SOMMAIRE

 

 

 

 

À nos amis

 

Pauline Bernon : le Colloque de Helsinki (24-26 octobre 2002)

 

Historique et activités de notre Association

 

Ludmila Chvedova : Péguy en traduction russe

 

 

Actes du Colloque de Saint-Pétersbourg (juin 2000)

 

 

Jean-Marie Daillet : allocution inaugurale (résumé)

I

Histoire 

Iou. Malinine : La formation de l’éthique de la noblesse à la fin du Moyen-Âge

S. Lebedev : Les relations bancaires franco-russes (résumé)

A.Vassiouchkine : La campagne de Barrès pour les églises de France

II

Littérature

O. Abachéva et O.Stroganova : Le jeu du libertin dans Les Liaisons dangereuses  

Iou. Orlitski : Evolution de la décadence russe dans l’œuvre de Dobrolioubov

N. Stepanova : Symbolique de Barrès dans Le Jardin de Bérénice

E. Kiritchouk : Michel de Ghelderode et le théâtre d’avant-garde

III

Philosophie

 

Mariana Chakhnovitch : L’eudémonisme

O. Porochenko : La solitude (résumé)

IV

             Foi

 

K. Pereira et M. Żurowska : Fátima et Petrograd

 

 

             Documents

 

1. Oskar Kuningas : Jeanne d’Arc en Estonie

 

2. Iouri Terapiano : Charles Péguy

 

3. Péguy dans les encyclopédies des pays de l’Europe de l’Est (1960-1980)

 

 

3

 

5

 

9

 

11

 

 

 

 

 

15

 

 

19

25

27

 

 

35

41

45

49

 

 

 

55

59

 

 

 

63

 

 

 

 

69

 

73

 

77

 



 

Chers Amis

 

  

 

 

Avec ce numéro 11 du Porche, nous achevons la publication des Actes du Colloque 2000 de Saint-Pétersbourg, commencée dans le numéro 8. Nous réservons cependant pour un autre numéro l’importante communication de A. I. Izviekov sur la notion de « Post-moderne : culture ou civilisation ». Vous constaterez que les sujets abordés sont variés et touchent des domaines qui semblent bien étrangers les uns aux autres. Mais cette diversité même est une preuve de notre volonté de maintenir des échanges entre différentes sensibilités et différents intérêts à l’intérieur d’une même culture. Pour l’année 2003 sont prévus trois numéros : le premier (prévu pour avril) contiendra les Actes du Colloque  de février 2002 à Saint-Pétersbourg, dont le thème général était « La Ville » ; le suivant  (juillet) sera consacré à « la langue » ; le numéro de décembre sera celui des Actes du Colloque de Helsinki d’octobre 2002.

 

Nous avons pensé qu’ il était bon, à cette étape de notre histoire, de faire le bilan de nos activités depuis la création de cette Association en 1996. Aussi trouverez-vous dans ce numéro un petit historique que vous pouvez diffuser et qui, nous l’espérons, encouragera de nouvelles adhésions. Et à ce propos, nous vous demandons très instamment de continuer à nous faire confiance et de participer par vos cotisations aux frais de publication et d’envoi des Bulletins ( trois bulletins annuels et leur expédition représentent environ 2300 €, ce qui excède souvent notre budget et nous oblige à recourir à des emprunts, heureusement « bénévoles ») et aux aides modestes que nous devons parfois fournir à nos amis de l’étranger. Vous trouverez donc ici une proposition de renouvellement de votre adhésion. L’Assemblée générale aura lieu le 17 février 2003. Nous vous enverrons le plus tôt possible convocation et pouvoirs.

 

A la fin de ce numéro, vous trouverez la traduction d’un article d’une revue estonienne sur la présence de Jeanne d’Arc en Estonie. En effet, nous avons en projet, à l’initiative de notre ami finlandais Osmo Pekonen, pour le mois d’octobre 2003, un colloque ou plutôt une session à Tallinn, l’année où l’Estonie, « Terra Mariana », fêtera le 700e anniversaire de la naissance de sainte Brigitte. Nous devrions être logés au couvent des Brigittines, à Pirita, dans la ville même. Si vous désirez y participer, nous vous demandons de bien vouloir nous le dire assez rapidement. Cette session devrait être moins universitaire et intellectuelle que spirituelle : aspect de la diversité des orientations de notre Association, diversité à laquelle nous tenons.

 

En fidèle amitié,

 

                                                                                                             

                                                                                                  Yves Avril

 



Compte rendu du Colloque Jeanne d’Arc – Charles Péguy

Helsinki, 24-26 octobre 2002

 

Pauline Bernon

  (Université de Bordeaux III)

 

 

 

             Pourquoi un colloque Jeanne-d’Arc – Charles Péguy à Helsinki en 2002 ? Par cette question inaugurale, M. Yves Avril rappela nos liens bien anciens avec la Finlande. Au Moyen Âge, Jeanne d’Arc était connue en Finlande, et son personnage, figure de liberté, devait plus tard inspirer des poètes de ce pays. A l’autre bout de la chaîne temporelle, c’est un dialogue entre Péguy et les Finlandais qui se perpétuait du 24 au 26 octobre, à travers l’évocation de Jean Poirot, fidèle ami de Péguy et correspondant des Cahiers de la quinzaine dans les frimas lumineux de Helsinki. C’était justement l’occasion de célébrer un anniversaire: il y a cent ans paraissait le premier article d’une série de collaborations (dont des textes inédits) par Jean Poirot, ou Jean Deck, dans la revue de Péguy. L’élargissement de l’association Le Porche à la Finlande permit ainsi de continuer un dialogue humaniste pluriséculaire, le plus souvent en langue française, dialogue que nous espérons mener en Estonie dès l’automne prochain.

Cette année, le colloque a eu lieu grâce aux efforts acharnés de l’écrivain finlandais Osmo Pekonen et d’Yves Avril, président du Porche, sous l’égide du Centre culturel français de Helsinki, et de son directeur M. Jean-Christophe Margelidon, grâce aux encouragements et à la bienveillance de Monsieur Gilles d’Humières, ancien ambassadeur de France en  Finlande, grâce également au soutien de l’Amitié Charles Péguy, représentée par Romain Vaissermann, du Centre Charles Péguy d’Orléans représenté par M. Géraldi Leroy, et du Centre Jeanne d’Arc, représenté par sa directrice Mme Françoise Michaud-Fréjaville, avec la participation de la Mairie d’Orléans, représentée par M. Marc Champigny, adjoint délégué à la culture, en collaboration avec l’Ambassade de France en Finlande, et l’Université de Helsinki. Etaient aussi présentes, Madame Tatiana Taïmanova, directrice du Centre Jeanne d’Arc-Charles Péguy de Saint-Pétersbourg et trois de ses collaboratrices, Mesdames Katarzyna Pereira et Maria Żurowska, responsables du Centre polonais L’Europe de l’Espérance, des enseignants des universités de Jyväskylä et d’Orléans, des membres de la Société de littérature finlandaise. L’accueil souriant et efficace de Madame Heidi Heinonen et de tout le personnel du Centre culturel français a été particulièrement apprécié. Il n’est pas inutile de préciser que l’âge des participants à cette rencontre allait de six mois à soixante-dix-neuf ans.      

            Après les mots d’introduction et de présentation, venaient des lectures de Péguy en français, norvégien, suédois, russe, polonais, ainsi qu’une récitation vivante de Péguy en finnois par M. Jouko Heikkinen. Parole vivante et résonance musicale, lors du concert vespéral en la petite cathédrale catholique Saint Henri de Helsinki. Les vers de Charles Péguy et de Lasse Heikkilä se répondaient dans la Cantate Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres, Ystäväni Péguy,  pour orgue et soprano (Tuula-Maria Tuomela), œuvre de Jouko Linjama, créée à l’occasion du colloque. Les Mariales pour orgue  de Naji Hakim interprétées par l’organiste Jan Lehtola accompagnaient cette création.

            La journée du 27 octobre était consacrée à Péguy. L’"Introduction à la pensée politique de Péguy" par Géraldi Leroy était la meilleure façon d’ouvrir le colloque, en rappelant combien Péguy souhaitait que sa réflexion ne fût jamais close. Romain Vaissermann évoqua ensuite la figure de Jean Poirot, normalien, linguiste, passeur intellectuel entre la Finlande et la France. Romain Vaissermann put même prolonger son enquête exigeante le lendemain à la Bibliothèque universitaire de Helsinki. Toujours à propos des collaborateurs des Cahiers de la quinzaine, Elena Djoussoéva montra l’audace et la sûreté de jugement de Péguy, dans le choix qu’il fit de ses jeunes auteurs ; Anna Vladimirova traita des liens entre Péguy et André Suarès. Puis on en vint à des aspects d’esthétique littéraire : "Péguy et Hugo", deux amoureux de l’architecture, parallèle inspirant tracé par Ludmila Chvedova, un autre parallèle, fait de conflit ouvert et de secrète parenté, celui entre Péguy et Proust, dressé par Thanh-Vân Ton-That, enfin dernier parallèle, entre Péguy et Lasse Heikkilä par Osmo Pekonen. Quelques textes de ce poète (1925-1961), inspiré par Péguy, figurent dans le numéro bilingue du Porche (n° 10). Des aspects thématiques et esthétiques étaient en jeu dans les communications suivantes, sur "Marie, icône de la Miséricorde de Dieu dans la vie et l’œuvre de Charles Péguy", voilée et dévoilante selon Katarzyna Pereira, dans l’intervention d’Elsa Godart sur "Foi et sincérité chez Péguy" mettant en lumière l’expérience de la misère, révélatrice de la vérité du cœur, enfin dans une étude sur les "jardins de Péguy", par Pauline Bernon. Au cours de cette riche après-midi, on souleva aussi des problèmes passionnants de traduction. Sven Storelv abordait le domaine des langues scandinaves : questions fondamentales de la ponctuation, ou de la présentation en séquences de la poésie du Porche du mystère de la deuxième vertu dans la version suédoise, par exemple. Au cours du colloque, M. Storelv fit aussi remarquer la difficulté de traduire Clio en norvégien, entreprise de longue haleine qu’il faut ici saluer. Maria Żurowska convia ensuite les auditeurs à participer à son travail de traduction du Porche en polonais : ce fut l’expérience partagée du processus de compensation. Les discussions se prolongèrent lors du verre de l’amitié offert par le Centre Culturel français.

            Le lendemain, le programme réunissait les figures de Jeanne et de Péguy. La première communication, par Tarmo Kunnas (ancien directeur de l’Institut Finlandais à Paris), montra comment l’argent, clef d’analyse de la société dans les romans du XIXe siècle, devint une notion opératoire chez Péguy pour penser le matérialisme et lui opposer un socialisme de libération à valeur universelle. Remarquons que cette intervention constituait un apport intéressant pour l’étude de la réception de Péguy par les protestants (Bulletin de l’Amitié Charles Péguy, N° 97) : dans la société finlandaise marquée par le luthéranisme, la pauvreté comme valeur ne va pas de soi. Le personnage historique et littéraire de Jeanne d’Arc occupa les autres intervenants. L’histoire de la Pucelle trouva un éclairage du côté finlandais avec la biographie d’Olavus Magni, recteur finlandais de la Sorbonne au temps de Jeanne d’Arc, par Jussi Nuorteva, en anglais. Absent de France lors de la condamnation de Jeanne d’Arc (et à ce titre, « neutre »), Olavus Magni, devait permettre à l’institution de se retourner en faveur de Charles VII après la victoire de ce dernier. La Jeanne d’Arc selon Péguy faisait l’objet des deux communications suivantes. Tatiana Taïmanova analysa les rapports entre vérité historique et incarnation poétique dans la création littéraire de Péguy. Dans une communication sur "le « médiévisme » dans la Jeanne d’Arc de Péguy", Françoise Michaud-Fréjaville proposa une hypothèse à même de renouveler l’étude des sources du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc. Achronisme et forgerie en toute conscience, certes, dans les références au Moyen Âge. Mais réelle fidélité de Péguy à l’époque de son héroïne dans l’inspiration littéraire de la chantefable, faisant alterner dialogue, poésie et récit, dans une nécessaire subversion des ordres en crise, ainsi que dans la reprise d’une pièce latine contemporaine. D’autres versions dramaturgiques de l’histoire de Jeanne d’Arc furent étudiées sous l’angle de la sémiotique par Kari Salosaari. L’épopée libératrice de Jeanne d’Arc avait également inspiré un grand écrivain romantique finlandais, Zacharias Topelius (dont on regrette que les œuvres ne soient toujours pas traduites en français) : Maija Lehtonen montra comment l’héroïne apparaissait dans un poème pour enfants de Topelius comme un modèle de noblesse d’esprit, d’humilité, mais aussi de guerrière (et ici Topelius se démarque de son inspirateur, Michelet), comme une incarnation de la force des faibles, à l’époque de l’affirmation de l’identité nationale finlandaise face à la Russie. Dans ce pays, la présence de Jeanne d’Arc à Saint-Pétersbourg passa notamment par la traduction en russe de La Pucelle d’Orléans de Voltaire, (on en doit une à Pouchkine), comme nous en fit part Natalia Pritouzova. Enfin, Tellervo Krogerus présenta en finnois une autre belle figure féminine, celle d’Anna-Maria Tallgren-Kaila, critique et essayiste finlandaise, dont l’article sur Péguy, la meilleure référence existant actuellement sur Péguy en finnois, a été traduit par Yves Avril, et publié dans Le Porche, n°6 bis. Ainsi se terminait le colloque sur un hommage à celle qui, certainement, avait aussi contribué à réunir des péguystes à Helsinki.



 

Le Porche

Association des Amis de Jeanne d’Arc et de Charles Péguy

(Russie, Pologne, Finlande)

 

 

Notre Association, dont le siège est à Orléans, a été créée en 1996 sous le nom d’Association des Amis du Centre Jeanne d’Arc-Charles Péguy de Saint-Pétersbourg, avec pour premier objectif de soutenir, de France, l’action de ce Centre, fondé l’année précédente à l’Université des Sciences sociales et humaines de Saint-Pétersbourg et dirigé par Madame Tatiana Taïmanova (Péguy) et Monsieur Pavel Krylov (Jeanne d’Arc). L’élargissement du domaine d’activité à d’autres pays que la Russie et la diversité croissante des inspirations et des objectifs a conduit à modifier la raison sociale de l’Association.

 

Russie

 

Le Centre de Saint-Pétersbourg, aujourd’hui intégré dans l’Université d’État de cette ville, est essentiellement un lieu de rencontres intellectuelles qui favorise, outre les travaux sur Jeanne d’Arc et Péguy, les échanges sur la littérature, l’histoire, la culture communes à la France et à la Russie. Ce Centre a organisé jusqu’ici six colloques (1995, 1996, 1998, 1999, 2000, 2002) qui ont chaque fois, parmi les nombreux sujets abordés, réservé une place importante à Jeanne d’Arc et Péguy. En 1996, Monsieur Jean-Pierre Sueur, maire d’Orléans, est venu à Saint-Pétersbourg témoigner de l’intérêt que la ville d’Orléans prenait à cette entreprise. L’Association a organisé en mai 2001 à Orléans, avec le concours de la municipalité de cette ville, un colloque franco-russe où ont été invités tous les animateurs du Centre de Saint-Pétersbourg. Au cours de ce colloque on a pu entendre une œuvre de Guénnadi Biélov, Jeanne vaillante et sainte, ballade pour piano à quatre mains, composée spécialement pour cet événement.

 

Pologne

 

En 1999, a été créé à Varsovie un Centre Jeanne d’Arc-Charles Péguy sous le nom de L’Europe de l’espérance (Europa Nadziei), animé par Madame Katarzyna Pereira. Chaque mois, les personnes intéressées se réunissent pour réfléchir, à partir de textes de Péguy ou d’autres penseurs ou de témoignages, sur différents thèmes spirituels, avec une orientation très sensible sur les relations judéo-chrétiennes. Deux sessions ont été organisées, l’une à Magdalenka, près de Varsovie, en 1999, sur deux thèmes principaux, la paternité, la guerre et la paix, l’autre en 2000, à Czerna, près de Cracovie, sur le prophétisme.

 

Finlande

 

A l’automne 2002, a eu lieu à Helsinki un colloque Jeanne d’Arc-Charles Péguy auquel ont participé des invités finlandais, français, norvégien, polonais, russes et suédois,. Ce colloque, organisé par Monsieur Osmo Pekonen et l’Association, avec le concours du Centre culturel français de Helsinki, a permis de faire mieux connaître Jeanne d’Arc et Péguy en Finlande et d’inciter à des études et des recherches sur les sujets qui intéressent l’Association. Monsieur Jouko Linjama, compositeur finlandais, a écrit pour ce colloque une Cantate pour orgue et soprano, Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres-Ystäväni Péguy, dialogue musical sur des vers de Péguy et de Lasse Heikkilä, poète finlandais inspiré par l’écrivain français. Monsieur Champigny, adjoint délégué à la culture de la Municipalité d’Orléans, a honoré de sa présence cette manifestation et a montré que l’intérêt de la ville pour les activités de l’Association ne se dément pas.

 

L’Association participera, dans les années qui viennent, à l’organisation d’autres colloques, à Saint-Pétersbourg (avril 2003), à Tallinn en Estonie ( fin 2003) et en Pologne.

 

L’Association a également invité à Orléans en mai 1998, avec le concours financier de différentes paroisses de cette ville, une troupe de jeunes comédiens amateurs, qui a interprété en français une partie de la Jeanne d’Arc de Péguy.

 

Outre l’aide aux différents Centres par des contributions financières (modestes), des dons de livres et documents et l’échange d’informations, outre la participation à l’organisation des rencontres à l’étranger, l’Association favorise la traduction, dans les langues des pays où s’exerce son activité, des études sur Jeanne d’Arc et des œuvres de Péguy.

Pour la Russie, l’étude de Vladimir Raïtsess sur Jeanne d’Arc a été traduite en français par Yves Avril (catte traduction attend son éditeur). Aux éditions Naouka, a paru en 2003 la première traduction intégrale du Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc et de Notre Jeunesse (traduction, présentation et notes de Tatiana Taïmanova, Elizavéta Leguenkova, Elena Djoussoiéva, Anna Vladimirova, responsables du Centre de Saint-Pétersbourg). Dans quelques mois paraîtra, également en russe, aux mêmes éditions, Le Porche du Mystère de la deuxième vertu, dont la traduction est due à Ludmila Chvedova et Michel Nasonov, avec une présentation de Tatiana Victoroff et des notes de Romain Vaissermann (cette édition est subventionnée par L’Amitié Charles Péguy). Le Messager, revue du Mouvement chrétien russe, dont la secrétaire de rédaction est Tatiana Victoroff, a consacré une partie de ses numéros 183 et 184 (I & II-2002) à Péguy (études et traductions). Un prochain numéro de cette même revue publiera « Jeanne d’Arc en Russie » ; une étude d’Yves Avril, dans une traduction de Ludmila Chvedova.

En Pologne, Maria Żurowska, adjointe de Katarzyna Pereira, achève la traduction d’une anthologie, prose et poésie, de Péguy, suivie d’études sur différents aspects de son œuvre, études dont certaines sont tirées des Bulletins de l’Amitié Charles Péguy. Cette anthologie paraîtra à la fin de l’année 2003.

Enfin, en Finlande, la grande poétesse Anna-Maija Raittila va publier au début de l’année 2004, avec une introduction d’Yves Avril traduite par Osmo Pekonen, une anthologie de la poésie de Péguy, qui sera la première traduction en finnois d’importants extraits de l’œuvre.

 

L’Association publie un Bulletin, Le Porche (depuis 1996, douze numéros parus), auquel elle essaiera de maintenir une périodicité de trois numéros par an. Ce Bulletin contient les communications des différents colloques (jusqu’ici essentiellement les colloques de Saint-Pétersbourg et d’Orléans), mais aussi des textes restés inconnus en France (premiers articles sur Péguy en Russie, en Finlande). Il a été décidé de consacrer le deuxième bulletin de chaque année à un thème particulier : celui de juillet 2002 était consacré à la poésie spirituelle de Russie, de Pologne, et de Finlande (poèmes de Brioussov, Kouzmine, Mandestam, Volochine, Mère Marie Skobtsov ; Jan Twardowsky ; Lasse Heikkilä, Aale Tynni, dont la plupart étaient inédits en traduction française). Le Bulletin de juillet 2003 sera consacré à la langue.

 

L’Association[1] ne vit que des cotisations de ses adhérents (25 € par an), et de l’aide de ses amis qui, comme l’Amitié Charles Péguy à Paris et les Centres Charles Péguy et Jeanne d’Arc à Orléans, ne négligent rien pour lui faciliter la tâche.

 

 


Une traduction de Péguy en russe

 

Ludmila Chvedova

(Paris-Lyon)

 

En 2001, les éditions « Naouka » ont publié la traduction en russe de deux œuvres de Charles Péguy : Notre Jeunesse et le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc. Événement heureux et important pour tous ceux qui ont travaillé à cette édition et bien sûr pour les lecteurs. Qui sont les auteurs de ce livre ? Ils appartiennent au Centre Jeanne d’Arc – Charles Péguy de Saint-Pétersbourg. La traduction de Notre Jeunesse a été effectuée par Elisavéta Leguenkova et celle du Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc, par Elena Djoussoiéva. Les deux traductrices enseignent le français à l’Université des Sciences humaines et sociales de Saint-Pétersbourg. Tatiana Taïmanova, directrice du Centre Jeanne d’Arc-Charles Péguy, professeur de français à l’Université d’Etat de Saint-Pétersbourg, est l’auteur de l’introduction et Anna Vladimirova, également professeur de français à la même université, a conçu les notes. Le livre est sorti dans la collection «Bibliothèque française» fondée par Sergueï Fokine. Il a été tiré à 2000 exemplaires, et ce tirage est remarquable quand il s’agit d’un auteur pratiquement inconnu en Russie.

La parution de cette traduction est un événement très significatif, car c’est la première traduction intégrale de deux œuvres de Péguy en russe. Il n’existait jusqu’alors que des traductions de pages de poésie dues à I. Tkhorjevski, B. Livchitz, S. Averintsev et quelques autres, ainsi qu’une brochure, Vérités fondamentales, parue à Londres en 1992 et contenant des extraits de textes de Péguy traduits par Lilith Jdanko, à quoi il faut ajouter quelques passages de Notre-Jeunesse dans la traduction de Guershon Seliber. Pourquoi avoir choisi précisément ces deux œuvres – Notre Jeunesse et Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc ? Selon Tatiana Taimanova, il fallait penser au lecteur ignorant complètement cet écrivain et choisir les œuvres les plus représentatives de Péguy poète, philosophe et journaliste. C’est pour cette raison que les traducteurs ont pensé à deux œuvres (une de poésie et une de prose) datant de 1910, cette période de grand épanouissement de la création de Péguy. Et, en effet, ces deux textes montrent bien les différents aspects de l’œuvre de Péguy, sa pensée politique et philosophique, son talent poétique, et son amour pour la figure de Jeanne d’Arc, qui est au centre de toute son œuvre.

Présentation de cette traduction a été faite le 16 mai 2002 à l’Institut Smolny des arts et des sciences, où chercheurs, éditeurs, historiens, philosophes, journalistes et étudiants ont pu rencontrer les traducteurs du livre, les représentants de « Naouka », ainsi que des membres de l’Union littéraire. La rencontre a suscité des discussions très animées, ce qui témoigne de l’intérêt du public russe pour cette traduction. Des échos très favorables se sont exprimés lors de ces débats. Bouquet final de la présentation, l’interprétation de la ballade de Guénnadi Biélov, Jeanne vaillante et sainte,  par Kira et Igor Taïmanov.

Prenons donc en main cette traduction de Péguy. Pour les lecteurs russes ne lisant pas le français, c’est une excellente occasion de découvrir, dans leur langue maternelle,  cet auteur ; pour les lecteurs français, spécialistes de Péguy mais ne connaissant pas le russe, c’est une preuve du grand intérêt et de l’universalité de cet écrivain ; pour les lecteurs bilingues, c’est un instrument précieux de travail comparatif.

L’édition se compose de quatre parties : l’introduction (57 pages), la traduction de Notre Jeunesse (149 pages), la traduction du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (166 pages), les notes (21 pages).

