Le Porche

Association des Amis de Jeanne d’Arc et de Charles Péguy

17 bis, rue des Grands-Champs

45 000  Orléans

 

 

Association sans but lucratif régie par la loi du 1er juillet 1901

Téléphone & télécopie : 02 38 53 24 98

Mél. : yvavril @ wanadoo.fr

CCP : 2770-00C La Source

Site : http://www.eleves.ens.fr/home/vaisserm/peguy/francais/adresses.html

 

 

Composition du conseil de direction au 1er mars 2003 :

Président : Yves Avril

Vice-président : Philippe Lamoureux

Secrétaire général : Romain Vaissermann

Trésorier : Roger Ribot

Secrétaires adjointes : Pauline Bernon, Elsa Godart

Relations publiques : Sophie Vasset

Relations avec la Russie : Lioudmila Chvédova, Tatiana Victoroff.

 

Un conseil de rédaction / conseil scientifique est en préparation.

 

Le parfait collaborateur du Porche fournira deux versions de son article à venir : une version papier (1) conforme au document (2) Word (version au choix) enregistré en .rtf sur disquette pour PC ou, en l’absence de disquette PC, envoyé par courriel, en attachement (zipé ou non), à la rédaction : yvavril@wanadoo.fr

Chaque article sera accompagné de l’indication du nom et du prénom – et, pour les Russes, du patronyme – de l’auteur, ainsi que de ses titres et de ses coordonnées (adresse, téléphone, télécopie, courriel...). L’article n’engage la responsabilité que de son auteur. Les manuscrits, tapuscrits et disquettes ne sont pas retournés, sauf accord spécifique préalable.

 

Prix des anciens numéros au détail :

- 7 € (anciennement 50 FF), port compris, pour les petits numéros : 3, 4, 5, 9, 11, 12.

- 10 € (anciennement 70 FF), port compris, pour les gros numéros : 6, 7, 8, 10.

- les numéros 1, 2 et 2 bis sont épuisés.

 

Le Porche publie chaque année deux petits et un grand numéros. Chaque année, un numéro est consacré aux Actes des colloques soutenus par l’Association.

 

La mise en page est réalisée par Claude Foucher.

La couverture a été dessinée par Joseph Meyer

 

La revue est publiée grâce au soutien de la Mairie d’Orléans.

 

Imprimé par le Centre d’Aide par le Travail Jean Muriel, Domaine de la Montellière-41360 LUNAY

 

 

ISSN 1291-8032


SOMMAIRE

 

 

 

 

A nos amis

Jean-Pierre Sueur : L’avenir des villes européennes

 

Actes du Colloque de Saint-Pétersbourg (février 2002)

 

Jeanne d’Arc

 

Sophie Vasset : Mark Twain et ses Personal Recollections of Joan of Arc

Maria Korenman : Les villes terrestres et la cité céleste dans la vie de Jeanne d’Arc

 

La ville de Péguy

 

Elena Djoussoieva : Paris, Pétersbourg, magnifiques et contradictoires

Tatiana Taïmanova : Le Paris poétique de Péguy

Elizaveta Leguenkova : Le Paris nostalgique de Charles Péguy et de Georges Duhamel

Ludmila Chvedova : L'art gothique chez Charles Péguy et Maximilien Volochine

Pauline Bernon : Monuments et découvertes

Romain Vaissermann : Les digressions de Charles Péguy

 

Villes

 

Yves Avril : Rome et Saint-Pétersbourg : la fuite et l’exil

Ekaterina Elizarova : L’éducation religieuse et morale de la femme dans Le Mesnagier de Paris

Veronika Altachina : Paris dangereux chez Choderlos de Laclos et L.Filatov

Irina Loukianets : Ville accusée, ville justifiée

Natalia Stepanova : Le Parallèle de Paris et de Londres de Louis-Sébastien Mercier

Lioudmila Gourevitch : Le violoniste Louis Paisible à Saint-Pétersbourg (XVIIIe siècle)

Vladimir Gourevitch : Une troupe lyrique française à Saint-Pétersbourg au XVIIIe siècle

Jean Garapon : Les capitales européennes dans les Souvenirs de Madame Vigée-Lebrun

Sergueï Vlassov : Les Russes dans les récits de voyage français (XVIIIe-début XIXe s.)

Tatiana Ilioukova et Evguenia Petrova: Dostoïevski, traducteur d’Eugénie Grandet

Nina Kalitina : Paris dans l’œuvre  de Charles Meryon

Tatiana Sokolova : Un épisode des Tableaux parisiens de Charles Baudelaire

Anna Mikheieva : Pétersbourg, 19 février 1861, dans La Princesse Ogherov d’Henry Gréville

Anna Vladimirova : La ville dans les littératures française et russe des XIXe-XXe s.

Ivan Khoteiev : Une mission française à Petrograd pendant la Première Guerre mondiale

Tatiana Gourina : Paris dans Les Thibault de Roger Martin du Gard

Evguenia Domaratskaia : Paris dans le roman surréaliste Nadja d’André Breton

Svietlana Slivinskaia : Le Paris d’André Malraux et reflets de Saint-Pétersbourg

Elga Iourovskaia : Une rencontre universitaire de deux villes sur l’art contemporain

 

 

Camille Morando : Le Ballet russe à Saint-Pétersbourg et à Paris

 

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Chers Amis,

 

 

 

 

 

 

Vous trouverez dans cette livraison du Porche les actes du Colloque du Centre Jeanne d’Arc-Charles Péguy de Saint-Pétersbourg de février 2002, qui, pour la première fois, s’est tenu dans les locaux de l’Université d’Etat, ce qui nous a permis, entre deux communications,    de promener nos regards sur les superbes voûtes de la Salle des Actes ou, à d’autres heures, de les laisser glisser sur les larges flots, étincelants aux heures ensoleillées, de la Neva.

Les interventions étaient, dans leur ensemble, consacrées au thème de « la Ville ». Leur nombre ne nous permet malheureusement pas d’en donner le texte complet, sauf pour celles qui concernaient nos « deux figures amies », Jeanne d’Arc et Péguy. Nous donnons également, à la fin de ce volume, l’étude que notre amie Camille Morando a bien voulu compléter pour nous. Je me permets de suggérer à ceux que cela intéresse la lecture du livre de Solomon Volkov, consacré à l’histoire culturelle de Saint-Pétersbourg (littérature et poésie, musique et ballet, arts plastiques) [Saint-Pétersbourg. Trois siècles de culture. Anatolia. Editions du Rocher.2003. 705 p.]

Notre prochaine rencontre, à laquelle vous êtes, comme toujours,  invités ( il faut le répéter : les rédacteurs du Porche ne sont pas les seules personnes à avoir le droit de participer à ces colloques), aura lieu à Lyon, à la fin d’avril ou en mai 2004. Le thème choisi, d’inspiration plus spirituelle, est celui-ci : « Autour de Jeanne d’Arc et de Péguy : mystère et prière ». Nous y retrouverons sûrement nos amis de Finlande, de Pologne et de Russie. Je pense que dès le numéro de juillet du Porche, nous pourrons préciser les dates.

Je rappelle que ce prochain numéro sera consacré à « la Langue » et que le numéro suivant (décembre) contiendra les actes du Colloque d’Helsinki d’octobre 2002.

Pour répondre à la suggestion de certains de nos membres, nous joignons à ce bulletin le rapport financier de l’Association pour l’année 2002 (bilan 2002 et budget prévisionnel 2003). Vous constaterez qu’à force d’emprunts, heureusement sans intérêts et toujours remboursés au plus tôt, nous arrivons à surnager. Nous espérons, mais ce n’est pas encore sûr, qu’une subvention de la Ville d’Orléans nous permettra, sans trop de difficultés, d’assurer la publication, et l’envoi postal, des trois numéros prévus pour l’année.

L’Assemblée générale a aussi vivement incité le Conseil d’administration à faire un gros effort dans le domaine de la communication (information, publicité et propagande). Toutes les idées qui peuvent nous y aider seront bienvenues.

Grâces vous soient rendues  pour votre fidélité.


 

Yves Avril


L’avenir des villes européennes

 

 

Jean-Pierre SUEUR

sénateur du Loiret, ancien maire d’Orléans

 

 

 

Hegel a écrit : « L'air de la ville est libre ». Depuis la cité athénienne, les conceptions de la ville en Europe sont indissociables de la question de la démocratie. La ville, en tant que réalité sociale, est le lieu du commerce, des échanges et du marché, et, en même temps, c'est en son sein que s'exercent les droits, les devoirs et libertés des citoyens.

 

Pourtant, on ne considère pas, aujourd’hui, la ville comme un des fondements de ce qu’il est convenu d'appeler la « construction européenne ». Si le budget de la « politique agricole commune » est conséquent, celui qui est affecté par la communauté européenne au développement des villes est très faible. On n’a pas toujours le sentiment que l'Europe se construit en s'appuyant sur le patrimoine culturel et démocratique que les villes représentent.

 

Et pourtant, je partage le sentiment de Jean-Paul Dollé (La passion des villes, Paris, Grasset, 1990), qui milite pour « l'amour des villes d'Europe ». C'est avec la même force que je ressens l'esprit européen à Venise, Barcelone, Paris, Londres, Amsterdam, Berlin, et bien sûr à Saint-Pétersbourg. Mais posons-nous la question de savoir si, à notre époque, la ville européenne a conservé ses traits distinctifs ? Dans le domaine de l'urbanisme comme dans beaucoup d'autres, il y a aujourd'hui des logiques d'uniformisation autour de modèles dominants.

 

En France, comme en d'autres pays, l'urbanisme de la seconde moitié du XXe siècle se distingue par quatre traits principaux :

 

- la grande industrie, dont le développement a entraîné la concentration de la population dans les villes et la désertification des campagnes ;

- des grands ensembles de logements, destinés à ceux qui travaillent dans l'industrie ;

- des grandes surfaces commerciales pour satisfaire les besoins des gens qui vivent dans les zones d'habitation ;

- le « tout automobile » qui a totalement transformé la conception de la ville, la configuration des agglomérations et les relations spatiales entre les différentes zones urbaines étant désormais largement subordonnées au fait automobile.

 

Ces quatre facteurs ont fait que la ville contemporaine ressemble à un « patchwork » composé de zones dont chacune correspond, majoritairement, à une fonction : le centre, les faubourgs, les zones périphériques à construction verticale (barres et tours) et les zones à construction horizontale (pavillons), les zones commerciales isolées du reste, les campus universitaires éloignés du centre-ville, les technoparcs, les zones industrielles et les zones de loisirs, etc. Ce processus a conduit à la remise en cause du fait urbain comme lieu d'échanges, de rencontres et de commerce, car la ville doit retrouver son unité à partir d’un ensemble de quartiers où les différentes fonctions urbaines sont exercées simultanément au lieu d'être affectées, chacune, à un espace déterminé.

 

Surtout, le « tout automobile » a eu pour conséquence le surgissement d'un modèle urbain, que nous pourrions appeler « américain » ou « pseudo-californien » et qui suppose l'érosion du centre au profit d'une extension linéaire de l'espace urbain périphérique. Ce qui fait que les villes européennes, en se développant sur de vastes espaces bâtis, perdent le visage et l'esprit spécifique qui leur étaient propres.

 

Il serait très dommageable que « la ville "patchwork" » ou la « ville californienne » prennent le pas sur la « ville européenne ».

 

Mais la ville du XXIe siècle ne sera pas un « retour en arrière » quant aux facteurs qui ont défini l’urbanisme de la seconde moitié du XXe siècle.

 

Remarquons, en effet, que les quatre facteurs définis plus haut se trouvent en crise ou attendent une évolution.

 

Les nouvelles technologies du XXIe siècle mettent en cause le modèle de la grande industrie. La critique des grands ensembles de logements se traduit par des programmes prévoyant leur démolition dans le cadre de projets de renouvellement urbain impliquant l’ensemble de l’aire urbaine. Les formes de commerces sont appelées à évoluer avec, notamment, l’émergence du réseau électronique. Le « tout automobile » cède la place au développement de nouveaux moyens de transport public, comme les tramways modernes, commodes et attractifs.

 

Ce qui signifie qu'il faut, à mon sens, choisir en partant de la réalité des villes et des agglomérations, le « renouvellement urbain », la création d'une nouvelle conception de la ville, qui permette de dépasser l'excessive division de la ville en zones fonctionnelles et la ségrégation spatiale. L'objectif, c'est de bien vivre ensemble dans une ville de harmonieuse. Le « renouvellement urbain » est un projet majeur. Il suppose sens de l'initiative, créativité, mais aussi respect de règles et de plans d'ensemble. Dans une telle perspective, la nouvelle urbanité est un chemin de liberté.

 

             

  


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Actes du colloque de Saint-Pétersbourg

 

(février 2002)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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JEANNE D’ARC

 

 

 

 

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Prière et relation à Dieu

dans les Personal recollections of Joan of Arc

de Mark Twain

 

 

Sophie Vasset

Université de Paris VII

 

 

 

            Il est toujours étrange de lire dans une autre langue sa propre histoire, encore plus lorsque les lieux énoncés en italiques, soulignant leur spécificité française, vous sont particulièrement familiers. J’ai en effet pour Jeanne et pour la ville d’Orléans un intérêt bien plus affectif qu’intellectuel et la tâche qui consistait à étudier avec une certaine distance des thèmes qui me sont si proches, fut tout à fait inhabituelle (j’ai plutôt tendance à étudier avec proximité des thèmes qui me sont distants). Or, je crois que Mark Twain lui-même hésita entre   la distance et la proximité en écrivant sa Jeanne, car il était impossible de narrer son histoire sans aborder un sujet des plus délicats : la religion. Twain, d’éducation presbytérienne, ne s’est jamais clairement et définitivement prononcé sur la religion, excepté dans un pamphlet intitulé Dieu est-il immoral? destiné à être publié en 2046, et il doit pour un public majoritairement protestant décrire la vie d’une catholique fervente, mystique et dévote. Bien entendu, Jeanne d’Arc n’est pas encore canonisée lorsque Mark Twain écrit son roman, mais elle reste un emblème de la foi catholique et de nombreuses demandes de béatification ont été déposées, ainsi, si elle n’est pas sainte officiellement, il n’empêche que les textes consultés par Mark Twain pour sa documentation ressemblent plus à une hagiographie qu’à l’histoire d’une héroïne patriote. Mark Twain pose un regard de tradition protestante sur un personnage que tout oriente vers la sainteté. Il me semble que c’est justement cette description indécise du catholicisme des personnages qui donne au roman de Mark Twain un caractère humain bien particulier, contrepoids à l’héroïsme, plus difficile à trouver dans les récits français de la même époque.

 

            Une des tactiques qui permet à Mark Twain de se distancer de ses personnages est le choix d’un type particulier de narration. En effet, le narrateur est le page et secrétaire de Jeanne S.L.C. : le Sieur Louis Conte (les initiales rappellent celles du nom véritable de Twain : Samuel Louis Clemens, le conteur [Conte] original, mais on sait que Jeanne avait deux pages, dont l’un s’appelait Louis de Coutes ou de Contes). En publiant son livre, Twain désire tout d’abord l’anonymat :

 

I shall never be accepted seriously over my own signature. People always want to laugh over what I write and are disappointed if they don’t find a joke in it. This is to be a serious book. It means more to me than anything I have undertaken. I shall publish it anonymously.

 

Aussi l’œuvre créée doit-elle être à tout prix démarquée de son auteur, de même que la narration est démarquée de son narrateur : elle est traduite en anglais moderne et provient cependant d’un manuscrit d’ancien français. Le temps de la narration se situe en 1492, soit soixante ans après le temps de l’action et cette narration est elle-même introduite par un traducteur américain moderne. Ainsi le lecteur, entre les notes explicatives du narrateur et les réflexions du narrateur ayant pris de l’âge, perçoit le catholicisme des personnages avec une double distanciation. En choisissant un narrateur catholique du XVe siècle, Twain peut ainsi exprimer la foi catholique avec une ferveur étrangère au traducteur. Cependant, ce narrateur permet le point de vue le plus proche possible sur la vie spirituelle de Jeanne, et Twain n’hésite pas à en faire un témoin direct d’un dialogue de Jeanne avec ses voix :

You have heard all the world talk of this matter which I am about to speak of, but you have not heard an eye-witness talk of it before. […] Her hands stay loosely, one reposing in the other, in her lap. Her head was bent a little toward the ground, and her air was that of one who is lost in thought, steeped in her dreams, and not conscious of herself or of the world.

 

La mise en scène de la prière de Jeanne prend donc un tour particulier, une sorte d’exclusivité publiée quatre cent trois ans plus tard. Encore une fois, la proximité extrême est accompagnée d’une mise à distance par la structure même du roman.  On assiste donc, dès les choix de narration, à une distanciation d’autant plus marquée que le personnage de Jeanne et sa foi catholique sont chers au narrateur et que le roman est cher à l’auteur, qui déclarera à 73 ans :

 

I like  Joan of Arc  best of my books, and it is the best, I know it perfectly well.

 

            Si Twain voulait éviter une déception à un lectorat qui attendait de l’humour, il ne fait pas pour autant de Personnal Recollections of Joan of Arc un livre dénué de scènes humoristiques. La prière et la vie spirituelle sont parfois dépeintes de façon comique, suscitant une fois de plus une certaine distance avec l’objet de la prière. Twain reprend alors des éléments historiques dont il soigne la mise en scène :

 

All three days that we were in Blois, Joan worked earnestly and tirelessly to bring La Hire to God – to rescue him from the bondage of sin – to breathe into stormy heart the serenity and peace of religion. She urged, she begged, she implored him to pray. He stood out, the three days of our stay, begging almost piteously to be let off- to be let off from just that  one thing, that impossible thing; he would do anything else – anything- command, and he would obey – he would go to the fire for her, if she said the word – but to spare him this, only this, for he couldn’t pray, had never prayed, he was ignorant of how to frame a prayer, he had no words to put it in.

And yet –can any believe it?- she carried even that point, she won that incredible victory. She made La Hire pray. It show, I think that nothing was impossible to Joan of Arc. Yes, he stood there before her, and put up his mailed hands and made a prayer. And it was not borrowed, but his very own, he had none to help him frame it, he made it out of his own head, saying:

“ Fair Sir God, I pray you to do by La Hire as La Hire would do by you if you were La Hire and he were God.”

[This prayer has been stolen many times by many nations in the past four hundred and sixty years, but it originated with La Hire, and the fact is of official record in the National Archives of France. We have the authority of Michelet for this - Translator]

 

Cette scène est construite de façon que la prière de La Hire (effectivement citée par Michelet, ainsi que par les autres sources utilisées par Twain, tel le récit de la Comtesse Armand de Chabannes : La Vierge de Lorraine mais bien plus brièvement) arrive comme une saillie drolatique après un long discours sur l’influence spirituelle de Jeanne sur son armée. Le personnage de La Hire lui-même est comique, il comporte tous les traits du Gascon, et le bon sens de sa prière (ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse) est d’autant plus amusant que le narrateur consacre tout un paragraphe à insister sur son refus catégorique dans un discours indirect libre assez répétitif. La Hire, tout comme deux autres personnages bouffons, le nain (the dwarf) et Paladin, a une fonction essentielle auprès de Jeanne, celle de l’humaniser, faisant ainsi contrepoids aux perpétuelles louanges du narrateur. Elle rira de bon cœur à sa prière, comme à bien d’autres de ses plaisanteries. Mais encore une fois, à peine la prière est-elle délivrée que le rire nous est retiré par une réflexion savante du traducteur, et nous revenons au « temps de la traduction », semé de références et d’Histoire. La prière est décidément mise à distance. Ce qui est mis en relief est plutôt le bon sens : les réponses de Jeanne au procès de Poitiers, incisives et brillantes, reportées en dialogue, sont largement célébrées par le Sieur Louis Conte, qui ne se lasse pas de souligner le contraste entre les réflexion alambiquées des Docteurs de L’Eglise et les réponses brillantes et efficaces de la jeune Jeanne.

 

            Le bon sens est alors rapporté autant comme une qualité divine (elle est inspirée) qu’une qualité enfantine. En effet, Twain insiste amplement sur l’enfance de Jeanne, dont la narration prend tout le premier livre et ne cesse de lui appliquer le terme ‘child’ jusqu’à la fin du livre. C’est justement ce caractère enfantin qui va permettre à l’auteur d’aborder sa relation à Dieu. Tout d’abord, celle-ci est nettement teintée de superstition. L’arbre des Fées de Bourlemont en est un exemple parmi d’autres. S’il y est fait allusion dans Michelet, ce sujet est fort développé dans le roman de Twain, qui va jusqu’à composer une chanson que les enfants chantaient aux fées (dont l’existence est encore attestée par le narrateur soixante ans plus tard). Jeanne joue alors un rôle crucial, qui est de s’opposer au prêtre après que celui-ci a chassé les fées de leur arbre favori par quelque messe conjuratrice. Il s’ensuit une longue discussion théologique où Jeanne justifie la présence des fées, peu importe leur provenance :

 

“Then the fairies committed no sin, for there was no intention to commit one, they not knowing that any one was by, and because they were little creatures and could not speak for themselves and say the law was against the intention, not against the innocent act, and because they had no friend to think that simple think for them and say it, they have been sent away from their home for ever, and it was wrong, wrong to do it!”

