Quinzaine qui
n’auraient pas été l’entreprise d’un homme et qui auraient servi uniquement le
prolétariat, sa volonté de culture et de révolution. »
(NDT)
[69] IRLI RAN, f.20,
N°15711
[70] F.Batiouchkov, Le Débat de l’âme et du corps dans
les monuments de la littérature médiévale, SPb, 1891,
p.270.
[71] S.Oldenbourg, « F.D.Batiouchkov, In
memoriam », dans Principes de la traduction littéraire, Petrograd,
1920, p.2-6 ; A.A.Skvortsova, « F.D.Batiouchkov », dans
Ecrivains russes. 1800-1917. Dictionniare biographique, Moscou,1989,
p.180-181.
[72] G.A.Bialy, V.G.Korolenko, Léningrad, 1983,
p.296-300
[73] IRLI RAN, N°
15450
[74] V.G.Korolenko, Œuvres complètes en 10 vol.,
Moscou, 1954, t.3, p.351-399.
[75] Ibid., p.387-388
[76] Korolenko, Œuvres complètes en 9 voL ,
Petrograd, 1914, t.9, p.374-424.
[77] Korolenko, Œuvres complètes en 10 vol.,
op.cit., t.4, p. 286-381
[78] Ibid., t.3,
p.398
[79] Voir I.A.Kronrad, Literatournoe nasledstvo,
Moscou, 1973, t.86, p.643-656
[80] Histoire de la littérature russe du XIXe siècle,
sous la dir. De D.N.Ovsianiko-Koulikovski, Moscou, 1911, t.5,
p.177
[81] N.
V. Tichounina, Le Drame symboliste en formation en Europe occidentale,
1860-1890. Philosophie de l’art, esthétique théâtrale, conception de la
personnalité, thèse d’État (en russe), Saint-Pétersbourg, 1996, p.
86.
[82] G. K. Kossikov, « Deux voix pour le
post-romantisme : les symbolistes et Lautréamont », dans le recueil
qu’il dirigea : Poésie du symbolisme français : Lautréamont, les
Chants de Maldoror, Moscou, Presses de l’Université d’État de Moscou,
1993, p. 27.
[83] Op. cit., p.
40.
[84] Op.
cit., p. 58.
[85] André Breton, Nadja, Gallimard, 1964, p.
6.
[86] Entre
autres : H. Kohler, « Symbolist Theater » dans A. Balakian,
The Symbolist Movement in Literature in European Languages, Budapest,
1982.
[87] G. Duby, Evropa v srednije veka, Smolensk, 1994,
p. 294.(G. Duby, L’Europe au Moyen
Age, Paris, Armand Colin, 1971).
[88] A la crise et à la renaissance religieuse aux XII - XIV
siècles sont consacrés également les ouvrages des médiévistes russes du début du
XX siècle comme L. P. Karssavine, O. A. Dobiach-Rojdestvenskaja, I. M. Grevs, V.
I. Guerier, S. P. Kotlirevski, P. M. Bizilli et d’autres.
[89] K. Elm, « Francescanesimo e movimenti religiosi
del Duecento e Trecento ». In: Gli studi francescani dal dopoguerra ad
oggi. Firenze, 1993, p. 73-91.
[90] Ibid., p. 73-76.
[91] Voir l’étude qui reste toujours actuelle de G.
Portigliotti : S. Francesco d’ Assisi e le epidemie mistiche del
Medioevo. Stodio
psichiatrico. Milano, 1909.
[92] J.Le Goff, Jacques Le Goff, La civilisation de l’occident médiéval,
Arthaud, 1964.
[93] Ibid., p. 303.
[94] A propos de la comparaison de François d’Assise et des
franciscains avec les fols en Christ de Russie, voir D. S. Likhatchev, A. M.
Pantchenko, N. V. Ponyrko Le rire dans la
Russie Ancienne, L., 1984, p. 90. V. E. Baguenot Troubadour du Christ, préface de Raymond
Lullia, Saint-Pétersbourg, 1997.
[95]
Ibid., Duby, p.
134.
[96] Lire en russe sur le sujet, entre autres études :
A. S. Vartanov, « Des relations entre la littérature et les arts
figuratifs », dans le recueil Littérature et peinture, Léningrad,
1982 ; A. F. Lossev, « Comment transposer les fonctionnalités de la
peinture en littérature ? », ibidem ; M. A. Saparov,
« Image poétique et représentation visuelle. Peinture, photographie,
littérature », ibidem ; E. B. Mourina, La synthèse des arts
de l’espace, Moscou, 1982 ; V. I. Bojovitch, Tradition et influence
des arts en France au tournant des XIX et XXes siècles, Moscou,
1987 ; M. S. Kagan, La musique vue par les autres arts,
Saint-Pétersbourg, 1996.
[97] Sur le symbolisme, lire (en russe) : V. N.
Alfonsov, Mots et couleurs : essai d’histoire des liens entre peintres
et écrivains, Moscou-Léningrad, 1966 ; Yarotsinskiy, Debussy,
l’impressionnisme et le symbolisme, Moscou, 1978 ; V. A. Krioutchkova,
Le symbolisme dans les arts figuratifs : France et Belgique,
1870-1900, Moscou, 1994 ; A. I. Mazaïev, La synthèse des arts dans
le symbolisme russe, Moscou, 1992 ; N. V. Tichouchina, Le symbolisme
en Europe et les relations entre arts : essai d’analyse intermédiate,
Saint-Pétersbourg, 1998.
[98] A. I. Vladimirova, « Debussy et la poésie
française au tournant des XIX et XXes siècles », dans
Littérature et musique, Léningrad, 1975, p. 146.
[99] Le terme russe « intermedial’nost’ »
est l’adaptation d’un terme allemand créé par le critique O. Hansen-Leve dans
son article « Dialogue du texte » (Weinner Slavisticher
Almanach, n° 11, Wein, 1983, p. 8), qui l’appliquait à l’art moderne russe
et qui y voyait l’organisation du texte par l’interaction entre les différents
arts.
[100] N. A. Dmitriéva, Mot et Représentation, Moscou,
1962, p. 278-281.
[101] Verlaine, Poésie, édition de O. V. Timachéva,
Moscou, 1977, « Introduction », p.
9.