L’introduction est une très sérieuse analyse de la personnalité de Péguy, de son œuvre et des particularités de son style. L’auteur de l’introduction, Tatiana Taimanova, première spécialiste de Péguy en Russie et auteur d’une thèse entièrement consacrée à Péguy, présente au public russe l’écrivain de manière très détaillée et commente les deux œuvres traduites.

La traduction elle-même est due à la courageuse entreprise d’Elisavéta Leguenkova et d’Elena Djoussoiéva. Quelles difficultés les traductrices rencontrèrent-elles pendant deux longues années de travail assidu ? Comme en témoigne la traductrice de Notre Jeunesse, Elisavéta Leguenkova, « Péguy est un auteur difficile », les difficultés venant, selon elle, surtout du choix du lexique, des répétitions qui sont inséparables du style péguyen et qui ne sont pas toujours faciles à rendre de manière adéquate dans la langue russe. Autre problème : la syntaxe de Péguy, qui souvent ne se soumet à aucune règle, et surtout pas aux règles de la syntaxe russe.

Le principe de la présente traduction a été d’être aussi proche que possible du texte français. Elisavéta Leguenkova, parlant du métier de traducteur, citait les mots de Heine, selon qui « la traduction ressemble à une femme : si elle est belle elle est infidèle, si elle est fidèle , elle est laide ». Or la présente traduction se lit sans difficultés ni lourdeurs, et surtout, elle ne peut être qualifiée de « laide ». En la lisant nous sentons parfaitement les particularités du style péguyen et de son esprit. Les traducteurs ont réussi à conserver l’originalité et la spécificité du style de Péguy. Car, malgré les difficultés, il est possible de rendre son style dans la langue russe. Il ne s’agit pas ici d’une adaptation mais d’une traduction qui transmet toute la richesse du texte original avec ses innombrables synonymes, répétitions, énumérations. La syntaxe particulière de Péguy est également respectée.

Quatrième partie de l’édition, les notes par Anna Vladimirova. Ces notes expliquent les realia français de le Belle époque, commentent les nombreux noms propres et noms de lieu que nous rencontrons dans le texte, ainsi que les expressions et citations bibliques. Certaines explications nous semblent pourtant superflues pour un lecteur russe (les noms propres « Jérusalem, Nazareth, Bethléem » ne demandent pas de commentaire pour qui possède un minimum de culture, et surtout pour qui s’intéresse à Péguy).

Il reste à espérer que cette première traduction intégrale de deux oeuvres de Péguy  en russe va en susciter d’autres et contribuera à attirer l’attention du lecteur russe sur cette grande figure de la littérature française si peu connue jusqu’à aujourd’hui en Russie.

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Colloque de Saint-Pétersbourg

 

( juin 2000 )

 

 

 

Ð



Intégration dans la culture mondiale :

La Russie et l’Europe. Une décision européenne

 

 

Jean-Marie Daillet

Ancien député

Ancien consul de France en Bulgarie

 

 

La Russie et la France sont étroitement liées par de nombreux événements de l’histoire européenne. Il faut citer en premier lieu les échanges incessants entre les cultures russe et française au cours du XIXe siècle et au début du XXe siècle, l’émigration russe de la « première vague » et aussi le mouvement œcuménique.

Aujourd’hui, on rattache souvent l’entrée de la Russie dans la communauté européenne à la chute du Mur de Berlin en 1989 et à l’éclatement de l’URSS, d’autres y voient un résultat des deux Guerres mondiales. Il serait cependant plus juste de faire remonter l’idée d’une union européenne à l’époque de la naissance du christianisme, quand saint Paul l’emporte sur saint Pierre, c’est-à-dire justement quand il appelle à convertir au christianisme tous les hommes, sans distinction de nationalité, de race, de sexe, et qu’il dit justement que tout chrétien est fils de Dieu (et donc jouit de droits et de devoirs égaux). La véritable intégration, c’est l’unité spirituelle. Sous ce rapport, l’Amérique, quand elle vise à occuper une position hégémonique dans le système politique mondial et à jouer un rôle de domination dans la culture mondiale, est un modèle à récuser. Le devoir de l’Européen, c’est de s’opposer à toute mainmise, au totalitarisme, au nationalisme, au fascisme, etc.

Jean Monnet et Robert Schuman sont des Européens qui ont jeté les bases de rapports nouveaux entre les pays, qui ont contribué à l’unité culturelle de l’Europe. Il est significatif qu’on songe aujourd’hui à canoniser Schuman, ce qui contredit l’idée reçue qui fait de la politique une « affaire sale ».

Le contrôle des armements est très important. Une Europe unie ne peut être une Europe militarisée. Il n’y a pas non plus de place pour des régimes antidémocratiques. Et cela, c’est la garantie pour la Russie d’une voie normale de développement. C’est une menace pour la paix européenne que les super états antidémocratiques, les États de castes comme la Chine. Les guerres ne sont jamais déclenchées par les États démocratiques mais provoquées par les régimes totalitaires. Le contrepoids à ces forces, c’est la consolidation de la démocratie, la communauté internationale, un système collectif de sécurité. Pour la Russie, le panslavisme, le nationalisme ne résolvent pas les problèmes; car pour tout pays, le chemin vers la paix passe par le respect des autres cultures.

La Russie et la France ont, l’une et l’autre, une très riche culture. Leur tâche est de contribuer activement à la création d’un monde uni et humain.


 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

Histoire


 


La formation de l’éthique de la noblesse

dans la France des XIVe et XVe siècles

 

 

Iouri Malinine

 ( Université d’État de Saint-Pétersbourg )

 

 

La chevalerie médiévale et la noblesse des Temps modernes, unies par d’étroits liens de succession, ont constitué une classe aristocratique qui a donné à la société européenne, pendant une grande partie de son histoire, un caractère spirituel particulièrement suggestif, unique. À la base de l’esprit aristocratique se trouve une éthique, qui a produit en Europe occidentale un type particulier d’homme : l’aristocrate occidental. Mais, dès le milieu du siècle, ses valeurs ont commencé à dépasser les limites de cette classe supérieure, en s’étendant peu à peu à des sphères plus basses de la société. Plus tard, aux Temps modernes, elles franchirent également les frontières du monde occidental, devenant vraiment paneuropéennes. Ce fut une éthique de la fierté et de la dignité, qui s’opposait, comme parfaitement séculière, à la morale chrétienne, morale de la résignation et de l’abaissement volontaire. Son rôle dans le développement de la spiritualité n’est pas moins grand que le rôle de la moralité chrétienne qui avait créé un type d’homme essentiellement différent. Il serait plus exact de dire qu’il s’agissait de deux principes moraux différents, qui pouvaient, avec différentes nuances, coexister paisiblement chez un seul homme, mais un homme occidental. On a toujours parlé, et on parle encore, du principe moral chrétien et, si on l’oublie pour une durée plus ou moins longue, il revient inévitablement à la mémoire. En revanche, quand il s’agit du principe de la morale chevaleresque, non seulement on l’oublie, mais souvent même on l’ignore complètement. Et on voudrait rappeler à ce propos les mots de Berdiaev qui écrit dans sa Philosophie de l’inégalité : « La chevalerie est aussi un principe spirituel et pas seulement une catégorie socio-historique. Et la mort définitive de l’esprit de la chevalerie signifierait la dégradation d’un type d’homme ».

Mais qu’est-ce que l’esprit chevaleresque et quels sont ses rapports avec l’esprit de la noblesse ? Y a-t-il entre eux des différences ? Car, pour l’homme contemporain, l’éthique de la chevalerie féodale et l’éthique plus tardive de la noblesse se confondent à peu près, sont une seule et même chose, alors qu’en réalité, malgré toutes leurs affinités, elles sont essentiellement différentes. On pourra saisir plus facilement ces différences si on veut bien considérer le processus même de cette transformation de l’une en l’autre, qui s’est produite en France à la fin du Moyen-Âge, aux XIVe-XVe siècles.

Pourtant, avant de parler de l’éthique et de sa mutation, il faut se demander quand, comment et pourquoi la chevalerie s’est transformée en noblesse, car le lien entre ces deux processus est parfaitement évident. La réponse dépend de la façon dont on définit les différences entre les deux. Elles se présentent bien entendu sous plusieurs formes mais, sans entrer trop avant dans cette question, je me limiterai à exposer un critère distinctif important qui, à première vue, peut paraître formel.

En France, l’aristocratie est passée de la chevalerie à la noblesse quand ses représentants ont cessé d’être armés chevaliers, par l’accomplissement d’un rite spécifique, et sont demeurés simplement ecuiers, selon la hiérarchie traditionnelle de la chevalerie féodale. C’est justement aux XIVe-XVe siècles qu’on observe ce désintérêt de plus en plus marqué pour la dignité de chevalier. Mais pour quelle raison ? Car autrefois, au XIIe siècle, dans le domaine royal, la norme voulait que les fils de la noblesse, avant leur majorité, 21 ans, fussent obligatoirement armés chevaliers, sinon ils tombaient dans la classe des simples gens. Ainsi la dignité de chevalier était-elle la condition indispensable pour conserver son statut de noble, et elle était le privilège de la noblesse, dans la mesure où ne pouvait être armé chevalier que le fils d’un chevalier, à quelques rares exceptions près. La chevalerie et la noblesse étaient les deux piliers sur lesquels reposait le haut statut social de cette classe.

Mais, au XIIIe siècle, la situation sociale de la noblesse et la conscience qu’elle avait d’elle-même subirent de profonds changements. Les coutumes des différents domaines cessent peu à peu d’exiger des jeunes nobles qu’ils soient armés chevaliers pour conserver leur noblesse. Autrement dit, la noblesse devient une dignité purement héréditaire, qui n’exige d’autre confirmation que celle de l’origine. Et l’objet essentiel de la fierté du noble devient sa haute naissance. C’est pour cette raison que les nobles, dans le Moyen-Âge tardif, préfèrent de plus en plus souvent employer en ce qui les concerne les notions de « gentillesse » et de « gentils hommes ». Les notions de noblesse et de nobles ne sortent pas pour autant de l’usage, mais elles se déprécient.

Conséquence directe : la dignité de chevalier commence à perdre son prestige d’autrefois aux yeux de la noblesse, à qui suffit pleinement sa « gentillesse » pour avoir conscience de sa haute condition et le faire entendre aux autres. Aussi les représentants de cette classe cessent-ils de se faire armer chevaliers. Dans la littérature, on voit parfois émettre l’idée que ce phénomène est dû à l’appauvrissement de la noblesse de haute naissance, qui souvent n’a pas les moyens d’acquérir le coûteux équipement du chevalier. Ce put être sans aucun doute une des raisons, car, dès le XIVe siècle, le processus d’appauvrissement de beaucoup de familles est évident, mais, en fait, même ceux qui, dans la haute noblesse,  n’étaient pas du tout pauvres, avaient cessé de se faire armer, ce qui montre justement que la chevalerie et sa dignité avaient perdu leur séduction.

Dans la littérature française des XIVe-XVe siècles, les notions de « chevaliers et écuyers » deviennent inséparables. Les écrivains ne font pas de différence substantielle entre ces deux catégories, car dans les deux cas il s’agit de nobles. Cela saute aux yeux quand on lit les Chroniques de Froissart, qui n’avait affaire qu’à des nobles. On peut observer la même chose dans le Traité des tournois de René d’Anjou, chez qui chevaliers et écuyers participent aux joutes sur un pied d’égalité.

La notion même de chevalier a perdu peu à peu son ancien contenu social et moral et on l’emploie de plus en plus souvent dans sa signification première, étymologique, d’homme de cheval. La Guerre de cent ans a joué sans aucun doute un grand rôle, car la chevalerie y a perdu son monopole dans les affaires de la guerre et a cessé d’être une condition privilégiée du guerrier. Comme l’écrit Alain Chartier : « Chacun veult faire compaignie et chief a par soy. Et tant y a de chevetains et de maistres, que a peine trouvent ilz compaignons et varletz (…) maintenant sçavoir ceindre l’espee, & vestir le haulbergeon souffit a faire un nouveau Capitaine ». Dans ces conditions, quand « ung homme d’armes se doit combatre a gentilz et a villains et a bestes mues et a toutes choses qui contre lui vueillent combatre », combien sont-ils à vouloir se faire armer chevalier ?

Ainsi, la qualité de chevalier cessa d’être le signe essentiel d’appartenance à la classe de la noblesse. Ses représentants se regroupaient sur le terrain de la « gentillesse », ce qui fit que les blasons, les devises de noblesse et les autres signes qui distinguaient les familles acquirent une importance beaucoup plus grande qu’auparavant. Et l’éthique est un autre moyen de se regrouper et de se distinguer de la masse des non-nobles. Le culte des valeurs de cette éthique devient un facteur extraordinairement important du sentiment d’appartenance à la « gentillesse ».

Mais, avant de parler des particularités de l’éthique des XIVe et XVe siècles, il est nécessaire de jeter un regard sur l’éthique chevaleresque classique du XIIe siècle, afin de comprendre les changements qu’elle a subis dans le Moyen-Âge tardif. Dans l’éthique chevaleresque, on peut distinguer quatre notions clefs : la fidélité (ou foi), la prouesse, la courtoisie et la largesse.

La fidélité, la « foi », c’est la fidélité à la parole donnée, surtout du vassal, la fidélité aux obligations naturelles, de race. La prouesse est une qualité foncièrement guerrière, qui suppose un art militaire éprouvé, l’audace, le courage, mais sans témérité, car le courage doit  s’accompagner de sagesse. Le courage insensé, comme le présentent du moins les traités de chevalerie, est un vice. La courtoisie suppose essentiellement un rapport respectueux et déférent aux femmes de son cercle, rapport qui est habituellement décrit à la ressemblance du service du vassal à l’égard de son seigneur. La largesse, c’est la vertu qui est opposée non seulement à l’avarice, mais aussi à la passion d’accumuler. L’homme pourvu de largesse prodigue l’argent mais pas inconsidérément, en le distribuant avant tout à ses vassaux et sujets. Pour cette raison, la richesse des seigneurs et des rois est pleinement justifiée, car elle leur est indispensable pour manifester leur générosité. Quant à l’avarice, c’est un vice de citoyens riches, de bourgeois.

L’éthique chevaleresque pose la très importante question de l’honneur. C’est une notion tout à fait caractéristique du lexique de la chevalerie, qui surgit constamment dans des œuvres chevaleresques appartenant à des genres différents. Pour cette raison, l’honneur des temps de la chevalerie est perçu en règle générale sous la forme d’une qualité éthique, d’une vertu qui accompagne les vertus précédemment mentionnées. En réalité, bien que l’honneur soit aussi en rapport direct avec l’éthique chevaleresque, il ne joue pas généralement le rôle de vertu, de qualité morale intérieure. L’honneur a toujours eu dans la conception latine et française – et ajoutons, dans la conception russe – plusieurs sens. Il peut désigner une certaine qualité intérieure et avoir également la signification d’hommage, d’estime. Et c’est justement dans ce second sens qu’il apparaît régulièrement dans le lexique et la vision du monde de la chevalerie. L’honneur, c’est ce que recherche le chevalier. C’est la récompense de sa vaillance, sa fidélité, etc. Aussi des expressions comme « avoir l’honneur », « gagner l’honneur » sont-elles caractéristiques de la langue chevaleresque. Autrement dit, « l’honneur » prend le sens de « gloire », de « célébrité ». Quant à la notion de gloire, dans la langue de ce temps, elle appartient au lexique religieux, non chevaleresque.

De cette façon, dans le monde de la chevalerie, l’honneur est ce but extérieur que doit viser le chevalier sur la route indiquée par l’éthique.

À la différence de l’éthique de la chevalerie, la principale particularité de l’éthique de la noblesse, qui apparaît distinctement dès le Moyen-Âge tardif, est que l’honneur y est devenu une qualité morale, centrale, autour de laquelle gravitent toutes les autres. L’honneur, pour ainsi dire, s’est intériorisé et commence à être perçu comme inséparable de la haute naissance (gentillesse) et donc transmis avec elle par héritage. L’honneur, maintenant, on ne le gagne plus, il est par naissance naturellement attaché au gentil homme. On le conserve, on le défend par tous les moyens, dans la mesure où « perdre l’honneur est plus cruel que la mort »

Alain Chartier, auteur du Bréviaire des nobles, un des codes de l’honneur chevaleresque les plus célèbres au XVe siècle, écrit :

 

Hault honneur est le trésor de Noblesse,

Son espargne, sa premiere richesse,

Et ce qu’un cueur noble doit desirer

(………………………………………)

Qui n’a honneur, tost deschiet sa haultesse,

Son loz perist, renommee le lesse,

Et mespris fait son pouvoir desiner.

Ou honneur fault, perd son nom gentilesse.

Car vergoigne, vilennie, & rudesse,

Font cueur gentil fremir & soupirer.

(…….……………………………………)

Où honneur est, tort & injure cesse.

C’est le chemin pour venir a proesse,

Qui fait les bons a hault estat tirer,

Et met en eulx attrempee liesse,

Courtois parler, & loyalle promesse.

(…………………………………………)

Nobles hommes tenez en plus grant compte,

Que de tresor que puissiez procuer

Car c’est le bien qui les aultres surmonte.

 

Si les seigneurs féodaux du Moyen-Âge classique, fondent leur conscience de classe sur leur qualité de chevalier et leur noblesse, pour la nouvelle noblesse, dès le Moyen-Âge tardif, c’est la haute naissance et l’honneur qui passent au premier plan. L’honneur est devenu le nerf principal, particulièrement sensible, de la psychologie de la noblesse, et même un roi aussi puissant que Louis XI doit en tenir compte. Lorsqu’il crée l’Ordre de Saint Michel, il fait inscrire dans les statuts que tous les membres sont obligés « par bon vouloir et amour sincère de nous servir pour l’exécution de nos bonnes et honorables intentions sans dommage pour leur honneur et conscience ». Si quelqu’un est pris de doute sur la difficulté de faire coïncider le service du roi avec son honneur, il doit, conformément aux statuts, en informer le prévôt de l’ordre afin que celui-ci règle le problème avec le roi.

Cette conscience et ce sentiment de l’honneur connurent un extraordinaire développement – la moindre atteinte et même l’allusion à une atteinte sont considérées comme une grave offense personnelle –, qui engendra à partir du XVIe siècle une véritable épidémie de duels. Ici il faut remarquer que les chevaliers ne connaissaient pas le duel. S’il existait entre eux des combats singuliers, il s’agissait de la manifestation d’une vaillance personnelle, mais en aucun cas, de la défense de l’honneur, et c’est pourquoi ils ne cherchaient jamais à tuer l’adversaire, à moins qu’une vengeance n’obligeât à verser le sang. Leur psychologie plus primitive ignorait le sentiment maladif de l’honneur.

La fidélité (la foi), cette notion si importante de l’éthique chevaleresque, connut dans le Moyen-Âge tardif des changements substantiels. En général, elle conserva dans le système des vertus de la noblesse sa place privilégiée, et Alain Chartier la souligne particulièrement, quand il affirme que c’est la vertu la plus ancienne de la noblesse, la raison de sa distinction et de son élévation :

 

Car Dieu forma noble condition

Pour foy garder et pour vivre en justice

 

Pourtant, aux temps de la féodalité et de la chevalerie, la fidélité reposait sur des rapports contractuels de vassal à seigneur, caractérisés par la réciprocité des droits et des obligations. Aussi s’agissait-il d’une fidélité non seulement du vassal à son seigneur mais aussi du seigneur à son vassal. De plus, dans le cas de la rupture par l’une des parties de ses obligations, le contrat était considéré comme résilié et celui qui était dans son droit était libéré de son serment de fidélité. Le roi, dans ce système de rapports juridiques et éthiques, ne constituait pas une exception et son pouvoir reposait sur les mêmes bases contractuelles.

Mais, à partir du XIIIe siècle, la monarchie commence à exercer sa pression sur les droits des féodaux, qui, au fur et à mesure que le domaine royal s’étend, en sentent le poids à différents niveaux, toujours plus étendus. L’ordre traditionnel vassal-seigneur commence à s’écrouler, et un nombre toujours plus grand de seigneurs tombe dans un rapport de vassalité directe avec le roi. En même temps, le pouvoir royal, de façon toujours plus insistante, installe dans la société l’idée de sa souveraineté, idée qui présuppose son droit au pouvoir suprême et illimité à l’intérieur du royaume. Ce qui signifie que c’est envers le roi avant tout que tous les chevaliers ont l’obligation de fidélité.

Ainsi, dans son Instruction aux souverains, traité composé à l’époque de Philippe IV le Bel, un auteur anonyme assure que « le chevalier est lié au roi par l’obéissance, la fidélité et l’humble service ». Et il souligne donc que les chevaliers ne doivent faire la guerre que quand c’est le roi qui leur demande assistance. Autrement dit, les obligations du vassal par rapport aux autres seigneurs, qui consistent surtout dans une assistance militaire, et, par voie de conséquence, l’obligation de fidélité à leur égard sont comme annulés. Le roi est considéré comme le seul « seigneur naturel », aussi lui est-on lié non seulement par la fidélité, mais par une pleine soumission. Telle était l’opinion sur la question du pouvoir royal. Et cette opinion finit par triompher, bien que lentement, dans la pratique.

Plus tard, au XVe siècle, l’exigence de fidélité des nobles particulièrement à l’égard du roi devient le sujet de toute une littérature variée. Alain Chartier dans le Bréviaire, qui consacre à la « loyaulté » une strophe particulière, prend pour refrain ces mots, adressés aux nobles : « servir leur Roy & leurs subjectz deffendre ». Jacques de Bueil déclare aussi : « Aussi promet le bon chevalier foy et jure bien et loyaulment servira son prince ».

Finalement, l’ancienne idée de la fidélité du vassal et du seigneur est privée de toute substance, et « fidélité » finit par signifier seulement « entière soumission ». Il ne peut plus être question ici de réciprocité, car la fidélité ne lie qu’au roi. Dans ce rapport, le noble est mis sur le même plan que les autres sujets, et la fidélité a cessé d’être une obligation morale n’appartenant qu’à la noblesse.

Il est remarquable que, dans la deuxième moitié du XVe siècle, sous le règne de Louis XI, la chancellerie royale, sur l’ordre du roi lui-même, se refusa à employer, dans toutes les adresses à la population du royaume, le terme de vassal. Avant cette époque, la formule d’adresse était « vassaux et sujets », il ne resta désormais plus que « sujets ».

La fidélité, il est vrai, depuis les temps féodaux, avait une acception plus large que celle de fidélité au serment. C’était encore la fidélité à la parole donnée, à tous les engagements verbaux que l’on prenait. Dans ce sens, sa valeur dans le code d’honneur de la noblesse s’était indubitablement renforcée, et la fidélité à sa parole était devenue l’un des points d’honneur les plus importants.

Dans le même code éthique, les « actions » de la courtoisie avaient également monté. Elle était devenue, me semble-t-il, à côté de l’honneur, la qualité la plus précieuse de la noblesse de France. La courtoisie, comme l’honneur, commence à être considérée comme une qualité imprescriptible, innée, du noble. Comme l’écrit Alain Chartier :

 

Qui veult Noblesse esprouver,

Où nul vil homme n’ataint,

Il la doit querre & trouver

Là où courtoisie maint.

 

La courtoisie, c’est-à-dire les belles manières, la politesse, l’amabilité, était surtout appréciée parce qu’elle aidait à réfréner les mauvaises passions, qui plongent l’homme dans le péché. Aussi est-elle exaltée au XIIIe siècle par d’illustres écrivains religieux comme Vincent de Beauvais, et, au XVe, par Alain Chartier, qui écrit qu’ « elle n’est envieuse, ne fière, ne orgueilleuse.. » et que

 

Les courtois font a prouver,

Leur bien parmaint eur parmaint,

Et en eulx ne peut couver

Mauvaistié, qui n’y remaint.

Ilz n’ont iamais semblant faint,

Ne maniere desdaigneuse,

Mais chiere amoureuse,

De tout bien songneuse,

A nul dangereuse…

 

Mais on lui rend de plus en plus justice parce qu’elle aide à se concilier le cœur des autres hommes, éveillant en eux des sentiments de reconnaissance et de gratitude. L’écrivain du XVe siècle La Tour Landry rappelle à ce propos qu’il « connaissait un grand seigneur dont la grande courtoisie lui avait assuré les services de plus de chevaliers, écuyers et autres gens, que l’argent ne l’avait fait aux autres ». Et il en tire la conclusion qu’« en manifestant de la courtoisie à de grands personnages, vous leur donnez ce qui leur est dû en droit, mais l’honneur et la courtoisie à l’égard de petits nobles ou de gens moins importants est une preuve de bon vouloir et de douceur de cœur, qui appelle en réponse particulières gratitude et reconnaissance ».