The good father hugged her yet closer and said:

“Oh, out of the mouth of babes and sucklings the heedless and unthinking are condemned”

 

Bien sûr, l’épisode des fées permet de montrer l’opposition de Jeanne, dès son plus jeune âge, aux représentants de l’Eglise, mais il n’en reste pas moins révélateur d’une certaine superstition dans la foi de Jeanne, d’autant plus qu’il n’est pas fait cas de l’arbre de Fées au moment du procès, alors que maintes questions furent posées à Jeanne à ce sujet. De même, Jeanne est dotée de don de clairvoyance, aussi bien sur l’avenir (le narrateur se fait témoin d’une dizaine de prophéties) que sur la personnalité profonde des gens :

           

One day, riding along, we were talking about Joan’s great talents, and he said, ‘But, the greatest of all her gifts, she has the seeing eye’ I said, like an unthinking fool ‘The seeing eye? – I shouldn’t coun’t that for much, I suppose we all have it. ‘No, he said, ‘very few have it’ Then he explained and made his meaning clear. He said the common eyes sees only the outside of things, and judges by that, but the seeing eye pierces through and reads the heart and the soul, finding there capacities which the outside didn’t intricate or promise, and which the other kind of eye couldn’t detect.

 

Ce don quasi divin relève plus de la superstition que de la foi catholique. Mais Twain – en omettant les questions du procès accusant Jeanne de superstition – semble assimiler les deux dans la personnalité enfantine de Jeanne. En effet, Jeanne a une sensibilité tout aussi ouverte aux animaux, aux soldats et aux fées, dans une communion enfantine avec ce qui l’entoure (elle ne se méfie de rien). C’est par cette extrême sensibilité que Twain aborde sa relation à Dieu. Jeanne est en transe lorsque ses voix lui parlent, et s’abandonne totalement à la joie de l’apparition :

 

Now all the birds burst forth in song, and the joy, the rapture, the ecstasy of it was beyond belief; and was so eloquent and so moving, withal that it was plain it was an act of worship. With the first note of those birds Joan cast herself upon her knees, and bent her head low and crossed her hands upon her breast.

 

La prière pastorale de Jeanne, image d’Épinal, évoque bien sûr l’innocence enfantine qui la poursuivra jusqu’au procès. Cette innocence permet encore une fois de relativiser le catholicisme de Jeanne : elle prie sans l’intermédiaire d’un prêtre, dans cette relation directe à Dieu, si chère au protestantisme, et ne connaît pas encore la perversion de la pensée théologique. Rappeler sans cesse que Jeanne est une enfant, c’est rappeler qu’elle croit en Dieu comme un enfant, c’est-à-dire sans appartenance véritable et confirmée à une Eglise. De plus, cette relation directe à Dieu s’inscrit dans une opposition à l’autorité ecclésiastique et aux hiérarchies sociales traditionnelles qui n’est pas sans rappeler la position de Tom Sawyer et Huckleberry Finn dans la société. Enfin, Jeanne est innocente parce qu’elle ne sait pas lire. Le narrateur est le mieux placé pour le savoir, puisqu’il est son secrétaire et écrit toutes les lettres qu’elle lui dicte. Cette fonction lui permet d’assister à des moments privilégiés, mais surtout lui permet de rappeler au lecteur tous les deux ou trois chapitres l’illettrisme de  Jeanne :

 

We were now within six leagues of the King, who was at the castle of Chinon. Joan dictated a letter to him at once, and I wrote it.

 

Or cet illettrisme la protège d’une perversion de la foi : la lecture de la Bible. Elevé dans un protestantisme austère, Twain estime en effet que la lecture de la Bible est des plus dangereuses, et rejoint ainsi certaines idées catholiques du quinzième siècle. Il dicte cinq lettres en 1906 intitulées Reflections on Religion qu’il refuse de publier de son vivant, et y déclare :

 

Aucun enfant protestant ne se remet jamais d’avoir fréquenté la Bible, ce qui est inéluctable. Dans chaque famille protestante de la Chrétienté, la Bible œuvre funestement à contaminer les enfants par le vice, et par les idées vicieuses, et quotidiennement, constamment. […] On protège aisément les enfants des autres livres, ils en sont protégés. Mais rien ne les protège de la Bible assassine.

 

 

            Twain oscille donc entre la distance critique mais jamais clairement prononcée sur le mysticisme de Jeanne et l’adhésion à sa foi innocente. Jeanne est parfois évincée par un autre personnage : Paladin, son porteur d’étendard, dont les récits gascons et les fanfaronnades amusent les autres soldats (récits qu’il prend garde de ne point soutenir devant Jeanne). En d’autres termes, il ment comme elle dit la vérité. Mais bien des qualités les rapprochent, ne serait-ce que l’ardeur au combat. Un chapitre entier est consacré à la façon dont Paladin, qui porte bien son nom, amplifie ses histoires :

 

We went three nights in succession. It was plain that there was a charm about the performances that was apart from the mere interest which attaches to lying. It was presently discoverable that this charm lay in the Paladin’s sincerity. He was not lying consciously; he believed what he was saying. To him, his initial statements were facts and whenever he enlarged a statement, the enlargement became a fact too. He put his heart into his extravagant narrative, just as a poet puts his heart into heroic fiction, and his earnestness disarmed criticism – disarmed it as far as he himself was concerned. Nobody believed his narrative, but all believed that he believed it.

 

C’est certainement cette réflexion qui rapproche Jeanne de Paladin et du Narrateur sous le regard bienveillant de Mark Twain : c’est la sincérité de la prière qui la rend vraie, que l’on soit convaincu ou non de son bien fondé.


 


Les villes terrestres et la cité céleste

dans la vie de Jeanne d’Arc

 

 

Maria Korenman

 Université d’Etat de  Saint-Pétersbourg

 

 

 

Depuis plusieurs siècles déjà et particulièrement à notre époque la personnalité de Jeanne d’Arc attire les gens de différents pays, religions et groupes sociaux, et leur nombre augmente d’année en année. L’extraordinaire épopée de la Pucelle d’Orléans continue à stupéfier nos contemporains comme elle stupéfiait les siens, et ce ne sont pas seulement les événements  qui nous frappent mais Jeanne elle-même, son héroïsme, sa fermeté, son courage et sa fidélité, la simplicité, la douceur et la plénitude de son cœur. Pour notre époque compliquée et dure où la violence et la corruption refroidissent les cœurs, où le vrai amour chrétien, désintéressé et ayant le goût du sacrifice, devient de plus en plus rare, la grande vie de Jeanne d’Arc est une véritable révélation. Quelle définition peut-on trouver pour ce personnage, à qui le comparer ? L’Eglise catholique a donné, en la canonisant, une certaine réponse à cette question. Mais le problème est loin d’être résolu, vu les tentatives incessantes de pénétrer dans  son esprit pour y voir les motivations secrètes de ses actes. L’objet de mon intérêt devenu sujet de ce mémoire, c’est la spiritualité de Jeanne d’Arc ou, pour ainsi dire, sa  « citoyenneté céleste » .

Quelles qualités en elle poussent le prince Obolenski à prétendre que dans le cas de Jeanne il s‘agit d‘une personne dont  « la sainteté est évidente » ?[1] C’est avant tout sa perfection intérieure, la beauté de son âme qui transparaissent dans ses actes. Comment a-t-elle pu conserver une telle pureté, une telle innocence d’enfant ? Cela fait penser à un miracle et non sans raison . Elle manifeste tous les signes de cet état à la fois mystérieux et reconnaissable auquel la littérature orthodoxe donne le nom  d’« état naturel » ou, ce qui est la même chose, celui de paradis intérieur. Arrivé là on peut dire sans craindre l’erreur: la Cité céleste que Jeanne portait dans son cœur est la seule explication possible de sa voie terrestre. Passons à l’histoire et essayons de suivre son incroyable trajet du point de vue intérieur. 

Une douce petite paysanne obéissante et craignant Dieu a eu, à l’âge de treize ans, ses premières visions célestes. Ce qu’elle éprouve en les regardant l’impressionne au point de vouloir être toujours dans cet état. Désormais, l’envie de vivre dans la Cité céleste devient son désir unique, qu’accompagne la résolution ferme de sacrifier sa vie à Dieu.[2] Les quelques années qui suivent jouent le rôle d’une période préparatoire pendant laquelle elle apprend à être une bonne chrétienne, c’est-à-dire à ne pas avoir sa propre volonté mais celle de Dieu. Elle ne vit plus que pour Lui seul: sa liberté personnelle, jeux d’enfant, distractions - tout est sacrifié. Son développement spirituel ou le renouvellement spirituel de son âme se fait donc si vite que les parfaites qualités chrétiennes de Jeanne commencent à attirer l’attention : c’est l’admiration des adultes et les moqueries des jeunes. Citons le paysan Jean Waterin qui avait le même âge que Jeanne : « …souvent, quand nous jouions ensemble, Jeanne se retirait à part et  parlait à Dieu, à ce qu’il me semblait; moi et les autres, nous nous moquions d’elle » .[3] Malgré  ses perfections, que Jeanne n’aperçoit pas d’ailleurs ayant les regards toujours portés vers le Ciel, ce n’est pas sans une dure lutte intérieure qu’elle apparaît enfin sur la scène de l’Histoire : elle n’est qu’une « pauvre fille qui ne sait monter à cheval, ni conduire la guerre » et elle ne voit pas comment elle pourrait accomplir sa mission. C’est une lourde épreuve qui finit par la victoire de la foi : Jeanne a cru à l’aide céleste qui allait la renforcer et elle s’est décidée. Cet acte capital de volonté la rend invincible parce qu’il est lié à l’engagement de tout supporter pour Dieu et ses saints. Toute force terrestre est incapable de s’opposer à une telle résolution et se trouve impuissante. Ayant vaincu ainsi le monde à l’intérieur d’elle-même, Jeanne se met donc à l’accomplissement de sa mission. Voici la logique des choses telle qu’elle se manifeste dans les procès de Jeanne d’Arc. Une autre logique qui insisterait sur la nature psychologique des « voix » en affirmant qu’elles servent de « paravent » aux  propres intentions patriotiques de Jeanne n’est, au contraire, appuyée par aucune preuve, aucun document. « J’aimerais mieux être écartelée avec des chevaux que d’être venue en France sans permission de Dieu »[4], dit-elle au procès de condamnation . Dans les souvenirs du duc d’Alençon, on trouve les paroles suivantes ( il s’agit de la prise de Jargeau) : « Jeanne …dit…qu’ils ne fassent pas difficulté de donner l’assaut aux Anglais, car Dieu conduisait leur affaire. Elle dit que, si elle n’était sûre que Dieu conduisait cette affaire, elle préférerait garder les brebis plutôt que de s’exposer à de tels périls »[5].  Et enfin, voici les mots qu’elle prononce tout au début de son épopée extraordinaire et qui nous sont parvenus par le témoignage de Jean de Metz : « …bien que j’eusse bien préféré filer auprès de ma pauvre mère, car ce n’est pas mon état ; mais il faut que j’aille, et que je fasse cela, car mon Seigneur veut que j’agisse ainsi »[6].

Pour pouvoir définir l’état spirituel de la Pucelle d’Orléans tel qu’on le découvre dans ses procès, il est nécessaire de recourir au vocabulaire chrétien ou, ce qui est plus exact, orthodoxe, en introduisant les termes de « signes manifestes de la grâce de Dieu » et de « nature humaine renouvelée » qui suppose ce qu’on appelle « l’entrée de l’âme dans le Royaume du Ciel situé à l’intérieur de nous ». Ces signes ou traits sont souvent ignorés par les historiens pour qui les vertus chrétiennes ne présentent pas grand intérêt, ni ne sont matière digne d’étude. Et pourtant celles de Jeanne d’Arc sont, si on en croit ses contemporains, tout à fait étonnantes. Tout le mal du monde, les péchés et les crimes dont elle est témoin ne peuvent lui faire perdre sa simplicité et sa pureté qui sont d’une telle qualité que les visages des pécheurs se couvrent de honte en sa présence et que les désirs charnels font  place à une joie claire, pure et innocente. Le souvenir de l’admirable liberté de tout désir charnel pousse Dunois à  s’exclamer : «  Moi-même et les autres, quand nous étions en sa compagnie, n’avions aucune volonté ou désir d’approcher ou d’avoir compagnie de femme. Il me semble que c’était chose presque divine ».[7] Jean de Metz qualifie aussi de « divin » son amour pour la Pucelle en insistant, par ce terme, sur le caractère saint de ce sentiment qui n’a rien à voir avec les émotions humaines ordinaires. L’abstinence de la Pucelle était un autre objet de l’admiration pour ceux qui la connaissaient. Là, on constate encore une fois une parfaite unanimité des témoins : « Jeanne était sobre pour la nourriture et la boisson »[8],  « elle mangeait peu et buvait encore moins », affirment-ils au procès de réhabilitation. «Elle était très sobre, rapporte naïvement son page Louis de Coutes (ou de Contes), et bien souvent, de tout le jour, elle ne mangeait qu’un morceau de pain, et je m’étonnais qu’elle mangeât si peu ».[9]

Le Bâtard d’Orléans est encore plus catégorique : « Aucun  être vivant ne la surpassait en sobriété ».[10] Il n’y a pas de doute qu’une telle abstinence exige une longue pratique et représente, si on parle toujours la langue chrétienne, « la victoire de l’esprit sur le corps ». N’oublions pas quelques cas de transfiguration de Jeanne d’Arc dont deux sont mentionnés par Obolenski. C’est d’abord le Bâtard d’Orléans qui la voit « exulter de merveilleuse façon » au château de Loches, et au procès on interroge Jeanne sur ce « heaume » qui entourait sa tête au moment de l’attaque de Jargeau.

            Notons aussi le caractère impérieux de la liberté avec laquelle elle agit. La doctrine orthodoxe qui contient une description détaillée de cette qualité, lui donne le nom de « liberté des enfants de Dieu », ce qui est, selon la définition, « la liberté de l’esprit humain qui regarde la Vérité ». Tout chrétien est obligé de la chercher par le Christ qui lui dit d’obéir à Dieu avant d’obéir aux hommes. La connaissance de la Vérité ou, en d’autres termes, la révélation de Dieu au coeur humain, est une condition nécessaire de cette liberté : « Vous connaîtrez  la vérité, et la vérité vous rendra libres » (Jn,VIII-32). La liberté, au sens chrétien du mot, indique l’état où on est libéré du péché et de toute autre chose qui pourrait empêcher l’homme de sentir Dieu toujours présent. Celui qui n’a que Dieu dans son coeur n’obéit plus aux hommes, mais à Lui seul, au sens spirituel du mot, ce qui suppose l’indépendance de toute notion terrestre et la résistance à toute volonté humaine si celle-ci s’oppose à celle de Dieu. C’est justement le cas de Jeanne d’Arc. Ni les richesses, ni la gloire, ni les hommages, ni le succès auprès des gens, ni, en somme, rien de terrestre n’a aucun pouvoir sur son âme. Elle n’est attachée ni aux  vêtements, ni aux plaisirs, ni à des distractions quelconques. De même, elle garde l’esprit  « en liberté », ne se soumettant jamais à l’opinion d’autrui quelle que soit son autorité, si cette opinion ne correspond pas à celle de Dieu. Son attitude envers ses prochains est chrétienne plutôt qu’elle n’est humaine, ce qui veut dire qu’elle est complètement dénuée de partialité et de formalisme. Tout son être est, pour ainsi dire, recréé selon un nouveau modèle qui est chrétien à la différence de l’ancien qui était humain. L’obéissance à Dieu n’est plus pour elle une lourde obligation, mais une action libre et voulue. On peut dire la même chose de son attitude envers le roi, qu’elle sert non seulement sans contrainte, mais avec joie, en tant que personne détenant le pouvoir sacré et dont elle sait, en plus, qu’elle est particulièrement aimée de Dieu. Il est évident que le coeur ne peut pas être complètement dégagé des intérêts terrestres, s’ils ne sont pas remplacés par d’autres qui n’ont rien à voir avec les premiers. Et ce sont ceux-là qui occupent Jeanne jour et nuit, car, si on en croit les témoins, elle aime justement la solitude et supporte mal les foules auquelles elle ne se joint que pour les besoins de la guerre, excepté pour les prières collectives. Jacques L’Esbahy (un bourgeois d’Orléans) : «  Elle aimait davantage être seule et solitaire  qu’être en la société des gens, si ce n’est quand il était nécessaire pour le fait de la guerre… ».[11] A part les intérêts terrestres il existe de prétendus réconforts terrestres : plaisirs physiques et esthétiques, distractions, repos ou toute autre chose qui rend la vie agréable ou, au moins, supportable . Etre privé de ces réconforts, c’est en avoir  d’autres. Ce que Jeanne recevait constamment des réconforts célestes, elle le dit elle-même au procès, en ajoutant que sans ce soutien spirituel elle serait morte. Ses autres paroles donnent encore une preuve de sa bonne connaissance de la « Cité céleste » : « Mon Seigneur a un livre dans lequel jamais aucun clerc n’a lu, tant soit-il parfait en clergie ».[12] « Le livre » dont il s’agit, c’est le monde spirituel qui se tient caché aux regards des gens et dont son âme vit jour et nuit. « Plusieurs fois j’ai entendu dire à Jeanne qu’il y avait sur son fait un mystère », affirme Jean Pasquerel, le confesseur de Jeanne  d’Arc.[13]  Et le duc d’Alençon : « …Jeanne,qui prenait ses repas avec moi, me dit qu’elle avait été examinée, mais qu’elle en savait et en pouvait plus qu’elle n’en avait dit à ceux qui l’interrogeaient ».[14] On sait bien comment ces états célestes s’incarnaient dans les victoires terrestres.

         Passant à la seconde partie de notre essai, celle qui concerne les villes  terrestres, notons certains faits (parmi tant d’autres !) pour lesquels il est assez difficile de trouver une explication rationnelle. Commençons par l’arrivée de l’armée royale à Orléans, qui se passe - fait historique incontestable – d’une façon tout à fait étonnante. « Jeanne…vint à notre rencontre, raconte Jean Pasquerel, et nous entrâmes ensemble dans Orléans sans empêchement, et y introduisîmes les vivres à la vue des Anglais ».[15]

    Chose bizarre, chose inexplicable. Ceux qui, depuis sept mois, tiennent le blocus autour de la ville y laissent entrer un groupe armé qui va certainement l’approvisionner. Les Anglais regardent la petite armée qui transporte les vivres sans faire aucune tentative pour l’attaquer. Comme s’ils  étaient paralysés… Ecoutons  Jean Pasquerel : « Et ce qui était étonnant, c’est que tous les Anglais avec leur grand déploiement de forces, armés et prêts à la guerre, voyaient les soldats du roi en petite compagnie  par rapport à eux ; ils les voyaient, ils entendaient les prêtres chanter - j’étais au milieu d’eux, portant l’étendard - ; et pourtant aucun Anglais ne bougea et ils ne menèrent aucun assaut contre les soldats et les prêtres ».[16] 

     Une autre fois cette passivité des Anglais, une passivité incompréhensible et qui est contre toute logique, a lieu la veille de l’attaque de Jargeau. Vers le soir les Français en prennent les faubourgs où ils sont obligés de passer la nuit. Et les Anglais le savent et ils ne sortent pas de la ville pour massacrer leurs adversaires ! Le duc d’Alençon : « Je crois que Dieu conduisait cette affaire, car, cette nuit, il n’y eut pour ainsi dire pas de garde, de sorte que, si les Anglais  étaient sortis de la ville, les soldats du roi eussent été en grand péril ».[17]

                Comparons les cas suivants :

   1) La prise des Tourelles et les événements qui la précèdent. Citons Dunois : « L’assaut dura depuis le matin jusqu'à huit heures de vêpres, si bien qu’il n’y avait guère d’espoir de victoire ce jour- là : aussi j’allais m’arrêter et voulais que l’armée se retirât vers la cité. Alors la Pucelle vint à moi et me requit d’attendre encore un peu. Elle-même, à ce moment- là, monta à cheval et se retira seule en une vigne assez loin de la foule des hommes, et dans cette vigne elle resta en oraison l’espace de la moitié d’un quart d’heure ; puis elle revint de cet endroit, saisit aussitôt son étendard en la main et se plaça sur le rebord du fossé, et, à l’instant qu’elle fut là, les Anglais frémirent et furent terrifiés ; et les soldats du roi reprirent courage et commencèrent à monter, donnant l’assaut contre le boulevard, sans rencontrer la moindre résistance. Alors ce boulevard fut  pris et les Anglais… s’enfuirent et tous furent tués »[18] .