C’est pour cette raison que, dans la littérature de la fin du Moyen-Âge, on tente constamment de convaincre les nobles du devoir de courtoisie à l’égard de tous les hommes en général, indépendamment de leur origine. Les statuts de l’Ordre de la Demi-Lune de 1448 exigent explicitement des chevaliers « d’être en paroles et en actes doux, courtois et aimables envers tout homme ». Car la courtoisie, c’est la qualité infaillible de la noblesse. Au XVIe siècle, elles étaient devenues si inséparables dans la conscience publique que le mot « gentil » avait pris le sens caractéristique qu’il garde de nos jours : « aimable », autrement dit « courtois ».

Pour conclure cette courte analyse de la formation de l’éthique de la noblesse dans la France de la fin du Moyen-Âge, il n’est pas inutile de redire que ce qui l’a séparée de l’éthique chevaleresque qui la précédait, c’est d’abord qu’elle a fait de l’idée d’honneur une notion purement morale. Et ce n’est que depuis cette époque qu’on peut parler de l’éthique de la classe nobiliaire comme d’un code d’honneur.

 

 

 

 

(Trad. Y.A.)

 


Les relations bancaires franco-russes à la fin du XIXe siècle

 

 

S. K. Lebedev

 ( Institut d’histoire de Saint-Pétersbourg )

 

 

La banque est par sa nature la sphère « la plus internationale » de l’entreprise. L’histoire des banques en Russie montre, entre autres choses, que le banquier est ici comme partout un étranger. La mentalité des banquiers et la culture bancaire sont cosmopolites et s’opposent objectivement au nationalisme des industriels et des politiques, qui ne cesse de croître pendant tout le XIXe siècle et finit par jeter la civilisation et la culture européennes dans la catastrophe des deux Guerres mondiales du XXe siècle.

Dans la Russie de la fin du XIXe siècle, la Banque de commerce international de Saint-Pétersbourg (BCISP), fondée en 1869, a été un symbole de réussite dans les affaires, et  d’expansion dans le domaine du crédit d’État (banque de prêts) et des investissements dans l’économie. Si en Allemagne les banques étaient accusées d’exercer des pressions officieuses inspirées par des visées pro-françaises et judéo-cosmopolites, la BCISP était en Russie soupçonnée de tendances pro-germaniques. Effectivement, le directeur général de cette banque, Adolphe Rothstein, demeuré sujet de l’Empire allemand, expert près l’ambassade d’Allemagne pour les questions touchant l’économie russe, était lié d’amitié avec Maron, consul d’Allemagne à Saint-Pétersbourg, mais refusa de déférer à l’ordre du Prince de Bismarck de transmettre à De Witte une déclaration menaçante. « L’Allemand » Rothstein et la BCISP qu’il dirigeait (fondée grâce à une participation importante de capitaux allemands et, selon les mots de Maurice Verstraete, diplomate et banquier français, « grande banque allemande à St.-Pétersbourg »), préféraient collaborer étroitement avec les banques françaises. Cependant, le journaliste français A. Vernier citait en 1900 trois noms allemands « Witte, Rothschild, Rothstein. Ce sont trois noms maudits pour la France ! » Le chef de la firme boursière berlinoise R. Borhardt écrit ces années-là à Rothstein : « Sie sind höchst einflussreich in Paris (Vous avez une très grande influence à Paris) ». Certes, ce genre de rhétorique et de compliments peuvent s’expliquer par les intérêts privés des industriels allemands ou des producteurs de vin français. Justement, l’Allemand Karl Wachter avait constitué en Russie, comme représentant général de la firme de champagne, Veuve Clicquot, Reims, un capital qui lui rapportait par an 40 000 roubles. Il représenta par la suite Krupp et en même temps la firme française Batignolle, pour laquelle il réussit à obtenir un décret pour la construction du Pont de la Trinité à Saint-Pétersbourg. À la fin du siècle, Wachter est  directeur de la banque privée de commerce de Pétersbourg et c’est un entrepreneur non moins important que Rothstein.

Pour le développement de la pratique des affaires dans la Russie de la fin du XIXe siècle, les relations personnelles et les relations d’affaires ont joué un grand rôle en Allemagne et surtout en France, qui était devenue après 1887 le premier pays créditeur de la Russie. Dans les années 1880-1890, on peut remarquer, après l’effondrement du commerce extérieur d’Odessa, des représentants de grandes familles de banquiers juifs et grecs : les Dreyfus (Louis Dreyfus devint le plus important importateur de blé en France avec ses filiales de Marseille et de Paris) ; les Günsburg (le baron Salomon-David de Günsburg) ; les Ephrussi, alliés aux Rothschild (Maurice Ephrussi) ; les Petrocochino (Thémistocle Petrocochino) ; les Scaramanga (Jean Scaramanga) ; les Raffalovitch (l’un d’eux, Arthur Raffalovitch, agent financier à Paris de tous les gouvernements russes, à l’exception des bolcheviks, devint un économiste français réputé). En 1886, c’est avec la participation de la majorité de ces personnages que fut fondée la première banque à capitaux mixtes, la Banque Russe et Française, qui cependant ne réussit pas à se maintenir jusqu’au moment de l’envol des relations financières bilatérales à la fin des années 1890.

Dans le groupe des « sommités » de la banque parisienne, il y avait traditionnellement beaucoup d’émigrés des pays protestants. Parmi eux, Edmond Hoskier, banquier d’origine danoise, qui, dans la deuxième partie des années 1880, fut en France un pionnier de la propagande en faveur des titres russes, et un intermédiaire entre le gouvernement russe et les plus grosses sociétés bancaires de France. La banque Rothschild frères, outre les emprunts d’État, s’intéressa, à partir de 1856, par l’intermédiaire de son organisation Réunion financière, aux projets des transports russes. Dès ce moment, le groupe international des Rothschild (où figuraient également les plus grosses banques allemandes, la Discontogesellschaft, Bleichröder et Mendelssohn & Co) était en concurrence, en Russie, avec les sociétés bancaires françaises: avec le Crédit Mobilier de Paris auquel était lié le groupe varsovien La Compagnie des banquiers réunis, et avec leurs successeurs, Paribas, et d’autres grandes banques. En Russie, initialement, les Rothschild étaient liés, par l’intermédiaire de Bleichröder avec la banque d’escompte et de prêt, puis, à partir de 1887, avec la BCISP. Cette banque dans les années 80 devint dominante en Russie. À la fin du XIXe et au début du XXe siècles, 17 établissements français de crédit entraient dans les consortium des chemins de fer russes : N. J. et S. Bardac ; la Banque d’Escompte de Paris ; la Banque Française pour le Commerce et l’Industrie ; la Banque Privée à Lyon ; la Banque de l’Union Parisienne ; le Comptoir National d’Escompte de Paris ; le Crédit Mobilier Français ; la Société Générale de Crédit Industriel et Commercial ; le Crédit Lyonnais ; E.Hoskier et Cie ; la Banque Privée Industrielle, Commerciale ; Coloniale-Lyon-Marseille ; Paribas ; de Rothschild frères ; la Régie Générale de chemins de fer et Travaux Publics ; la Société Franco-Russe des Entreprises Industrielles et Travaux Publics ; la Société Générale pour favoriser le développement du Commerce et de l’Industrie en France.

 

 

 

 

( Trad. Y.A. )


Maurice Barrès et sa campagne

pour la défense des églises de France

 

 

A.     Vassiouchkine

(Université d’Etat de Saint-Pétersbourg)

 

 

            Dans ses Cahiers, Barrès écrit qu’aussitôt après les élections de 1906 il se rendit à Domremy, le village natal de Jeanne d’Arc, « pour y chercher une digne énergie vitale ». « Je me rappelle surtout une après-midi […]. Je sentais un bonheur profond et un scrupule, un conflit en moi : saurais-je satisfaire, cultiver quand même les hautes parties de mon être. Je percevais à mon insu qu’il serait bien de faire cette fusion de mon plaisir (d’être élu) et de mon travail. J’aspirais à cette unité. Mais je ne m’en faisais pas une idée claire, pas même une préoccupation avouée […]. Et pourtant à mon insu naissait en moi une âme, elle n’avait pas de corps. Je ne devais lui trouver un corps que vers la guerre. (Peut-être la campagne des églises) » (XIII-25).

           La campagne de Barrès est liée aux problèmes qu’entraîna la loi sur la Séparation de l’Eglise et de l’État, votée par le Parlement français le 9 décembre 1905. Parmi les questions qui ne trouvèrent pas de solution satisfaisante, celle du sort des biens de l’Eglise. Ses édifices cultuels, nationalisés dès 1789, avaient été, après la conclusion du Concordat, rendus aux catholiques, non en propriété mais en jouissance. A qui devaient appartenir ces édifices dès lors que l’Eglise était séparée de l’État ?

                       Les législateurs de la République, craignant qu’une Eglise indépendante et riche se transformât en un puissant « État dans l’État », firent tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher qu’elle devînt propriétaire. En conséquence, il ne pouvait être question de se borner à transférer les propriétés de l’Eglise aux fidèles. En même temps, les principaux auteurs de la loi, qui n’avaient l’intention ni de faire disparaître purement et simplement l’Eglise ni d’allumer une guerre civile entre les catholiques et les libres-penseurs, ne cherchaient pas à chasser les fidèles de leurs églises.

                        Aussi la loi proposait-elle un compromis : les bâtiments et les terrains restaient la propriété de l’État (environ 2000) ou des communes, c’est-à-dire des municipalités (50 000, XVI-83), en outre les catholiques se voyaient proposer la création d’organismes publics, des « associations cultuelles », auxquelles les communes pourraient transférer les églises en jouissance illimitée et gratuite.

                        Pourtant, ce système, élaboré unilatéralement, sans consultation avec l’Eglise catholique, ignorait pratiquement la structure réelle de celle-ci, ne donnait aux catholiques aucune garantie pour l’avenir et ouvrait la voie à des mouvements schismatiques. Il fut rejeté par le Vatican qui préféra renoncer à toute propriété en France plutôt que de reconnaître une loi que le pape Pie X jugeait absolument inacceptable. Finalement, la loi se révélait dès le début impraticable et le statut juridique des édifices restait indécis.

                        Le gouvernement et le Parlement, voulant sauver la face, mais ne tenant nullement à engager des négociations avec le Vatican à propos d’une loi qui regardait la politique intérieure de la France, commencèrent à y introduire des amendements. C’est précisément à ce moment que Barrès revient au Parlement.

                         Le 21 décembre 1906, il intervient à la Chambre des députés contre la nouvelle loi de Séparation de l’Eglise et de l’État : « Je me range parmi les défenseurs du catholicisme » (V-85) ; Le 28 octobre 1907, autre intervention sur « la suppression des legs pour les messes ». Puis, dans ses Cahiers de 1908, apparaît cette note : « Hier 29 mars j’avais dans ma tête […] ce discours sur la face de la France transformée par l’écroulement de nos églises, tel que le veut, le nécessite la loi de séparation » (VI-287). En janvier 1909, il débat avec Aristide Briand de la loi de Séparation.

                       Mais la vraie campagne pour la défense des églises de France ne commence qu’en 1910 quand il écrit une lettre ouverte à Briand, devenu à cette époque chef du gouvernement, sans recevoir de réponse satisfaisante. La campagne fut extraordinairement passionnée : trois grands discours et quelques interventions à la Chambre, plus de vingt articles, interviews et autres interventions. En outre, Barrès prend une part active aux collectes et aux quêtes, organise des pétitions, multiplie les démarches auprès des ministres, des députés, des fonctionnaires des différents services.

            La thèse essentielle de Barrès est la suivante : d’après la loi, les propriétaires des édifices du culte sont les pouvoirs central et locaux, ce qui signifie qu’ils n’ont aucun droit juridique ou moral de faire reposer tous les soucis d’entretien sur les épaules des seuls fidèles. Si les fidèles manquent d’argent pour les restaurations nécessaires, et s’ils ne veulent pas les assumer, puisque selon la loi les bâtiments ne leur appartiennent pas, très rapidement les églises françaises, et, d’abord, celles qui n’ont pas été classées monuments d’architecture (environ 1000 en 1905, moins de 2000 en 1914, VIII-182), vont tomber en ruine. Et si le pouvoir dans une municipalité appartient à quelque anticlérical forcené, il pourra, exprès, créer des obstacles à la restauration, si bien que des édifices dégradés pourraient être fermés au culte. Les églises, insiste Barrès, sont des biens nationaux, aussi l’État et les communes sont-ils obligés de prendre à leur charge une partie importante des dépenses indispensables à leur entretien.

            Aristide Briand, l’un des principaux auteurs de la loi, et qui fit grâce à elle une superbe carrière politique, apporta, bien sûr, toute une série de réponses. Selon lui, Barrès exagère le danger qui menace les églises. Certes, on ferme parfois des églises mais cela s’est aussi bien produit dans la période concordataire. Et quant à ces difficultés qui sont aujourd’hui apparues, les catholiques en sont eux-mêmes responsables, dans la mesure où ils refusent de créer des associations cultuelles. En outre, les catholiques recueillent fréquemment des moyens importants, mais ils préfèrent les investir ailleurs que dans la réparation des églises. L’État, propose Briand, ne peut forcer les autorités locales à prendre à leur charge de semblables dépenses, et d’un autre côté il n’y a pas tant de communes qui souhaiteraient détruire leurs églises. « Croyez-moi, me disait-il, ne bougez pas, laissez faire. Des mœurs se créent[…]se crée une jurisprudence. L’état de fait, en se prolongeant, se transformera en état de droit par le seul effet de sa durée » (VIII-30).

            Barrès exprima un désaccord catégorique à toutes ces objections. Si l’illustre juriste qu’est Monsieur Briand déclare que dans le passé on a aussi fermé des églises, cela veut-il dire que, s’il a à défendre devant les jurés du département de la Seine un Jack l’Eventreur, il déclarera qu’à toutes les époques on a vu des femmes mourir, et que cet argument lui fera gagner son procès ?

            L’argument de la « faute » des catholiques, selon Barrès, manque aussi totalement de pertinence : on ne les a pas consultés sur cette loi, l’État l’a décidée unilatéralement, ce qui signifie qu’il doit se débrouiller avec la situation qu’il a créée de son fait. Quant à reprocher aux catholiques d’investir trop peu d’argent, c’est tout simplement absurde. Briand « reproche aux prêtres d’employer leur argent à entretenir des œuvres spirituelles plutôt qu’à entretenir des chefs d’œuvre de pierre ! Comme si ce n’était pas leur devoir strict ! Ils doivent d’abord courir aux âmes. Pour nous autres, laïques, que ce souci supérieur n’absorbe pas, veillons à protéger des pierres qui intéressent la nation autant que la religion » (VIII-29).

            Dans le chapitre « La leçon d’un vieil hymne », Barrès s’appuyant sur le texte du rituel de consécration des églises, dit qu’« entre tous les éléments qui composent les églises, les pierres ne sont pas les plus importants aux yeux des catholiques, et qu’en conséquence, il ne faut pas compter sur leur bonne volonté indéfinie pour sauvegarder nos arts romans, gothiques, renaissants ou rococo. Un de ces quatre matins, écrasés par la situation qu’on leur fait, ils peuvent aller tout entiers à celui de leurs devoirs qui prime tous les autres, à l’affirmation de leur foi et au souci des âmes. Alors que deviendra ce magnifique trésor national ?

 En vérité, il serait important que M.Briand connût ce que nous chantent, avec l’autorité des siècles, les vieilles strophes latines, et qu’il se mît bien dans la tête que, pour le croyant, la vraie église est moins bâtie de pierres brutes que de pierres vivantes […]. Mais il n’est pas raisonnable de raconter tout cela dans le cabinet de la place Beauvau. Mon parti est pris ; assez causé avec les ministres ! Je vais m’adresser au pays et, du haut de la tribune, porter la question devant tous » (VIII-36).

           « La discussion générale du budget de l’Intérieur m’offrait le moyen d’exposer à la tribune le péril des églises et mes raisons » (VIII-37). Le 16 janvier 1911, Barrès prononce son premier discours pour la défense des églises. Il cite des cas scandaleux où le pouvoir local a non seulement refusé d’aider aux réparations mais a directement empêché les catholiques de les faire. Une des municipalités a tout simplement exigé des fidèles qui proposaient leur argent pour les réparations, qu’ils versent au budget municipal presque la même somme. Dans d’autres cas, ce ne sont pas les maires mais les préfets et sous-préfets, c’est-à-dire les représentants du pouvoir central, directement subordonnés au gouvernement, qui se sont rendus responsables de la fermeture et de la destruction des églises. Et ce qui révolte surtout Barrès, c’est que la loi ne donne aucun moyen réel de s’opposer à de tels agissements ; le gouvernement et le parlement doivent y songer sérieusement.

            La séance fut plutôt orageuse. Les adversaires de Barrès ou bien contestaient l’authenticité des faits exposés, ou bien assuraient qu’il s’agissait de cas isolés. Quelques-uns, plus intraitables, disaient que toutes les églises intéressantes d’un point de vue artistique, étaient classées monuments historiques, et que toutes les autres n’avaient de valeur qu’autant qu’elles intéressaient les fidèles. Si les fidèles ne peuvent les entretenir, cela veut dire que ces édifices sont condamnés historiquement. La forme la plus extrême de cette opinion se trouve dans l’argument du député Beauquier : s’il plaît à Dieu que les églises ne soient pas ruinées, il les sauvera lui-même – même la littérature médiévale ne nous rapporte pas de semblables miracles. Si elles tombent en ruine, c’est que Dieu en a décidé ainsi. « On applaudit et on rit. Je précise, on rit d’admiration. On se sentait heureux, émancipé » (p.58).

            Le ton du gouvernement était moins intransigeant, mais on se refusa à réétudier quelque article que ce soit de la loi. Briand « invitait les catholiques à se concerter, à constituer des associations selon la loi de 1901 pour l’entretien des édifices cultuels, à recueillir des cotisations et à employer la procédure des offres de concours. C’était piétiner dans le système des cultuelles[…]et quasi renier le principe admis par lui-même jadis solennellement, à plusieurs reprises, d’une coopération de l’État à l’entretien des églises non classées et trop pauvres » (VIII-61).

            Mais Barrès lui-même à ce moment n’était pas prêt à prendre des initiatives législatives concrètes, il pensait qu’il était plus important d’attirer l’attention des députés et de la société sur ce problème. Il n’était pas troublé par le fait que pratiquement tous les faits qu’il exposait étaient contestés par les ministres et les députés, « et toujours de la même manière : l’orateur affirme ; en face de lui quelqu’un se lève et nie, sur ce, avec les ressources de dialectique qu’ils possèdent, l’un et l’autre contradicteurs argumentent » (VIII-61). Il tenait absolument à « mettre ces faits au Journal Officiel, ils ont leur valeur et ils guideront les réflexions des hommes sincères ».

             « J’avais déclassé la question, je l’avais placée, pour tous, sur le sommet où je le vois moi-même, au centre du village et bien au-dessus de ses querelles. Par liasses des lettres m’arrivèrent.

            Et d’abord des communes scandaleuses que j’avais citées à la tribune[…] Cette lumière soudain projetée de si haut, à travers toute la France sur le pauvre édifice et ses vils ennemis avait produit l’effet d’un coup de talon dans une fourmilière. “Tout s’agite chez nous ”, m’écrivait-on » (VIII-66).

            Puis naquit l’idée de rédiger une pétition « des gens de l’art », artistes, historiens et critiques. « Je veux être simplement comme le secrétaire des pétitionnaires et me borner à ajouter quelques commentaires à leurs pensées » écrivait-il (XVII-33). On recueillit plus de 450 signatures : « elle contient quasi tous les membres de l’Institut, et des académies et sociétés archéologiques de province, et puis des représentants de notre Université » (VIII-105). En outre, Barrès prolonge sa campagne dans la presse ; parviennent à son adresse sans cesse de nouvelles lettres et de nouveaux faits, manifestant le caractère sérieux de la situation.

            Dans son deuxième discours du 25 novembre 1912, Barrès produit quelques uns de ces faits révoltants. Il y prend aussi une initiative législative : classer toutes les églises de France construites avant 1800, ce qui leur donnerait le droit de recevoir les subsides de l’État par le truchement du Ministère des Beaux-Arts. Naturellement l’État n’a pas assez de moyens pour entretenir à la fois tous ces monuments : « Qu’il accepte donc tous les concours des communes et les concours des catholiques » (VIII-115). En outre, si une commune ou même une personne privée contribue à la restauration d’une église, l’État devra y contribuer aussi pour la même somme. 

            M. Félix Chautemps, rapporteur : « Vous rétablissez le budget des cultes » (VIII-115). Cette phrase est déterminante pour qui veut comprendre pourquoi la Chambre anticléricale de 1912 ne pouvait accepter la proposition de Barrès : selon l’opinion de la majorité parlementaire, il attaquait le principe même de la séparation de l’Eglise et de l’État. Intervention de Steeg, ministre des Cultes : « Allons-nous charger l’État des réparations de tous les édifices cultuels ? Ce serait dire que les églises sont des organes d’un service public et national, ce serait donner un démenti formel à la loi de Séparation » (VIII-125).

            La proposition de Barrès fut repoussée. « La lecture de l’Officiel […] établit qu’il eût suffi de déplacer 13 voix pour sauver les églises de France » (VIII-126).

                       Mais au moins le projet de Barrès suscita-t-il l’intérêt de ces députés de gauche qui se souciaient plus de ne pas paraître des barbares que d’écraser les catholiques. Sa proposition fut soutenue par des parlementaires en vue comme Ferdinand Buisson, un des plus célèbres défenseurs de l’école laïque, ou Joseph Reinach, un des principaux dreyfusards. Et quand le député Beauquier fit valoir que si les églises étaient ruinées, c’est que c’était la volonté de Dieu, un des socialistes les plus en vue, Marcel Sembat, déclara que les idées de Beauquier étaient si archaïques que si on lui élevait un monument, Barrès proposerait immanquablement des mesures pour sa défense.

            En ce qui concerne les jeunes radicaux et radicaux-socialistes, ils sont, selon Barrès, « moins d’attaque, moins musclés. Enfants de la victoire, nés dans les jours heureux et dons des circonscriptions qu’ils ont peut-être conquises sur les vieilles barbes du parti, ils ignorent ces vigoureuses rancunes contre le presbytère qui présidaient à la formation des purs. Certaines brutalités de la lutte, telles que la laïcisation des hôpitaux, la destruction des ordres contemplatifs et l’abandon de l’architecture religieuse, ne les remplissent pas de fierté. Il leur arrive de reconnaître aux catholiques quelques supériorités » (VIII-89).

            « Eh bien ! je leur tends la main. Mes ennemis, non pas ! Mes fourriers. Voilà mes compagnons d’armes. Qu’ils marchent devant ! Qu’ils marchent par leurs sentiers ! Nous avons un point commun de direction, sauver les églises. » (XVII-253). Barrès a beaucoup changé depuis les temps de son boulangisme et de son antidreyfusisme, il s’efforce d’ « être un député efficace et utile » (XVII-277) : « Il faut être un professionnel et cela suppose que l’on perd son velouté. Il faut savoir « l’art de ménager les passions, de gagner les cœurs, de présenter une cause sous l’aspect le plus favorable » (XV-31,32).

            Deux jeunes députés radicaux décidèrent de rédiger leur propre projet, qui aurait eu une chance de recueillir l’approbation du Parlement. Ce projet proposait la création de deux fonds pour la collecte d’offrandes que l’on pourrait utiliser pour l’entretien des édifices classés ou non classés monuments historiques et architecturaux.

            Barrès n’approuva pas ce projet : « Ils ont inventé deux caisses […] Mais ils s’abstiennent de rien mettre dans l’une, ni dans l’autre […] Deux bourses vides, ce n’est pas un cadeau à faire à des églises qui s’écroulent de misère », remarque-t-il dans une lettre au ministre des Beaux-Arts. En particulier, ce qui ne l’arrange pas, c’est que seul le fonds pour les édifices « classés » puisse recevoir de l’argent de l’État, des départements et des communes. Car ce qui préoccupe Barrès, c’est justement le sort des églises qui ne sont pas classées, c’est-à-dire quatre-vingt-dix pour cent du total. Les belle églises, ce ne sont pour Barrès que « les chefs de la délégation […] Il n’y a pas d’église laide. Les plus belles et les plus médiocres sont des sœurs, avec la même âme, et parfois on est tenté de préférer les plus humbles, celles qui semblent plus abandonnées, avoir plus besoin de protection, ou plutôt d’intérêt  » (XVII-258,259).

            Dans son troisième discours du 13 mars 1913, Barrès critique le projet des radicaux et s’en tient à sa première idée. Il dit que pratiquement cinquante pour cent des municipalités s’opposent à ce que les églises qui se trouvent sur leur territoire soient considérées comme des monuments. Aussi faut-il les classer d’un seul coup, « en bloc ». Alors le fonds proposé par les radicaux aura une signification pratique. En outre il dit que si son propre projet n’est pas retenu, il votera pour le texte des radicaux, bien qu’il le juge insuffisant : ce sera mieux que rien. Et c’est ce qui se passe : « C’était tant bien que mal un progrès, et Le Temps du lendemain pouvait écrire : “M. Barrès n’a pas obtenu complètement gain de cause : il  a tout de même gagné la partie” » (VIII-153).

            Au début de l’année 1914, Barrès part pour le Proche-Orient pour s’informer d’un nouveau problème, qui l’inquiète : la situation des missionnaires français. A la suite des lois anticléricales, la situation des congrégations qui avaient une activité missionnaire, s’est compliquée. Il ne reviendra qu’à la veille de la Première guerre mondiale quand, pour lui comme pour le Parlement, apparaissent de nouvelles préoccupations. La Grande pitié des églises de France sortit en février 1914 et ce livre devient ainsi un « document original qui fait le bilan de toute la campagne ».

 

 

 

 

( Trad. Y.A. )


 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

II

 

Littérature


 


Le libertin-comédien

dans Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos

 

 

O. A. Abachéva, O. V. Stroganova

( Université d’État de Saint-Pétersbourg )

 

 

            Dans Les Liaisons dangereuses, le goût pour le jeu apparaît comme un des aspects essentiels de la nature humaine. Le jeu du libertin consiste ici essentiellement à charmer sans être charmé, à séduire sans être séduit. Rester intact et indemne après le plaisir, dont l’amour n’est qu’un prétexte, sortir vainqueur du jeu, implique qu’on garde l’esprit clair et qu’on rejette toutes les illusions trompeuses de l’amour, en troublant la raison de la victime et en révélant au monde sa folie.

           La lettre 81 du roman, où la marquise de Merteuil raconte l’histoire de sa vie et de son éducation, est le récit de la formation d’une actrice. L’héroïne écrit qu’elle désirait non pas éprouver l’amour, mais l’inspirer et le représenter. Il fallait pour cela « joindre à l’esprit d’un auteur, le talent d’un comédien », et elle décide d’utiliser à son profit ce à quoi habituellement applaudit le public de théâtre. Valmont cherche lui aussi à faire de la vie un théâtre, en organisant de fascinants spectacles dont il est à la fois acteur et spectateur. C’est la grande scène du monde parisien qui est le sujet constant des lettres des libertins.

            Dans la lettre 70, Valmont écrit à la marquise qu’il a empêché Prévan de paraître sur ce « grand théâtre » du monde ; dans la lettre 81 la marquise raconte qu’elle a commencé à « déployer sur le grand théâtre, les talents [qu’elle s’était] donnés », dans la lettre 144, le vicomte promet de ne revenir « sur la scène du monde que brillant d’un nouvel éclat », de dissiper les calomnies sur son « amour romanesque et malheureux » en rompant promptement et brillamment. Le public de la « grande scène » ne peut qu’être ravi par le dernier acte du spectacle donné par le libertin. La publicité, règle inévitable du jeu, lève le rideau sur le dernier acte. Mais tous les actes de l’action théâtrale ont besoin de spectateurs. Et le spectateur est une marionnette, un acteur involontaire dans le théâtre du libertinage. Le libertin en devient le deuxième spectateur. C’est dans la capacité d’être en même temps acteur et spectateur, de jouer et de se regarder, que réside pour les héros de Laclos l’aboutissement du métier d’acteur.

            Roger Vailland, inspiré par Le Paradoxe sur le comédien de Diderot (1773), explique le jeu conscient par le dépassement de l’opposition acteur-spectateur. Diderot, dans les débats de son siècle sur le jeu du comédien, était partisan de la théorie de la « représentation », du jeu « technique » guidé par la raison, en opposition à la théorie de l’ « émotion vécue », du jeu « intérieur », où l’inspiration, l’émotion spontanée était considérée comme le fondement de l’art de l’acteur. Il écrivait que l’incarnation du personnage représenté devait être absolument consciente, que la création par l’acteur d’un personnage devait être nourrie par une profonde connaissance de la nature humaine.

            Les libertins sont partisans d’une technique consciente ; par un travail précis ils pénètrent leur jeu d’abnégation et de maîtrise de soi. La maîtrise de soi doit permettre, dans les moments d’action énergique et de tension émotionnelle particulièrement élevée, de rester spectateur. Madame de Tourvel au contraire ne peut soutenir la charge, sa conscience l’abandonne, et l’évanouissement est la réponse à une émotion trop forte. La marquise écrit qu’il est bon « d’accoutumer aux grands événements, quelqu’un qu’on destine aux grandes aventures » (lettre 63).

            Sartre définit l’aventure comme un récit : tout événement devient aventure quand on entreprend de le raconter. Pour lui, l’aventure n’est possible que si elle a été déjà vécue. Apparemment, l’auteur de La Nausée (1938) ne croit pas au dépassement de l’opposition acteur-spectateur, pour lui le spectateur est toujours étranger. Dans le roman épistolaire de Laclos, l’aventure-récit trouve un troisième spectateur, Valmont et la Marquise le sont l’un pour l’autre, les mises en scène racontées et analysées font également d’eux des spectateurs. Pour ces libertins, l’idée de l’aventure-récit, de l’aventure-lettre est importante, ce n’est pas sans raison que la Merteuil désire écrire elle-même les Mémoires de Valmont (lettre 2).

            Le libertinage pour Valmont et la marquise est un jeu habile et un art irréprochable, qui ne vise qu’à la perfection. Quand la marquise, toute jeune veuve, apparaît dans le monde, pleine de grands projets, elle n’est entraînée par aucune passion. Elle est à la recherche de son personnage et en reste pour l’instant à celui de femme sensible mais très exigeante, « à qui l’excès de sa délicatesse fournissait des armes contre l’amour » (lettre 81). Craignant de paraître réellement invincible, l’héroïne doit avec circonspection doser sa légèreté et parfois faire paraître ouvertement son caractère volage.

            A la fin du XVIIIe siècle, la sensibilité était la base du jeu mondain des libertins. La sensibilité, c’est le pouvoir du sentiment et, pour le libertin qui refuse ce pouvoir, elle devient moyen de pouvoir, moyen de s’emparer du héros sensible. Quand Prévan, lors de sa rencontre avec la Merteuil, cherche le ton et la manière de se comporter, la marquise renonce au « ton du sentiment », en déclarant qu’elle n’y croit pas. Alors le libertin se rabat sur le ton de « la délicate amitié », mais bientôt « dans ses discours le feu de la saillie, l’esprit fit place à la délicatesse » (lettre 85). Valmont, racontant l’histoire de Vressac, remarque que la vicomtesse de M., pour sortir d’une situation difficile, « parla […] délicatesse et sentiment… » (lettre 71). « L’habitude de travailler son organe y donne de la sensibilité », constate la marquise dans la lettre 33 adressée à Valmont.

            Dans la technique de l’acteur, les libertins accordent une grande attention à l’art de verser facilement des larmes, car le personnage de héros sensible ne produirait pas sans elles d’impression profonde et profitable. Quand Madame de Tourvel est prête à céder à l’amour et fond en larmes, Valmont « [s’est livré] à tel point [qu’il pleure] aussi » (lettre 23). Le charme subjuguant des larmes est ici lié à l’art irréprochable de l’acteur. Pour créer une image de vérité, enseigne Helvétius, il faut avoir éprouvé soi-même les sentiments dont on décrit les effets chez son héros, il faut trouver en soi-même son prototype. Le philosophe est convaincu que, si on n’éprouve pas la passion, on ne peut jamais saisir exactement où se situe la limite que doit atteindre le sentiment sans jamais la franchir.

            Dans la lettre 125, Valmont écrit qu’il avait beaucoup compté, lors de sa visite à Madame de Tourvel, sur le secours des larmes, et il analyse les fautes de son jeu, découvrant sa méthode d’acteur : « […] mais soit mauvaise disposition, soit peut-être seulement l’effet de l’attention pénible et continuelle que je mettais à tout, il me fut impossible de pleurer ». La marquise aussi recourt aux larmes quand elle veut porter un coup décisif à Prévan (lettre 85).

            Dans le répertoire de la sensibilité, il faut ajouter aux larmes, les soupirs, les regards passionnés, les scènes de désespoir. Pourtant les regards qui paraissent égarés ne perdent pas leur acuité, et il faut mesurer la durée des scènes de désespoir afin qu’en se prolongeant elles ne deviennent pas ridicules ou ne finissent par réclamer une issue tragique. L’effet produit est renforcé par des pauses exactement réglées. Il est profitable d’éveiller l’étonnement par quelque élan un peu violent ou de susciter l’effroi, comme le fait Valmont avec Tourvel, en menaçant de mettre fin à ses jours. L’étonnement et la peur sont des ressorts fiables pour le spectateur-marionnette.

            La vraisemblance dans l’art occupe beaucoup les libertins. Selon la marquise, « il n’y a rien de si difficile en amour que d’écrire ce qu’on ne sent pas » (lettre 33). Elle voit que Valmont a commis une faute en entreprenant une correspondance : l’amour ne naît pas de la force des raisonnements ; certes, les lettres peuvent favoriser une ivresse amoureuse, mais la réflexion peut facilement l’éteindre. La « vertu raisonneuse » de Madame de Tourvel y trouvera des délais (lettre 33). L’éloquence de l’amour est plus facile à montrer dans un discours vivant qui figure la confusion et l’égarement, tandis que l’ordre logique des lettres de Valmont le trahit. La marquise voit dans La Nouvelle Héloïse une exception à la règle, mais elle pense que, « malgré le talent de l’auteur […], le fonds en était vrai »(lettre 33). Valmont ne néglige pas cette leçon et lui parle d’une de ses lettres à Tourvel : « […] j’ai mis beaucoup de soin à ma lettre, et j’ai tâché d’y répandre ce désordre qui peut seul peindre le sentiment » (lettre 70). Le vicomte est satisfait du ton libre de sa lettre, content d’avoir « déraisonné, […] car sans déraisonnement, point de tendresse » et d’avoir terminé la lettre par une « cajolerie » qui donnera du repos à un cœur « exercé quelque temps » (lettre 70).

            Helvétius écrit que toute passion a ses propres procédés, ses manifestations et sa manière propre de s’exprimer. Bien que l’intelligence ne puisse jamais deviner la langue de l’amour et qu’elle nous éloigne toujours de la simplicité de l’expression, dit le philosophe, grâce à la réflexion et à l’expérience, un homme intelligent peut toujours plus ou moins deviner ce qu’un amant doit faire ou dire dans telle ou telle situation ; il peut « remplacer un sentiment plein d’émotion par un sentiment médité ».

            Si la vraisemblance est le critère indispensable du jeu d’acteur du libertinage, dans la création du scénario, la marquise le détruit délibérément pour assurer sa sécurité. Dans le libertinage, le jeu de la femme est beaucoup plus dangereux que celui de l’homme. Rappelant son intrigue avec Valmont, la marquise dit que s’il avait voulu la perdre, il ne lui restait dans les mains qu’ « une suite de faits sans vraisemblance, dont le récit sincère aurait l’air d’un roman mal tissu » (lettre 81). Pour que les intrigues antérieures ne trahissent pas son secret, elle s’efforce toujours de faire un choix rapidement. Elle n’y recherche pas la perfection, se tromper dans le choix étant moins dangereux que se laisser deviner par l’étranger : « je gagne encore par là d’ôter les vraisemblances, sur lesquelles seules on peut nous juger » (lettre 81).

            Dans la lettre 81, la Marquise dit que si les défaites pour les hommes « ne sont que des succès de moins […] notre fortune est de ne pas perdre, et votre malheur de ne pas gagner ». Si, « combattant sans risque », l’homme n’a pas besoin de recourir aux précautions des femmes, le libertinage féminin est beaucoup plus savant, dit la marquise, dans la mesure où « on acquiert rarement les qualités dont on peut se passer ». Quand Valmont, qui compte dans son arsenal mille expédients propres à perdre une femme, se demande par quelle voie elle peut échapper au malheur, il n’en trouve aucune. Et même, tout en reconnaissant la maîtrise de la marquise, il est enclin à expliquer les succès de celle-ci par sa chance plus que par son habileté.

            Bien que « la franche coquetterie [ait] plus de défense que l’austère vertu » (lettre 99), Valmont est révolté par l’« insigne fausseté » (lettre 25) de Tourvel qui assure qu’elle ne l’aime pas. Même « l’homme le plus adroit, pense Valmont, ne peut encore que se tenir au niveau de la femme la plus vraie » (lettre 25). La marquise rend justice à Madame de Tourvel : « sa défense est bonne » (lettre 33). Les mœurs et les lois contraignent la femme à l’hypocrisie, c’est un cocon dans lequel s’enferme naturellement la femme.

            Selon la marquise, la prudence de la femme « doit dénouer avec adresse, ces mêmes liens que [l’homme aurait] rompus » (lettre 81). Comment, par exemple, rompre une liaison ennuyeuse ? Il vaut mieux alors oublier la vanité et faire en sorte qu’on vous quitte. La marquise ne tarde pas à emmener Belleroche à la campagne où le trop-plein d’amour doit en devenir le moyen de guérison (lettre 113). Comment ayant rompu une liaison, obtenir le silence du spectateur-marionnette ? Il faut savoir le rendre infidèle, feindre l’amitié véritable et les procédés généreux, lui inspirer l’idée flatteuse qu’il est le seul amant. Si on ne peut recourir à ces moyens, la calomnie ou le ridicule doivent étouffer le crédit dont ces hommes dangereux pourraient jouir en société (lettre 81).

            Mais le moyen le plus vrai d’assurer sa sécurité et son pouvoir, c’est de posséder un secret, car il n’y pas d’homme sans secret. Si la marquise se confie à sa fidèle femme de chambre Victoire, c’est seulement parce qu’elle est dépositaire d’un ordre d’arrestation de la jeune fille et est maîtresse d’en demander l’exécution, à sa guise. Merteuil peut se permettre d’écrire des lettres sans fard et de confier ses secrets à Valmont – sa sécurité est garantie par quelques documents secrets contre lui. De ce secret nous savons seulement que, si on le révèle, Valmont devra quitter la France et que même à l’étranger il reste sous la menace d’être poursuivi. Les libertins ne font cas que des preuves écrites. Ne jamais écrire de lettres d’amour et ne jamais laisser de preuves matérielles, c’est une des précautions fondamentales du libertinage féminin.

            Le jeu de la marquise est décrit techniquement dans la lettre 85 où elle raconte son « duel » avec Prévan. Dans ce jeu d’un libertin avec un libertin, où les règles sont rigoureusement élaborées, peu de place est laissée à l’improvisation. La marquise a, dès la veille, prévu « l’arrivée, le maintien, le ton, les discours ». La mécanique et la prévision rendent ce jeu ennuyeux, les libertins passent « une mortelle heure ». Cette heure est moins ennuyeuse pour Prévan, car il ne sait pas que, dans ce théâtre de marionnettes, c’est un duel entre égaux. Au début de la partie, la Marquise a l’avantage : elle est parfaitement renseignée sur Prévan, car l’attention à l’objet sous tous ses aspects est une des règles du libertin. En accord avec le style sentimental, la marquise prend la pose, « dans cet abandon que donne une tendre rêverie », et donne l’impression qu’elle pressent sa défaite et craint le vainqueur. Prévoyant un assaut énergique à sa manière, l’héroïne imagine une résistance : « embarras, pour lui donner le temps de parler ; mauvaises raisons, pour être combattue ; crainte et méfiance, pour ramener les protestations ». Pour que Prévan ressente plus fortement le désir, la marquise ménage des pauses. Les pauses justement mesurées éveillent l’imagination, elles font partie de la technique d’acteur des libertins. Dans la lettre 100, Valmont épris de Madame de Tourvel doute d’avoir assez de force de caractère pour patienter.

            La marquise écrit souvent qu’elle surpasse Valmont en ingéniosité, sans quoi il n’existe pas de vrai talent dans l’art. L’ingéniosité naît de la prudence et de la profondeur féminines, tandis que Valmont ne sait que ce qu’il a appris : dès que les circonstances ne se prêtent plus aux formules habituelles et qu’il faut sortir de la route ordinaire, il reste court (lettre 106). Dans la lettre 110, le vicomte reconnaît qu’il a soigneusement passé en revue dans son esprit tous les moyens connus, et ceux qui sont contenus dans les romans et ceux qui sont consignés dans ses « mémoires secrets », et qu’il n’en a pas trouvé un qui convienne ni aux circonstances ni au caractère de l’héroïne. « Née pour venger [son] sexe », la marquise est sûre qu’elle a pu acquérir des moyens inconnus avant elle d’assujettir les hommes, en les privant de liberté et se jouant de leurs caprices (lettre 81).

            Les libertins apprécient l’énergie et la diversité, ils aiment jouer plusieurs rôles en même temps et conduire parallèlement plusieurs intrigues, ce qui est le signe de force et de talent. Valmont, dictant à Cécile des lettres à son bien-aimé, se réjouit d’être à la fois pour Danceny « son ami, son confident, son rival et sa maîtresse » (lettre 115). Dans l’aventure des trois « inséparables », la difficulté pour Prévan était qu’il devait mener à la fois les trois intrigues (lettre 79). La lettre 48 de Valmont à Madame de Tourvel est écrite « du lit et presque d’entre les bras d’une fille », ce qui permet de toucher la présidente par un message sentimental, de divertir Emilie, de mériter les éloges de la marquise à laquelle il transmet sa correspondance avec Tourvel, pour l’avenir, pour les annales du grand théâtre, et, finalement, pour lui-même. Valmont se plaît à la fois à tromper Tourvel et le cavalier d’Emilie, la lettre sur l’amour non partagé devient en même temps un récit d’une aventure sentimentale, la figure double du vicomte vise différents spectateurs-lecteurs. La virtuosité de la polysémie de cette lettre est analysée dans l’étude de Michel Delon sur Les Liaisons dangereuses (PUF, 1986).

            Pour le lecteur, le rôle de la lettre est complété par la vision des efforts épuisants que fait Valmont pour échapper à l’amour. Dans cette lettre, le vicomte défend son idéal du bonheur auquel conduisent les passions violentes, il cherche à priver Madame de Tourvel du « sommeil de l’âme ».

            Dans la lettre 81, la marquise évoque cette école de savante hypocrisie qu’elle a suivie délibérément. L’héroïne de Laclos a appris à feindre cette même « utile curiosité » qui l’a aidée à vivre. Il lui a fallu beaucoup peiner pour acquérir avec virtuosité la maîtrise de soi : savoir cacher ses pensées et ses sentiments, donner à ses yeux l’expression nécessaire, parler et agir conformément à sa tâche d’actrice. En tâchant de soumettre à sa volonté toutes les expressions de son visage, la jeune marquise a fait ses classes. Si elle était triste, la marquise s’étudiait « à prendre l’air de la sérénité, même celui de la joie » : « j’ai porté le zèle, dit-elle, jusqu’à me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l’expression du plaisir. Je me suis travaillée avec le même soin et plus de peine, pour réprimer les symptômes d’une joie inattendue […]. Je n’avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent leur réputation ».

            Talleyrand dans ses Mémoires définit la prudence comme l’art de ne montrer qu’une partie de sa vie, de ses pensées et de ses sentiments, et le grand diplomate, qui estimait que c’était la première des qualités, écrivait qu’il l’avait acquise dès ses années d’école. Cette « prudence » est le commencement de la science des libertins, Valmont est aussi prudent, et sa maîtrise de soi utilise la technique du silence et la science de se dissimuler sous plusieurs masques. Mais la marquise a pu surpasser Valmont en prudence, car elle est femme, et même « née pour venger son sexe » (lettre 81), aussi n’informe-t-on pas le lecteur de l’école de l’hypocrisie qu’a suivie le vicomte – son programme a été allégé.

            Dans Les Liaisons dangereuses, on trouve deux visages du libertinage, celui de l’homme et celui de la femme. Celui-ci apparaît comme un rejet plus total et plus profond de la morale traditionnelle, tandis que la nature du libertinage masculin est ambiguë. En affirmant sa liberté intérieure, en entrouvrant pour sa victime la porte d’une nouvelle morale, le libertin-homme, en définitive, non seulement accepte l’opinion publique la plus facile, mais il a besoin d’elle, car c’est un moyen de perdre la femme.

             Au dernier acte du spectacle du libertin, il faut révéler l’aventure au public. Valmont prévient la marquise que, dans la carrière qu’elle a choisie, « une seule imprudence y devient un mal sans remède » (lettre 79). Dans l’histoire des trois « inséparables », les chevaliers trompés abandonnent leurs amantes volages et achèvent « leur vengeance, en publiant leur aventure » : « Depuis ce temps, une d’elles est au couvent, et les deux autres languissent exilées dans leurs terres » (lettre 79). Et même Prévan est menacé par la publicité : la victoire que remporte sur lui la marquise, est le chef d’œuvre du libertinage, ne serait-ce que parce qu’on a réussi à déshonorer l’homme. L’héroïne de Laclos imite le scénario du libertinage masculin, et Prévan est forcé de quitter son régiment, après être resté un mois aux arrêts.

            La publicité mène à la claustration, que ce soit au monastère ou « dans ses terres ». Madame de Tourvel part elle-même pour le couvent, volontairement, sans permettre à Valmont de jouer le dernier acte. A côté des tempêtes qui se jouent du libertin amoureux, il est révolté par le bouleversement de l’ordre établi. Bien que le couvent soit le meilleur asile et réponde pleinement aux convenances, écrit Valmont à la marquise, si Madame de Tourvel « persiste dans une résolution si louable », il joindra « à toutes les obligations » qu’il lui a celle de la célébrité que va prendre cette aventure » (lettre 144).

            Dans la lettre 152, la marquise évoque la publicité qu’elle pourrait donner à l’aventure de Valmont : il lui faudrait fuir s’il voulait mésuser de son pouvoir et s’obstiner dans son indocilité. Pour deux libertins à fort caractère, le monde devient trop étroit. Les Liaisons dangereuses sont l’histoire de l’affrontement et de la destruction mutuelle du libertinage masculin et du libertinage féminin.

         Partir à temps, c’est l’une des règles de l’art de vivre des libertins : bridés par leur maîtrise d’eux-mêmes, ils ne peuvent épuiser à fond, vivre jusqu’au bout une situation. Pour toutes les situations, les héros de Laclos gardent soigneusement la clef d’une issue de secours, car la perfection de leur talent scénique exige une belle sortie, jusqu’à ce que s’éteigne l’intérêt du public. La raison leur ordonne de se tenir à l’écart du monde pour pouvoir clairement le juger et se juger, elle enseigne à modérer ses transports pour n’en pas devenir le jouet, et à ne jamais se donner tout entier, car l’excès est un obstacle.

          A l’égard de leur entourage, les libertins sont contraints à l’indifférence ou au mépris, leur art est loin de l’hypocrisie habituelle, apanage des gens médiocres, il naît de la fierté de leur caractère et les condamne à la solitude. La fausseté naturelle, comme chez Cécile de Volanges, peut être un matériau passable, mais il lui faut encore l’intelligence, le caractère et les règles. C’est ce jeu solitaire avec soi-même et avec le monde que jouera le Julien Sorel de Stendhal. Les Liaisons dangereuses furent pour l’auteur du Rouge et le noir une école de perfection littéraire et le modèle parfait du roman analytique.