      2) La prise de Saint-Pierre-le-Moûtier en novembre 1429. Cette fois le narrateur est Jean d’Aulon, l’intendant de Jeanne : « Après que  la Pucelle et ses gens eurent tenu le siège devant la ville quelque temps, il fut ordonné de donner l’assaut de cette ville ; et ainsi fut fait, et pour la prendre firent leur devoir ceux qui là étaient ; mais à cause du grand nombre de gens d’armes étant en la ville, de la grande force d’elle, et aussi la grande résistance que ceux de dedans faisaient, les Français furent contraints et forcés de se retirer…

     (Ensuite se passe une scène entre Jeanne, restée pratiquement seule sur le champ de bataille, et d’Aulon qui insiste pour qu’elle le quitte)

… je lui dis derechef  qu’elle s’en allât et se retirât comme les autres faisaient. Alors elle me dit que je fisse apporter des fagots et claies pour faire un pont… lequel incontinent après fut fait et dressé. De quelle chose je fus tout émerveillé, car incontinent la ville fut prise d’assaut, sans y trouver pour lors trop grande résistance ».[19] 

            La façon dont les choses se passent est partout la même : quand tous les moyens dont les hommes disposent sont utilisés et que la réussite semble impossible, c’est comme une force mystique qui intervient soudain et qui, dans certains cas, aveugle les adversaires au point d’ignorer les dangers évidents et, dans d’autres, les fait frémir de peur, si bien que, la volonté paralysée, ils se sentent incapables d’aucune résistance. Ces gens ne pourront pas, plus tard, s’expliquer la défaite, ni même comprendre exactement ce qui leur était arrivé. De telles expériences persuadaient les Anglais ainsi que les Français qu’il y avait là un mystère, une force invincible qui aidait la Pucelle et ne tolérerait aucune tentative d’opposition. Les uns la croyaient magique, les autres divine. Cette conviction ne ressemble, on l’a vu, que fort peu à une superstition ou un préjugé, encore moins peut-on l’expliquer par des particularités de la conscience médiévale. Ainsi, il n’est pas superflu de noter que la carrière militaire de Jeanne d’Arc n’a connu que deux grandes défaites : Paris et La Charité. L’une comme l’autre, ces batailles ont été entreprises par le Conseil royal. Ce qui n’arrive jamais, si Jeanne obéit à un autre conseil, celui de ses « voix »…

         L’épopée de la Pucelle d’Orléans n’est pas seulement un des épisodes les plus remarquables de l’histoire de la France ou une manifestation éclatante du patriotisme, c’est avant tout le passage de la terre au Ciel, passage qui se déroule sous nos yeux.   

 

 



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

II

 

 

 

 

 

LA VILLE DE PÉGUY

 

 

 

 

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Paris et Pétersbourg: magnifiques et contradictoires.

Lecture comparée de Pouchkine, Nekrassov, Blok et Péguy

 

 

Elena Djoussoieva

Université des Sciences sociales et humaines

de Saint-Pétersbourg

 

 

 

            Paris et Rome, Venise et Prague, Constantinople : il y a dans le monde beaucoup de villes célèbres pour leur beauté, mais la plus belle de toutes est, pour moi, Saint-Pétersbourg. Bien sûr, chacun préfère sa ville natale. D’autant plus étonnant est ce que remarque V.N.Toporov : « En faisant le tour des auteurs dont la contribution à l’élaboration du "texte de Pétersbourg" est la plus importante, on est frappé par deux particularités : d’abord, le rôle exceptionnel des écrivains nés à Moscou (Pouchkine, Lermontov, Dostoïevski, Grigoriev ; André Biély etc.) et – plus largement – des non-pétersbourgeois (Gogol, Gontcharov, dont la contribution à ce thème n’a pas jusqu’ici été estimée à sa juste valeur, Boutkov, Vs.Krestovski, Akhmatova etc.), et ensuite l’absence d’écrivains pétersbourgeois jusqu’à la phase finale (Blok, Mandelstam, Vaguinov) »[20].

            Il est possible de l’expliquer ainsi : Pétersbourg est la seule ville russe apte à devenir la patrie spirituelle de quelqu’un né sous d’autres cieux, comme l’écrit dans les Lettres de Pétersbourg V.M.Garchine qui remarque en même temps que « le bon et le mauvais s’y mêle, venant de tous les horizons »[21].

            Paris jouit des mêmes particularités, ville chantée par des écrivains qui sont nés plus ou moins loin, comme Hugo et Verlaine, Rimbaud et Péguy. Leur description de Paris ne contient pas moins d’antinomies que le « texte de Pétersbourg » qui, à côté d’un mythe positif, offre également « l’éventail le plus large d’idées » « exprimant un rapport négatif à l’égard de la ville, qui n’exclut absolument pas (et souvent même suppose) fidélité et amour… »[22] C’est justement cette contradiction, cette équivoque, cette ambivalence de Pétersbourg et de Paris qui justifie la recherche de parentés typologiques dans la représentation qu’en font les auteurs russes et français.

            Il faut dire que la façon de percevoir Pétersbourg a évolué au cours des trois siècles de son existence. Cette transformation est décrite avec précision et de façon détaillée par l’un des premiers auteurs qui aient abordé ce thème dans la littérature, sans être pour autant, lui non plus, originaire de Pétersbourg : il s’agit de N.P.Antsiferov dans L’Âme de Pétersbourg (1922), Être et mythe de Pétersbourg (1924) et aussi Le Pétersbourg de Dostoïevski (essai d’excursion littéraire) (1921), Le Pétersbourg de Pouchkine (1950) etc. Nous nous intéresserons aux trois poètes les plus importants parmi ceux qui ont représenté les différentes étapes de l’évolution de la ville avant que, de Saint-Pétersbourg, elle ne devînt Léningrad : Pouchkine (naissance et fondation), Nekrassov (maturité), et Blok (déclin)[23], et nous essaierons d’éclairer ce qui apparente leur vision de Pétersbourg avec le Paris que représente, à la frontière des XIXe et XXe siècles, l’écrivain, poète et journaliste français Charles Péguy.

            Antsiferov remarque justement que « Pouchkine est le créateur de l’image de Pétersbourg au même titre que Pierre le Grand est le bâtisseur de la ville elle-même…Son image de Pétersbourg est le produit du travail du siècle qui précède et en même temps un présage de son destin »[24]. Comment Pétersbourg apparaît-il dans ses vers ? D’un côté c’est une:

 

Ville de luxe, ville de misère

Esprit de servitude, ville aux dehors harmonieux

Voûte vert-pâle des cieux

Ennui, froid et granit, ( Ville de luxe, ville de misère )

 

De l’autre :

 

"Mais Pétersbourg l'infatigable

Est réveillée par le tambour.

Debout, marchands, allez porteurs!

Cochers! La Bourse vous attend.

La jeune fille prend sa cruche;

La neige craque sous ses pas.

C'est l'aimable bruit du matin.

Les volets s'ouvrent; la fumée

Monte au ciel en volutes bleues;

Le boulanger, bon Allemand

Coiffé d'un bonnet de coton,

Ouvre bien grand son vasistas. (Eugène Onéguine, trad. Jean-Louis Backès, Gallimard, "Folio classique", 1996, p. 56)

 

Il ne suffit pas que tout le premier extrait soit bâti sur des contrastes : luxe/misère[25], servitude (association : l’homme courbé et humilié) / harmonie, mais de plus, aux cieux « vert pâle », accentuant « ennui, froid et granit » pesants, s’opposent l’agitation et l’« aimable bruit » du matin d’hiver dans le deuxième extrait.

            

Le Pétersbourg de Pouchkine se dresse en accord avec la « volonté fatale » du « bâtisseur miraculeux » « pour contrarier le voisin arrogant » et malgré la nature environnante :

 

Au bord des eaux désertes,

L’esprit plein de vastes pensées,

Debout[26], il regardait au loin. 

Devant lui, immense,

Courait le fleuve ; une pauvre barque

Luttait, solitaire.

…………………..

Et devant la capitale neuve

A pâli Moscou l'ancienne

Comme devant la jeune souveraine

La veuve drapée de sa pourpre.

………………………………

Cent ans passèrent. La jeune cité,

Beauté et miracle des régions du nord,

De l’ombre des forêts, des fanges des marais,

S’est élevée, somptueuse et fière

 

A côté de l’incessant « conflit d’épithètes » (selon les mots d’N.B.Ivanova)  - pauvre (barque), misérable (…) / luxueusement, orgueilleusement ; triste (paria de la nature) / animés  ( rives) ; bas (rives) / masses (élégantes) ; désertes (vagues) / (masses) se serrent, - se cache une antithèse de Moscou-Pétersbourg[27] qui se confirme par la suite. Pouchkine décrit aussi la révolte des éléments contre la ville « artificielle » :

 

La Neva s’enfla et mugit,

En son chaudron bouillonne et tourbillonne,

Et soudain, comme un fauve qui se déchaîne,

Se rua sur la ville (…)

Le peuple voient la colère du Très-Haut

Et attend le châtiment (…)."

 

Pourtant le lendemain 

 

…un rayon matinal

Perçant les nuées lasses et blêmes

Eclaira une ville sereine

Sans plus trouver de traces

Du malheur de la veille ; la Pourpre

Avait déjà recouvert le Mal.

Et tout était rentré dans l’ordre.

 

 

L’opposition cosmologique de Pierre et des éléments se termine par sa victoire. Le cavalier de bronze foule sous les sabots de son cheval aussi bien les éléments déchaînés que les destinées des petites gens, mais en même temps « il entraîne un grand pays vers un avenir inconnu »[28].

            Et cela nous ramène à l’antithèse thématique « ville de luxe, ville de misère », que renforcent non seulement le « conflit des épithètes » mais aussi  le conflit des couleurs, présenté de la façon suivante par N.B.Ivanova dans son article Ut pictura poesis :

 

noir (buisson)                                                               vert sombre(jardins)

pâle (lune)                                                       transparentes (ténèbres)

assombri (Petrograd)                                      sans lune (éclat)

sombre                                                                      dorés (cieux)

terriblement pâle (Eugène)                                       plus clairs que les roses (visages)

sans couleur (clôture)                                             bleu clair (flamme)

de bronze                                                          bleu (glace)

 

            Le conflit fait apparaître le vainqueur :  il est là où est le centre, le cuivre est « or » mais « trompeur » ; l’éclat est souligné « par les rayonnements des chapka de bronze »[29]. Selon N.Ivanova, cela donne au Cavalier de bronze en tant que symbole de Pétersbourg un sens particulier : le bronze, « l’or mensonger », tente de supplanter l’or véridique, mais il ne jouit pas de ses propriétés positives. En outre, selon N.V.Serov, « dans l’héraldique l’or est le symbole de l’amour, de la constance et de la sagesse » et le bronze, or faux, signifie l’amour dégradé ou la religion matérialisée »[30].

            Le Pétersbourg de Nekrassov est, en grande partie, aux antipodes de celui de Pouchkine :

 

Ô ville , ville fatale !

On a chanté tes masses superbes,

Ton enceinte séculaire,

Tes soldats, tes chevaux fougueux

Et tout ton appareil guerrier :

Captif de la lyre aux douces cordes,

Je ne veux pas lutter : oui, tu es belle,

Au minuit silencieux et sans lune,

Dans ton orgueil et ta bouillonnante vanité

……………………………………………

Qu’un avare et pâle soleil

Se mire aux flots de la Neva,

Que, réjouies de scandales insolents

Et semant leur ivraie,

Des hordes à tête vide, arrogantes et oisives,

Pleines de vices hideux,

Grouillent en toi. Dans tes murs

Il est aussi, et il fut en de lointaines années,

Des amis du peuple et de la liberté,

Et parmi les tombes muettes

On trouvera des tombes au nom glorieux.

Tu nous est chère – tu fus toujours

Arène d’énergie et d’action,

Avide de pensée, avide de labeur !

………………………………

C’est ainsi. Mais si d’aventure

Je jette un regard à tes frontières,

Plongeant dans les abîmes,

Revivant le passé,

Mon âme souffre. Et ce n’est pas dans les salles de bal,

Où règne la vanité,

Mais dans les tristes refuges de la misère,

Que va errant mon triste songe. ( Les Malheureux )

 

Si le Pétersbourg de Pouchkine rassemble une multitude de couleurs, celui de Nekrassov n’en a presque pas, ou plutôt elles sont rejetées :

 

Un jour commence, hideux,

Trouble, venteux, sombre et sale

…………………………………..

Je suis sorti et voici que je tombe

Sur une pénible scène. On portait

Un cercueil d’une couleur ocreuse

Par le pont Saint-Isaac.

Devant le cercueil ni parents ni pope,

Il n’était point couvert d’or ni de brocart,

Seulement, cognant sur son couvercle,

Rebondissait la grêle… 

………………………….

On dit, encore un jour. Mais vraiment je n’ai point vu

Que la lune pointât ses cornes d’or,

Mais le soleil, personne non plus ne l’a vu - personne.

Sans ses rayons gracieux et généreux,

Les coupoles dorées des somptueuses églises

Et tout ce luxe de la ville ne sont rien – rien. (A propos du temps )

 

Voici que le soleil a jeté un furtif regard,

Mais le brouillard l’a bientôt emporté,

Et de nouveau – ténèbres. Qui

Aujourd’hui peut-on rencontrer ?

Cette empreinte terrible,

Seule peut l’apposer cette ville.

Passait une charrette : ni roux, ni gris,

Un malheureux Finnois, camus, la conduisait. (Les Malheureux)

 

Le poète prive la ville de son auréole romantique, en la regardant intentionnellement à travers le prisme d’une description réaliste, « quotidienne », dans le style des « esquisses physiologiques » :

 

Pureté, pureté, pureté !

Rues sales, boutiques sales, ponts,

Chaque maison souffre d’écrouelles,

Le crépi s’effrite – et le trottoir

Gronde sous le pas des passants…

Chère ville !…

 

…En juillet, tu es imprégnée toute

De vodka, de crottin, de poussière mélangés –

Typique mélange russe…

Ne voulant quitter d’un pas la nature,

Voici que l’eau fleurit dans les caniveaux. (L’un a froid, l’autre a chaud )

 

            Nékrassov rejette la légende du « bâtisseur miraculeux » et oppose dans une nouvelle antithèse Pétersbourg l’étrangère à la Russie :

 

Une ville nouvelle est née sous Pierre,

Née grâce au peuple finnois -

Née de la vase et des marais, en quelques années,

Elle n’a, jusqu’à nos jours, pas trouvé la Russie.

 

D’ailleurs il conserve l’antithèse pouchkinienne Pétersbourg-Moscou, qu’il ne traite pas sur le plan historique mais sur le plan moral :

 

Oui, avec une chandelle, cherche là-bas un patriote :

Se coller aux puissants, faire l’innocent agneau,

Se trouver une petite place bien chaude et après,

Comme un impie faire commerce d’honneur et d’esprit.

Voilà l’homme de là-bas ! (Mais, sans doute,

Je me hâte de le dire, on y trouvera exceptions.

La Providence a tel souci des hommes,

Que si quelque part pousse la mauvaise herbe,

On trouve aussi la bonne : voici, par exemple, Joukovski, -

Il vécut à Pétersbourg, mais dans l’âme il était moscovite). (Poèmes de Moscou)

 

C’est justement à la « misère » spirituelle qu’est aussi opposé  le « luxe » de la ville :

 

Théâtres et palais, Neva et vaisseaux,

Portant de tous les coins du monde,

Les caprices du luxe ; musées de la culture,

Musée des antiquités – « toutes les marques de l’instruction »,

On les trouvera dans cette ville, mais d’âme, point !

 

Voici pourquoi Petersbourg toujours « trompe » les attentes de ceux qui y aspirent, fût-ce le jeune rêveur :

 

…………………L’imagination

Attire à la ville le jeune homme :

Là, la gloire, là l’espace, là le mouvement,

Et l’y voici ! Il va, il se promène –

Quelle merveille que ces brillants ornements !

Les pointes de ses églises et de ses tours

Filent vers le ciel ; quel luxe

Dans ces théâtres, ces rues, ces demeures

Des heureux de ce monde – et, tout autour,

A perte de vue, les cimetières… (Les Malheureux)

 

et les solliciteurs :

 

C’est le perron d’honneur. Aux jours solennels,

possédée par une fièvre servile,

la ville entière avec certain effroi

se fait porter aux portes fatales ;

ayant écrit leur nom , leur titre,

les invités regagnent leur logis,

si pleinement contents d’eux-mêmes

qu’ils ont, semble-t-il, accompli la mission de leur vie!

Mais aux jours ordinaires ce perron somptueux

Est assiégé par des gens misérables :

Faiseurs de projets, quémandeurs de places,

et ce vieillard tout cassé, et cette pauvre veuve

…………………………………………………

Une fois j’ai vu des paysans s’en approcher,

De bons Russes, des gens de la campagne,

Après avoir prié, debout  et n’osant approcher,

Avec leur tête rousse penchée sur la poitrine ;

Le portier se montra : « Laisse-nous entrer » disent-ils,

Exprimant l’espoir et la souffrance… 

…………………………………………………

Croix au cou et pieds en sang,

Enveloppés de lapti faits de leurs propres mains

(ils s’étaient, c’est-à-dire, traînés longtemps, longtemps,

de quelque lointain gouvernement).

Quelqu’un cria au portier : « Dehors !

Chez nous on ne veut pas de gueux dépenaillés ! »

Et la porte claqua.

 

Et c’est justement à un réveil moral que Nekrasov appelle douloureusemnt le haut fonctionnaire dont le portier protège si bien le sommeil des assauts des solliciteurs :

 

Toi qui estimes vie enviable

Cet enivrement de flatteries éhontées,

Galanterie, gloutonnerie, jeu,

Réveille-toi ! Il est plaisir plus doux :

Fais-les revenir ! en toi est leur salut !

Mais les heureux de ce monde au Bien sont sourds…

 

Tu ne crains pas le tonnerre des cieux,

mais celui de la terre, tu le tiens en tes mains,

et ces gens obscurs emportent

dans leur cœur une douleur sans remède. (Méditations devant un perron d’honneur)

 

Si le Pétersbourg de Pouchkine est l’incarnation de la puissance de l’esprit humain, s’il est plein de forces et de jeune fougue, celui de Nekrassov est malade, et, « tout autour, à perte de vue, ce sont des cimetières » :

 

Le soir est étouffant plus qu’on ne saurait dire,

Il y sonne une note sinistre,

Tout est présage de choléra – choléra – choléra,

Typhus et je ne sais quelle maladie ! (Avant le crépuscule)

 

Ton jour est malade, ton soir brumeux,

Brouillardeuse, lente est l’aube

Que l’imagination me dessine…(Les Malheureux)

 

Le jour, l’animation est trompeuse :

 

Maintenant donc, voici le matin !

Triomphant enfin du brouillard,

Le soleil a jeté son filet merveilleux

Sur les palais, les temples et les ponts.

Plus trace du pénible souci

De la misère importune !

Comme s’il était malsain qu’on se montre,

A l’avènement du jour,

Quand on est vert et pâle,

Malheureux, affamé,misérable,

Qu’on marche baissant la tête !

Maintenant regarde la ville bruyante !

Regarde son luxe et sa richesse –

Défilent en cohue affolée

Les files d’équipages étincelants,

Tout est plein de vie et d’alarme,

Tous les visages brillent, épanouis,

Et des funérailles, les chars revenus

Vides, joyeusement, filent…

………………………………

Dans le minuit sourd, sans abri,

Par les rues de la ville tu passes :

Immense, harmonieuse et austère,

Endormie sous ses nuées de plomb,

Elle  paraîtra alors tout autre,

Et, ceinturée de tombeaux,

Ses palais somptueux,

Sa grandeur et sa majesté

Ne donneront aucune joie. (Les Malheureux)

 

 

Si Pouchkine est le créateur du mythe de Pétersbourg, Nekrassov à première vue peint des tableaux purement réalistes. Rappelons pourtant que le mythe, comme l’écrit L.Salmon, est lié, selon la définition du mot, à la non-réalité, il faut donc le confronter avec les couleurs   « non présentes » dans les descriptions de Nekrassov :

 

Il n’est pas radieux, s’il est d’or,

Le rare rayon de ton soleil… (Les Malheureux)

 

Etouffante, élégante, immense, pourrie,

Laide en cet instant est notre grande ville,

Comme un fat épuisé qui n’a pas mis son rouge…

Notre rue est l’ornement des rues de la capitale,

………………………………………………

Son ciel n’est pas d’azur…(Crépuscule)

 

En outre, le mythe est bâti sur un miracle, sur une foi, qui implique non seulement l’espérance, mais aussi la peur, mais « …à cette peur, si l’on peut dire, métaphysique, s’ajoute, dans le « texte de Pétersbourg », cette « peur de la vie » qui, selon les mots d’Annenski, vient de l’action que cette vie exerce réellement et qui réclame ses victimes ». Cette « peur de la vie » est pleinement incarnée dans la poésie de Nekrassov qui révèle l’évolution qui s’est produite dans la deuxième moitié du XIXe siècle, où l’on est passé d’une perception positive du « mythe de Pétersbourg » (« règne de Dieu sur terre ») à une perception négative (« ville damnée, règne de l’Antéchrist »).

            La version apocalyptique du « mythe de Pétersbourg » s’entend de plus en plus distinctement dans les romans et nouvelles de Dostoïevski et atteint son apogée dans l’œuvre des symbolistes. « Au premier plan, on caractérise Pétersbourg comme un phénomène artificiel, une théâtralité, illusion, transparence, ville promise à la mort ». Blok est le continuateur de la « tradition péterbourgeoise » de Gogol, Grigoriev, Dostoïevski. Selon Antsiferov, il « fait de Pétersbourg un complet microcomse, qui est le reflet de l’univers. Et chez lui, derrière la ville, on sent la Russie, mais le centre d’intérêt de la Ville n’est plus seulement le Cavalier de bronze, mais aussi la Vierge éternelle »[31]. Le Pétersbourg de Blok est théâtral (en témoignent même les titres de ses œuvres : Baraque de foire, Le Masque de neige). Et en même temps, c’est la ville d’une souffrance incurable, la ville à l’agonie, la ville où marche la mort-libératrice, « petit nain » qui de la main retient le balancier («  Dans la chambre bleue lointaine »), ou squelette, « emmitouflé dans un imperméable » et qui en tire  une fiole de poison (dérobée dans l’armoire aux « venena » d’un pharmacien) pour la « fourrer à deux femmes sans nez » (« La rue est déserte . Une lumière à la fenêtre… »).