            La force de caractère assimile le libertin à Dieu. Les héros de Laclos ont étendu à d’autres destins et au monde entier la thèse cartésienne sur l’homme créateur de son bonheur souverain.

 

 

 

 

( Trad. Y.A. )


« Tout cela est déjà chez les Français » (A. Blok) :

évolution de la décadence russe

dans l’œuvre d’Alexandre Dobrolioubov

 

 

Iou. B. Orlitski

( Université des sciences humaines et sociales de Saint-Pétersbourg )

 

 

En 1895 parut à Saint-Pétersbourg le premier livre de vers et de prose d’Alexandre Dobrolioubov sous le titre inhabituel, même pour l’époque, de Natura Naturans. Natura Naturata. En 1900, il publia son Recueil de vers et en 1905, un troisième et dernier recueil contenant des œuvres de genres différents : Fragments du livre invisible. Ainsi, trois livres fondamentaux du poète entourèrent avec une étonnante exactitude chronologique l’arrivée dans le monde européen de ce nouveau siècle que tout le monde attendait dans une crainte mystique et d’aussi mystiques espérances.

À la destinée complexe et fortement énigmatique d’Alexandre Dobrolioubov, ce remarquable poète russe, aujourd’hui à moitié oublié – à sa destinée personnelle et littéraire – ont été consacrés de nombreux témoignages, inclus dans des mémoires, et deux articles récents, très détaillés, de K. Azadovski et de E. Ivanova. Les thèses essentielles de ces articles sont parfaitement fondées et peuvent être résumées par la phrase figurant dans le titre de ces notes, cela d’autant plus que, selon un connaisseur de la poésie française contemporaine aussi reconnu que Brioussov, personne en Russie ne connaissait mieux cette « toute nouvelle poésie » française que Dobrolioubov, et que dans Natura Naturans. Natura Naturata était annoncée la publication d’un volume correspondant – Exemples de “la toute nouvelle poésie”, dans la traduction d’Alexandre Dobrolioubov et de Vladimir Hippius ».

Le fait que, dès le début du XXe siècle, ce poète fût devenu l’un des chefs littéraires d’un nouveau courant hérétique de l’orthodoxie russe, une des branches de « la foi populaire », est un témoignage aussi convaincant du virage décisif de Dobrolioubov, qui passe d’une orientation esthétique nationale à une autre. Néanmoins, il nous semble nécessaire d’apporter à cette formule quelques précisions qui peuvent la corriger substantiellement – au moins au niveau de la poésie et de la poétique de Dobrolioubov.

Fait qui a une importance essentielle, parce que la poésie de Dobrolioubov n’était pas vraiment comprise, même par ceux de ses contemporains qui manifestaient une certaine bienveillance pour sa personnalité – et d’abord les symbolistes de toutes les générations (rappelons, par exemple, que Merejkovski disait que c’était l’un des deux authentiques saints de l’histoire, aux côtés de François d’Assise). Et de même, Valéri Brioussov, éditeur et propagandiste passionné de l’œuvre de Dobrolioubov, écrivait dans une note de 1895 : « Cette poésie ne cherche qu’une chose : des expressions nouvelles, des associations de mots originales, des harmonies belles et inédites […]. Les œuvres de Dobrolioubov […] sont le résultat d’un travail de l’intelligence, dirigée par la finesse du goût » – caractérisation à coup sûr flatteuse, mais qui soulignait en même temps une certaine étroitesse du talent de Dobrolioubov. Par la suite, évoquant le caractère réfléchi, froid, de l’œuvre du poète, Brioussov le compare plus d’une fois à Gautier.

Il est évident que Brioussov mésestime également l’aspect novateur de la technique poétique de Dobrolioubov, en affirmant que « la langue russe ne lui est pas familière[…] Ce qu’il écrit ne répond pas aux critères nationaux[…] Chez lui la rime est pauvre[…] Plus souvent, sans doute, qu’il ne l’aurait voulu, il écrit en prose et en vers blancs ». La dernière remarque, sous la plume de Brioussov, le premier théoricien russe du vers libre, semble particulièrement étrange : car c’est justement Dobrolioubov qui, dans la poésie russe de l’époque nouvelle, s’affirme comme le premier auteur d’une quantité considérable de vers libres. Cinq ans plus tard Brioussov, apparemment mécontent de sa première étude sur Dobrolioubov, fait précéder le deuxième livre du poète, Recueil de vers (1900) dont il est l’éditeur, d’une préface spéciale, significativement intitulée Sur la versification russe. Cette étude prouve une compréhension infiniment plus profonde du caractère novateur de la poésie de Dobrolioubov, qui, selon Brioussov, repose maintenant surtout sur le polymorphisme : recours aux formes variées du vers, en y incluant l’accent tonique (тоника), procédé rare à l’époque dans la poésie littéraire russe ; recours à l’alternance de vers rythmés et de vers blancs, au vers libre qui « rappelle surtout les vers libres de Verhaeren, de Vielé-Griffin » ; recours simultané à la technique raffinée de la poésie contemporaine et à la tradition poétique nationale. Aussi est-il significatif que Brioussov éditeur n’inclue pas dans la composition du livre de Dobrolioubov ses miniatures en prose, pensant sans doute que le polymorphisme devait avoir certaines limites.

La complexité de la voie qu’a suivie Brioussov pour saisir le caractère unique et novateur de la poésie de Dobrolioubov, est une preuve de l’inexactitude fondamentale de la formule rapide de Blok, placée dans le titre de cette étude : non, à la limite des deux siècles, « tout cela » n’existait pas encore chez les Français, bien que Dobrolioubov, à la différence de la majorité de ses prédécesseurs et contemporains russes (à la différence de ce même Brioussov, attiré dans une large mesure par l’expérience du symbolisme français des générations antérieures) eût une connaissance tout à fait admirable de la poésie française contemporaine et, ce qui est le plus important, utilisât cette connaissance dans son œuvre propre. Comment cette orientation vers la toute nouvelle poésie française se manifestait-elle concrètement ? D’abord par la volonté de créer non des poèmes isolés, mais des volumes de poésie achevés, avec une composition précisément élaborée et comprenant à leur tour des divisions et des cycles qui les organisaient. La répartition très sophistiquée des différents éléments était due à la numérotation des poèmes et des cycles mais aussi à l’inclusion des cycles dans les cycles, à un système de dédicaces et d’épigraphes au début des divisions, des cycles et des vers isolés etc. En ce sens on peut dire que Dobrolioubov avait comme prédécesseurs immédiats en France des poètes comme Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Mallarmé.

Cette organisation particulière de l’ensemble caractérise les trois livres du poète, et pour les vers et la prose publiés dans des revues, on la trouve parfois dans l’utilisation des cycles et de la numérotation des œuvres. La volonté d’organiser un volume comme une unité particulière hypertextuelle donne un rôle extrêmement actif aux composants marginaux, qui permettent de renforcer cette unité : dédicaces de tout genre, épigraphes, sous-titres, renvois à des œuvres appartenant à des arts différents (y compris des tableaux réels et des œuvres musicales), indications du rythme de lecture au moyen de termes musicaux, etc.

Autre moyen très important de créer un ensemble, le caractère essentiellement polymorphe des volumes, qui contiennent, à côté des vers de type traditionnel et des vers nouveaux (en premier lieu, le vers tonique et le vers libre), de la prose et ce qu’on appelle des textes vides (c’est-à-dire qui ne comprennent que le paratexte). En outre le vers libre apparaît chez Dobrolioubov substantiellement plus souvent que chez ses prédécesseurs français, mais ce vers lui-même semble plus débridé que l’analogue français de ces années-là.

Remarquons aussi que, dans les livres de Dobrolioubov, la métrique traditionnelle est également affectée d’une série de traits novateurs – par exemple, nombre d’entre eux contiennent des vers non-rimés (vers blancs ; cf. une innovation semblable chez Rimbaud), qui font du poème, écrit en mètres traditionnels, un poème ouvert. Dobrolioubov est également l’un des premiers dans la nouvelle littérature russe à recourir au petit poème en prose, et cela (à la différence des Poèmes en prose de Baudelaire et Tourgueniev) justement dans le contexte d’un volume de poésie lyrique. Dans la littérature française, cette tradition remonte aux expériences de Rimbaud (Les Illuminations, Une saison en enfer dans les années 70 du XIXe siècle), de Mallarmé (dans ses publications en revue et dans ses recueils des années 1891, 1893 et 1897), de Huysmans, Laforgue (1886), et aussi d’autres poètes de tendance néo-symboliste – Louÿs, Saint-Pol Roux, Fort etc. En outre, Dobrolioubov, comme les poètes français, emploie dans ses poèmes en prose une strophe en versets, traditionnelle ou spécifique pour les miniatures en prose ; brièveté et égale mesure des strophes et, pour la majorité d’entre elles, tendance à se limiter à une seule proposition. Le verset idéal est peut-être celui de Solo, dans le premier livre de Dobrolioubov. Les différentes particularités de ce livre – par exemple, la présence de deux textes vides – permettent de dire que, pour certains aspects novateurs de son œuvre, il a pu devancer l’avant-garde de la poésie française. On peut le dire également de l’effet visuel particulier qui caractérise ce volume – pour la poésie française, on fait habituellement remonter cet effet au poème de Mallarmé Un coup de dés (1897, publication en revue ; il ne paraît en volume qu’en 1914) et à la « révolution visuelle » (Calligrammes ) d’Apollinaire.

Enfin, il convient de noter une série de traits qui caractérisent la prose poétique et la poésie de Dobrolioubov et dont il est difficile d’imaginer la présence dans la poésie française de cette époque. D’abord, le recours aux motifs et aux formes de ce qu’on appelle la « foi populaire », qui s’appuient sur la tradition des variantes populaires de la poésie liturgique russe. On peut dire que Dobrolioubov a soumis à une érosion évidente les frontières entre ce qui est littéraire et ce qui n’est pas littéraire, on n’en veut pour preuve que l’inclusion dans le contenu du troisième livre, à côté de textes littéraires, de textes liturgiques et journalistiques, organisés capricieusement en un ensemble polymorphe. Tout ceci pris ensemble permet de dire que Dobrolioubov ne fut pas seulement et même ne fut pas tant un simple disciple des poètes français, qui, après avoir subi leur influence, rejoignit la poésie spécifiquement russe de la « foi populaire », qu’un authentique novateur : en effet, dans toutes les étapes de sa création, il prit en compte, en véritable maître, aussi bien la poésie française et, plus largement, la poésie universelle, que la poésie populaire russe dans ses différentes formes, et cet alliage original donna cette expérience poétique unique. Expérience que ne comprirent ni n’apprécièrent à sa juste valeur les contemporains, qui admiraient Dobrolioubov comme homme, non plus que ses successeurs, habitués à voir en lui plutôt une figure marginale qu’un très original écrivain, ouvrant des voies nouvelles à la poésie non seulement russe mais universelle.

 

 

 

 

(Trad. Y. A.)


 


La symbolique dans Le Jardin de Bérénice,

roman de Maurice Barrès

 

 

Natalia Stepanovna

Université d’Etat de Saint-Pétersbourg

 

 

            Le Jardin de Bérénice de Maurice Barrès se présente comme un roman d’un genre nouveau, directement opposé au genre naturaliste. A la frontière des deux siècles, la forme classique du roman semblait bien épuisée. L’écrivain revendiquait son indépendance. Il n’entrait plus dans ses intentions de représenter la société ni de formuler des jugements. Il partait d’une interprétation subjective, essayant de connaître le monde dans sa totalité. Cette période fut marquée par un regain d’intérêt pour l’irrationnel, qui se transforma par la suite en culte du sentiment et de l’instinct. La psychologie explorait l’inconscient dans le comportement de l’homme.

            Bérénice est un être qui n’est fait que d’instinct, qui n’a aucun lien avec son milieu. Le monde dans lequel elle vit est symbolisé par un jardin où ne règne que l’instinct. Le lecteur a devant lui un espace borné. Et c’est justement dans cet espace que Philippe, le héros du roman, se sent heureux. Le jardin de Bérénice le fait pénétrer dans les profondeurs du principe de l’univers, dans le domaine du suprasensible. Barrès pense que ce domaine n’est accessible qu’à l’instinct, l’opposant par là à la pensée scientifique. Cette idée, inspirée par l’époque, exerça une influence considérable sur le développement ultérieur de la littérature française. Les représentants de la littérature nouvelle estimaient que c’était là le moyen de saisir l’univers intérieur de l’homme dans toute sa complexité et ses contradictions.

            Le héros voit son avenir lié à l’instinct, qui l’aide à briser l’enveloppe de l’individualisme. Philippe commence à comprendre qu’il a souffert de n’avoir pas de tradition, de lien avec ses ancêtres. Bérénice peut l’aider, car elle apparaît comme le prolongement de cette race qui autrefois peupla la plaine d’Aigues-Mortes. Philippe ressuscite imaginairement la glorieuse histoire des ancêtres. C’est maintenant un désert silencieux, recouvert de forêts et d’innombrables étangs et c’est dans cette plaine, loin de la bruyante agitation de la ville, que s’est installée Bérénice. Philippe imagine qu’elle a peut-être vécu avec ses ancêtres du XVe siècle, si proches de la nature et qui ne faisaient qu’un avec elle. Bérénice est devenue une sorte d’ « amarre » qui permet au héros de fixer les fils qui le rattachent à ses ancêtres. Ce lien est vital pour Philippe, car l’orgueilleux individualisme a cessé de le satisfaire. Ainsi Bérénice est-elle un moyen de pénétrer dans le domaine de l’inconscient et un des maillons de la chaîne qui relie le héros à ses ancêtres. C’est peut être pour cela que Barrès appelle Bérénice « Petite-Secousse ».

            Le roman présente finalement une théorie de l’individualisme, où Bérénice apparaît comme une expression allégorique du « moi » du héros, qui croit sincèrement aux vertus de l’instinct. Une éthique du « moi » se constitue pour que ce « moi » finisse par s’abandonner totalement, sans réserve, au pouvoir de l’instinct. Cette situation, élevée justement par Barrès à la hauteur d’un idéal, apparaît comme la condition première de l’individualisme.

            Cette théorie est d’abord exposée dans deux romans : Sous l’œil des barbares (1888) et Un homme libre (1889). Les trois romans entrent dans une trilogie dont le titre collectif est Le Culte du moi. Au centre de la théorie, l’éducation de la sensibilité, c’est-à-dire l’expérience de tous les sentiments qui existent dans le monde. Pour mener à bien son projet, Barrès réalise des expériences intellectuelles qui incitent à tenter différentes formes de vie et qui permettent de connaître toutes les faiblesses et les vertus de l’humanité. Ce genre d’occupation a reçu le nom de dilettantisme, qui correspond à une mentalité contemporaine, et dont le coryphée est Ernest Renan, que Paul Bourget appelle « le philosophe du dilettantisme ».

            Tout au long de la trilogie, le « moi » subit une évolution en trois étapes. La première consiste simplement à vivre en observant l’expérience d’autrui et en accumulant sentiments et émotions variés. Dans la deuxième étape, le « moi » commence peu à peu à s’ouvrir au domaine de l’inconscient, mais il n’y disparaît pas ; au contraire, il acquiert et parfait une compréhension plus vraie des choses. Enfin, dans la troisième et dernière étape de l’évolution, le « moi » se tourne vers l’humanité à la recherche d’une harmonie. Il faut préciser en outre que l’humanité, dans la conception de Barrès, n’inclut pas seulement ses ancêtres qui se sont établis autrefois dans l’antique Lotharingie mais aussi la société contemporaine à laquelle le héros a l’intention de « revenir », après avoir quitté sa tour d’ivoire. C’est justement la recherche d’harmonie entre l’individuum et la société, qui devient le point central du roman Le Jardin de Bérénice. C’est une sorte de traité sur la manière de concilier les exigences de la vie intérieure avec les obligations de la vie sociale.

            Après avoir renforcé par d’innombrables exercices son individualité, le « moi » du héros est prêt à l’action. Les principaux sujets de la trilogie sont, d’une part, le passage de la contemplation à l’activité réelle, d’autre part, la sortie de la solitude vers l’union avec la collectivité, puis le refus du pessimisme pour la foi dans l’action, enfin l’évolution ultérieure de la vision du monde de l’écrivain. La trilogie s’achève avec la découverte de la doctrine nationaliste de « la terre et les morts ».

            Le roman commence avec la candidature de Philippe à la députation, au temps du boulangisme. Les élections sont un succès et désormais son « moi » peut se réaliser dans la pratique. Dans une réunion électorale à Arles, il rencontre Bérénice qu’il a connue petite fille. Tous deux sont ravis de ces retrouvailles. Bérénice lui raconte qu’elle vit dans la petite ville d’Aigues-Mortes, à trois heures de route. Elle lui apprend aussi qu’elle connaît Charles Martin, l’adversaire politique qui lui dispute la faveur des électeurs.

            L’enfance de Bérénice s’est passée au château de Joigné, bâti par le roi René, qui fut duc de Lorraine au XVe siècle. Par la suite, le château est devenu un musée dans lequel son père a été employé comme gardien. La mère, une femme de mœurs libres, ne s’est presque pas occupée de sa fille. Aussi celle-ci a-t-elle grandi dans une solitude complète, errant des journées entières dans le château au milieu des tableaux et des tapisseries, dont les sujets ont éveillé dans l’imagination de l’enfant divers rêves et fantaisies. Cette atmosphère a formé une âme sensible et raffinée. Vivant sans cesse dans le monde des rêves, Bérénice ne soupçonnait même pas l’existence d’une vie active. Dès ce moment, Philippe a vu dans l’enfant une âme-sœur : « O ma chère Bérénice, combien vous êtes près de mon cœur ».

            Quand Bérénice a dix-sept ans, elle s’éprend de François de Transe, un jeune homme appartenant à une grande famille. Mais les parents du jeune homme n’approuvent pas les relations de leur fils et décident de l’éloigner par un long voyage. Bérénice supporte difficilement la séparation. Lorsqu’elle apprend la mort du bien-aimé, la pauvre Bérénice a beaucoup de mal à surmonter son chagrin.

            L’introduction des épisodes concernant la vie réelle de l’héroïne maintient l’intérêt du récit et fait supporter au  lecteur un itinéraire difficile dans le labyrinthe de la théorie philosophique et des spéculations de l’auteur. Cette structure permet de sympathiser avec l’héroïne, de vivre avec elle son chagrin et de pénétrer dans son être fragile et tendre.

            A première vue, les événements décrits dans le roman se déroulent comme dans la vie : l’arrivée de Philippe à Arles, la rencontre avec Bérénice, le récit de l’enfance et de l’amour malheureux de l’héroïne. Mais cette réalité est accompagnée de réflexions philosophiques qui empêchent de prendre Bérénice pour un être réel, elle devient symbole, substance amorphe, une « petite secousse ». Le lecteur a sous les yeux une Bérénice irréelle, devenue l’un des éléments qui composent la subtile organisation de la théorie barrésienne. D’un point de vue littéraire, semblables digressions aboutissent au symbolisme. C’est au symbolisme qu’appartient cette tendance à introduire l’exception dans le fouillis de la quotidienneté, à amener par une élaboration insensible les images et les phénomènes de la réalité ordinaire aux frontières du mysticisme.

            Les cinq premiers chapitres du roman font comprendre que l’histoire de Bérénice n’est pas pour l’auteur une fin en soi. Elle sert plutôt de toile de fond au long développement de la théorie de l’individualisme. L’idée du roman définit sa structure. Elle est bâtie en accord avec cette théorie, et suit le schéma correspondant. Et dès que le schéma existe, par voie de conséquence, l’aspect littéraire lui est soumis.

            Bérénice qui incarne le domaine de l’inconscient, est opposée à Charles Martin, un positiviste, qui ne vit que dans le monde matériel et ne reconnaît pas le monde des rêves. Aussi se présente-t-il face à Bérénice comme un « barbare », un de ceux qui, selon la vision du monde de Barrès, ont sur la vie et le monde environnant un regard différent. Ces « barbares » sont susceptibles de jouer un rôle fatal dans le destin de la principale héroïne. Le conflit central du roman repose sur l’opposition de Bérénice et de Charles Martin. Leur caractère et leur conception de la vie sont tout à fait différents. L’héroïne a une âme tendre et blessée. Martin est d’une autre trempe que Bérénice, il n’a pas sa fine sensibilité, n’est pas aussi rêveur, mais a en revanche, pratiquement et solidement, les deux pieds sur terre. Des gens comme lui pensent que leur manière de voir les choses est la plus sensée, et que toutes les autres voies ne sont que pure absurdité ou simulation. Quand Martin parle de la nature, il manque à ses discours ces épithètes qui pourraient souligner la beauté des étangs, de la plaine, du ciel… Surtout, il se refuse à prendre le paysage de la plaine d’Aigues-Mortes tel qu’il est, et propose de le refaçonner à son goût. Au contraire, Bérénice perçoit la nature instinctivement, et son âme sensible la met en pleine harmonie avec elle.

            L’image des « barbares » est un symbole direct qui sert de pivot à l’œuvre, pénètre l’organisation de l’intrigue et forme la base du développement des autres idées symboliques et de leur relation entre elles.

            Philippe accueille Bérénice et Martin de même façon, sans les séparer ni rejeter aucun des deux. « En même temps que Bérénice, se dit Philippe, liait ainsi par de ténues sentimentalités mon âme à Aigues-Mortes, je fortifiais cette union par les tout petits renseignements que m’avait donnés cet esprit sec de Charles Martin ». Le héros voit l’univers comme le perçoit Bérénice, magnifique, enveloppé d’un religieux mystère. Mais en même temps, il est séduit par la vision du monde de Charles Martin et l’ensemble de détails du quotidien qui supprime toute aptitude au mouvement. Si Martin symbolise la pensée et Bérénice l’instinct, Philippe réunit les deux symboles et forment la synthèse de l’intellectuel et du sensible. Enfin, le but est atteint, le héros a acquis la connaissance et l’expérience, qui lui permettront de vivre au milieu des hommes et de leur être utile.

            La figure de Bérénice acquiert dans le roman une signification symbolique. Non seulement elle apporte une caractérisation complémentaire au héros, mais elle devient également la dominante psychologique du roman. L’héroïne a donné à Philippe la possibilité de découvrir son destin. Ce qui signifie que son « moi » individuel s’est transformé en un « moi » collectif. Les motifs du passage de la contemplation à l’activité effective, le refus de la solitude et du pessimisme constituent l’une des conceptions fondamentales de la doctrine barrésienne de « la terre et les morts ».

            Instrument de connaissance, la symbolique met en lumière les principaux aspects de la position de l’auteur. C’est grâce à elle que s’édifie la voûte de l’édifice philosophique qui constitue sa vision de l’univers, que se forment ses principes esthétiques. Barrès avait-il sa propre philosophie ? Certainement. Le positivisme ne pouvait plus expliquer certains phénomènes de la vie.

            « Le symbolisme » de Barrès exprime la nouvelle vision du monde de la génération des années 80 du XIXe siècle. Pour exprimer sa pensée, l’écrivain crée ses moyens littéraires propres. Il s’entretient avec le lecteur par des symboles et des allégories qui sont à la fois sources d’information et facteurs d’action psychologique. La symbolique donne un sens plus fort aux tableaux pittoresques, réalise le passage du particulier au général, est un point culminant de la généralisation poétique. Une telle œuvre se caractérise par une forme extrêmement complexe, des procédés subtils et exige de ce fait une lecture métaphysique complexe.

 

 

 

 

( Trad. Y.A. )


La dramaturgie de Michel de Ghelderode

et l’esthétique d’Antonin Artaud

 

 

E. V. Kiritchouk

( Université d’Omsk )

 

 

            La dramaturgie de Michel de Ghelderode (1898-1962) est, dans la littérature européenne du XXe siècle, un phénomène tout à fait particulier. L’écrivain, qui dit de lui-même : « Je suis de Flandres », et qui estime que sa patrie spirituelle est le Moyen-Âge et le début de la Renaissance, transporte l’action de la plupart de ses pièces au XVIe siècle. Ghelderode est inspiré par la peinture hollandaise et espagnole des XVe, XVIe et XVIIe siècles, celle de Jérome Bosch, de Brueghel, du Greco, de Velasquez, Van Eyck. Beaucoup de ses pièces sont conçues comme des interprétations de la tradition picturale et de la dramaturgie : ainsi, le tableau de Bruegel le Vieux, La Pie sur le gibet, a donné le sujet et le titre d’une de ses pièces et l’idée d’une autre de ses pièces, Escurial, est née de « l’impression produite par deux toiles du Greco et de Velasquez, peintres si merveilleusement contemporains qu’ils ne cessent de nous ravir ». Sur l’un des tableaux, celui du Greco, est représenté un roi « aux yeux de phtisique », sur l’autre un bouffon, « portrait d’un nain moustachu, qui pose la main sur la tête d’un chien aux yeux humains. Au contraire, le nain n’a plus rien d’humain, il est de proportions athlétiques et évoque un petit géant. » Ces personnages deviennent les héros d’ Escurial et de L’Ecole des bouffons (Théâtre, t.I et III, Gallimard).

            L’Ecole des bouffons fut représentée pour la première fois en 1953 à Paris. Elle suggéra aussitôt des comparaisons avec les idées d’Artaud sur le sens du théâtre comme art particulier. Michel de Ghelderode nia une possible parenté avec le manifeste d’Artaud, Le Théâtre de la cruauté. En réalité, l’idée de la pièce de Ghelderode date de 1936 tandis que le thème de la cruauté comme fondement de l’action théâtrale apparaît plus tôt, en 1925.

            Le problème de la cruauté est résolu par les deux écrivains de façon différente, mais ils se rapprochent indubitablement sur un point au moins, la priorité donné à un théâtre vrai.

            Extrait d’un interview de Ghelderode : « Question. Etiez-vous au courant des théories d’Antonin Artaud sur le théâtre de la cruauté et de ses recherches dans cette direction quand vous avez créé vos propres œuvres ? Réponse. Non. Je n’ai connu Artaud qu’après la guerre, après avoir déjà écrit mes grandes pièces. Pourtant il existait des idées qui traînaient dans l’air bien avant Artaud…Je n’ai jamais été séduit par les théories, ni parlé du théâtre, je l’ai écrit » (Les Entretiens d’Ostende. L’Arche, Paris, 1956)

            Selon son propre aveu, après la création de L’Ecole des bouffons, il a songé à quitter le théâtre. La pièce est considérée avec raison comme l’une de ses meilleures œuvres dramatiques.

            Le personnage principal de cette pièce est le bouffon Folial, qui apparaît dans plusieurs pièces successives. Dans le drame d’ Escurial, il est condamné à mort sur l’ordre du roi d’Espagne Philippe et dans L’Ecole des bouffons, il joue encore un jeu cruel avec ses anciens maîtres. Ce procédé caractérise le théâtre de « l’emploi » ou la commedia dell’arte, mais le dramaturge explique un peu différemment son penchant pour Folial : « Mes personnages vivent auprès de moi en famille, et, suivant les nécessités, je choisis ceux qui me conviennent davantage. Je ne vois aucune incohérence dans le fait que j’appelle à nouveau mon héros à la vie – quand j’ai besoin d’un valet, je prends un des anciens, si on peut dire, sans changer de livrée ».

            Ainsi, le personnage de théâtre est pour Ghelderode une figure prise dans une série de marionnettes, de poupées, dont on peut jouer selon les sujets des différents spectacles. Chaque poupée ou figure a un contenu défini, une signification qui souvent sort des cadres de l’intrigue du spectacle. Le bouffon flamand Folial porte en lui l’énigme du « rire flamand », le principe grotesque. C’est un antihéros qui est étonnamment proche de l’auteur lui-même, car c’est justement à ses répliques que Ghelderode donne un contenu qui est au fond un manifeste de son théâtre. « La cruauté, c’est avant tout la réalité, une image précise et juste. Tenez, un exemple : Rembrandt est cruel quand il représente la chair. Goya quand il peint les rois. Goya ne mentait pas et était cruel. Enfin, Brueghel, qui peint des figures de paysans très réels sur un fond de paysages parfaitement fantastiques, cette disparité est cruelle ».

            La cruauté, pense Folial, c’est le secret de l’art du bouffon. L’idée de bouffonnerie coïncide avec l’idée de représentation théâtrale, où le théâtre est un monde grotesquement inversé, reflet de la réalité et qui met en lumière la vérité de l’existence humaine. Ghelderode utilise pour incarner cette idée le procédé du théâtre dans le théâtre, si apprécié des théoriciens du drame d’avant-garde comme Alfred Jarry et Antonin Artaud.

            La composition du drame est basée sur le développement de trois intrigues : le jeu du roi Felipe avec son ancien bouffon Folial (le roi lui envoie une lettre l’informant de la mort de Venerande, fille de Folial), le jeu des 13 bouffons avec leur maître (ils représentent sur la scène la mort de Venerande) et, se développant sur le fond de la représentation bouffonne, le rôle tragique de Folial qui intègre la souffrance produite par l’atroce nouvelle au jeu cruel de la vie, en donnant aux bouffons une leçon de son art.

            La cruauté pénètre ce spectacle, elle est propre à tous les personnages sans exception. La lettre de Felipe à Folial est le lien qui rattache les deux drames, Escurial et L’Ecole des bouffons. Le roi raconte l’histoire de la mort de Vénérande, en cachant sa joie mauvaise sous le masque de la sympathie (Venerande est la fille de Folial et de la reine Isabelle, épouse de Felipe). Le roi d’Espagne envoie au roi des bouffons deux masques mortuaires : le beau visage de sa fille et le masque, déformé par une grimace repoussante, de Folial II, son meurtrier. Le sens de ce présent est facilement deviné par Halgutt, chef des bouffons. Le but du roi est de se venger de Folial et d’en finir avec lui. Les bouffons qui jouent devant Folial la scène du meurtre de Venerande tuée par Folial II, espèrent remporter la victoire sur leur maître, ce qui anéantirait sa prééminence. Mais Folial s’élève au-dessus du projet pervers et de cette farce cruelle. Ayant joué la scène feinte de sa mort, ayant convaincu Halgutt de sa vérité, mais aussi les 12 autres bouffons, il se lève d’entre les morts, le fouet du châtiment à la main. Folial oblige Orrir et Bifron, qui ont joué les rôles de Venerande et de Folial II, à mettre leurs masques mortuauires. Les bouffons forment le cortège des funérailles, tandis que Folial les cingle de son fouet. Il les chasse tous et reste seul. Folial : « Ah ! enfin! Vous entendez raison ! Ecoutez votre vieux maître, écoutez…Je vais vous dire, je vais vous dire toute la vérité…Le secret de notre art, de n’importe quel art, du grand art, de cet art qui se veut éternel !…C’est la cru-au-té !… »

            Le sens de l’art n’est pas de créer l’illusion de la réalité, ni de s’en moquer en détruisant les représentations sacrées des mystères de la vie, comme le font Bifron et Orrir, mais d’aller jusqu’au bout, en faisant apparaître l’être grotesque de la réalité où se cachent également et le beau et le laid, en rapports d’antinomie (bouffon et roi). Justement, selon Ghelderode, Folial n’est absolument pas laid, il est simplement de petite taille, alors que ses bouffons sont monstrueux, comme le montre leur nom : Bifron (à deux têtes) et Orrir (horrible). L’extérieur monstrueux révèle la bassesse de l’âme. Dans ce cas, le masque colle au personnage et découvre le visage intérieur. Le masque de bouffonnerie de Folial n’est qu’une concession du destin au rôle qu’il a le courage de jouer dans la vie. La pièce se termine par la remarque de Ghelderode : « Une minute il reste pensif, ses yeux grand ouverts pleins de larmes. Ensuite il recommence à fouetter le vide de son fouet, au début faiblement, puis de plus en plus fort, déjà à nouveau maître de soi, la joie envahit son visage couvert de larmes, avec les libres mouvements du semeur il fouette l’espace, ses mouvements de plus en plus larges, il se fouette lui-même sans pitié, sans sentir la douleur, comme un automate, tragiquement ».

            Folial, dont la figure laisse apparaître celle de l’auteur, passe par les « tortures de l’enfer » (Akutagawa), mais il parvient à la vérité au prix de la souffrance. On ne doit pas soupçonner Ghelderode d’inutiles penchants à la cruauté, et l’écrivain lui-même a répondu lui-même à des objections de ce genre : « La vocation de tout théâtre, y compris le mien, n’est pas de consoler ou d’attrister. Le théâtre médiocre n’est capable que de divertir, mais le vrai élève le spectateur et l’arrache à la terre. La morale ici n’a rien à faire ». Ghelderode a reconnu ce qu’il devait aux arts plastiques. La peinture du Greco et de Velasquez sont pour l’auteur une émotion visuelle qui précède le jugement de la raison. Un tableau, une toile sont perçus comme des images statiques et en même temps plastiques. Meyerhold, dans ses études sur le théâtre, a parlé de la plastique de la statuaire comme une forme de création de l’image scénique. Antonin Artaud dans son essai La Mise en scène et la métaphysique bâtit une conception d’une langue nouvelle pour le théâtre d’après l’exemple de l’effet visuel et émotionnel produit sur lui par le tableau de Lucas de Leyde, Loth et ses filles, qu’il vit au Louvre.

            Lucas de Leyde est un primitif flamand assez peu connu, mais c’est justement son caractère de primitif qui explique l’intérêt d’Artaud. La toile de ce peintre est privée de perspective et les différents plans sont placés sur une seule surface plane, ce qui permet, dans la scène où Loth regarde ses filles, de voir une signification plus profonde, de déchiffer le mythologème biblique. La toile est divisée en plusieurs fragments d’espace : Loth et ses filles, centre de la toile ; le fond, un paysage avec un ciel menaçant et la mer ; autre fragment, une tour noire sur les rochers etc…

            La confusion des différents plans oblige à lire la tragédie de Loth comme l’annonce d’une catastrophe universelle, jointe à la vision du monde médiévale, à son attente apocalyptique.

            La forme plastique de la peinture créée par Lucas de Leyde exerce d’abord, selon Artaud, une influence suggestive sur le spectateur, crée un effet d’association visuelle et auditive. Ce qui se produit si on tient compte de la suite des différents plans, qui se transforme en une série virtuelle de notions métaphysiques : le Chaos, le Destin, le Devenir.

            L’objet du théâtre, selon Artaud, perd ses traits de réalité et passe dans le domaine de la perception, de la réception quand l’affect émotionnel exprimé dans la conscience du spectateur devient le but véritable du spectacle théâtral. Comme Ghelderode, Artaud vise à créer un théâtre qui arrache le spectateur à la terre, où le spectacle ne doit pas être perçu comme une copie de la vie réelle. Son modèle idéal, quand on passe au théâtre, c’est, pour lui comme pour Ghelderode, la peinture des maîtres du Moyen-Âge dont les sujets irréels s’appuient sur un canevas mythologique ou ont un sens allégorique. Ainsi par exemple, Le Jardin des joies terrestes de Bosch, Dulle Griet de Brueghel, les toiles déjà mentionnées de Velasquez, du Greco etc., exercent une influence directe sur Ghelderode quand il crée des pièces comme La Ballade du grand macabre, L’Ecole des bouffons, Escurial.

            Artaud, traitant, dans La Mise en scène et métaphysique et les Lettres sur le langage, du langage spatial de la scène, compare l’effet de ce langage à l’impression que laissent des peintures « comme Les Filles de Loth de Lucas de Leyde, comme certains des Sabbats de Goya, certaines Résurrections et Transfigurations du Gréco, comme La Tentation de saint Antoine de Jérôme Bosch, et l’inquiétante et mystérieuse Dulle Griet de Brueghel le Vieux ». Artaud les voit comme un théâtre muet qui a plus qu’un sens extérieur : « Toutes ces peintures sont à double sens et, en dehors de leur côté purement pictural, elles comportent un enseignement et révèlent des aspects mystérieux ou terribles de la nature et de l’esprit ».

            Dans les conceptions dramatiques et dans la pratique d’Artaud et de Ghelderode, les formes plastiques renvoient au domaine de la poétique du théâtre nouveau qui se développe en France depuis le début du XXe siècle et qui a reçu le nom de théâtre d’avant-garde.

 

 

 

 

( Trad. Y.A. )


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

III

 

Philosophie



L’eudémonisme et la littérature « fin de siècle »

 

 

Mariana Chakhnovitch

(Université de Saint-Pétersbourg)

 

 

             À la fin du XIXe siècle, siècle qui pour l’historien de la culture se prolonge jusqu’au 1er août 1914, sont apparues de nouvelles orientations et tendances artistiques, littéraires, philosophiques, qui ont été alors perçues comme des phénomènes de crise et de décadence, mais qui n’en ont pas eu moins d’importance et de conséquences. La même chose s’est produite il y a plus de deux mille ans lors de l’apparition des écoles philosophiques de la Grèce, de l’expansion du christianisme, qui concurrençait des religions parentes et en triomphait, et la même chose se reproduit aujourd’hui. Ce qu’on appelle « fin de siècle », c’est, en réalité, non une période de « fin » mais au contraire une période de maturation, le commencement de quelque chose de nouveau, dont on peut discerner les germes. Les époques « critiques » analogues introduisent une remise en question des valeurs, une quête spirituelle profonde d’un nouvel idéal eudémoniste. Finalement, tout ce que nous appelons doctrines « nouvelles » tend à faire apparaître, de façon plus ou moins claire, des voies d’accès au bonheur : les unes, ici et maintenant, les autres, pour un autre monde ; les unes concernent l’individu ou la personne, les autres veulent sauver l’humanité entière.

            Nous pouvons dire que dans l’histoire de la culture européenne il existe également un « retour éternel » de quelques paradigmes eudémonistes. Ces paradigmes se sont constitués à l’époque de l’hellénisme quand la recherche spirituelle, appelée par la crise de la conception du monde, fit surgir deux grandes écoles philosophiques : le stoïcisme et l’épicurisme. On peut observer des analogies entre l’épicurisme, le stoïcisme et le christianisme. Déjà David Strauss ( Das Leben Jesus für das deutsche Volk. Leipzig, 1864, p.184), remarquant les liens qui rattachent le christianisme à la philosophie antique, montrait que la notion de miséricorde, l’idée que « faire le bien est plus agréable que faire le mal », se trouvait à la fois dans l’épicurisme et dans le christianisme.

            C’est ainsi que le christianisme aussi bien que l’épicurisme et le stoïcisme cherchaient le chemin du salut (pour les rapports entre l’épicurisme et le christianisme, voir : W.A.Meeks, The First Urban Christians. New Haven, 1983, p.83-84; A.-J. Malherbe, Self-Definition among Epicureans and Cynics in Jewish and Christian Self-Definition. Ed. E. Meyer and E.P. Sanders, vol.3, London, 1982, p.46-59). L’idée de piété et de proximité de Dieu pour les sages, les motifs de l’affranchissement de la souffrance ont autant d’importance pour l’épicurisme que pour le christianisme. L’éthique épicurienne comme l’enseignement moral chrétien se caractérisent par un intérêt égal pour l’individu et la recherche du salut personnel, même si les deux doctrines demeurent diamétralement opposées. Le stoïcisme est plus proche du christianisme, et s’est répandu beaucoup plus largement que l’épicurisme qui, en affirmant que la mort est une disparition complète, rencontrait moins de faveur et ne pouvait résister à la popularité des cultes à mystères.

            L’épicurisme connut une vogue extraordinaire dans la Rome du déclin de la République et des débuts de l’Empire, où l’enseignement d’Épicure et surtout son éthique, son rapport avec les dieux et la mort, se reflétèrent dans le genre de vie, l’art, la poésie et la philosophie. C’est alors qu’on put y déceler deux orientations divergentes : la première, sous la forme de l’hédonisme vulgaire ou pseudo épicurisme, la deuxième, l’orientation authentique, qui préservait les traditions du Jardin d’Athènes. Ces deux tendances ont existé au cours des siècles, elles existent encore aujourd’hui.

            Cicéron a admirablement montré comment s’est opérée la vulgarisation de l’éthique épicurienne. Il a maintes fois fait remarquer que Lucius Calpurnius Pison, qui se considérait comme un épicurien, n’étant séduit que par un seul des termes de l’enseignement d’Épicure « le plaisir », n’en était pas un véritable adepte. Selon Cicéron, Pison exaltait la philosophie du plaisir, sans comprendre de quel plaisir il s’agissait (Red. Sen., VI, 13-14 ; Pis., 69). Il lui opposait les authentiques épicuriens, qui, même enfermés dans le taureau de Phalaris, assureront que cela ne les trouble pas, tandis que les soi-disant épicuriens, sous le mot de plaisir, entendent, non la sérénité de l’esprit, mais la gloutonnerie et l’ivrognerie (Pis., 20). Cette interprétation erronée de l’éthique épicurienne, Cicéron l’expliquait par l’ignorance.

            Sénèque, malgré ses convictions stoïciennes, était en pleine sympathie avec la doctrine d’Épicure. Comme Cicéron, il opposait l’épicurisme authentique au soi-disant épicurisme, et le défendait contre les faux épicuriens qui n’utilisaient l’enseignement d’Épicure sur le plaisir comme bien suprême que pour justifier leurs vices (De Vita beata, 13,2-4). Comprenant que pour Épicure le summum bonum est le plaisir, Sénèque démontrait avec finesse qu’à cette notion le philosophe athénien donnait un contenu idéal : le plaisir, c’est la même chose que la vertu. Pour le sage épicurien, l’art de la vie heureuse est impossible sans la justice, l’honneur et la vertu (Ep., XII, XIII, XXI et XXXIII ; R.D. Hicks, Stoic and Epicurean. London, 1910, p.172)). Sénèque écrivait : « Je rappelle plus volontiers les remarquables paroles d’Épicure, pour montrer à tous ceux qui se tournent lui avec une intention perverse, et dans l’espoir de dissimuler derrière un voile leurs vices personnels, qu’ils doivent, où qu’ils aillent, vivre dans la vertu. Lorsque tu approcheras de ces petits jardins et que tu verras l’écriteau :“Cher hôte, ici tu seras bien, ici le plus grand bien est le plaisir”, le gardien de cette demeure, hospitalier et humain, t’accueillera avec empressement, te nourrira d’un brouet d’orge, te versera de l’eau en abondance et dira : “As-tu été bien accueilli ? Ces jardins n’excitent pas la faim, mais l’apaisent, et les boissons ici n’augmentent pas la soif, mais l’apaisent par un remède naturel et gratuit. C’est dans ces plaisirs que j’ai vieilli.” » (Ep., XXI, 9-10). Sénèque comprenait qu’à son époque on ne pouvait plus distinguer nombre de préceptes éthiques venus d’écoles philosophiques concurrentes. Plus tard, on verra d’aussi bizarres contaminations lorsque s’élaborera la doctrine chrétienne.

            L’héritage d’Épicure, philosophe éminent de d’époque hellénistique, intéresse autant les érudits de la fin du XXe siècle que ceux des siècles passés. Épicure a créé une école philosophique qui continuera d’exister jusqu’au VIe siècle, et qui servit de point de départ au développement du matérialisme atomiste et de l’éthique à l’époque de la Renaissance, puis des Temps modernes. Sa doctrine, exposée par Lucrèce, qui exalta son maître comme un Prométhée délivrant les hommes de la peur des dieux et de la mort, « guérisseur des erreurs des hommes », contribua à former une certaine tradition de la philosophie occidentale du XVIe au XIXe siècles. L’influence d’Épicure sur la philosophie des religions et la libre- pensée des Temps modernes peut être comparée à celle d’Aristote sur la théologie chrétienne médiévale, mais on peut considérer la doctrine des philosophes français des Lumières comme un « nouvel épicurisme ». En Russie, la philosophie d’Épicure exerça une influence sur le développement du matérialisme et de la libre-pensée.

            Dès l’Antiquité, on débattit du rôle de la tradition épicurienne, c’est-à-dire de l’importance de la transmission, de l’accueil et de l’interprétation des idées d’Épicure. La tradition épicurienne dans l’histoire de la philosophie et de la libre-pensée impliquait le refus du créationnisme, du providentialisme et de l’immortalisme, l’étude de la nature et un idéal eudémoniste purement terrestre. Cette histoire s’accompagnait d’un vif anti-épicurisme. Diderot écrivait qu’ aucun système philosophique ne fut moins compris et plus calomnié que le système d’Épicure. Les uns appelaient Épicure « le plus pourceau et le plus chien des philosophes », d’autres « un flambeau de la vérité ». Certains représentaient le Jardin comme un lieu de débauche, d’autres comme l’école de la plus haute morale. Épicure enseignait à se contenter de peu, et voici qu’on lui attribuait un enseignement de la licence et de la gloutonnerie. Il appelait à étudier la nature mais on l’assimilait aux adversaires de la science. On l’appelait « athée déclaré », alors qu’il reconnaissait l’existence des dieux. On le considérait comme un précurseur du christianisme, mais toutes les critiques adressées au christianisme s’appuyaient sur son œuvre. Les uns tenaient Épicure pour un philosophe éminent, un penseur original, rationaliste et optimiste, les autres pour un grossier ignorant, un compilateur déplorable, dualiste, mystique et pessimiste. Il n’y eut pas, pensons-nous, dans l’histoire de la pensée philosophique, de doctrine qui ait suscité autant d’avis opposés, et ce penseur n’a laissé personne indifférent à son enseignement.

            En 1968, Pierre-Maxime Schuhl, professeur à la Sorbonne (P.-M.Schuhl, Actualité de l’épicurisme in  Actes du VIIIe Congrès de l’Association Guillaume Budé. Paris, 1969, p.45-63) fit, lors d’un colloque de l’Association internationale Guillaume Budé spécialement consacré à la philosophie d’Épicure et à l’épicurisme, une communication qui portait le titre caractéristique « Actualité de l’épicurisme ». Il déclara que l’héritage d’Épicure était actuel parce que nous vivions à une époque de crise spirituelle, semblable à celle qui apparut à l’époque hellénistique en Grèce. La montée du mysticisme et de la superstition, la peur devant les catastrophes universelles, le déclin de l’autorité de la science nous forçaient à nous tourner vers ces remèdes auxquels Épicure proposait d’avoir recours contre les poisons de la société. Sa « tétrapharmacologie » a une grande importance pour créer un confort psychologique personnel et poursuivre la quête eudémoniste.

            À l’époque contemporaine, on constate que l’idée, si importante pour Épicure, de « l’irrelevance », connaît un grand succès. A. F. Lossev parlait de la nécessité socio-historique de la « l’irrelevance spirituelle », résultat de l’aspiration de l’homme hellénistique à se défendre devant le poids oppressant des organisations monarchiques et guerrières, au moment où se faisait sentir un besoin exigeant, irrépressible, de rentrer en soi, de conserver son repos intérieur au milieu des menaces de cataclysmes universels. Les dieux « irrelevants » d’Épicure, c’est l’idéal de l’épicurien qui vise l’ataraxie. Ces dei otiosi atomistes qui n’exigent pas de sacrifices, n’interviennent pas dans le monde des humains. La conception de l’ « irrelevance » des dieux ressemble à certaines doctrines chrétiennes de notre temps. En particulier, l’« athéisme théologique », né de la théologie protestante non orthodoxe, qui prêche l’absence de Dieu dans le monde, est formellement analogue à l’épicurisme qui supprime l’intervention des dieux dans la nature et la société. Un philosophe français (A.J..Malherbe, La Théologie matérialiste d’Epicure in Archives de la Philosophie, 1977, t.40, cah.30, p.363) a estimé que la théologie d’Épicure était plus haute et plus précieuse que l’ « athéisme matérialiste », car elle impliquait les figures impérissables et bienheureuses des dieux.

            A propos du rôle que joue pour l’humanité l’éthique eudémoniste épicurienne, l’éminent historien de la philosophie antique, l’Italien Ettore Bignone  , écrivait que c’est seulement quand la peur du surnaturel viendra à bout de l’homme, quand on n’accèdera plus à la connaissances que par la voie de révélations mystiques, quand la réalité effective se révélera pleine d’illusions et de terreurs, quand l’existence terrestre sera désespérément et finalement condamnée , quand l’homme n’aspirera qu’à quitter ce monde le plus vite possible, c’est seulement alors que la philosophie d’Épicure mourra. Mais tant qu’existera en l’homme l’espérance, tant qu’il rêvera de trouver par ses propres forces le sens de la vie et d’acquérir le repos et la santé de l’âme, Épicure, ce médecin des âmes humaines, sera considéré comme un sauveur, et lui et ses successeurs maintiendront la foi en la possibilité de la connaissance de la réalité et de l’acquisition du bonheur.