Dans sa description deux couleurs dominent, en contraste : le noir (qui passe au bleu et au gris) et le rouge (avec des éléments épars d’écarlate et de pourpre ) :

 

Mère de Dieu !

Pourquoi dans ma ville noire

As-tu amené l’Enfant divin ? (« Tu viens sans sourire »)

 

…seule en moi palpitait,

bleue, la brume de la ville. (« Te souviens-tu de la ville anxieuse… »)

 

Si beau encore est le ciel gris…

Si désespéré encore le lointain gris. (« Si beau encore le ciel gris… »)

 

La ville vers son horizon rouge

A tourné son visage mort,

Sur le corps de pierre grise

A versé le sang du soleil.

 

Le rouge balayeur jette des seaux

D’une eau vermeille-trogne d’ivrogne… (« La ville vers son horizon rouge… »)

 

Si, chez Pouchkine, le colosse de bronze chevauche un cheval fougueux, chez Blok :

 

… là-haut – sur l’éperon périlleux, -

Silencieux, le nain, ramassé, se blottit,

Et nous voyions en un étendard rouge

La langue déployée dans le ciel. (« Dans les boutiques… »)

 

Et en même temps, si, chez Pouchkine, les forces naturelles, les éléments apportent chaos et destruction, chez Blok, le vent est force cosmique, il est le messager de  la révolution, du renouvellement :

 

Et ma ville gris-fer,

Où vent, pluie, et houle, et brouillard,

Avec une confiance inconcevable,

Elle l’a pris, comme un royaume. (Le Masque de neige)

 

Vent, vent,

Sur tout le monde de Dieu. (Les Douze)

 

Le Pétersbourg de Pierre I a disparu et ressuscite en Petrograd :

 

Et toi, ô mon pays, et toi, son peuple,

Tu mourras et tu revivras, traversant cette année –

Puisqu’une seule sagesse nous est donnée :

Que tout être vivant suive la voie du grain de blé,

 

a écrit Khodassievitch en 1917.

 

Habituellement la beauté est associée à l’harmonie et non à la contradiction et aux dissonances. Et pourtant, parmi les villes du monde les plus célèbres pour leur beauté, il en existe encore une qui se soumet aux antithèses : Paris.

Le poème de Charles Péguy ( notons que pas plus que Pouchkine et Nekrassov n’étaient originaires de Pétersbourg, Péguy n’est de Paris) Sainte Geneviève patronne de Paris est un bel exemple de cette perception de la ville, car il est entièrement bâti sur des oppositions. Il se compose de 22 strophes, dont 16 se présentent comme une caractérisation très détaillée de Paris. Chaque vers de ces strophes contient une antithèse ou apparaît tel par rapport au suivant, à l’exception de l’avant-dernier vers de chaque strophe. 13 d’entre eux commencent par « Vous seule vous savez comme elle est… », ce à quoi s’associe chaque fois une nouvelle épithète positive qui rime avec toutes les autres, ce qui aboutit à des vers semblables : fidèle / rebelle / jeune et belle / jouvencelle / pucelle / pastourelle / colonelle / maternelle / ponctuelle / demoiselle / fraternelle / rituelle / solennelle, et 2 des 3 qui restent, malgré un début légèrement différent, se terminent aussi par sacramentelle / solennelle.

Et si dans les vers restants, les strophes, bien qu’en contraste l’une avec l’autre, se trouvent créer dans leur ensemble un tableau plutôt inquiétant, dramatique et parfois plein d’amertume, nous trouvons dans ces vers « particuliers » comme une justification de Paris, ce qui rapproche l’image féminine[32] (chez Péguy) des images des saintes et de la Vierge elle-même : c’est la « jeune et belle », la « fidèle » la « soumise », la pure jeune fille, une jeune fille belle et innocente malgré tout ce qui est dit dans les autres strophes. Par ce refrain sans cesse repris le poème devient prière d’intercession en faveur de cette ville pleine de contradictions et de défauts. Comme le remarque fort justement Tatiana Taïmanova, « dans toutes ces images multiples, dans ce relief des épithètes, il n’y pas de realia. La ville devient un symbole où les idées de Péguy se confondent avec l’histoire du monde et, à un plus haut niveau, avec l’histoire chrétienne ».

Qu’est-ce qui rapproche, qu’est-ce qui sépare le Paris de Péguy et le Saint-Pétersbourg des poètes russes ?

Ce qui les rapproche évidemment, c’est le caractère antinomique de la représentation, et quand on y regarde de près, on découvre quantité d’échos particuliers :

Péguy : « La ville turbulente et pourtant militaire » ; Pouchkine : « Et Pétersbourg turbulent / Déjà éveillé par le tambour ».

Péguy : « La ville assourdissante et pourtant solitaire » ; et la cacophonie urbaine notée par Nekrassov, qui s’affaiblit et devient nostalgie.

Péguy : « La ville décevante et pourtant signataire » ; et l’espace, le mouvement qui séduisent le jeune homme de Nekrassov  et qui se tranforment en « cimetières à perte de vue » autour de la ville, toujours cependant « arène d’énergie et d’action, / avide de pensée et de travail ».

Et enfin « La ville indépendante et pourtant tributaire », « La ville éblouissante et pourtant grabataire » de Péguy ; et de Pouchkine, « la ville de luxe et de misère, / esprit de servitude, aux dehors harmonieux ».

           Le Paris de Péguy  est lié au Petersbourg de Blok, en ce que les deux poètes créent un visage symbolique plutôt qu’une figure concrète de la ville et aussi en ce que tous deux ont inséré le motif de la Vierge

Il y a sans doute aussi des différences : Péguy n’a pratiquement pas d’épithètes de couleurs, mais à la différence de Nekrassov qui semble vouloir souligner par la lividité du coloris la lividité mortelle de la ville, c’est en en vertu du caractère « abstrait » de sa représentation. Un procédé particulier, « oppressant », donne au rythme et à la structure une monotonie, tout à fait étrangère aux poètes russes. L’absence de tout thème réaliste, frappant ou pittoresque dans les poèmes sur Paris, éloigne aussi la manière de Péguy des conceptions poétiques de Pouchkine, Nekrassov et Blok.

En conclusion on peut dire que Paris et Pétersbourg, compte tenu de la spécificité de leur architecture et de leur destinée historique, sont des villes liées l’une à l’autre par une certaine parenté spirituelle, qui transparaît distinctement dans l’œuvre de vrais poétes.

 

 

 

( Trad. Y.A. )

 

 

 

 

 

 

 


 


Le Paris poétique de Charles Péguy

 

 

Tatiana Taïmanova

Université d’État de Saint-Pétersbourg

 

 

 

            Il serait difficile de trouver un écrivain ou un poète français qui n’ait pas écrit sur Paris. Il y a ceux qui le chantent et ceux qui le maudissent, d’autres en font le personnage principal de leurs œuvres. Dans l’héritage littéraire si varié de Péguy, Paris est aussi représenté sous des aspects différents. Dans Notre Patrie, Péguy journaliste l’évoque sous la menace de la guerre, dans Notre jeunesse, Péguy mémorialiste se souvient du Paris de Bernard Lazare, dans De la situation faite au parti intellectuel devant les accidents de la gloire temporelle, Péguy philosophe critique la ville du « monde moderne », qui dévore la Cité harmonieuse. Chacune de ces images pourrait faire l’objet d’une étude particulière. Je voudrais ici parler de la vision poétique de la ville chez Péguy.

            Le 1er décembre 1912, dans le 5ème Cahier de la 14ème série, Péguy publie La Tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc. Ce poème inaugure tout un cycle poétique, dont la continuité est assurée par la permanence de personnages, dont Paris. La Tapisserie est suivie du poème Les Sept contre Paris, publié dans La Grande Revue le 10 mars 1913, suivi à son tour de La Tapisserie de Notre Dame, publiée d’abord dans le Bulletin des professeurs catholiques de l’Université de Joseph Lotte, ensuite, la même année, dans le 10ème Cahier de la 14ème série, le 11 mai 1913. Et enfin le cycle s’achève par Sainte Geneviève Patronne de Paris, poème publié dans Le Figaro du 16 août 1913.

            Remarquons dès le début que ce n’est pas l’image de la ville qui a ici inspiré Péguy  . Les motifs qui l’y ont amené étaient profondément personnels et intimes. A partir de 1910, dès Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, la poésie de Péguy est pénétrée d’un esprit profondément religieux. Déjà en 1908, Péguy a avoué à son ami Joseph Lotte qu’il s’était converti. Et Lotte lui a répondu qu’ils étaient sur la même barque. Mais Lotte se trompait. Ils étaient sur des barques différentes, et la foi de Péguy ne ressemblait pas à celle de ses amis, de Joseph Lotte, son confident permanent, de Dom Baillet, son ancien condisciple, devenu prêtre, de Jacques Maritain, son jeune ami qui travaillait aux Cahiers, et de beaucoup d’autres. Péguy ne se soumettait pas entièrement à l’institution de l’Eglise, il ne pratiquait pas et, ce qui est plus essentiel, il ne retrouvait pas dans la foi l’apaisement tant recherché. La foi ne le réconciliait pas avec ce qui torturait son âme, avec tout ce qu’il refusait dans la vie. Beaucoup de ses amis et ennemis lui reprochaient son orgueil et l’invitaient à se confier au Seigneur, reproches et invitations qu’on avait déjà faits à son héroïne Jeanne d’Arc, mais ces discussions et conversations faisaient saigner encore davantage le cœur de Péguy. Finalement, en 1912, exténué par sa lutte intérieure, il décida de se confier à l’ancien aumônier de Sainte-Barbe, Mgr Battifol, mais, comme il l’avoua à son ami Pesloüan le 17 juin 1912, cette conversation longue et sérieuse ne fit « qu’accroître [sa] peine » (Frantisek Laichter, Péguy et ses Cahiers de la Quinzaine, Paris, 1985, p.239). Et néanmoins il comprenait qu’il n’était pas au pouvoir des hommes de soulager son âme de ce lourd fardeau. Et il décida de se confier à Notre Dame, qui intercède pour tous les pécheurs. Le vendredi 14 juin 1912, Péguy part en pélerinage à Chartres. On sait que ce premier pélerinage, qui ne fut pas le seul, a joué un rôle immense dans sa conversion définitive et véritable. Au mois de septembre de la même année, Joseph Lotte rapportait les impressions de Péguy après ce pèlerinage : « J’ai tant souffert et tant prié (…) Je vis sans sacrements. C’est une gageure. Mais j’ai des trésors de grâce (…) Chartres est ma cathédrale (…) J’ai prié une heure dans la cathédrale (…) Je n’ai pas assisté à la grand messe. (…) J’ai prié, mon vieux, comme jamais je n’ai prié. J ‘ai pu prier pour mes ennemis (…) Je suis un pécheur. Je ne suis pas un saint »  (Lettres et entretiens, L’Artisan du Livre, 1927, p.156-158)

            Bientôt les impressions du premier pèlerinage et les émotions qu’il avait éprouvées dans la cathédrale, seront reflétées dans une de ses plus belles œuvres poétiques, la Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres, qui fait partie de la Tapisserie de Notre Dame.

            Les œuvres mentionnées ci-dessus ont déjà fait l’objet d’études littéraires, surtout en ce qui concerne leur forme poétique. Notons en particulier le chapitre Le poète chrétien du livre de Bernard Guyon, Péguy, l’homme et l’œuvre, ou le commentaire d’Albert Béguin aux œuvres poétiques de Péguy, ou certaines pages de l’étude de F. Laichter, ou encore certains morceaux du livre de Lucien Christophe, Les grandes heures de Charles Péguy. Cependant la présence de Paris dans ces poèmes n’a jamais encore fait l’objet d’une étude particulière, bien qu’à mon avis, elle constitue un de leurs plus vivants intérêts.

            La Tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc, composée comme une neuvaine, est consacrée aux deux saintes préférées de Péguy, la patronne de Paris et la protectrice de la France. Comme l’écrivait Maximilien Volochine, « ces deux grandes bergères incarnent pour lui tout le sens de l’histoire française » (Prose autobiographique, Moscou, 1991, p.154) Déjà dans ce poème, qui est plutôt une expérimentation de la forme du sonnet et qui est d’ailleurs considéré par beaucoup de critiques comme un exercice formel, l’image de la ville surgit mais vaguement. Mais même si la ville nous montre ses deux faces, c’est la ville réelle avec ses toits, ses marchés, son Hôtel de Ville, ses faubourgs, et la ville symbolique – une horde, un troupeau, qui a besoin d’une bergère attentive.

            Le poème suivant, Les Sept contre Paris, est une vivante mosaïque, où la ville se révèle à la manière d’une décalcomanie dans ses aspects les plus divers, qui doivent provoquer chez le Parisien certaines associations. Ici il y a un peu de tout : le Paris commercial et le Paris des faubourgs, le Paris théâtral et littéraire, le Paris de la bohème et celui de la science. Trente faces de Paris, représentées dans trente quatrains. La ville, avec tout son « honneur et l’amour et la mort et la peine, / et le vers et la prose et l’envie et la haine, / l’humilité, l’orgueil et la simple verveine » (Œuvres poétiques complètes, 1975, p.885), est mise par Péguy « sous le commandement des tours de Notre Dame » (id., p.887).

            Les critiques s’accordent pour dire que  La  Tapisserie de Notre Dame et en particulier son noyau, la Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres, sont le sommet de l’œuvre poétique de Péguy. C’est à elle ainsi qu’aux cinq prières qui concluent la Tapisserie qu’on prête le plus d’attention. Il est vrai que dans la Présentation il y a une fusion étonnante des émotions personnelles, de l’expérience religieuse du poète et des vérités éternelles du christianisme. Péguy écrit :

 

Nous arrivons vers vous du lointain Parisis.

          Nous avons pour trois jours quitté notre boutique,

                                          Et l’archéologie avec la sémantique,

                                          Et la maigre Sorbonne et ses pauvres petits.

………………………………………….

                                          Nous arrivons vers vous de Paris capitale.

 C’est là que nous vons notre gouvernement,

Et notre temps perdu dans le lanternement,

                                          Et notre liberté décevante et totale.

 

            Ensuite, il décrit le long chemin qu’il a fait de la ville moderne, partie du « monde moderne », à la cathédrale de Chartres, vers sa prière dans la cathédrale où il a reçu la grâce et s’est définitivement converti, où il a pu enfin se débarrasser de ses passions temporelles. De façon surprenante, Péguy réussit à faire éprouver au lecteur toute la réalité du chemin fait par un pèlerin jusqu’à Chartres : la terre vivante sous ses pieds, l’odeur des jardins et des champs labourés, la fatigue et le repos lors d’une halte dans une auberge, la beauté des paysages de la province française. En même temps le lecteur réalise toute la durée du cheminement intérieur du poète vers sa conversion. Toute la conception philosophique de Péguy concernant le monde moderne, la politique, le rationalisme, a reçu sa consécration religieuse à Chartres. Ainsi Péguy oppose-t-il une ville qui est sous la protection de sa cathédrale, Paris, avec ses automobiles, les trains, les touristes qui photographient, à la plaine beauceronne, dominée par une autre cathédrale, 

 

Où rien ne cache plus l’homme de devant Dieu,

                                       Où nul déguisement ni du temps ni du lieu

    Ne pourra nous sauver, Seigneur, de votre chasse.

 

            Oui, Péguy se désolidarise d’avec la ville moderne. Mais Paris n’est pas seulement la modernité et la vanité. Paris incarne toute l’histoire de la France, ce qui signifie pour Péguy l’incarnation de la civilisation chrétienne. C’est l’histoire remplie du sang, des péchés et des souffrances « de nos pères ». Au début du poème, Péguy s’adresse à Notre Dame au nom de Paris, « vaisseau de charge », c’est-à-dire chargé des péchés, et il confie la ville aux bons soins de Marie. Ensuite, dans les trois sonnets, il développe la métaphore de Paris vaisseau. C’est  Paris vaisseau de charge, Paris double galère, Paris vaisseau de guerre.

            Il est intéressant de remarquer que ce sont justement ces trois sonnets qu’a retenus le traducteur soviétique Alexandre Kotchetkov. De l’immense héritage poétique de Péguy, on n’a traduit en russe que très peu de poèmes, et parmi eux justement ces trois sonnets. Malheureusement, arrachées à leur contexte, ces œuvres, dont le travail de traduction s’est fait sous l’œil vigilant de la censure soviétique, ont perdu tout leur aspect religieux et spirituel, et par conséquent leur profondeur originelle.

            Dans ces sonnets, selon la manière propre à Péguy, les motifs et les sujets déjà abordés, en particulier dans Les Sept contre Paris, se répètent. Mais à chaque nouvelle spire de sa pensée, Péguy, en la modifiant un peu, la remplit d’un nouveau contenu. Ainsi dans Les Sept, il montre la ville s’inclinant devant les tours de Notre-Dame, dans la Présentation et dans les trois sonnets, il supprime « les tours » et confie directement la ville à la garde de Notre Dame en concluant son sonnet sur les prières dans la cathédrale de Chartres.

            Vient enfin le dernier poème du cycle dont nous avons défini assez arbitrairement les limites en fonction du développement de l’image de Paris. Dans Sainte Geneviève, patronne de Paris, Péguy boucle le cercle et revient à la patronne de la ville. C’est peut-être dans cette partie qu’on peut recueillir la quintessence de l’attitude du poète à l’égard de la capitale française. Par la répétition dans chaque strophe des mots « Vous seule, vous savez comme elle est… », adressés à la patronne de Paris, le poète implore l’indulgence pour cette ville si belle, infiniment aimée, malgré toutes ses contradictions et ses défauts, et qui, consciente de ses péchés, a tellement besoin qu’on intercède en sa faveur auprès de Dieu. Toute cette œuvre est construite sur des antinomies qui caractérisent Paris. La monotonie formelle qui résulte de la monotonie des rimes est compensée par une étonnante abondance d’épithètes inattendues, qui ressemblent parfois à de véritables néologismes. Si on peut reprocher à Péguy dans le domaine poétique et lexical des exercices formels et certaines répétitions que tout autre poète s’interdirait, dans cette œuvre ils sont absolument organiques et, à mon avis, ne font qu’intensifier l’impact émotionnel de l’image de Paris.

            Et cette image est féminine et pleine de charme. Comme toute femme aimée, la ville de Paris possède un caractère changeant, à la fois elle attire et repousse, en revanche elle n’est jamais traîtresse. En caractérisant la ville, Péguy non seulement tisse astucieusement ses épithètes de traits féminins et personnels, mais il inscrit aussi son image dans le contexte politique et historique. Finalement, cette ville partisane de la liberté, incapable de traîtrise, ville démocrate, ville rebelle, est vue par Péguy comme ville salvatrice, vassale fidèle de Dieu.

            Malgré toute a diversité et la luminosité des épithètes, les realia sont absents : il n’y a là ni noms de rues ni de monuments, ni noms de personnes. Comme dans l’épopée de Jeanne d’Arc, commencée comme un drame reproduisant la chronique des événements réels, et prenant finalement la forme de « mystères », où le nom de Jeanne est seulement mentionné mais produit l’effet mystique nécessaire, de même la ville, Paris, devient un symbole où fusionnent deux visions de Péguy, celle de l’histoire terrestre et celle d’une histoire supérieure, l’histoire chrétienne, où le poète aspirait tellement à inscrire les lignes de sa vie.


Le Paris nostalgique de Péguy et de Duhamel

 

 

Elizaveta Leguenkova

Université des Sciences sociales et humaines

de Saint-Pétersbourg

 

 

 

            Ce qui justifie ce rapprochement de deux écrivains aussi différents que Charles Péguy et Georges Duhamel, c’est un article de Jacques Viard, qui montre de façon assez convaincante que Duhamel pourrait être un héritier spirituel de Péguy ( « Péguy et Duhamel », L’Amitié Charles Péguy, N°37, janvier-mars 1987, p.12). En 1941, Duhamel écrit : « C’est Péguy, sans aucun doute, qui m’a rendu le plus grand et le plus cordial service (…) Tout est bon à prendre, à reprendre dans cette œuvre de loyauté » (id., p.9). Ce qui les rapproche, c’est le rapport à leur époque : Péguy en résume tous les aspects négatifs dans l’expression « monde moderne », et Duhamel dans l’expression « civilisation technique ». Moralistes, les deux écrivains sont demeurés d’étonnants témoins de leur temps. La recherche de la vérité a conduit Péguy au catholicisme, Duhamel est resté toute sa vie un « agnostique sceptique ».

            Examinons la représentation de Paris que donnent Péguy dans Notre Jeunesse et Duhamel dans La Chronique des Pasquier. La concordance des deux descriptions s’explique soit par des raisons extérieures (géographie, topographie, architecture, histoire), soit par la proximité des regards des deux écrivains. Dans les années 1900, Péguy et Duhamel vivaient sur les pentes de la Montagne Sainte-Geneviève, sans s’y rencontrer jamais. Le démocratique Quartier Latin était devenu pour eux un espace vital, inspiré par la présence de sainte Geneviève.

            Dans toute la littérature française l’opposition de Paris à la province est essentielle. Le « héros » de Notre Jeunesse, Bernard Lazare, est « monté » à Paris à 17 ans, venant de son Nîmes natal, en 1886. Chez Duhamel, les Pasquier, grâce au progrès de la civilisation, passent de la condition de paysans à celle de bourgeois.

            Le processus d’urbanisation rapide de Paris est perçu par les deux écrivains avec un regret évident. Ce n’est pas par hasard que dans Notre Jeunesse, Péguy cite Baudelaire :

 

                                     Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville

Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel)

 

            Dans Notre Jeunesse, il n’y a pas de tableau complet de la ville, pourtant des détails, petits mais très précis, caractérisent, tout au long du texte, les changements qu’elle subit. A son tour, Duhamel remarque les changements dans l’âme de la ville et tente de fixer des traits appelés à disparaître. Avec le peintre Berthold-Mahn, il crée une chronique de Paris au temps des Pasquier, où il rassemble des photographies du Paris des années 1900.

            Dans le rapport qu’entretiennent avec la ville des gens comme Bernard Lazare, Péguy  souligne les traits positifs et progressistes. Il note leur enthousiasme naïf devant les premières lignes de métro, leur admiration devant les chemins de fer, le télégraphe, le téléphone. Chez Duhamel, un personnage satirique comme Monsieur Pasquier, qui appartient à la génération précédente, est un progressiste aussi naïf.

            La ville-galère (Présentation de Paris à Notre Dame de Péguy et cycle de Salavin chez Duhamel) de leur époque semble vraiment effrayer les deux écrivains. Péguy évoque dans Notre Jeunesse le Paris des Juifs qu’il appelle « ghetto diffus », lieu d’incommunicabilité. L’impression de Salavin, le héros de Duhamel, et des personnages de La Chronique des Pasquier, est aussi négative.

            La topographie de Paris permet d’avoir une vue surplombante de la ville. Chez Péguy,   du sixième étage d’une maison de l’avenue de Villars, on voit le dôme des Invalides, et c’est de la fenêtre d’un sixième étage d’un immeuble de la rue Vandamme que Duhamel montre Paris. Dans la forêt touffue des bâtiments et des toits,  l’un et l'autre choisissent leur point de repère. Pour Péguy, c’est la cathédrale dont la flèche pointe vers le ciel, verticale symbolique qui permet d’orienter la ville vers le Salut. Pour Duhamel, la cathédrale n’est qu’une hauteur avec le plus magnifique point de vue sur Paris, en revanche la Tour Eiffel, qui symbolise la civilisation technique, est l’objet de ses critiques.

            A la ville contemporaine s’oppose la beauté du Paris gothique, étroitement lié à l’histoire de la nation. Exaltée dans les œuvres de Péguy,  elle devient chez Duhamel un symbole de l’éternel.

            Le heurt de la ville et de la nature est traité différemment par les deux auteurs. Dans la Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres, Péguy oppose le paysage urbain à la nature, cadre de son pèlerinage, où, délivré du regard de la civilisation, l’homme se prépare à se présenter devant Dieu. L’un des motifs essentiels de l’œuvre de Duhamel est la réconciliation de l’agitation de la vie urbaine avec l’idylle des champs. En chantant les environs de Paris, il trouve un compromis entre la vie en ville et la vie à la campagne.

            La ville, partie du monde contemporain, victime de la civilisation technique, change d’aspect mais garde en elle quelque chose d’éternel qui permet de la distinguer de tant de ses semblables. C’est justement ce principe éternel que recherchent Péguy et Duhamel dans la ville tant aimée, et ils s’efforcent de concilier Ville et Cité, Ville et Nature. Leur représentation de Paris n’échappe pas à une certaine nostalgie, et leur vision s’appuie sur une conception très spécifique, celle du monde moderne chez Péguy, celle de la civilisation technique, chez Duhamel.

 

 (Trad. Y.A.)


L’art gothique

chez Charles Péguy et Maximilien Volochine

 

 

Lioudmila Chvedova

Université de Paris IV, ENS-Lyon

 

 

 

 Charles Péguy et Maximilien Volochine. Pourquoi rapprocher ces deux poètes? Qu’est- ce qui peut les lier, eux si différents à première vue? Tout d’abord ils créent leur œuvre presque à la même époque - fin du XIXe - début du XXe siècle. Volochine qui s’intéressait à la personnalité de Péguy lui a consacré un article publié dans la revue Riétch du 25 mai 1916, où il manifeste son admiration pour “le chantre de Sainte-Geneviève et de Jeanne d’Arc”.

 Mais ce qui unit profondément ces deux poètes, c’est leur amour pour l’art gothique, et surtout pour les cathédrales gothiques. Péguy, élevé dans la patrie du gothique, admirait toutes les cathédrales et surtout celle de Chartres dont il a chanté la simplicité et la grandeur dans La Tapisserie de Notre-Dame (1913). Il voyageait peu, mais il connaissait plusieurs cathédrales et il sentait très bien la nature de celles qu’il évoquait dans le monologue de Jeanne du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc(1910), dans la Ballade du cœur qui a tant battu (1912) et dans d’autres œuvres.

 Maximilien Volochine aimait infiniment la France, qu’il considérait comme sa seconde patrie. Il sentait parfaitement l’esprit des cathédrales gothiques, la symbolique de ces “cristaux de la pensée médiévale”. Il conçut même un livre intitulé Dukh gotiki (l’Esprit du gothique), qui malheureusement ne fut pas achevé et dont les extraits sont conservés dans les archives de l’Institut de littérature russe à Saint-Pétersbourg. Voyageur passionné, il a visité les cathédrales de Rouen, de Strasbourg, de Chartres, de Reims, de Paris, sans parler de celles d’autres pays européens (celle de Milan par exemple). Chaque rencontre avec une cathédrale était liée pour lui à une émotion très profonde. Quand il pénétrait dans une cathédrale gothique, son âme devenait comme “les voûtes et les portails”. En même temps l’art gothique était pour lui l’incarnation d’une logique, d’une certaine hiérarchie: ainsi il écrivait dans son autobiographie qu’il apprenait “la logique dans le gothique des cathédrales, le latin médiéval chez Gaston Paris, la versification chez Gautier et Heredia, la peinture chez les impressionnistes.”

Volochine a écrit sur l’art gothique plusieurs poèmes, dont les plus importants sont La Cathédrale de Rouen (1905-1907), Notre-Dame de Reims (1915), Lettre (1904) (où il parle de Saint-Germain-l’Auxerrois à Paris), Paris (1904) ( où il évoque Notre-Dame de Paris).

 

 I  Forêts de sculpture gothique s’élevant au ciel et plantées par l’homme

 

 Beaucoup d’écrivains ont comparé l’art gothique à une forêt, à une profusion de végétaux. Volochine et Péguy ne firent pas exception, et l’image est présente avec abondance dans leurs œuvres. En réfléchissant à la nature de l’art gothique, Volochine écrivait dans son carnet : “В готике есть что-то растительное - органическое. Я долго рассматривал кафедру в соборе святого Стефана, ( собор в Вене) сплетенную из бесчисленных каменных веточек, разошедшихся от одного ствола, и мне казалось, что я рассматриваю жилки дубового листа.”[33] (L’art gothique possède quelque chose de végétal et d’organique. J’ai contemplé longuement la chaire de la cathédrale de Saint-Etienne [à Vienne] tressée d’innombrables branches de pierre partant d’un seul tronc et j’avais l’impression de contempler les nervures d’une feuille de chêne).

 En lisant le poème de Volochine “Notre-Dame de Reims”, on rencontre également cette image très chère à la littérature française - celle de la cathédrale-nature, cathédrale-végétal. Le voile de Notre-Dame est ainsi tissé de la nature même: de ses matins brumeux, de ses nuages, de ses pluies de cristal, de ses averses opaques, des perles des prairies :

“Она сама была землей-

Ее лугами и реками,

Ее предутренними снами,

Ее вечерней тишиной.” [34]

 

(Elle-même elle était la Terre,

Et ses prairies, et ses rivières,

Et ses rêves d’avant l’aurore,

Et la sérénité des soirs...)[35]

 

Volochine décrit Notre-Dame de Reims comme étroitement liée à la terre, aux vignes, à la nature. Quand on lit Péguy dont les ancêtres étaient vignerons et qui était très attaché à la terre, on trouve dans sa Tapisserie de Notre-Dame l’image de la cathédrale de Chartres, épi de blé s’élevant au milieu des champs de la Beauce. Dès le début de son poème sur le pèlerinage de Chartres, Péguy nous plonge dans l’océan de blé d’où jaillit l’épi le plus haut et le plus dur - celui de la cathédrale de Chartres :

 

“Etoile de la mer voici la lourde nappe

Et la profonde houle et l’océan de blé

Et la mouvante écume et nos greniers comblés,

Voici votre regard sur cette immense chappe.”[36]

 

 

Et plus loin on trouve la cathédrale-épi de blé:

 

“Tour de David voici votre tour beauceronne.

C’est l’épi le plus dur qui soit jamais monté

Vers un ciel de clémence et de sérénité,

Et le plus beau fleuron dedans votre couronne.”[37]

 

Dans De la situation faite au parti intellectuel devant les accidents de la gloire temporelle, Péguy compare les deux tours de la cathédrale à deux tiges végétales : “... tant d’admirables cathédrales françaises, les deux jambages formidables, les deux jambes énormes, si normales, si carrées, si puissantes, si classiques, les deux poussées, les deux montées, les deux ascensions, les deux troncs, les deux tiges végétales des deux tours de Notre-Dame...”[38]

Ainsi, la cathédrale est au milieu de la nature, faite sur le modèle de la nature et représente la nature elle-même. Mais en même temps elle est faite par les hommes, ce dont témoignent les lignes suivantes de “Notre-Dame de Reims” de Volochine :

 

“Земными создана руками,

Oна сама была землей...”

 

(Des mains de terre l’avait faite.

Elle-même elle était la Terre...)[39]

 

Et chez Péguy on retrouve cette idée à propos de Notre-Dame de Chartres :

 

“Un homme de chez nous a fait ici jaillir,

Depuis le ras du sol jusqu’au pied de la croix,

Plus haut que tous les saints, plus haut que tous les rois

La flèche irréprochable et qui ne peut faillir”[40]

 

L’élévation, le jaillissement, le mouvement vertical vers le ciel de la cathédrale chez Péguy sont aussi présents dans le poème de Volochine “La cathédrale de Rouen” où surgit constamment l’image des ailes des oiseaux (les ailes de la cathédrale) qui s’élèvent dans un élan vertical :

 

“В горний простор без усилья

Взвились громады камней...

Птичьи упругие крылья-

Крылья у старых церквей!”[41]

 

(Et vers les cieux sans nul effort

S’élançaient les masses de pierre...

Les ailes tendues des oiseaux-

Les ailes des vieilles églises!)

 

“La cathédrale ailée” aspire vers le ciel par ses voûtes, ses “files de lignes rapides” (нити стремительных линий), par ses marches transparentes. Le poème se termine par une strophe remplie de cet élan, de cette tension verticale :

 

“Этим камням, сложенным с усильями,

Нет оков и нет земных границ!

Вдруг взмахнут испуганными крыльями

И взовьются стаей голубиц”[42]

 

(Ces pierres érigées avec effort

Ignorent les frontières terrestres!

Elles battront leurs ailes effrayées,

En visant le ciel comme des colombes.)

 

L’image des ailes de colombe, dans le contexte du poème de Volochine, symbolise le Saint-Esprit. Les églises ailées sont portées vers le ciel, animées par cet élan de sainteté. Il est intéressant de noter que l’image de la cathédrale-oiseau était déjà évoquée dans le roman de Zola Le Rêve (1888) : “La cathédrale explique tout, a tout enfanté et conserve tout. Elle est la mère, la reine, énorme au milieu du petit tas des maisons basses, pareilles à une couvée abritée frileusement sous ses ailes de pierre.” Ces ailes de pierre protègent la ville, tandis que chez Volochine elles aspirent au ciel. Nikolaï Goumilev reprendra la même image de la cathédrale ailée dans son recueil poétique Koltchane (Le Carquois) paru en 1916. Dans son poème La Cathédrale de Padoue surgit l’image des tours gothiques qui rappellent les ailes :

 

“Скорей! Одно последнее усилье!

Но вдруг слабеешь, выходя на двор:

Готические башни, словно крылья,

Католицизм в лазури распростер.”[43]

 

(Ne traîne pas! Fais un dernier effort!

Mais en sortant au dehors tu faiblis :

Les tours gothiques, on dirait les ailes,

Le catholicisme étend dans l’azur .)

 

 Les ailes de la cathédrale apparaissent dans la poésie de Volochine sous un autre aspect, plus précisément comme les ailes d’un papillon que lui rappellent les vitraux de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois :

 

Vitraux мерцают, точно крылья

Вечерней бабочки во мгле...”[44]

 

(Les vitraux scintillent comme les ailes

D’une phalène dans les ténèbres.)

 

Ici ce n’est pas toute la cathédrale qui est pourvue d’ailes mais seulement les vitraux, le sens de la métaphore est beaucoup plus étroit et peut-être moins symbolique, mais l’image est très précise.

Chez Péguy on ne voit pas d’image de cathédrale-oiseau, mais sa cathédrale s’élève toujours dans un élan mystique vers le ciel. On sent constamment sa tension verticale: sa cathédrale de Chartres, comparée à un épi de blé, s’élève vers le ciel en essayant d’atteindre “l’inaccessible reine”; la cathédrale d’Orléans et l’église de Domremy dans Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc sont, dans leurs mouvements ascendants, comme des gestes vers le ciel. Le flot de prières les aide à continuer leur mouvement vertical, à atteindre l’absolu.

 A l’instar d’écrivains français comme Hugo ou Chateaubriand, Volochine compare la cathédrale à un arbre, à une fleur, il parle des “racines de pierre des cathédrales” qui se transforment en “une fleur de la cathédrale” qui s’épanouit :

 

“Здесь соборов каменные корни.

Прахом в прах таинственно сойти,

Здесь истлеть, как семя в темном дерне,

И цветком собора расцвести!”[45]

 

(Racines de pierre des cathédrales.

O mystère, se réduire en poussière

Comme une semence dans l’herbe sombre,

Et s’épanouir en fleur de cathédrale.)

 

On se souvient ici de Hugo, qui évoquait dans Notre-Dame de Paris le monde souterrain des cathédrales, ses racines, et la belle métaphore de « fleur de cathédrale » rappelle l’image de Zola dans Le Rêve :

“Là se dressait la grande façade, ainsi qu’un bouquet de pierre, très fleuri, du gothique le plus orné, au-dessus de la sévère assise romane.”[46]

Chez Péguy l’image de la fleur revient fréquemment quand il parle de Notre-Dame de Chartres :

“Voici l’axe et la ligne et la géante fleur.”[47]

Il s’agit bien sûr de la rosace de la cathédrale mais en même temps cette fleur acquiert une valeur symbolique. Dans la “prière de report” surgit l’image de la rose mystérieuse qui rappelle le texte des litanies de la Vierge: “Rosa mystica” :

 

“S’il est permis pourtant que celui qui n’a rien

Puisse un jour disposer, et léguer quelque chose,

S’il n’est pas défendu, mystérieuse rose,

Que celui qui n’a rien reporte un jour son bien.”[48]

 

Le poème de Volochine “La Lettre” est très révélateur lorsqu’on évoque la métaphore de l’art gothique végétal. La description poétique de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois dont les vitraux lui rappellent les ailes d’un papillon, ces ailes qui l’obsèdent toujours, est suivie de toute une strophe consacrée à l’art gothique :

 

“Леса готической скульптуры!

Как жутко все и близко в ней.

Колонны, строгие фигуры

Сивилл, пророков, королей...

Мир фантастических растений,

Окаменелых приведений,

Драконов, магов и химер.

Здесь все есть символ, знак, пример.”[49]

 

(Forêts de sculpture gothique!

Si terrifiantes et si proches.

Colonnes, figures sévères

De Sibylles, prophètes, rois...

Monde de plantes fantastiques,

De fantômes figés en pierre,

De dragons, mages et chimères.

-Symbole, signe, exemple.)

 

Tout ce monde fantastique et mystérieux de l’architecture gothique cache des symboles, des sens profonds. Ce passage est indiscutablement inspiré des symbolistes, on y sent également l’influence de Chateaubriand et de Baudelaire. De ce dernier on peut évoquer Obsession, poème  des Fleurs du Mal, où le poète exprime la terreur que lui inspire la forêt de la cathédrale gothique :

 

“Grands bois, vous m’effrayez comme des cathédrales...”[50]

 

Pour Volochine cette forêt est aussi un peu redoutable, mais en même temps elle lui est très proche.

Il faut souligner que chez Volochine la métaphore, si chère aux romantiques, de la cathédrale-végétal, cathédrale-nature fonctionne également dans le sens inverse, c’est-à-dire qu’elle devient la métaphore de la nature associée et rapprochée de l’art gothique. Si auparavant, pour prouver la valeur de l’art gothique, les écrivains le comparaient à d’autres phénomènes qui servaient de modèle pour la construction de la cathédrale, en revanche au XXe siècle l’art gothique n’a plus besoin d’être réhabilité, sa valeur est maintenant indiscutable et il peut servir lui-même de modèle de comparaison. La métaphore commence donc à fonctionner dans les deux sens.

Chez Volochine on remarque ce renversement de la métaphore dans son cycle de poèmes consacré à Koktebel, dont la nature le fascinait. On le sent surtout dans son poème intitulé “Karadagh”, nom d’un volcan inactif de Koktebel. Volochine compare les montagnes et les grottes à des arcs ogivaux et aux voûtes d’un temple. Le poème Dom poeta (La Maison du poète) exprime les mêmes sentiments: lorsque le héros lyrique du poème contemple les rochers et les contours de Karadagh, ils lui rappellent une cathédrale gothique en ruines :

“Как рухнувший готический собор,

Торчащий непокорными зубцами,

Как сказочный базальтовый костер,

Широко вздувший каменное пламя,

Из сизой мглы, над морем вдалеке

Встает стена...Но сказ о Карадаге

Не выцветить не кистью на бумаге,

Не высловить на скудном языке.”[51]

 

(Comme une cathédrale gothique écroulée

Qui apparaît avec ses flèches si rebelles,

Comme un feu basaltique de contes de fée

Qui souffle sans arrêt son incendie de pierre,

Et des ténèbres bleues, au-dessus de la mer,

Un mur se lève... Mais raconter Karadagh

Ne se fait au pinceau sur un bout de papier,

Ni à l’aide de mots, ni dans aucun langage.)

 

En pénétrant dans les grottes, le héros lyrique a l’impression de passer sous le portail d’une église. Ljubov’ Belozerskaja[52], parlant de ses promenades avec Volochine à Karadagh, écrivait dans son livre Le miel des souvenirs: “C’est un spectacle majestueux, émouvant. Une lave figée et dans le cratère - on dirait les chimères de Notre-Dame de Paris. Comme il attire, ce gouffre pittoresque!”[53]. Se promenant avec Volochine à Koktebel, Marina Tsvetaieva se souvenait qu’il comparait les rochers aux cathédrales de Reims et de Chartres.[54] Décrivant dans leurs Mémoires l’atelier de Koktébel, les visiteurs remarquaient sa ressemblance avec l’abside d’une église gothique. Ainsi Anna Ostroumova-Lebedeva[55] dans L’été à Koktebel écrivait : “Son mur de devant [il s’agit d’un mur de l’atelier de Volochine] rappelait l’abside d’une église gothique aux fenêtres très hautes.”[56] Moissej Altman[57] dans son journal de 1929 décrivait également l’atelier de Volochine qui “par sa poitrine est dirigé vers la mer, vers l’est, comme une église”.[58] La maison du poète en effet ressemblait à un temple qui était ouvert pour tous ceux qui avaient besoin d’un refuge ou tout simplement de calme :

“В те дни мой дом, слепой и запустелый,

Хранил права убежища, как храм,

И растворялся только беглецам,

Скрывавшимся от петли и расстрела.”[59]

 

(A cette époque ma maison, aveugle et vide

Offrait à tous refuge comme ferait un temple,

Elle n’ouvrait qu’aux évadés fuyant la corde.)

 

 Comme on l’a vu, chez Volochine et chez Péguy, la cathédrale gothique s’inspire de la nature, elle est située au sein de la nature et, se rapprochant d’elle, en devient partie intégrante. Et chez les deux poètes se voit l’image de la cathédrale ailée aspirant au ciel.

 

II “Dame de pauvreté” de Péguy et “mariée en dentelles” de Volochine

 

 La représentation de la cathédrale gothique comme une femme est une tradition des   littératures française et russe qu’on peut très bien illustrer par l’exemple de la poésie de Péguy et de Volochine. Chez Péguy on trouve l’image mariale de la cathédrale dans toutes ses nuances et aspects: c’est une image de la cathédrale-mère de tout le genre humain, de la majestueuse et inaccessible reine des cathédrales qui s’élève très haut, l’image de la maîtresse de maison qui accueille le marcheur, de la régente qui le protège et le sauve. C’est une image à la fois simple et majestueuse. Le personnage de Jeanne d’Arc est associé chez Péguy à l’image de la cathédrale. Jeanne fait selon lui partie d’une immense “cathédrale des âmes”, elle en est la clef de voûte, au centre de cette cathédrale.