(Trad. Y.A.)

 


La solitude, phénomène socioculturel du XXe siècle :

figures de la subjectivité dans le post-structuralisme français

( résumé )

 

O. O. Porochenko

( Université de Kazan )

 

 

            Tout en changeant de statut et de signification propre, le thème de la solitude traverse toute la culture du XXe siècle. Au début du siècle, la solitude apparaissait comme une conséquence de l’isolement ; au milieu du siècle elle était définie comme expérience socio-psychologique ; dans les années 90 du siècle, la solitude devient une situation ontologique. Ce statut ontologique lui vient du « post-structuralisme » français contemporain (Blanchot, Levinas, Foucault). La solitude n’est plus traitée à travers les catégories de la communauté mais se présente comme une catégorie ontologique, qui a sa place dans l’organisation générale de la vie. La solitude n’est pas l’isolement de fait de Robinson, ni l’impossibilité d’exprimer le contenu de sa conscience, c’est « l’unité indissociable de l’existant et de son acte d’existence » (Levinas). Ce paradigme de la solitude installe le Je humain au-delà des limites des processus culturels. Au sens socio-culturel, les hommes ne restent jamais seuls : nous sommes entourés d’êtres et de choses, avec lesquels nous entretenons des relations par la vue, le toucher, la sympathie, le travail en commun. Toutes ces relations sont transitives. « L’acte d’existence » se présente comme quelque chose d’absolument non-transitif, non-intentionnel, non-relatif. Les êtres peuvent tout échanger entre eux, sauf leur « acte d’existence ». Aucun élargissement des connaissances (information, science, éducation) et des moyens d’expression de soi (art, religion) de l’homme n’affectent ses rapports avec « l’acte d’existence ».

            Vers la fin du XXe siècle, la culture de « la foule solitaire » se transforme en culture du « dépassement de la solitude ». La fin du XXe siècle montre justement que la solitude de l’homme contemporain est comme une force motrice « du pouvoir de l’être sur l’acte d’existence », la culture du « dépassement de la solitude » devient le style de l’activité vitale de l’homme du XXe siècle et s’exprime dans les processus de subjectivisation, dans ce que Foucault appelle « les techniques du soi ». Pratiques par lesquelles les hommes n’établissent pas seulement des règles de conduite mais essaient de se transformer, de se changer dans leur existence singulière et de faire de leur vie une œuvre.

             La situation de la solitude dépassée, c’est une aspiration à un événement ontologique où l’existant est distingué de « l’acte d’existence ». Cet événement, Levinas l’appelle « hypostase » c’est-à-dire la réalité qui peut trouver son visage dans l’Autre. C’est justement à l’homme de la fin du XXe siècle, pourvu de la méthode de « déconstruction » de Derrida, de la catégorie lacanienne de « l’absence » et du principe deleuzien de la « différence » que s’ouvre la « béance » comme espace de liberté de l’existence « extatique ». La culture du « dépassement de soi » est caractéristique de toutes les époques « fin de siècle » et se caractérise non par une disposition au désenchantement mais par une situation de lassitude et d’irresponsabilité.

            Les traits principaux de la culture du « dépassement de la solitude » sont les suivants.

            L’époque du « dépassement de soi » transfère l’homme dans le temps de l’Autre. Les relations avec l’Autre problématisent l’homme, en l’arrachant à lui-même, et découvrent ainsi en lui de nouveaux possibles, le faisant plus riche mais au prix de la révélation des secrets de son âme. L’homme de la fin de siècle peut ainsi être appelé « un homme tourné vers l’extérieur ».

            « L’apathie » (Blanchot) comme principe d’énergie, étant esprit de refus et moment d’insensibilité, apparente l’homme de la fin du XXe siècle à « l’homme souverain » de Sade (Bataille). Le bonheur de cet homme, c’est la recherche des plaisirs en lien direct avec la destruction de la vie. L’homme contemporain a besoin d’un monde bouleversé, un monde à l’envers : cela explique le succès des films-choc des années 1980-1990 (Pasolini, Stone, Tarantino).

            La proclamation de « la mort du Sujet » est liée à la perte du courage et de l’héroïsme de ce Sujet. L’aspiration à la mort, c’est l’aspiration à revenir à la situation d’irresponsabilité. L’approche de la mort signifie que l’homme entre en rapport avec ce qui est « Autre ». La solitude est brisée par la mort. Le symbole de la culture du « dépassement de la solitude » est l’attrait croissant, dans les dernières années du siècle, pour les formes extrêmes du sport, qui comprennent, outre un instant de sortie « hors de soi » dans l’acte d’existence, l’expérience des limites du corps et une technique de « dépassement de soi », ainsi que la confrontation avec sa personne.

            L’idéal de la culture du « dépassement de la solitude » devient la matérialité. L’homme contemporain cherche la vérité dans l’être, l’objectivité, la corporéité (mode, effet « top-model ») et la spatialité (conceptualisme). Ainsi, les anti-humanistes contemporains estiment-ils que l’individu est semblable à n’importe quelle autre substance et ne possède aucune marque distincte qui lui permette de devenir une réalité à part entière. La culture de la matérialité rassure « le Sujet hystérique », tourmenté par la désagrégation et le schisme qui divisent son être intérieur.

            Passivité, vulnérabilité, capacité de se mettre à la place d’autrui, voilà les traits du nouvel « humanisme », qu’il faut nécessairement chercher au-delà de la vie intérieure, du pouvoir, de la foi, de l’ordre, de la culture.

            La position de l’homme au-dessus des lois et de l’ordre est constitutive de la « distance cynique » et de l’« éloignement ironique », règles du jeu de l’individu de la fin du XXe siècle. L’homme contemporain est un « sujet cynique ». L’esprit cynique n’est plus naïf, il est lucide et assume sa conscience mensongère. Les principes de la sagesse cynique consistent à traquer l’honnêteté et l’intégrité comme des traits infaillibles de malhonnêteté. La morale est donc interprétée comme une dépravation perverse, et la vérité comme la forme de mensonge la plus élaborée.

            « L’éloignement ironique » sous-tend l’activité sociale contemporaine par une attitude de « comme si ». L’homme contemporain va à l’église comme s’il croyait en Dieu, l’individu se conduit comme s’il croyait en la toute-puissance de l’administration, et le citoyen fait confiance au président comme si le président accomplissait la volonté du peuple. L’illusion structure la réalité sociale et l’activité sociale de l’homme.

            L’extériorisation du Sujet comme transfert des expériences secrètes vers l’extérieur constitue une autre réalité, virtuelle, de l’individu du début du XXIe siècle.

 

 

 

 

( Trad. S.V. & Y.A. )


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IV

 

Foi


 


Fátima – Pétrograd

de 1917 jusqu'à la fin du XXe siècle

 

Katarzyna Pereira et Maria Żurowska

 ( Université de Varsovie )

 

 

 

            La proclamation de François et de Jacinthe bienheureux est, dans l'histoire de l'Église catholique, un événement sans précédent: ces deux enfants sont les seuls enfants proclamés bienheureux, mis à part les Saints Innocents et les martyrs de l’Ouganda.

            Rappelons-nous les événements : le 13 mai 1917, François et Jacinthe Marto, frère et soeur, et leur cousine, Lucie dos Santos, sont  témoins de la première des six apparitions de la Sainte Vierge à Cova da Iria, près du village portugais de Fátima. "La Dame vêtue de blanc", comme les enfants l'ont appelée, se rend là le 13 de chaque mois, de mai jusqu'à octobre 1917 (hormis le 19 août, lorsque, en raison de l'arrestation des voyants, l'apparition a eu lieu dans un autre endroit). La Sainte Vierge est venue demander aux enfants de prier et de faire pénitence à l'intention des pécheurs et de la paix dans le monde. Peu après ces événements, François et Jacinthe meurent (François - le 4 avril 1919 et Jacinthe - le 20 février 1920), tandis que Lucie entre au Carmel de Coimbra, où elle est religieuse depuis maintenant  50 ans.

             Les apparitions de la Sainte Vierge, reconnues officiellement par l’Église 30 ans plus tard, attirent aussitôt des foules de fidèles, aussi bien du Portugal que d'autres parties du monde. D'autres apparitions aux trois bergers de Fátima, moins connues que les apparitions mariales, ont eu lieu avant que les enfants ne rencontrent la Vierge, et peuvent être considerées comme une préparation à cette rencontre, car elles furent une expérience de la communion non moins intense avec la réalité divine. Il s'agit des apparitions de l'Ange de 1916, un an avant la venue de la Sainte Vierge. L'Ange s'est présenté comme l’Ange de la Paix et l’Ange du Portugal

             À cette époque, la Première guerre mondiale faisait sa moisson depuis deux ans déjà. Le Portugal s’y trouve aussi impliqué, perdant chaque jour ses meilleurs fils et ses modestes ressources. De tous les côtés, ce n’était que larmes, ruines, destruction et mort… C’est alors que d'un bout du pays à l'autre, au-delà des rumeurs de guerre, un nom est répété de bouche à l’oreille, telle une promesse de paix, telle une invitation à la réconciliation: Fátima.

              La géographie et l'histoire n'ont point connu d’autre Fátima que la fille de Mahomet, morte en 632, la même dont le nom est repris au Xe siècle par la dynastie islamique des Fatimides et qui demeure le personnage central de la mystique de l’Islam, en particulier dans la branche chiite. Le nom de la localité date probablement de l'époque ou ces terres étaient occupées par les Maures.

              Outre la guerre qui submerge l'Europe, un autre cataclysme historique se prépare. Dès le 16 avril, Lénine se trouve  à Pétrograd; il est rentré de Zürich par l’Allemagne. Aussitôt arrivé, il se met à préparer ses thèses, il appelle au renversement du gouvernement provisoire et à la prise du pouvoir par les communistes, il s’associe à Staline. La Révolution d’octobre prend naissance…

                Et c'est alors que la Reine de la Paix, dans son amour infini, vient au secours du monde avec une proposition du salut. Elle se rend dans un petit village du Portugal, à l'endroit appelé Cova da Iria. C'est dans cet endroit que Lucie, François et Jacinthe rencontrent "la Belle Dame". Le cardinal Meissner, archevêque de Cologne dira: "La révolution anticommuniste a commencé à Fátima, avec la Sainte Vierge et les trois enfants".

              Un beau jour de mai, trois enfants ont décidé de se rendre, avec les brebis qui leur ont été confiées, aux pâturages de Cova da Iria, éloignés de 2 km de leur maison natale. Outre une petite parcelle de terre labourable, il n'y a que des arbustes et des oliviers.

              Tout d'un coup, une explosion de lumière. Effrayés, ils pensent avant tout aux brebis, persuadés qu'il va y avoir un orage. Lorsqu'ils s'approchent d'un petit chêne, la lumière se fait presque aveuglante. Au milieu d'un cercle de lumière, ils aperçoivent "une très belle Dame, comme resplendissante d’une lumière plus intense que le soleil". Ils sont effrayés et veulent s'enfuir. C'est alors qu'ils entendent une voix maternelle: "N'ayez pas peur, je ne vous ferai aucun mal". Lucie a le courage de demander: "D'où êtes-vous?"- á quoi la Dame répond: "Mon domaine, c’est le Ciel".

               Dès la première rencontre (et il y en eut six), "la Dame vêtue de blanc" leur demande s'ils sont prêts à souffrir pour compenser les péchés qui sont un outrage fait à Dieu et au Coeur Immaculé de la Sainte Vierge, et pour la conversion de pauvres pécheurs. Elle leur apporte dans les moments de souffrance un réconfort de la part de Dieu et elle envoie aussi vers eux une lumière qui, comme Lucie l'explique – "les a touchés au plus profond de leur âme et leur a permis de voir eux-mêmes en Dieu qui est lumière".

               Marie leur demande aussi de réciter le rosaire chaque jour pour que le monde retrouve la Paix, et elle s'en va, dans le bleu du ciel.

               Ce nouveau contact avec le Ciel les laisse à la fois perplexes et infiniment heureux. Jacinthe est la première à rompre le silence. Elle s'écrie: "Quelle belle Dame!"

                Environ cinq mille personnes assistent déjà à l'apparition du mois de juillet. À midi, "la Dame" resplendissante de lumière apparaît comme précédemment. Lucie lui demande de leur expliquer son nom et d'accomplir un miracle pour confirmer la réalité de sa présence. "La Dame" promet de révéler son nom au mois d'octobre et d'accomplir un miracle qui sera vu de tous pour qu'ils y croient. Elle demande aux enfants de prier pour les pécheurs et d'offrir des privations à leur intention. Les enfants ont ensuite une vision de l’enfer et un secret leur est confié: la Sainte Vierge tend ses bras et, dans un faisceau de lumière, la terre s’entr’ouvre. Une mer de flammes apparaît aux enfants. Comme enfoncés dans cette mer, les démons aux formes répugnantes et épouvantables circulent, ainsi que des âmes semblables à des braises noires ou brunâtres, ayant forme humaine.

                 Avec une grande bonté, mais aussi avec une grande tristesse, Marie explique: "Vous avez vu l'enfer, avec les âmes de pauvres pécheurs. Pour les sauver, Dieu désire instituer dans le monde la dévotion à mon Coeur  Immaculé. Si les hommes font ce que je vous dis, beaucoup d'âmes seront sauvées et la Paix sera rétablie. La guerre prendra fin. Si, en revanche, ils ne cessent pas d'offenser Dieu, une autre guerre, encore plus terrible, commencera. Dieu, par la guerre, la faim et la persécution contre l'Église et le Saint-Père, punira le monde pour ses crimes. Pour le prévenir, je viendrai demander la consécration de la Russie à mon Cœur Immaculé, de même que la Sainte Communion réparatrice tous les premiers samedis du mois. Si les hommes répondent à mes demandes, la Russie se convertira et la Paix sera rétablie. Sinon, la Russie ne fera que répéter ces crimes dans le monde, favorisant les guerres et les persécutions de l’Église. Les bons seront martyrisés, le Saint Père souffrira beaucoup. De nombreuses nations seront anéanties. Á la fin, mon Cœur Immaculé triomphera. Le Saint-Père me consacrera la Russie qui se convertira par la suite, et une période de paix sera accordée. Le dogme de la foi se maintiendra au Portugal…"

                   La relation de Sœur Lucie, de 1941, écrite à la demande de l'évêque diocésain, s'arrête lá. La partie manquante, dite "le troisième mystère de Fátima", a été mise par écrit à la fin de 1943 et envoyée au Vatican en 1957. Son contenu a été révélé à Fátima le 13 mai 2000, lors de la béatification de François et de Jacinthe Marto. Il est étroitement lié avec la personne et le pontificat de Jean-Paul II.

                     Ce qui a été déjà révélé permet de supposer que les papes successifs – de Pie XII au Pape actuel – ne se sont pas décidés à publier le texte du mystère, puisqu’il contenait un menace d'attentat contre l'un d'eux. Dans une vision prophétique, les enfants voient "un évêque vêtu de blanc, priant pour l'ensemble de fidèles et dirigeant avec difficulté ses pas vers la Croix, passant au milieu des corps des martyrs". L'évêque vêtu de blanc tombe, atteint par une balle.

                    C'est l'attentat de la Place Saint Pierre, exécuté par Ali Agca le 13 mai 1981 (c'est-à-dire le jour de l'anniversaire de la première apparition de la Vierge à Fátima), qui a fait comprendre au Saint-Père que c'est lui que les bergers avaient vu en juillet 1917. Dans la vision prophétique ont été aussi inserés ces événements qui - lors le pontificat de Karol Wojtyła – ont changé la face de la terre. L'attentat a éveillé la conscience du Pape: il fallait se dépêcher de réaliser enfin les demandes de Notre Dame de Fátima. Il s'agissait de la consécration de la Russie à son Cœur Immaculé. Face au monde menacé d’une guerre nucléaire où la Russie "continue de répandre ses erreurs", le Pape, issu d'une terre martyrisée par les deux totalitarismes et les persécutions de l’Église, se rend compte que son pontificat est lié à Fátima à tout jamais. Il réalise qu'il a été épargné – par la Sainte Vierge – pour conduire l’humanité vers le triomphe du Cœur Immaculé de Marie, pour que la prophétie de Fátima concernant la conversion de la Russie s'accomplisse.

                    Jean-Paul II n'a pas de temps à perdre. Il demande à tous les évêques du monde de s'unir à lui le 25 mars 1984, dans l'acte de conéecration de tous les pays du monde au Cœur  Immaculé de Marie. On fait venir du Portugal à Rome la miraculeuse statue de Notre Dame de Fátima. Le Saint Père, s'agenouillant devant elle, proclame solennellement l'acte de la consécration, comme la Vierge l'a voulu. Et quand il parle des pays qui ont "le plus besoin de l’Amour de Dieu", c’est certainement la Russie qu'il a particulièrement dans sa pensée et dans son cœur .

                     Quand, dans les années qui ont suivi, nous avons pu être témoins du démontage de la machine communiste, à nos esprits revenait invinciblement la promesse de Marie de Fátima qui était en train de s'accomplir: "Le Saint-Père me consacrera la Russie et celle-ci se convertira.  Au monde sera donnée une période de paix".

                      Le 13 mai 2000, le cardinal du Vatican, Angelo Sodano, a dit à Fátima: "Les événements de 1989 ont conduit – en Union Soviétique et dans de nombreux pays du bloc de l’Est – à la chute du régime communiste, où régnait l’athéisme militant".

                      Le grand théologien Joseph Ratzinger a plusieurs fois confirmé que l'Histoire du monde et de l'homme accomplit la Parole de Dieu et que les Prophètes – dans nos temps aussi bien que dans l'Ancien Testament – l'interprètent et nous avertissent.

                      Nous ajouterons quelques détails qui – dans les apparitions de Fátima – indiquent qu'il y a une prédilection de Dieu pour la cause de la réconciliation des Églises de l'Est et de l'Ouest, de l'orthodoxie et du catholicisme.

                       Tout d'abord, il nous faut considérer les personnes mêmes des bergers. François a retenu surtout que "Notre Seigneur" est triste et qu'il faut le consoler, il est donc devenu un homme de contemplation, de prière permanente, dans la solitude et le silence. Jacinthe, en revanche, s'est surtout préoccupée du problème des pauvres pécheurs en péril de damnation éternelle, de même que des prière et des sacrifices pour le Saint-Père qu'elle a aimé de tout son cœur  (sans le connaître, bien entendu).

                        L'Ange de la Paix a appris aux enfants la prière d'adoration à la manière orientale, avec une profonde révérence et en touchant la terre du front. Il leur a donné aussi la Sainte Communion comme on le fait dans la tradition de l'Église orientale. François et Jacinthe, qui n’avaient pas encore fait leur première Communion, ont reçu le Vin consacré, tandis que Lucie – qui l’avait faite - a reçu l'Hostie.

Une chose est certaine: le Ciel et la Dame du Ciel n'ont pas oublié la Russie. Au Portugal, dans un petit village, Dieu est venu confier le destin de la Russie et le destin du monde à trois enfants qui ne savaient ni lire ni écrire. Ainsi, à nos yeux, au seuil du troisième millénaire de la chrétienté, un Pape venu d'un pays situé au point de rencontre de l'Est et de l'Ouest, devient l'instrument et l'exécuteur de cette étrange révolution de l'Amour et de l'humilité.

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DOCUMENTS



 

1

 

Oskar Kuningas

 

La Pucelle d’Orléans en Estonie

 

 

(Looming, n°2, 1987, pp. 273-275)

 

 

Il y a 575 ans, un jour de janvier, naissait l’héroïne nationale de la France, qui est encore aujourd’hui la femme la plus célèbre d’Europe : Jeanne d’Arc. On peut se demander comment ce personnage a été connu du public estonien, qui, à moins d’avoir entendu parler d’elle à l’école, au lycée ou à l’université, pendant les cours d’histoire ou de français ou d’allemand, l’ignorait complètement. Et comme, au début du XIXe siècle et jusque vers 1850, les étudiants de nationalité estonienne étaient fort peu nombreux,  finalement très peu de gens en Estonie connaissaient l’existence de Jeanne d’Arc. On peut supposer que c’est la littérature allemande et en particulier La Pucelle d’Orléans de Schiller, où Jeanne s’appelle Johanna, qui la fit connaître. Il suffit de se référer à la correspondance de F.R. Kreutzwald qui fait fréquemment référence au dramaturge allemand.

 La situation demeure inchangée jusqu’au début du XXe siècle. Johannes Semper dit dans ses Souvenirs qu’il dut, au lycée de Pärnu, faire un travail sur la « Johannas Sendung » (La Mission de Jeanne). L’auteur de ces lignes se souvient que, au cours de ses études à l’école de commerce de Pärnu, on lui donna comme exercice d’entraînement en langue allemande un devoir sur La Pucelle d’Orléans de Schiller,

 Tout ceci ne nous dit pas quand et comment le grand public a connu la figure de Jeanne d’Arc. On n’a pas encore dressé de bibliographie de ce sujet, mais il semble que les premiers à avoir élargi cette connaissance sont deux poètes, Jaan Bergman et Peeter Jakobson. Bergman, qui était étudiant à l’Université de Tartu, traite de ce sujet dans le deuxième volume de son Histoire universelle, parue en 1880, avec l’objectivité et l’exigence stylistique qui lui étaient propres. Peeter Jakobson, ancien cordonnier et poète autodidacte, consacra tout un chapitre de son Histoire pour les écoles élémentaires d’Estonie à l’héroïne nationale de la France, la petite fille de Domremy. Jakobson, qui avait servi comme sous-officier de l’armée russe dans la guerre russo-turque, y soulignait la vaillance guerrière de Jeanne : « La paysanne Jeanne d’Arc, à qui on donna ensuite le nom de Pucelle d’Orléans, fit des miracles et arracha sa patrie aux griffes de l’ennemi ». Le prix modique du manuel de Jakobson lui assura une plus large diffusion que celui de Bergman.

À peu près à la même époque parut, dans une collection populaire, La Pucelle d’Orléans de Karl Grünwaldt (1877), qui se présente comme une adaptation en prose du drame de Schiller. On ignore quel fut le succès de cette œuvre.

Au début du XXe siècle fut traduite en estonien la monumentale (plus de 1300 pages) Histoire universelle du savant finlandais K. Lindeqvist (parmi les traducteurs on note la présence de Johannes Aavik, le futur rénovateur de la langue), où l’on traite de la Pucelle d’Orléans d’une manière déjà assez détaillée. Après la Révolution de 1905, on put ouvrir plus facilement des écoles secondaires estoniennes. Dans le manuel consacré au Moyen-Âge, du professeur d’histoire Jaan Sitska, on trouve des synthèses relativement sérieuses sur le sujet.

Au même moment, on éditait l’œuvre de Schiller dans une traduction du professeur de linguistique Jaan Jõgevere, qui, dès son jeune âge, avait composé aussi bien en prose qu’en vers. Et cette traduction fut publiée à Tartu en 1912 à la Société de littérature, avec une belle couverture illustrée par Konrad Mägi.

La traduction de Jõgever eut un succès inattendu quand, au début de 1923, Paul Sepp la porta sur la scène du Théâtre dramatique de Tallinn. En ce qui concerne les néologismes, c’est Marie Under elle-même qui avait quelque peu arrangé du point de vue linguistique et stylistique la traduction du sceptique Jõgevere. Ce qui contribua au succès particulier de la mise en scène assez difficile, ce fut le jeu inspiré de Liina Reiman, qui fit d’elle la personnalité la plus populaire de la saison théâtrale. La Pucelle d’Orléans trouva grâce aux tournées d’Estonia un accueil chaleureux également en province, particulièrement chez les jeunes. « C’était la preuve certaine d’un besoin inconscient du public pour des valeurs authentiquement humaines. Dans le peuple fermentaient les aspirations et les idées de liberté que la révolution de 1917 avait éveillées. L’héroïne de Schiller commençait à exercer une influence », écrit à propos de cette représentation Lea Tormis dans sa monographie sur Le Théâtre estonien 1920-1940. Parmi les critiques de ce temps, Nigol Andresen trouva que la popularité inattendue de Schiller prouvait le besoin des amateurs de théâtre d’histoires héroïques et de pathétique romantique et sentimental. Au même moment le film Jeanne d’Arc remplissait les salles de cinéma du monde entier. – je le vis étant écolier à Kilingi-Nõmme avec mon camarade Kaarel Ird.