 Prolongeant la série d’images féminines de Péguy, Volochine commence son poème Notre-Dame de Reims par une citation tirée du livre d’Auguste Rodin Les Cathédrales de France, qu’il choisit comme épigraphe : “Vue de trois-quarts la cathédrale de Reims évoque une grande figure de femme agenouillée, en prière.” Cette citation rappelle également l’image de la cathédrale de Chartres de Péguy qui est chantée dans son poème-prière La Tapisserie de Notre-Dame.

 Tissant l’image féminine de la cathédrale de Reims, Volochine la décrit aussi comme une femme agenouillée vêtue de tissus de pierre. Cette dernière image lui suggère l’idée d’un voile ou d’une tapisserie de Notre-Dame qui est tissée par la nature elle même, par ses prairies, ses rivières, ses pluies de cristal. La métaphore de la tapisserie, comme on le sait, est très chère à Péguy qui comparait le travail d’architecte posant pierre après pierre pour construire la cathédrale à celui du tisserand qui tisse point après point. Anna Ostroumova Lebedeva exprimait d’ailleurs une idée semblable quand elle évoquait Volochine lisant ses poèmes : “Il lisait d’une manière expressive et avec beaucoup de force. Avec des mots puissants et sonores. On aurait dit qu’il construisait une bâtisse, en posant pierre après pierre”.[60] La tapisserie dont on a parlé pour Notre-Dame de Reims est comme un voile protecteur de la cathédrale, qui devient voile de deuil après les événements tragiques de la guerre de 1914.

 L’image féminine de la cathédrale apparaît également à la fin du poème de Volochine La Cathédrale de Rouen. Ici c’est l’image d’une mariée avec son voile de fête, vêtue de dentelles, toute en blanc :

 

“Вижу я, идут отроковицами,

В светлых ризах, в девственной фате,

В кружевах, с завешенными лицами,

Ряд церквей - невесты во Христе.”[61]

 

(Je vois marcher des jeunes filles,

En chasuble claire et en voile,

Visages cachés de dentelles,

Comme un rang d’églises chrétiennes.)

 

Ici c’est plutôt une image de jeune femme, tendre. Chez Péguy on rencontre plus souvent l’image de la cathédrale-femme mûre, “dame de pauvreté” et en même temps “riche d’honneur”. Ici c’est l’image de la reine et de la mère qui domine. C’est une “reine au grand cœur” :

        “Dame de pauvreté

 Séante en Beauce,

Reine d’une cité

 Dans une fosse.

 

Chartres de pauvreté,

 Riche d’honneur,

Mais pauvre de bonheur

 Sur la cité.”[62]

 

Mais on dirait que Péguy joue avec les mots, et parfois cette “dame de pauvreté” et “reine d’une cité” se transforme en “fille de pauvreté”

Toujours dans La Ballade du cœur qui a tant battu, on rencontre l’image de la cathédrale de Chartres, “princesse prosternée”, “princesse-cathédrale”, qui se répète anaphoriquement au début de chaque strophe tout au long de la page :

 

        “Princesse cathédrale

 O Notre-Dame,

Reçois cette humble femme,

 Notre pauvre âme.”[63]

 

Ensuite son poème s’adresse à Notre-Dame de Paris, “Dame de noblesse”, “servante prosternée”, “simple femme”, “pauvre femme”, qui se répète plusieurs fois et se transforme de nouveau en “princesse cathédrale”.

Ainsi l’image féminine de la cathédrale de Péguy réunit plusieurs significations: elle est en même temps riche et pauvre, jeune et vieille, royale et simple. Image donc très riche en nuances. La cathédrale-femme de Volochine semble être plus jeune, mais c’est pourtant une image qui est empreinte de souffrance.

 

III L’art crucifié

 

 Le thème de la crucifixion surgit dans le poème de Volochine La Cathédrale de Rouen (24 juin, 1905), qui se compose de sept parties symbolisant sept étapes d’une procession, sept degrés de la consécration chrétienne : “La nuit”, “Les rayons lilas”, “Les vitres du soir”, “Les stigmates”, “La mort”, “L’enterrement”, “La résurrection”. Dans la publication du poème dans la revue Pereval, 1907, № 8-9, p. 4, entre le troisième et le quatrième poèmes s’intercalait un fragment en prose intitulé “Procession”, qui expliquait ces sept étapes, incarnées dans l’architecture gothique :

 

“Мистический крестный путь начинается омовением ног - прикосновением к полу храма - это вода. Поэтому в мозаиках, украшающих пол древних соборов, часто изображались сивиллы, сидящие над водой, или олени. Пьющие из ключа.

Вторая ступень - бичевание. Это ощущение острой физической боли, сердца Богоматерей, пронзенные семью мечами скорбей.

Третья - алый цвет - ощущение текущей крови - терновый венец. Четвертая - стигматы - знаки пригвождения на руках. Пятая ступень - это смерть на кресте. “Мировая душа распята на кресте мирового тела”. Распятие - это символ божества, воплощающегося в материи. Символически сам человек с распростертыми руками являет крест. (“Облеченный в крест тела своего”).

Смерть - это экстаз, момент высшего восторга жизни.

Шестая ступень - погребение, причащение земле. Плоть, себя сознавшая, глаголящая и видящая, возвращается к темной и страдающей праматери.

Седьмая ступень - воскресение из мертвых”.

 

(La procession mystique commence par le lavement des pieds - le frôlement du sol de l’église. C’est l’eau. C’est pour cette raison que les mosaïques décorant le sol des vieilles cathédrales représentent souvent des Sibylles assises au-dessus de l’eau ou des cerfs buvant l’eau de source.

La deuxième étape est la flagellation. Sentiment d’une douleur physique aiguë, les cœurs des Vierges sont percés par sept épées de douleur.

La troisième étape - la couleur rouge - est le sentiment du sang qui coule - la couronne d’épine. La quatrième étape est représentée par les stigmates - les traces de clous sur les mains. La cinquième étape est la mort sur la croix. “L’âme du monde est crucifiée sur la croix de son corps.” La crucifixion est un symbole de la divinité incarnée dans la matière. Symboliquement l’homme lui-même avec les bras étendus incarne la croix. (“Vêtu de la croix de son propre corps”).

La mort est une extase, le moment du ravissement suprême de la vie.

La sixième étape est l’enterrement, la communion avec la terre. La chair qui a conscience de soi, qui parle et voit, retourne à son ancienne mère, sombre et souffrante.

La septième étape est la résurrection.)[64]

 

 Dans plusieurs oeuvres de Péguy nous trouvons des images semblables. Ainsi la cathédrale de Chartres est-elle évoquée comme Notre-Dame des sept douleurs :

 

“Nous n’avons plus de goût pour le métier des larmes,

  Reine des sept douleurs et des sept sacrements.”[65]

 

Dans La Ballade du cœur qui a tant battu Péguy parle de la cathédrale de Chartres comme d’une immense croix, comme d’une princesse prosternée, comparaison juste, car les cathédrales gothiques sont construites en forme de croix latine symbolisant la crucifixion :

“Notre-Dame de Chartres

   Croisée en Beauce,

Comme une immense croix

 Sur une fosse.”[66]

        “Princesse prosternée

 Au seuil de Beauce,

Grande croix décernée

 Sur une fosse.”[67]

 

Le symbolique chiffre sept apparaît lorsque Péguy parle de Notre-Dame comme d’une “reine sept fois ornée des sept prières” et “septante fois ornée des sept douleurs” :

 

        “Princesse prosternée,

 Au ras de terre,

Reine sept fois ornée

 Des sept prières.”[68]

“Princesse prosternée,

 Reine au grand cœur,

Septante fois ornée

 Des sept douleurs.”[69]

 

Ce passage, comme souvent chez Péguy, abonde en répétitions et l’auteur joue à placer le chiffre sept dans différents vers. Ainsi, on le rencontre dans les vers “sept fois ornée de mille cris” et “septante fois ornée d’une espérance”, ce qui montre que Péguy insiste sur cette répétition.

 En représentant dans son poème Notre-Dame de Reims la cathédrale comme une femme en prière, Volochine fait surgir la même image - celle d’une femme crucifiée. Ce poème est dédié à la cathédrale–martyre qui a souffert lors des bombardements allemands en 1914. Volochine fut frappé par cette tragédie. L’idée de la destruction de cette cathédrale lui était insupportable. La description magnifique de cette “perle entre les perles” aboutit à une fin tragique :

 

“... И обнажив, ее распяли...

Огонь лизал, и стрелы рвали

Святую плоть... И по ночам,

В порыве безысходной муки,

Ее обугленные руки

Простерты к зимним небесам.”[70]

 

(On l’a dépouillée, crucifiée...

Son corps pur a souffert la flamme,

Les flèches aiguës... Et, la nuit,

Dans ses élans d’affreuse angoisse,

Tendant ses bras carbonisés

Elle implore le ciel glacé.)[71]

 

Par analogie avec l’image du Christ crucifié, Volochine crée l’image de Notre-Dame crucifiée, de la cathédrale crucifiée, cathédrale-martyre, ce qui est très bien exprimé sur l’exemple du drame de Reims.

 Péguy, qui admirait la cathédrale de Reims et qui fut aussi une victime de la première guerre mondiale, tombant le 5 septembre 1914 près de Villeroy, lors de la bataille de la Marne, en menant courageusement sa section à l’attaque, quatorze jours avant la destruction de la cathédrale, lui a consacré les lignes suivantes dans Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc : “Reims, vous êtes la ville du sacre. Vous êtes donc la plus belle ville du royaume de France. Et il n’y a pas de cérémonie plus belle au monde, il n’y a pas dans le monde de cérémonie aussi belle que le sacre du roi de France, dans aucun pays <...>et vingt rois de France ont fait dans Reims, dans la cathédrale de Reims vingt entrées solennelles, vingt entrées somptueuses.”[72] Si Péguy avait été vivant le 19 septembre 1914, il aurait été sans aucun doute bouleversé par la destruction de cette cathédrale et aurait crié son indignation devant ce terrible bombardement.  Maximilien Volochine dans son article sur Péguy écrivait à propos de sa mort : “И если марнская победа является следствием гениальной проницательности и решимости Жоффре, то моральная сторона ее, давшая Франции, военно неподготовленной и уже разбитой наголову, силу снова выпрямиться и дать отпор Германии, сосредотачивается, как в фокусе, в личности и в смерти Шарля Пеги, - смиренного и подробного песнопевца великих пастушек - Женевьевы и Иоанны, бессознательно сыгравшего в наши дни ту же роль, что они.”[73] (Et si la bataille de la Marne apparaît comme la conséquence de la clairvoyance et de l’esprit de décision de Joffre, son aspect moral, qui donna à la France, militairement mal préparée et déjà complètement défaite, la force de se redresser et d’opposer une résistance à l’Allemagne, se focalise dans la personne et dans la mort de Charles Péguy, l’humble et consciencieux chantre des grandes pastourelles, Geneviève et Jeanne, et qui a joué en notre temps, sans en avoir conscience, le même rôle qu’elles.)[74]

 Mais retournons à la cathédrale de Reims. Sa catastrophe a engendré une réaction d’écrivains, poètes, peintres, sculpteurs. L’exposition organisée à Reims de juin à octobre 2001 au Musée des Beaux-Arts et intitulée “Mythes et réalités de la cathédrale de Reims” illustre bien la tragédie de 1914. Dans certains tableaux de cette exposition on trouve des échos aux poèmes de Volochine et de Péguy. L’estampe d’Adrien Sénéchal “L’art en deuil” évoque la cathédrale comme une femme enveloppée d’un voile de deuil qui recouvre la cathédrale mutilée. La pièce d’Eugène Morand Les Cathédrales met en scène un immense décor représentant l’édifice rémois en flammes. Les cathédrales sont également associées par l’auteur de cette pièce à des femmes en deuil. Le rôle de la cathédrale de Strasbourg était joué par Sarah Bernhardt. Le thème de la crucifixion de la cathédrale y est largement représenté. Il s’agit également de l’estampe de Lesbroussart “Ibi crucifixerunt eum”, qui compare l’incendie de Reims à la crucifixion; de l’estampe d’Isabelle Charlier “Cathédrale de Reims” (1914) évoquant un crucifix dans la cathédrale incendiée. La cathédrale est surtout associée à cette époque à la figure de Christ et à Jeanne d’Arc martyre. Je voudrais surtout attirer votre attention sur la série d’aquarelles d’Antoine Bourdelle “Martyre de Reims” qui comporte un caractère symbolique et qui fait partager sa profonde émotion. Marc Vromant dans Comoedia résume avec justesse la démarche du sculpteur : “Il n’a pas figuré la grande catastrophe de Reims d’une façon documentaire avec l’exactitude de reportage comme le font presque toutes les compositions inspirées par ce drame; il en a dégagé le symbole et l’esprit.” On pourrait rapporter les mêmes paroles à Volochine qui a montré le caractère symbolique de cette tragédie. Dans sa série d’aquarelles Bourdelle ne représente pas l’architecture, mais plutôt la statuaire de la cathédrale. On y voit des statues mutilées, brisées, supportées par des anges. Mais ce qui nous intéresse surtout, c’est la partie de ses aquarelles inspirée par la crucifixion, qui se trouve au gâble nord de la façade. Cette série, on pourrait, d’après le titre d’une des aquarelles, l’intituler également L’art crucifié”. On y voit le Christ soutenu par des anges. Sur la croix on lit une succession de dates: 1914, 1915, 1916, 1917 - ce sont les années où il a créé cette série.

 Le thème de la crucifixion s’élargit et se trouve ainsi incarné dans l’image de la cathédrale-martyre. Cette métaphore de la crucifixion de la cathédrale-martyre fait comprendre tout à fait l’ampleur de la tragédie de Reims et l’émotion profonde éprouvée par des artistes, peintres, écrivains de pays différents devant cette catastrophe, ce qui prouve que ce drame a un caractère universel.

 

            Ainsi Péguy et Volochine, deux poètes au destin et à l’œuvre différents, chantaient tous  deux l’art gothique. Pour Péguy cet art était surtout liée à la chrétienté, à la foi; pour Volochine, amateur et grand connaisseur de l’art en général et de l’art gothique en particulier, et qui était aussi peintre, le gothique était lié à une mode de vie, à toute une logique qui détermine la conscience. Mais malgré ces différences, l’image du gothique que créent les deux poètes est souvent identique: elle est toujours étroitement liée à la nature et représente en quelque sorte la nature même, la cathédrale gothique est traditionnellement associée chez les deux poètes à une figure féminine: noble et vénérable chez Péguy, un peu plus jeune mais torturée par les souffrances chez Volochine. C’est un art crucifié, qui a survécu au mal que lui a infligé le XXe siècle, qui a gardé toute sa splendeur et continue de surprendre par sa beauté, sa magnificence, sa logique et son harmonie les Français, les Russes et les hommes du monde entier de toutes les  religions et les cultures.


Monuments et mémoire

 

 

Pauline Bernon

Université de Bordeaux-III

 

 

 

                                                                                              L’éternité n’est guère plus longue que la vie.

                                                                                                (René Char, Fureur et Mystère[75])

 

L’expression de monuments historiques apparaît en 1790 dans le prospectus des Antiquités nationales d’Aubin-Louis Millin[76]. Elle témoigne de l’émergence de l’idée de patrimoine public, avec la méditation romantique sur la mort des civilisations. La destruction des monuments faisait alors redouter l’occultation de l’histoire de la France. Chateaubriand, Nodier, Hugo sont alors parmi les premiers à se soucier de la conservation des monuments historiques du patrimoine français, après la Révolution Française, au moment où il faut préserver de la destruction les traces du passé commun.[77] Les monuments « portent la mémoire d’un peuple au-delà de sa propre existence et le font vivre contemporain des générations qui viennent s’établir dans ses champs abandonnés[78]. » La mise en œuvre d’une politique de conservation se fera sous la Monarchie de Juillet. C’est le souci de préserver une culture identitaire qui fait classer les monuments, auparavant plutôt considérés comme des chefs-d’œuvre admirables, ou comme des documents par les historiens comme Guizot[79]. Edifices non seulement remarquables, mais encore signes de commémoration (par exemple, l’Arc de Triomphe, ou la Colonne Vendôme), les monuments deviennent donc l’espace choisi où s’inscrit la mémoire d’un passé disparu. Ensuite, face à la défaite de 1870, l’idée d’un inventaire général des monuments sera relancée, pour répandre l’image de la grandeur patriotique[80]. Ils sont donc comparables à un espace sacré, renouant avec le sens du templum, dirait Pierre Nora[81].

Avec la sortie du modèle religieux, le sacré s’est réfugié en France dans l’idée de nation. Au moment donc où le pays se refonde, les monuments sont porteurs de l’identité nationale, remontant à une origine à travers des traditions. Il serait étonnant que Péguy n’y eût pas été sensible. Il y vient par la médiation de Hugo[82], à deux moments où la mémoire française lui semble menacée. Deux textes opposent ainsi clairement la vertu des monuments parisiens au pressentiment douloureux d’une perte de mémoire. Dans Notre Patrie et dans la Situation faite au parti intellectuel devant les accidents de la gloire temporelle, ils sont le lieu d’une imbrication, si chère à Péguy, de l’éternel et du temporel :

« monuments éternellement monuments ; toujours pleins d’un éternel sens intérieur, éternellement manifesté par la valeur de la pierre, éternellement dessiné par l’extérieure éternité de la ligne ».[83]

La reconnaissance de l’éternité du monument est à vrai dire une question de mystique. Dans ces deux textes que nous voudrions lire de plus près, les monuments sont effectivement le lieu d’une manifestation de l’éternel dans le temporel. Ils permettent ainsi une triple révélation. Révélation de nature éthique, car elle indique une conduite à tenir si l’on veut préserver la mystique du peuple. C’est en même temps une révélation esthétique, car elle montre comment la fidélité à l’origine est gage de grandeur et de beauté. Révélation spirituelle, enfin, car elle redonne l’accord perdu entre soi et le monde, par le miracle de la mémoire.    

 

Des lieux de mémoire ? 

Ces deux Cahiers de la Quinzaine sont écrits en réaction à l’actualité. Notre Patrie est rédigé sous le choc du discours violemment antifrançais de Guillaume II à Tanger (à l’instigation du chancelier von Bülow). A la fin de mars 1905, le Kaiser dénonce les visées colonialistes de la France au Maroc, ce qui déclenche une grave crise diplomatique entraînant la démission du ministre Delcassé. Parmi les Français, peu de conscience de la gravité de cet événement, mais pour Péguy, c’est un tournant.[84] Son titre s’oppose à Leur Patrie de Gustave Hervé qui défend une position antipatriotique (le refus de combattre dans un système capitaliste). Péguy n’écrira donc pas ici le cahier prévu sur la fin du ministère Combes et la Séparation de l’Eglise et de l’Etat, mais un cahier sur la menace de guerre. Dans un texte qui souvent s’apparente à la chronique et aux esquisses hugoliennes rassemblées et éditées sous le titre de Choses vues à partir de 1913[85], il évoque un concours de circonstances : au lendemain de la visite d’Alphonse XIII à Paris, on apprend le discours de Tanger. D’où cette évocation joyeuse des cérémonies parisiennes, entrecoupée d’annonces : « ce fut un saisissement », et rythmée  par le « tocsin » des Châtiments qui annonce le « détraquement ».

Le cortège donne lieu à un spectacle où le peuple et le roi se reconnaissent, au milieu des monuments parisiens, lieux d’une mémoire retrouvée :

« par cette représentation éternellement éminente [ …]mémoire de pierre taillée ; mémoire vivante pourtant, parfaitement vivante, vivante plus que tant d’hommes qui aujourd’hui cheminent par les chemins modernes ; mémoire monumentale française ».[86] 

 La mémoire française apparaît, puis dans une première révélation, le passé se révèle encore présent :

« quelle joie tout à coup du sentiment et de l’intelligence, de la mémoire et de l’histoire, ensemble et inséparablement de l’esprit et des sens, et ravissement de surprise de l’âme historienne, que de comprendre tout à coup, que de saisir, de ressaisir, de voir, de savoir, de ressavoir, brusquement, d’un seul regard – et n’est-ce pas plutôt d’un regard intérieur –, de retrouver soudainement en soi-même et de comprendre enfin tout un poète oublié, toute une ville oubliée, toute une période que l’on croyait abolie, toute une ville, tout un passé de toute une ville; et quelle ville, Paris, ville de pierre, peuple de monuments, peuple de mémoire, peuple d’anciennes actions, Paris, capitale du monde, ville capitale, tout un âge que l’on croyait révolu ».[87]

La jubilation du souvenir garde son caractère saisissant, pour se transformer à la fin en prise de conscience autour d’une onde de choc :

« c’était plutôt une commune reconnaissance intérieure, une connaissance sourde, profonde, un retentissement commun d’un même son ; au premier déclenchement, à la première intonation, tout homme entendait en lui, retrouvait, écoutait, comme familière et connue, cette résonance profonde ; voix qui n’était pas une voix du dehors, cette voix de mémoire engloutie là et amoncelée on ne savait depuis quand ni pour quoi ».[88]

Dans la Situation faite au parti intellectuel devant les accidents de la gloire temporelle, l’enterrement de Marcelin Berthelot est une cérémonie à comprendre comme « parabole du monde moderne », « fait-divers signifiant », « événement lu à travers une expérience personnelle du monde moderne ». A « la cérémonie factice » offerte par la république à son grand savant, s’opposent en effet les cérémonies, les réceptions des peuples et des rois, parce que l’essentiel est leur « décor », Paris, qui représente en lui « tous les siècles que la république prétend balayer.»[89] Or ce cahier, cri d’amertume devant la disparition programmée du passé et de la mystique, est offert aux gloires des civilisations. Il célèbre ainsi en Paris un « monument des monuments », où « il n’y a pas un pavé qui ne sonne un souvenir du passé », où l’éternité est « remontante perpétuellement au jour ».[90] Le « pavé » fera peut-être aussi ressurgir à la mémoire les pavés inégaux de la cour du nouvel hôtel de Guermantes, lieu proustien de la mémoire retrouvée de Venise…avec toute la différence qui s’impose entre souvenir individuel et mémoire d’un peuple.[91]

Dans ces deux cahiers, la célébration de Paris construit un mythe des monuments où s’incarne une beauté française, beauté de l’antique, vitale, car elle est la mémoire et l’identité du peuple. Cette incarnation passe notamment par la figure des monuments cités et célébrés. Les « quatre grands dieux Termes de la gloire de Paris »,[92] bornes du souvenir, qui sont aussi les bornes du chemin à suivre (avant d’être celles de la route de Chartres au moment où se suspend l’écriture de la Note Conjointe). Dans ces deux Cahiers, les monuments de Paris sont des « dieux Termes », bornes du chemin parcouru comme du chemin à parcourir, tant il est vrai que sans mémoire, l’avenir ne peut être. Or ils sont bien des repères pour celui qui a conscience de vivre une cassure, une perte d’être. En ce sens, le moment charnière pour Pierre Nora correspond à un moment critique pour Péguy.