Liina Tormis joua une seconde fois le personnage de Jeanne d’Arc dans la Sainte Jeanne de Bernard Shaw que Voldemar Mettus mit en scène en 1925 au Vanemuine. La première avait eu lieu à New York en 1923, et on la joua à Londres en 1924. Dans la mise en scène de Mettus, Jeanne était « d’abord une petite fille, et ensuite seulement un soldat et une personne au solide bon sens » écrivait Nigol Andresen dans Looming à propos de la tournée du Vanemuine à Tallinn. A la saison d’automne 1922, la pièce fut reprise par le Jeune Théâtre de la République Socialiste Soviétique d’Estonie avec, dans le rôle titre, Katrin Saukas dont le jeu fut apprécié par tous nos critiques et obtint le prix de l’union théâtrale de RSSE.

Shaw ne suit pas la conception idéaliste de Schiller, pas plus que la biographie d’Anatole France. Goloventchenko, un historien soviétique de la littérature, qui range Sainte Jeanne parmi les meilleurs pièces de l’auteur, écrit : « La Jeanne de Shaw est une fille de la campagne. simple et raisonnable, avec une force spirituelle et une endurance physique exceptionnelles. Tout ce qu’elle fait est absolument raisonné (…) Dans la Jeanne de Shaw nous trouvons réunis l’inexpérience des jeunes gens, un talent, une énergie et une courage naturels uniques. Une combinaison de ce genre permet d’expliquer tous les faits célèbres de la biographie de Jeanne et fait d’elle une héroïne historique et humaine. Cela ne coïncide ni avec l’idolâtrie romantique ni avec le scepticisme pernicieux qui se développa en contrepoint à sa canonisation ». Une version en estonien de Saint Joan parut en volume dans la collection des Prix Nobel (1936). L’œuvre fut traduite de l’anglais par Anna Bergman.

Un an plus tôt avait paru dans la série Biographie des grands personnages de la Société de littérature estonienne la courte monographie de Frieda Derverki (Reed Morni) : Jeanne d’Arc, héroïne nationale de la France

En 1954, nous avons eu une nouvelle traduction de La Pucelle d’Orléans, due à Arnold Tuulik, traduction tout à fait réussie et dont l’on cite des fragments dans un manuel de littérature étrangère du XVIIIe siècle. Dans ce même manuel, on dit à propos de cette œuvre : « Dans la figure sublime de Jeanne d’Arc, Schiller a voulu surtout montrer que la fermeté morale de l’héroïne et son importance historique dépendaient de ses rapports   étroits avec le peuple. Il montre que c’est le service du peuple qui est le critère le plus important pour juger de la morale et de la valeur personnelles » Et il semble effectivement que c’est dans les périodes critiques que l’exemple exaltant de la Pucelle prend surtout son sens. Ainsi, lors de la Grande guerre patriotique, Imre Pullmann, notre dernier grand traducteur de la littérature française, avait dans sa musette La Pucelle de Voltaire, dont des fragments traduits figurent parmi ses manuscrits.

La génération qui a suivi la guerre a aussi montré son intérêt pour la Pucelle d’Orléans. Rein Olmaru a monté L’Alouette, une pièce du dramaturge français Jean Anouilh, un des maîtres d’aujourd’hui (traduction de O.Kuningas), dont le sujet est la tragédie de Jeanne d’Arc. Le canevas de la pièce suit le procès. L’auteur a créé des caractères vraisemblables Dans sa Littérature étrangère du XXe siècle, manuel pour les écoles supérieures, J.Nikiforova, spécialiste de littérature, caractérise ainsi l’œuvre : « L’Alouette est une pièce aussi bien sur Jeanne d’Arc que sur le peuple français. La Jeanne d’Anouilh sauve la France aussi bien en menant ses troupes contre les Anglais qu’en réveillant dans le peuple la foi dans ses forces et dans les valeurs humaines. Jeanne trouve un chemin dans le cœur de chaque soldat, car elle comprend le peuple. »

Le 5 janvier de cette année, nous avons pu entendre à nouveau à la Radio estonienne L’Alouette, adaptée pour la radio par le jeune metteur en scène Tanel Lääs. Dans le rôle de Jeanne, Anu Lamp jouait avec beaucoup de bonheur. Cette pièce, me semble-t-il, mérite une rediffusion.

La connaissance de Jeanne en tant que personnage historique a été aussi renouvelée dans un article de 1987 par Herbert Ligi, professeur à l’Université de Tallinn. La revue médiéviste Neues Deutschland de RDA (4 janvier 1987) affirme que peu d’événements du Moyen-Âge européen resteront dans la mémoire des peuples aussi longtemps que le destin légendaire de Jeanne d’Arc.

 

 

 

 

( Trad. Y.A. )


2

 

 

Iouri Konstantinovitch Terapiano

 

 

Présentation

 

 

Yves Avril

 

 

Iouri Konstantinovitch Terapiano, au nom si peu russe (jusqu’en 1919, sa forme est Toropiano, ce qui aux oreilles françaises ne sonne pas davantage russe), est né en 1892 à Kertch en Crimée. Il fit ses études à la faculté de droit de Kiev, participa à la Première guerre mondiale, puis, après la révolution bolchevik, combattit dans les rangs de l’armée de Wrangel et fut évacuée avec elle à Constantinople. A partir de 1922, il est à Paris où il demeurera jusqu’à sa mort, en 1980. Très intéressé par les différentes spiritualités de l’Orient (il a séjourné dans sa jeunesse en Perse) et de l’Occident (le christianisme, mais aussi la philosophie maçonnique), il fréquente les milieux de l’émigration, se lie d’amitié avec Merejkovski, Poplavski, Nina Berberova, Khodassievitch, Balmont, Bounine, Zaïtsev, etc. Il publie poèmes et articles non seulement sur les écrivains russes ( ceux que nous avons cités et aussi, Pouchkine, Griboiedov, Gogol, Tioutchev, Soloviev, Blok, Goumiliev, Mandelstam, Mère Marie, etc.), mais aussi sur des auteurs français comme Péguy, Psichari, Alphonse de Chateaubriant ( une recension de La Réponse du Seigneur).

En 1953 paraît à New-York, aux éditions Tchekhov, un volume composé de deux parties : Rencontres et L’Expérience des poètes, où figurent cinq études intitulées Le Mystère des poètes, L’expérience spirituelle de E.A.Baratynski, Charles Péguy, Ernest Psichari, Le poète Djalāl-al-Dīn-al-Rūmī. Dans l’introduction à cette seconde partie, il écrit : « Sur Charles Péguy, un des poètes les plus importants de la France de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, il faudrait écrire en russe un livre entier. Dans les cercles les plus larges de nos lecteurs,  bien peu encore le connaissent, et je ne suis pas sûr qu’en Russie soviétique le nom de Péguy parle plus que ceux, par exemple, d’Aragon ou d’Eluard. Je ne peux, bien sûr, dans cet ouvrage, m’arrêter en détail sur l’œuvre de Charles Péguy ; mon but est plus limité : brièvement, le rappeler à la mémoire ».

 


Charles Péguy

 

 

Iouri Terapiano, Vstrechi 1926-1971,

Ed.Tchekhov, New-York, 1953

 

 

Quand on parle d’un grand poète, on voudrait passer aussitôt à l’examen de son œuvre ; mais l’habitude veut que l’on s’arrête d’abord sur sa biographie, que l’on donne un court aperçu de sa vie. Pour Péguy, cette démarche biographique est même indispensable, dans la mesure où sa vie modifie brusquement ses orientations sous l’influence d’une révolution intérieure, d’une illumination religieuse, dont vraisemblablement les raisons véritables resteront pour ses biographes toujours un mystère.

Charles Péguy, l’un des plus grands poètes religieux français, fut au début de sa vie un athée convaincu, un socialiste fervent, ami et partisan de Jaurès et compagnon de lutte de son ami de jeunesse Léon Blum.

L’auteur du Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc est né en 1873 à Orléans, où demeure aujourd’hui encore très vivante la mémoire de « Jeanne, la bonne Lorraine ».

Issu d’une famille pauvre, Péguy ne pouvait espérer faire des études supérieures, mais le hasard vint à son secours.

Naudy, directeur de l’Ecole normale d’instituteurs que fréquentait Péguy, remarquant les brillantes capacités de son élève, obtint pour lui une bourse au lycée. Grâce à cela, après avoir terminé ses études secondaires, Péguy put entrer à l’Ecole Normale Supérieure, qui préparait les professeurs pour les établissements d’enseignement secondaire.

Péguy n’alla pas jusqu’au bout des ses études à l’ENS : il la quitta une première fois, le temps d’effectuer son service militaire, puis, après son mariage, en sortit définitivement pour se consacrer entièrement à des activités littéraires et sociales.

Pour gagner sa vie, il ouvrit dans le Quartier latin une librairie, qui devint bientôt le rendez-vous de la jeunesse étudiante de tendance socialiste.

A cette époque, qui est aussi celle du procès de Dreyfus qui divisa la France entière en deux camps ennemis, les étudiants et les intellectuels étaient tout à fait séduits par les idées politiques et sociales de la gauche. Et, comme chez nous, à l’époque des grandes réformes, la jeunesse de ce temps considérait comme méprisable de ne s’occuper que d’art pur – légèreté impardonnable. Au centre du mouvement, la bibliothèque de l’Ecole Normale où régnait Lucien Herr, l’un des plus importants théoriciens du socialisme. Jean Jaurès assistait très souvent aux réunions qui se tenaient régulièrement à l’Ecole. Parmi les professeurs qui participaient au mouvement, il faut citer Romain Rolland, Joseph Bédier et enfin Bergson.

Bergson était l’objet d’un véritable culte de la part de Péguy (voir sa Note conjointe sur Descartes et la philosophie cartésienne, où il défend ardemment Bergson contre les attaques des catholiques).

Dans un tel environnement, il était naturel que le jeune Péguy acquît une grande érudition et se tînt au courant des idées les plus avancées de son siècle. Pourtant, l’action politique de Péguy consistait essentiellement à faire obstruction aux professeurs antidreyfusards (1898-1899), et quant à son commerce, il allait de plus en plus mal.

 Sa librairie socialiste fut bientôt au bord de la faillite et, pour la sauver de l’effondrement, des amis, dont Léon Blum et Lucien Herr, fondèrent un Comité des cinq qui assuma la direction des affaires de l’entreprise. Péguy rompit bientôt avec ce Comité. Il décida de son propre chef de fonder une revue qui serait absolument indépendante des directives des partis.

Dans la boutique du 8 rue de la Sorbonne, au cœur du Quartier latin, parut en 1900 le premier numéro de ses célèbres Cahiers de la Quinzaine, dont, au prix d’efforts et de soucis incroyables, Péguy continua la publication jusqu’à sa mort. Péguy fut tué le 5 septembre 1914, à la veille de la bataille historique de la Marne.

Dans sa revue, Péguy fit connaître au grand public français les œuvres de nombre d’écrivains remarquables ; c’est là que furent édités Jean-Christophe de Romain Rolland, des œuvres de Maurice Barrès, d’André Suarès, de Daniel Halévy, des frères Tharaud etc.

Cette revue exerça une grande influence sur la vie spirituelle des intellectuels français, car elle devint un organe qui rassemblait tous ceux qui voulaient un renouvellement moral, politique et spirituel, indépendamment de l’esprit de parti et de l’opinion des divers groupes littéraires.

Le sort du capitaine Dreyfus, victime d’une accusation injuste et de la haine raciale, émut profondément Péguy, ainsi que toute l’élite de cette époque et la France entière. Comme en témoignent Jérôme et Jean Tharaud dans leur livre consacré à Péguy ( Notre cher Péguy), celui-ci avait le sentiment que l’affaire Dreyfus n’était pas seulement d’ordre social et politique, mais aussi d’ordre métaphysique : « Il voyait en lui le symbole de la destinée d’Israël offert en sacrifice au salut des autres nations. Il l’avait revêtu d’une triple magistrature, de la magistrature de victime, de la magistrature de héros, de la magistrature de martyr ».

Péguy voulait voir Dreyfus non seulement gracié sous la pression de l’opinion publique, comme cela se passa effectivement, mais complètement réhabilité, lavé, aux yeux du monde entier, du moindre soupçon, - ce qui arriva beaucoup plus tard, après sa mort.

En ces temps heureux où une accusation injuste dirigée contre un seul homme suscitait une telle émotion, qui aurait pu croire qu’au XXe siècle on irait jusqu’à anéantir des hommes dans des camps de la mort et à les brûler dans des crématoires ?

Comment et pourquoi Péguy cessa-t-il d’être athée et parvint-il à la foi en Dieu ? Qui l’influença ? – nous ne le saurons, probablement, jamais exactement.

Peut-être y fut-il conduit par son intérêt pour la philosophie de Bergson, qui avec tant de logique fit apparaître l’incohérence des enseignements du matérialisme ; peut-être, comme pour Ernest Psichari, l’influence son ami Maritain joua-t-elle. Peut-être, l’atmosphère même de sa ville natale, le culte de Jeanne d’Arc, dont il fut entouré dans son enfance, déposèrent-ils dans son âme les semences de la foi – qui plus tard germèrent. On peut supposer que, comme  beaucoup de futurs confesseurs de la foi des premiers siècles du christianisme, Péguy, sans en être conscient, était déjà à ce moment, en esprit, un authentique chrétien. Il est aussi remarquable que, même après sa conversion, il resta à l’extérieur de l’Eglise et de la pratique catholique, comme il était demeuré, tout en étant socialiste, à l’écart de l’orthodoxie du parti.

Une partie importante de l’œuvre de Péguy est consacrée à Jeanne d’Arc. La forme de ses poèmes est originale et inhabituelle. C’est, par moments, presque une prose rythmée, dans laquelle la phrase tantôt s’interrompt, tantôt s’étend jusqu’à l’infini, tantôt prend tous les caractères de la poésie, selon l’humeur de l’auteur. En général, cependant, ses poèmes frappent par la profondeur de leur contenu et la force avec laquelle ils agissent sur l’imagination du lecteur.

La Tapisserie consacrée à sainte Geneviève est plus proche par sa forme des modèles classiques.

Le principe féminin, incarné pour Péguy au début par les figures de Jeanne, qui sauva la France, et de sainte Geneviève, qui sauva Paris, le conduit, dans le cycle final de son œuvre, à la figure d’Eve, la première femme.

Eve est une œuvre absolument extraordinaire, qui n’a son pareil dans aucune littérature, par la forme, pour ne pas parler de toutes ses autres qualités. Elle est écrite en contradiction avec toutes les règles littéraires communément acceptées : imaginez un poème de 320 pages, avec six strophes par page, qui n’a ni chapitres, ni parties, ni subdivisions.

Ecrit dans le vers alexandrin classique, ce poème ressemble par endroits à une litanie liturgique, sans fin. La même strophe se répète pendant toute une série de pages, changeant seulement de rimes et d’adjectifs. Parfois deux vers, avec une modification à peine sensible, reviennent pendant un laps de temps déterminé - mais la répétition n’empêche pas l’apparition, à chaque fois, d’un nouveau thème au milieu de cette répétition des strophes –, et de la litanie précédente se développe une nouvelle litanie qui nous emmène toujours plus loin, et il en est ainsi jusqu’à la fin du poème.

Si Péguy n’avait pas publié Eve de son vivant, on pourrait avoir l’impression qu’après sa mort, c’est un éditeur négligent qui a imprimé tous les manuscrits à la suite, sans trier les corrections, les variantes de telle ou telle partie, et y a même ajouté tous les brouillons qu’il a trouvés.

Mais, en fait, les procédés qu’utilise Péguy témoignent d’un grand art. La structure interne du poème est si remarquable que sa composition approche du miracle. Le rythme étonnant des vers séduit le lecteur, l’hypnotise et l’enchante, le force à passer en quelque sorte dans un autre monde, hors de la terre.

On se demande malgré soi si ce n’est pas là la forme la plus haute de l’art, perdue dans la nuit des temps, quand les poètes étaient des mages et savaient par leur verbe accomplir des miracles.

La puissance d’expressivité de Péguy est aussi étonnante : parfois il donne une rime et en épuise toutes les possibilités, jusqu’au bout, en introduisant les mots les plus rares, y compris parfois des termes scientifiques. Ce procédé chez un autre poète serait lassant, chez Péguy, il enchante.

La figure centrale d’Eve est le Christ.

Le poète le vénère à la fois dans Son visage humain, amoindri, et dans Sa nature divine, le Verbe.

La naissance du Christ est pour lui une concentration de tous les temps – le passé, le présent et l’avenir – un événement pour tous les peuples – anciens, classiques et contemporains :

 

Les pas des légions avaient marché pour lui,

Les voiles des bateaux pour lui s’étaient gonflées

 

Et les pas d’Alexandre avaient marché pour lui

Du palais paternel aux rives de l’Euphrate

Et le dernier soleil pour lui seul avait lui

Sur la mort d’Aristote et la mort de Socrate.

 

Et les pas de Thésée avaient marché pour lui.

C’est lui qu’on attendait dans les pâles enfers.

C’est lui qu’on attendait dans l’immense univers.

Il était le seigneur d’hier et d’aujourd’hui.

 

La vision du Sauveur, annoncé non seulement par les prophètes mais aussi par toutes les nobles et grandes actions des hommes de l’Antiquité, est grandiose :

 

Les rêves de Platon avaient marché pour lui

 

Péguy va bien au-delà des idées habituelles et orthodoxes sur l’avènement du Christ dans le monde. N’appartenant à aucun clan précis religieux ou politique, Péguy était surtout proche des chrétiens des premiers siècles, pour qui l’expérience personnelle qu’on avait du Christ était plus importante que les dogmes établis par la suite. Libre jusqu’à la fin dans sa contemplation créatrice, Péguy fut le paladin de cet idéal spirituel – peut-être désincarné, peut-être trop idéaliste pour le monde qui nous entoure - qui contemple l’être intégral, intemporel dans l’Esprit, et considère du point de vue de cette réalité spirituelle les événements de la terre.

 

 

 

( Trad. Y.A. )


3

 

 

Péguy

dans les encyclopédies des pays de l’Est

(1960-1980)

 

( Trad. Y. et Fl. Avril )

 

ROUMANIE

 

 

 

Dictionar enciclopedic român, vol. III. Editura Politică. Bucuresţi, 1965

 

 

Péguy, Charles (1873-1914), poète, essayiste et publiciste français. Dans sa jeunesse, il milita aux côtés de Jean Jaurès pour les idéaux socialistes, qu’il concevait comme un moyen de régénérer la morale de l’humanité. A cette période appartient sa trilogie dramatique « Jeanne d’Arc » (1897). A partir de 1905, comme il considérait que le débarquement de troupes allemandes à Tanger mettait en péril l’existence de la nation française, l’écrivain passa brusquement au nationalisme messianique (« Notre Patrie », 1905), puis en 1908, converti au catholicisme, toute son œuvre se transforma, prenant la marque de cette conversion ardente et fanatique, intellectuelle et politique (« Le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc », 1910 ; « Le Porche du mystère de la deuxième vertu », 1911 ; « La Tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc », 1912 ). Vers la fin de sa vie, il subit  l’influence de la philosophie de Bergson. Toute son œuvre est une révolte illusoire anticonformiste et antibourgeoise, pour laquelle il a combattu en prenant des positions         d’anarchisme religieux et politique, de droite. Esprit inquiet et exalté, aussi doué comme polémiste que comme poète, il a écrit des pages qui se caractérisent par la sensibilité et la variété de l’expression, par un style original, chargé parfois de monologues, de parenthèses et de répétitions, souvent obsédant, mais d’un effet puissant.

 

 

TCHECOSLOVAQUIE

 

Příručni slovnik naučný,III, Academia Nakladatestvī českolovenské akademie věd. Praha, 1966

 

Péguy Charles, 1873-1914, poète et essayiste français. Il fonda (1900) les Cahiers de laQuinzaine, auxquels collaborèrent R.Rolland et A.France. Des idéaux socialistes conçus de façon utopique et mystique, il se convertit, sous l’influence du bergsonisme, au catholicisme et au nationalisme de droite.

 

 

 

 

 

 

URSS

 

Bolchaya sovietskaya entsiklopediya, t.19, Moskva Izdatielstvo Sov.Ents.,1975

 

Péguy, Charles (7.1.1873, Orléans, - 5.9.1914, près de Villeroy, Seine et Marne), poète et journaliste français. En 1894, il entra au parti socialiste. En 1900-1914, éditeur de la revue Les Cahiers de la Quinzaine, où collaborèrent Jean Jaurès, Romain Rolland et d’autres. L’œuvre journalistique de Péguy ( « La Cité socialiste », 1897, « Le Triomphe de la République », 1900) est caractéristique d’un « socialisme de sentiment », qui juge le capitalisme au nom d’une république de type patriarcal, paysanne et artisanale. Péguy sympathisait avec la Commune de 1871, mais il essayait de concilier les principes démocratiques et patriotiques avec une religiosité catholique traditionnelle (article « Notre Patrie », 1905, « Le Mystère de Jeanne d’Arc », 1910, « Eve », 1913, etc.) Le thème patriotique dans l’œuvre de Péguy prend peu à peu une couleur nationaliste (cf. le pamphlet : « Notre Jeunesse »).

Réf. : Histoire de la littérature française, t.3. Moscou,1959 ; Romain Rolland, Charles Péguy, v.1-2. Paris,1944  (extraits en traduction russe dans Romain Rolland, Œuvres complètes, t.14, Moscou, 1958, p.635-705) ; Ch.Perche, Essai sur Ch.Péguy (2 éd. Paris, 1965)

M.A.Iakhontova

 

 

POLOGNE

 

Państwowe Wydawnictwo naukowe., t.8. Warszawa, 1966

 

Péguy Charles, né le 7 I 1873 à Orléans, mort le 5 IX 1914 à la bataille de la Marne, poète français, journaliste. Péguy prit le parti de Dreyfus ( Notre Jeunesse 1910), et adhéra  aux idées socialistes. Dès sa jeunesse, il s’enflammait à la pensée d’un renouveau spirituel de la France ; il donna à ses idées une expression dans son drame de jeunesse Jeanne d’Arc (1897) ; il les proclama également dans le périodique « Les Cahiers de la Quinzaine » (1900-1914), dont il fut le fondateur (la revue rassembla beaucoup d’écrivains, comme R.Rolland et J.Benda). Plus tard il s’éloigna du mouvement pacifiste et révolutionnaire, polémiquant aussi bien avec les représentants de la gauche qu’avec ceux de la droite, attaquant dans sa revue la hiérarchie catholique et les professeurs de la Sorbonne et défendant la conception d’un patriotisme moderne (Notre Patrie, 1905). En 1908, Péguy revint au catholicisme ; la première manifestation de ce retour fut le drame mystique, le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc (1910) ; ensuite il publia un recueil de poèmes religieux, Le Porche du mystère de la deuxième vertu (1912), associant prose poétique et vers, ainsi que des poèmes en vers réguliers : La Tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc (1912), La Tapisserie de Notre Dame (1913), Eve (1914).

 

HONGRIE

 

Új magyar lexikon, t.5 Akadémiai kiadó, Budapest, 1961

 

Péguy Charles (1873-1914) : poète français, journaliste. Au début de sa carrière, il professe des idées socialistes. Dans sa revue (Cahiers de la Quinzaine), il prend fait et cause pour Dreyfus. Par la suite il sera de plus en plus sous l’influence du mysticisme catholique.



[1] Association Le Porche, 17 bis rue des Grands-Champs, 45000 Orléans. Tél. / fax :02 38 53 24 98. Mél. : yvavril @ wanadoo.fr (CCP : 2770-00C La Source).

Président : Yves Avril ; vice-président : Philippe Lamoureux ; secrétaire général : Romain Vaissermann ; trésorier : Roger Ribot ; secrétaire adjointe : Pauline Bernon ; relations publiques : Sophie Vasset ; relations avec la Russie : Ludmila Chvedova et Tatiana Victoroff.