L’historien y discerne un moment contradictoire, moment « charnière, où la conscience de la rupture avec le passé se confond avec le sentiment d’une mémoire déchirée ; mais où le déchirement réveille encore assez de mémoire pour que puisse se poser le problème de son incarnation. Le sentiment de continuité devient résiduel à des lieux. Il y a des lieux de mémoire parce qu’il n’y a plus de milieux de mémoire ».[93]   C’est le moment où l’on sent la « cassure »[94] entre l’organisme vivant du monde ancien et l’ordre mort (ou la croûte du monde moderne). Pour Pierre Nora, ce sont des lieux intermédiaires où sa parole se fonde, pour défendre son idée de la France face à la menace de sa souveraineté et menace de sa civilisation. Il en fait donc des « lieux de mémoire », mais d’une « mémoire qui nous tenaille et n’est déjà plus la nôtre, entre la désacralisation rapide et la sacralité provisoirement reconduite. […] Lieux rescapés d’une mémoire que nous n’habitons plus, mi-officiels et institutionnels, mi-affectifs et sentimentaux ; lieux d’unanimité sans unanimisme qui n’expriment plus ni conviction militante ni participation passionnée, mais où palpite encore quelque chose d’une vie symbolique. »

Or Péguy se situe justement aux antipodes de ce que serait un lieu de mémoire « voulu, produit, calculé », d’une « cérémonie laïque »[95] ; « dessus le creux de son irrémédiable vide », le monde moderne vit de « parasitisme universel », « ne vivant que de ces héritages des mondes anciens dont il passe en même temps tout son temps à dire que tous ces mondes-là, que tous ces mondes précisément étaient des mondes stupides », « il vit très entièrement sur les réalités du passé dont il ignore les réalités essentielles, dont il n’ignore point les commodités, usages, abus » : le « décor » des cérémonies était tout fait : c’est celui des mondes qui l’ont précédé.[96]

Pierre Nora évoque[97] ce moment où les monuments étaient des enjeux de la fondation d’une mémoire sacrée « par la nation », dernière fondation avant la dissolution en « société » du peuple français. Le quinzenier, lui, y voit l’enjeu d’une mémoire française, du peuple. Sur l’Arc de Triomphe, il retrouve le bas-relief de Rude, La Marseillaise (1836) à la composition dynamique, qui certainement pour lui renvoie aux pages de Michelet. Après les « héros » de l’Histoire de la Révolution française, l’historien évoque le départ des Volontaires de 1792 : « et puis une glorieuse foule où chaque homme en d’autres temps eût illustré un empire. En France, il y a tout un peuple »[98].  

Le peuple est ici spectateur du cortège du roi, de même que les maisons et que les monuments, en une belle assimilation entre l’habitat et les habitants, on ne sait plus en fait qui défile. Déjà, à propos de l’enterrement de Victor Hugo, Péguy  remarquait cette prise de conscience par le peuple de son être propre : « C’était surtout lui, le peuple, qui passait et défilait, que l’on regardait passer et défiler, qui lui-même se regardait passer et défiler ». « Cette foule communiait dans le culte d’elle-même, c’est-à-dire dans le culte de la nation »[99]. Voilà ce qui crée l’unanimité de l’héritage, des références dans un autre ouvrage de savoir commun : « le monument le plus considérable qu’on ait construit en ce genre, dit le Petit Larousse, l’arc de Triomphe de l’Etoile »[100]Petit  Larousse lui aussi monument d’une culture française.  

Les monuments sont ainsi le lieu d’incarnation de la mystique du peuple français, ou plutôt constituent un milieu de mémoire ( "milieu" disparu lors de la constitution du lieu de mémoire, selon l’analyse de Pierre Nora, mais que Péguy  proclame encore vivant)  permettant un nouvel appel au peuple. Face à l’échec de la politique des grands dans Notre Patrie, loin des « révolutions de Babylone »[101], le peuple qui a une vie «  de toile bise » retrouve pourtant « cette voix de mémoire engloutie » « à la première intonation ». Ce sont bien des monuments qui ont permis cette éclosion de la conscience généralisée dans le beau finale de Notre Patrie, reprise générale de l’intonation répandue comme une onde de choc à partir du « tocsin » trois fois annoncé par « Ce fut une révélation »[102]. La sculpture de la Marseillaise représente l’appel au peuple lancé par Péguy et résonne de la « marche » des soldats de la liberté dans la Situation faite au parti intellectuel devant les accidents de la gloire temporelle, marche qui n’est autre dans la mémoire de Péguy que le rythme des poèmes des Châtiments[103].

                C’est en effet par la médiation hugolienne que se produit cette nouvelle incarnation de la mémoire sacrée dans les monuments : Hugo a lui-même écrit des monuments auditifs : « Maisons de résonance, bâtiments de musiques, monuments de sons, puissantes et singulières bâtisses, constructions qu’il aimait entre toutes […] [104] Ensemble, inséparablement, non analysées, parce qu’il était un grand poète, non dessoudées, image visuelle et image auditive. Ensemble images de beffrois d’hôtels de ville et de tours de cathédrale. »[105] 

Le rythme des poèmes hugoliens remonte « par un accord intérieur », naturellement. Or le texte de Péguy se fait lui-même « maison de résonance » pour les vers de Hugo, répétant l’obsédante marche, puis le tocsin : ce qu’il écrit ici de sa prose puissante, les répétitions de la phrase amorcée comme en plusieurs échos « ce fut une révélation , sursaut, saisissement… » et la « résonance »[106] angoissée de la question : « sonnera-t-il jamais le glas de tout ce peuple ? »

Les Cahiers de la quinzaine veulent sonner ce tocsin éthique, à la faveur du partage d’une expérience particulière, celle du Parisien qui retrouve sa mémoire, et celle du peuple. Pierre Glaudes et Jean-François Louette soulignent cette vocation éthique de l’essai : « Fictionnel, corporel, circonstanciel, l’Essai semble devoir être le fait d’individualités "sans mandat", comme dit Péguy [107][…] Mais on connaît aussi le thème péguyste de la "voix de mémoire engloutie là et amoncelée" ». Ce qui est ainsi formulé à la fin de Notre Patrie, ce n’est pas seulement une réaction individuelle face à la menace d’une invasion allemande ; c’est aussi une tendance de l’Essai : faire entendre une voix collective, exprimer une vérité sociale ».

Ainsi, monuments de pierres ou de « résonance, monuments de sons[108] », ils résonnent eux-mêmes comme le « tocsin », répétés au long du cahier d’octobre 1905 qui devient lui-même monument de leur résonance. Echappant à l’angoissante destinée du lieu de mémoire, le texte se fait monument.

 

Révélation de la grandeur

            Le secret de cette résonance est livré chez Hugo par la construction des rythmes, si puissants qu’ils ne manquent pas de remonter à la mémoire[109]. De même, c’est la structure qui fait vivre les monuments, parce qu’en elle revit l’instant de leur conception, reliant l’origine de leur tracé aux moments où ils sont contemplés. Contrairement au « décor » creux dont se contente le monde moderne, puisqu’il reprend un héritage culturel vidé de toute mystique, les monuments sont « toujours pleins d’un éternel sens intérieur » [110] dont l’incarnation est le « dessin » ou « dessein »[111]. Le secret de leur beauté est donc l’évidence de leur style. Le lecteur de Péguy trouve même dans ces textes de précieux éclairages sur ce qu’est un style. Le style architectural est l’harmonie naturelle où la ligne extérieure épouse et révèle l’être profond du monument.[112] Dans cette esthétique où la structure correspond à l’essence, le monument dit ce qu’il est, dans une évidence qui s’impose. La ligne est organique, et comme naturelle, est parfaite. L’équivalence entre la forme qui dit l’être, la beauté et la vie apparaît dans un jugement esthétique très audacieux : « un pont infiniment plus ligne ; la ligne seule ; la ligne maîtresse »[113]. Ces édifices concourent ainsi à faire de Paris la « ville la plus extérieure du plus de vie intérieure ». [114] Dans cette cohérence admirable entre le sens intérieur et la ligne extérieure, c’est l’esprit classique que Péguy entend célébrer. Ainsi, « le très parfait, très horizontal et très vertical, très parfaitement, le très romain et très autre, très impérial et très classique Arc de Triomphe »[115]. L’esthétique impériale néo-classique retrouve les arcs romains. Dans cet art intelligent et libre, extérieur et intérieur sont du même tenant. La beauté d’une œuvre d’art vient de cette cohérence absolue, telle que Péguy la formulera quelques années plus tard dans sa méditation littéraire sur les tragédies classiques : l’« ordre organique […]peut être un vêtement fidèle qui porte au-dehors le secret des articulations, de l’articulation d’un ordre intérieur ».[116] En fait, Péguy remonte au moment même de leur conception, son regard se concentre ainsi sur le plan « à la pointe sèche, presque dessiné au Faber »[117]. Il réactive l’instant originel de la conception architecturale, instant qui le fit tant rêver sur le mystère du génie[118].

Parce qu’ils sont incarnés, les monuments connaissent aussi la finitude. D’une part, le style est expression d’une époque : ils sont « suivant leur âge, de tous les styles et de toutes les factures, tous pour ainsi dire également beaux »[119], puisqu’ils parlent « des langages éternels »[120]. Chaque voix ne résonnant jamais qu’une fois, « c’est ce qui fait qu’il n’y a jamais qu’un langage, un seul, pour chaque objet, qu’une parole à dire quand on veut dire ceci, ou cela »[121] . Il n’y a plus qu’à le nommer… « beaucoup moins beau que le Pont Mirabeau, la rime l’indique, la rime le demande, la rime le veut ; et ça pourrait même se chanter »[122] Et c’est justement cette mort des civilisations qui les rend éternelles, puisqu’on ne saurait les recommencer ; un jour elles résonnèrent pour toujours. D’autre part, cette incarnation comprend le risque du temporel. Eux aussi connaissent le destin des civilisations : « monuments qui seront tous jours, jusqu’au jour de leur mort, et qui ne périront point, comme tant de monuments modernes précaires, longtemps avant le jour de leur naturelle mort  »[123]. On s’attend à ce qu’ils ne périssent point, mais eux aussi meurent de leur naturelle mort. Ils ne s’expriment qu’une fois, tel est le risque que court l’éternel dans le temporel, c’est de notre mémoire, de  notre mystique, que dépend l’écho de leur voix.

Aussi faut-il encore écouter leur nom pour perpétuer leur présence. Le style prend rapidement une allure lyrique, la description des monuments renoue avec la tradition épidictique de l’ekphrasis, description de chefs-d’œuvre admirables ou de monuments, en grand style. Les majestueux, « les Invalides, ce pur chef-d’œuvre, ce monument parfait de l’ancienne France royale »[124], « les admirables Invalides ; Paris, le monument des monuments »[125], ou la « belle courbe un peu majestueuse du Pont Alexandre Trois au-dessus du beau fleuve » (objet de description traditionnellement noble), sous les « flamboyantes ardeurs de l’été »[126]. Ils sont épiques, comme « ce casque immense de bronze et d’or que fait ce Dôme des Invalides » sous les neiges éternelles des guerres impériales.[127] Les égouts même « sont des monuments historiques »[128], depuis qu’ils ont gagné leurs lettres de noblesse dans Les Misérables. L’ekphrasis la plus traditionnelle est illustrée par la description de la Marseillaise de Rude. Les relevés de merveilles en une prose de célébration font de ce texte un recueil de mémorables, une liste mythique se rapportant au temps des fondations, parente des listes homériques de splendeurs.

Mais cette grandeur n’atteint son comble que parce qu’elle est simple, au service de l’histoire d’un peuple. Représenté dans le cortège de Notre Patrie, mais aussi dans la figure du piéton de Paris de la dernière Situation, le peuple prend conscience de sa grandeur. En même temps, la pierre de touche de la majesté d’un monument est d’être familière. « Pas seulement monuments populaires », mais « monuments peuple », c'est-à-dire « du même esprit peuple et roi ».[129] Par exemple, « l’Arc de Triomphe – un peu familièrement l’Étoile pour les conducteurs de Thomson, compagnie française – , le monument le plus considérable qu’on ait construit en ce genre, dit le Petit Larousse, l’arc de Triomphe de l’Étoile, ce monument parfait de la gloire impériale française »[130] ; mais aussi « très imposant, très majestueux, mais d’une assurance sans orgueil, tant elle est parfaitement assurée. D’une grandeur telle, d’une grandeur où l’orgueil serait sot. Très militaire et très impérial, très voûte romaine aussi ; et pourtant si familier, si passant, que vous voyez des gens, derrière les bornes et les chaînes, des gens qui osent passer dessous. Pour traverser la place » [131]. Le ton se fait familier et heureux, également, pour décrire l’apparition des Invalides : « Un plus bon point [de l’avenue qui conduit aux Invalides depuis la Seine] ceci : que cette avenue […] soit telle que lorsqu’on marche dessus, allant vers le monument admirable, ne la regardant pas, ne regardant que le monument admirable […] cette admirable vue n’en soit point déparée et que cette avenue enfin ne porte aucune atteinte, ne fasse aucune injure à la semelle de nos souliers »[132]. De la même veine facétieuse participent les ponts « infiniment plus vénérables, déjà comme un peu béquillards ; un de ces vieux se nomme justement le Pont Neuf »[133]. Enfin tout cela se rassemble sous le manteau de Sainte Geneviève, « ou derrière Notre Dame, derrière les monuments, derrière le troupeau des monuments […] derrière les collines chaudement vêtues de monuments et de maisons… »[134]. Le style tour à tour majestueux, simple, le ton élégiaque, tragique même (à propos du Luxembourg, allié au souvenir de la « rose d’automne » qu’est Bernard Palissy[135] (souvenir peut-être inspiré par la Fontaine Médicis), épique, transforme une description de « choses vues » en une prose monumentale.

L’écriture y est à la fois informée de tradition rhétorique, héritière de l’éloquence encomiastique, et à la fois moderne, dans sa description de la ville de la Belle Époque. Le terrain y est « perforé partout et sans cesse aujourd’hui encore (Métropolitain et Nord-Sud, eau, gaz à tous les étages, électricité, tout)(air comprimé) littéralement térébré ». De même, le texte est percé de ces mots entre parenthèses, cités, à leur tour, comme l’ont été les monuments, ils accèdent à la noblesse de la célébration. La puissance de cette prose est ainsi contagieuse qu’elle élève à la dignité monumentale tous les objets qu’elle touche. Avec la fin de la rhétorique, ce qui ne peut plus appartenir au genre abandonné de l’éloquence, se cherche de nouvelles formes. L’éloge de la ville exige alors la force d’un nouveau langage poétique. Le texte lui-même, dans la Situation faite au parti intellectuel devant les accidents de la gloire temporelle devient monumental, en paragraphes, et, lyrique, teste sa résonance dans les litanies de la Ville, Paris, descendante de l’Urbs originelle. En 1908, l’écriture de Péguy s’achemine vers une prose poétique où chaque partie tend vers l’autonomie d’un fragment, telle un « mémorable », un morceau choisi admirable pour lui-même, au point que Daniel Halévy y verra une suite de « rhapsodies »[136]. Même si c’est encore ici une structure de prose, les formes des Mystères se dessinent déjà, Péguy s’essayant à de nouvelles modalités d’expression[137]. Ce nouvel enjeu d’expressivité manifeste un défi dans ce texte de 1907 : attester de la présence d’un monument, de sa beauté éternelle, c’est attester de la vie des humanités, de la persistance de l’Histoire au sein du monde moderne qui n’y voyait qu’un décor plat.  

 

Ravissement de la mémoire retrouvée

 

Beauté et grandeur relèvent d’une construction dont Péguy peut retrouver l’origine, or qu’est-ce que la mystique, sinon la fidélité à l’esprit d’une fondation ? En dernier ressort, les monuments permettent une retrouvaille avec leur être profond, et une réconciliation de la nation avec elle-même. La mémoire construit ainsi un regard intérieur qui transcende le temps. En fait, la ligne extérieure parfaite de ces monuments qui épouse leur ligne intérieure correspond à la remontée intérieure, dans la mémoire, des résonances, de la voix du passé que l’on croyait « aboli »[138]. L’instant salvateur est celui de la reconnaissance d’une structure. Voilà qui donnerait à croire qu’il n’est de mémoire que géométrique ou architecturée. 

Le lecteur de la dernière Situation assiste ainsi à la construction d’une image intérieure. « Je vous défends bien, écrit Péguy, de regarder les Invalides sous la neige sans qu’aussitôt cette neige soit la neige impériale de la retraite de Russie, car il n’y a jamais eu qu’une neige qui soit tombée sur le dôme des Invalides, et c’est la neige de l’Empereur, la neige impériale de la retraite de Russie […] et par un singulier rapprochement, par un profond accord intérieur, c’est la neige de Hugo, la neige qui jamais plus ne cessera de tomber dans les Châtiments… »[139] Deux souvenirs se mêlent dans cette synthèse, celui des Châtiments, XIII, I « Il neigeait, on était vaincu par sa conquête », et VI, installation funèbre sous « le dôme doré des Invalides ». Françoise Gerbod relève cette expression magnifique, où a lieu la « recréation d’une minute "affranchie de l’ordre du temps", minute de grâce qui fait songer à certains instants proustiens et qui pourrait être le sommet du livre »[140].

Dans cette extase qui suspend le temps, le ravissement permet le retour de ce qui a toujours été là, la mémoire poétique, créatrice est résonance. Le fonctionnement de la mémoire est ainsi rendu dans ces lignes triomphales de Notre Patrie : « quelle joie tout à coup du sentiment et de l’intelligence, de la mémoire et de l’histoire, ensemble et inséparablement de l’esprit et des sens, et ravissement de surprise de l’âme historienne, que de comprendre tout à coup, que de saisir, de ressaisir, de voir, de savoir, de ressavoir, brusquement, d’un seul regard – et n’est-ce pas plutôt d’un regard intérieur –, de retrouver soudainement en soi-même et de comprendre enfin tout un poète oublié, toute une ville oubliée, toute une période que l’on croyait abolie, toute une ville, tout un passé de toute une ville; et quelle ville, Paris, ville de pierre, peuple de monuments, peuple de mémoire, peuple d’anciennes actions, Paris, capitale du monde, ville capitale, tout un âge que l’on croyait révolu ».[141]   

L’histoire est restituée au présent par la vertu de la mémoire. Péguy se souvient certainement des pages de Matière et Mémoire consacrées à cette présence du passé : le souvenir pur, au moment de la remémoration, « cessera d’être souvenir pour passer à l’état de chose présente, actuellement vécue ; et je ne lui restituerai son caractère de souvenir qu’en me reportant à l’opération par laquelle je l’ai évoqué, virtuel, du fond de mon passé. »[142] Ce souvenir pur, relevant d’une mémoire gratuite, est comme donné. Mais ici la mémoire est dotée en plus d’une faculté créatrice. Productrice d’images non pas au sens d’images qui figeraient les souvenirs selon une décomposition réductrice, mais plus proche de la perception cette fois. Au moment où le souvenir redevient perception, « cette perception, synthèse vivante de la perception pure et de la mémoire pure, résume nécessairement, dans son apparente simplicité une multiplicité énorme de moments »[143]. Avec cette image du dôme recouvert de neige à jamais « amoncelée », éternelle vision du dôme « tel qu’en lui-même l’éternité le change », nombre d’instants sont synthétisés en une vision unique. 

Foyer de cette vision, la structure ; nerf de ce souvenir redevenu perceptible, la résonance unique, échappant au temps. « Une voix qui donne une résonance et que vous supposez qui existe, c’est-à-dire qui se fait entendre, ne sera éternellement pas doublée par une seconde voix, par une autre voix qui par définition factice voudrait en même temps être la même, c’est-à-dire donner la même résonance »[144].C’est la même voix qui retentit toujours dans le présent, celle des événements réussis qui accèdent à l’éternité.[145] De même, l’œuvre d’art échappe au vieillissement : « par quelle faveur, par quelle grâce ; il suffit que l’effet et le mouvement de ce roulement permanent soit suspendu, pour un temps, ne fût-ce qu’un instant, pour qu’aussitôt, pour qu’instantanément par la fenêtre de ce temps, par le hiatus de cet instant ce soit le génie même qui apparaisse ; l’homme et l’œuvre du génie qui jaillissent intercalaire. Pour ce jour ouvert sur on ne sait quel arrêt du temps »[146].

A la faveur de cette brèche dans le temps, l’on « ressaisit », dans un geste incarné, la totalité organique d’une ville, non décomposée en souvenirs inanimés, mais comme un tout vivant, que célébrera l’ample prose de la dernière Situation. Rendre ainsi le passé intensément présent, parce qu’il a toujours été là, permet à tout l’être de se ressaisir en un seul mouvement, à toute la mémoire d’habiter de nouveau le présent pour l’investir de sa liberté. En effet, ce type de mémoire détachée de la nécessité immédiate d’une action, permet une liberté de  création plus forte. A cette vertu de la mémoire se rattachent l’imprévu créateur et la joie du temps suspendu : « La mémoire, en effet, trompe la mort sur son propre terrain, celui de l’imprévisible et de l’imprévu. La mémoire, entendue comme créatrice, poétique, est […]l’imprévu du déjà vécu (mais pas encore élaboré en connaissance), l’imprévu du se faisant contre le tout fait de l’existence. Elle est reconnaissance (de soi) par la remémoration, mais remémoration tellement imprévisible et instantanée qu’elle en devient véritable découverte et une authentique révélation de soi ».[147] Dans cet instant de gratuité, « dans l’extase s’effectue un arrachement mystérieux à la temporalité (ek-stase) et l’entrevision d’une stabilité éternelle (ek-stase[148]». Stabilité éternelle vue plutôt comme durée bergsonienne où survit la voix mystique du peuple, toujours prête à ressurgir quand la mémoire se libère des habitudes du monde moderne (non pas un souvenir figé, mais une résonance éternellement possible). Parce que le temps est mouvement infini, cette mémoire inspire encore une action libre à ceux qui l’écoutent. La force de ce souvenir est son actualité libérante : « le ravissement libère de la passivité ceux qui sont prisonniers d’une temporalité qu’ils ne peuvent expliquer, enchaînés par les rets d’habitude qu’ils ont eux-mêmes forgés »[149]. Il permet la libération de l’intériorité. Toute l’écriture de Péguy travaille à cette délivrance : la présentation de son propos en forme de digression ou de confidence, de souvenirs personnels, est discrètement motivée par l’impérieuse nécessité intérieure de retrouver la forme perdue de l’histoire.

En donnant à entendre cette voix dans son texte, en rendant sensible sa « remontée intérieure », Péguy accomplit certainement par l’écriture ce que Rude a sculpté pour la Marseillaise de l’Arc de Triomphe. Dans cette sublime retrouvaille avec l’esprit du peuple, il rend à la mémoire sa force de contagion intérieure, « l’épanouissement, l’élargissement de proche en proche […] d’une commune reconnaissance intérieure »[150]. Enfin, ce qui est intérieur est commun, et c’est une première réalisation de l’ambition de Péguy que cette communion du peuple dans un esprit révolutionnaire. La maturité de la révolution sociale et morale qu’il rêve ne s’obtient que par un enseignement qui respecte la liberté intérieure, au contraire de toute propagande. Mais la prose sublime qui ravit, emporte dans les avancées de sa période toute tendue vers la révélation finale posée en mystère, tend peut-être elle aussi à convertir dans cette extase le lecteur sidéré. Cette écriture vise à faire ressentir ce qui ne relève pas d’une « communication verbale ordinaire »[151]. Affrontée à l’indicible du ravissement, elle aussi a joué le rôle du monument, dépositaire d’une mémoire sacrée dont le secret réside au cœur du peuple qui le contemple.     

 

 

De même que chez Proust, la mémoire est une architecture. Architecte d’un autre « édifice immense du souvenir », Péguy a également expérimenté le pouvoir salvateur de la forme. S’il cherche à entendre de nouveau la voix de mémoire, c’est que pour lui n’est pas encore venu le temps de la mémoire en sursis des « lieux de mémoire », temps du « deuil éclatant de la littérature »[152]. 

 

 


 Digressions de Péguy dans Paris

 

 

Romain Vaissermann

Orléans

 

 

 

Digression est, en français, attesté d’abord en un sens abstrait et, en deuxième lieu seulement (chose assez rare), en un sens concret métaphorique – sens spécialisé en astronomie et désignant « l’écart apparent d’une planète par rapport au soleil ».

Mais le premier sens en fréquence et dans l’histoire du vocabulaire français désigne sous le mot de digression une figure à la fois stylistique et rhétorique macrostructurale : elle joue non sur quelques mots mais sur l’ensemble du texte. Pour lier les deux sens du mot, disons que la digression textuelle, comme la digression astrale, est un écart, apparent, de la ligne du récit, dû à un circuit quasiment hors-sujet. Unité profonde des sens qui justifie notre étude géotextuelle, la première croyons-nous à se donner comme seul but la description de la géographie propre à l’écrivain Péguy – après un numéro du Bulletin de l’Amitié Charles Péguy sur le paysage[153], le succès de la « géopoétique » de Kenneth White et quelques études biographiques attentives aux lieux de mémoire péguiens.

Les péguistes sur ce point retardent[154] – il n’est que de rappeler la trouvaille de la méthode d’écriture proustienne nommée métaphoriquement « marguerite ». À la différence de la méthode dite de la grande ceinture, dessinât-elle une rosace plus centripète et spirituelle, la digression péguienne semble figurer la lecture grecque de l’oméga majuscule « Ω », où la courbe excentrique interrompt le récit plat. Voilà Péguy « l’analphabète » vu sous un nouvel angle ! Et d’abord à partir de la capitale Paris.

 

***

 

A. - Péguy en mouvement autour de la capitale

 

Deux faits qui s’opposent : Péguy classé comme écrivain patriote et Péguy classé comme sédentaire. Nous voudrions illustrer de quelle patrie il s’agit et, au contraire de l’idée commune, combien Péguy est peu sédentaire.

 

La France de Péguy : petite patrie et patrie

 

Péguy fluvial

Charles Péguy est bien un auteur de langue française, peu marqué par les régionalismes de sa grand-mère (venue du Bourbonnais à la fin août 1857 : sa jeunesse à Gennetines [Allier] et ses débuts dans la vie active à Moulins [Allier] eurent cette région pour cadre[155]) ni par le parler orléanais qu’il put entendre dans son enfance (à Orléans et dans les villages proches d’Orléans, à l’est : lieux de promenade, d’où viennent les Péguy et où vivent encore des cousins de Charles Péguy du côté paternel). Avant de quitter Orléans pour Bourg-la-Reine (dans l’orbite de Paris), Péguy définissait sa géographie personnelle par rapport à la capitale du Loiret, Paris n’étant que la ville abstraitement capitale, concrètement parricide.

Dans Orléans, certains lieux restent plus particulièrement attachés à la mémoire de Péguy : la rue du faubourg Bourgogne (une plaque remplace désormais la maison natale, hélas démolie), le cloître de Saint-Aignan, l’École normale du Loiret et son École primaire annexée[156], le lycée Pothier alors tout bonnement appelé « lycée d’Orléans » (une plaque commémorative dans l’enceinte du lycée mentionne le lieutenant Charles Péguy dans les combattants de 1914-1918), le café de la Demi-lune (qui reste en activité), la place du Martroi bien sûr, lieu d’un défilé en 1909, la propriété vinicole au lieu dit « le Cabinet-Vert » au bord de la Loire au faubourg Bourgogne[157], la rue du Tabour (lieu péguiste, où s’est fixé le Centre Charles Péguy depuis 1964).

Mais le petit Orléanais sort de sa ville[158] : son lieu d’habitation même, un faubourg, signe de l’arrivée récente de sa famille en ville (et il faudra se souvenir que Péguy n’est devenu orléanais d’adoption qu’à titre posthume, la gloire aidant, et que nul n’est prophète en son pays), le poussait à rejoindre les terres de ses aïeux : le Val d’Orléans allant de Saint-Jean-de-Braye à Chécy, Bou et Mardié, jusqu’à la forêt d’Orléans par Vennecy, jusqu’au Gâtinais…

Et sa pensée ou ses pas foulaient le fleuve qui y coule en méandres : la Loire, de bien plus de conséquence pour Péguy que le Loir (P 1500). La Loire, châtelaine (telle qu’elle coule entre les « Châteaux de Loire ») majestueuse (surtout les années d’inondation ! P 120), si calme qu’elle peut sauver Jeanne, qui refuse cette échappatoire (P 193-196) et ces mollesses (P 208-210) ; la Loire, qui définit si bien la ville d’Orléans (P 57-58, 525) – comme Tours d’ailleurs (P 401) – qu’elle en devient un repère universel même (P 618), comme l’était la Meuse pour Jeanne (P 56, 418, 508) ; la Loire si digressive, au recourbement (P 897) voluptueux et féminin (P 1333) qui tranche avec les allées rectiligne des châteaux (cf. « Châteaux de Loire » ; P 1500) ; la Loire dans un paysage que Péguy décrit avec un vocabulaire qu’on pourrait facilement appliquer à la digression dans le récit, par simple transposition (faire l’essai en B 764-766) ; la Loire dont se souviendra beaucoup la Meuse du drame Jeanne d’Arc.

Meuse fleuve de vie (P 32, 368, 1181) ou de mort (P 92), mais grand fleuve, tout différent de la Moselle (P 1223) ; bon fleuve, ignorant et doux, passant toujours et ne partant jamais (P 80-81, 93), modèle de beauté (P 790) suscitant la nostalgie (P 162) ; Meuse grisante (P 549, 1221-1222) d’être si pure (P 631), humble cependant (P 1227) et pieuse (1556) ; Meuse « inanimée » malgré tout (P 1556) ; Meuse si digressive qu’elle en dessine des îles (P 48), fleuve répétitif (P 387), « soleil » et « créature » à la fois (P 425).

Comme Jeanne, Péguy – provincial orléanais, d’où le pseudonyme de Pierre Deloire – passe de la Loire (désormais « oublieuse » et « lointaine », P 307) à la Seine (P 210) ; d’où le parallèle de la Loire avec la Seine et l’Oise, éponymes du département (P 1513). Péguy conserve, de cet apprentissage réellement ligurien et figurément (tant son voyage sur les traces de Jeanne fut bref) mosellan, le sens – tout féminin – des détours digressifs, du recourbement de la pensée et de l’écriture[159]. Le littéraire devenu remonte le cours du fleuve nourricier, à rebours de la route fluviale suivie, à partir de Moulins (Allier) en Bourbonnais, par sa grand-mère (qui tenait dans ses bras sa fille, future mère de Charles Péguy), qui enseigna à l’écrivain le langage français. Charles jeune dessinateur décrira ce fleuve avec détails ; Péguy écrivain remontera de même à son analphabétisme primaire, inventant une langue illisible, écrite à l’encre ligérienne.

Et le directeur des Cahiers, non obnubilé par la capitale, va illustrer divers points de vue régionaux aux Cahiers de la quinzaine, se posant d’emblée en « provincial ».

 

Péguy provincial

Dans le Cahier de la quinzaine I-1, une « Lettre du Provincial » fantaisiste (A 287-299) s’attire une « Réponse au Provincial » du gérant (A 299). Dans le CQ I-2, la lettre signée « Du second Provincial » (A 1598) reste d’attribution douteuse : s’agit-il de Péguy qui reprend son pseudonyme (I-8, p. 34) ou du réel Paul Collier (A 1599) ? Toujours est-il que le I-12 publie une « Deuxième série au Provincial » (A 579-587) qui est bien le fait du gérant des Cahiers.

Et puis Péguy voulut s’intéresser à la vision de l’actualité que pouvaient avoir les Français autres que les Parisiens : n’est-ce pas le sens de ces cahiers comme le « Courrier de Bretagne » par Edmond Lebret ou plutôt par un instituteur breton se cachant derrière ce pseudonyme (IV-11) ou Petites garnisons (V-12) avec « La France vue de Laval » de Félicien Challaye, le correspondant de Péguy pour les pays étrangers d’habitude, et des articles sur « Orléans vu de Montargis », ou comme la cahier inédit de Jules Isaac Courrier de Nice – comme il y a des courriers de Chine – sans oublier ni le Courrier de Martinique projeté (voir III-7) ni le Courrier d’Algérie que l’abonné Vuichard ne fera pas paraître finalement (copies de lettres des 5 et 16 juin 1903) mais seul François Dagen[160].

Ces points de vue se croisent ou, si l’on veut, se réunissent en faisceau et convergent vers Paris. Voilà donc expliqué le titre étrange du « Courrier de France » du IV-9 ! Pourtant, outre Orléans sa ville natale, Paris sa ville d’adoption, une troisième ville reste attachée au nom de Péguy : Chartres.

 

Péguy pèlerin

Péguy fit plusieurs pèlerinages à la cathédrale Notre-Dame de Chartres, où reste une plaque commémorative, apposée en juin 1962 pour le cinquantième anniversaire du premier pèlerinage de Péguy : « Charles Péguy, le samedi 15 juin 1912, s’en venait ici, à pied, de Paris, confier ses enfants à la Vierge Marie ; suivant son exemple et en son souvenir, étudiants et étudiantes de France et de l’étranger par milliers, chaque année, affluent en pèlerinage ». Le vendredi 14 juin 1912, lorsque Péguy part de sa maison de Lozère pour Chartres, , patrie du « jeune Marceau » (P 886), peut-être se souvient-il de la rencontre sportive à l'occasion de laquelle, adolescent, il aperçut pour la première fois « la flèche irréprochable » au printemps 1890 ; ou encore de s'être exclamé, lorsqu'en 1900 il visita la cathédrale: « Que c'est beau ! » Avec Alain-Fournier, qui l'accompagne jusqu'à Dourdan (Essonne), c'est une promenade, bien qu'un peu longue : elle dessine un excursus parce que Péguy accepte d’allonger son chemin pour rendre visite à la famille amie des Yvon, qui l’héberge à Dourdan : 2 rue du Puits des Champs. Le lendemain matin, les jambes commenceraient de peser au pèlerin, si sa journée ne devait s'achever, passés Sainte-Mesme et Longroy, face au « plus beau clocher du monde ». Il repart selon le même chemin, bouclé le lundi « comme un beau raid d'infanterie » ; mais il notera que « ce n'est pas la même chose d'aller à Chartres que d'en revenir ». Tel fut ce pèlerinage : un tiers d'intendance, un tiers de sport, un tiers de prière ardente. Prière que Péguy formule dans La Tapisserie de Notre Dame :

Ô reine voici donc après la longue route,

Avant de repartir par ce même chemin,

Le seul asile ouvert au creux de votre main,

Et le jardin secret où l'âme s'ouvre toute.

Pour le deuxième pèlerinage, du 25 au 28 juillet 1913, Alain-Fournier se décommande au dernier moment ; Péguy gagne Limours avec son fils aîné Marcel, puis continue seul. Sous un soleil de plomb qui manque de le tuer et dont il dira : « Ce serait beau de mourir sur une route et d'aller au ciel, tout d'un coup. » Ce pèlerinage est identique au premier par les lieux et les temps de passage.

Le 14 avril 1914, mardi de Pâques, quand la mère, la sœur et la nièce de Jacques Maritain invitent Péguy à Chartres, il ne peut refuser. Tous quatre entrent dans la cathédrale avant de repartir en train. Cet aller-retour est bien un troisième pèlerinage. Seule la mort pouvait désormais interrompre cette série de pèlerinages ; mais Péguy ne voulut pas qu'elle le fît définitivement : du front, il adresse cette requête aux siens : « si je ne reviens pas, vous irez une fois par an à Chartres pour moi ». Mots simples qui feront renaître le pèlerinage de Chartres.

Même s'il déclare à Lotte : « Je suis Beauceron. Chartres est ma cathédrale », c'est de la paroisse de Saint-Aignan, c'est d'Orléans que Péguy vient, puisque aussi bien « dans une immense zone toutes les routes mènent à Chartres. » Mais la Beauce avait été le lieu du nouveau départ de Péguy vers la foi, comme le dit cette humble prière :

Quand on nous aura mis dans une étroite fosse,

Quand on aura sur nous dit l'absoute et la messe,

Veuillez vous rappeler, reine de la promesse,

Le long cheminement que nous faisons en Beauce.

 

Péguy excursionniste

Ses autres « cheminements » peuvent se compter sur les doigts des deux mains. Autant de rayons issus de Paris, ville-soleil, et y revenant par un même chemin.

Péguy va à Orange (Vaucluse) en août 1894 assister à des représentations théâtrales.

Il suit les traces de Jeanne sur les bords de Meuse, à Domremy, Maxay et Vaucouleurs (Meuse) en novembre 1895 et aux vacances de Pâques de 1897.

À Semur-en-Auxois (Côte d’Or), il est précepteur en août-octobre 1895.

Il gagne Dreux (Eure-et-Loir) en train pour enquêter sur la mort suspecte de son ami Marcel Baudouin fin juillet 1896.

Il fait une excursion éclair à Roquebrune-sur-Argens (Var), en vacances, à la toute fin 1898 ; histoire de découvrir la mer en la Méditerranée (B 2042).

En 1904, le 1er mai, il se rend à Sens (Yonne) chez Jules Isaac.

Cette même année, il visitera avec son aîné Marcel le Laboratoire maritime de Wimereux (Pas-de-Calais), sur la côte près de Boulogne (Pas-de-Calais), et y retournera avec sa famille, histoire de rendre visite à un abonné des Cahiers, Charles Gravier, ancien maître de Péguy à l’école primaire annexée à l’école normale du Loiret ; histoire aussi de mieux connaître ce bout d’océan qu’est la Manche (B 1387).

Le 7 septembre 1907 au soir, il va voir Marix au Tréport (Seine-Maritime)[161].

En mai 1912, il veut partir en voiture accueillir Simone à Dieppe (Seine-Maritime) mais n’ira finalement pas[162].

Il ira en revanche plusieurs fois à Trie-la-Ville (Eure) dans le château des Casimir-Perier, par Achères (Eure)[163] ou Chaumont-en-Vexin (Eure)[164], près de Gisors (Eure) : le 15 août 1909 et une fois antérieure, puis les 18 août 1911 et 18 mars 1912 – date à laquelle Péguy ne trouve pas ses amis chez eux.

Pas de grand voyage touristique donc, mais des excursions. En matière, il y eut en revanche les deux régimes : les manœuvres, et une vraie, une trop vraie campagne.

 

Péguy en campagne

Certes, Péguy n’est guère allé en province au-delà de quelques villes pour les manœuvres :

·        Orléans (Loiret) en 1895, 1896, 1909 ;

·        Cercottes près d’Orléans (Loiret) en 1909 ;

·        Coulommiers (Seine-et-Marne) en 1895, 1896, 1898, 1900, 1902, 1909, 1911, 1913 ;

·        Guise (Aisne), Saint-Quentin (Aisne) et Ham (Somme) en 1906 ;

·        ou encore Fontainebleau (Seine-et-Marne) en 1904, 1911, 1913.

Mais il s’en souvient çà et là, souvent (ainsi en B 746, C 80-81), dans ses Cahiers et la défense nationale lui impose de se rattraper à l’été 1914 : les mouvements du front déterminent alors ses derniers jours et leurs marches forcées. Examinons son parcours de combattant au jour le jour (nous indiquons en italiques les deux temps forts de la participation de Péguy au début de la guerre : la campagne de Lorraine, le retrait vers la Marne)[165] :

 

2 août 1914

revêt son uniforme et quitte Bourg-la-Reine en train pour Paris

4 août 1914

quitte Paris en train pour Coulommiers

10 août 1914

part de Coulommiers pour le front

11 août 1914

arrive à Saint-Mihiel, marche jusqu’à Loupmont

16 août 1914

marche jusqu’à Viéville-en-Haye par Nonsard

23 août 1914

marche jusqu’à Pont-à-Mousson par Vilcey-sur-Trey

25 août 1914

marche jusqu’à Jonville-en-Woëvre

26 août 1914

marche jusqu’à Lérouville

28 août 1914

part de Lérouville en train pour le Nord

29 août 1914

marche de Tricot dans l’Oise jusqu’à Fescamps

30 août 1914

marche jusqu’à Armancourt, fait sa 1re action de feu, se replie à Ravenel

31 août 1914

marche jusqu’à Béthencourt

1er septembre 1914

marche jusqu’à Catenoy

2 septembre 1914

marche jusqu’à Luzarches

3 septembre 1914

arrive à Montmélian par Vémars

4 septembre 1914

marche jusqu’à Vémars

5 septembre 1914

part de Vémars vers Meaux et trouve la mort près de Villeroy

 

Péguy combattant a ouvert une parenthèse que sa mort a empêché de refermer : du coup, Péguy l’internationaliste voyage aisément dans les lectures que l’on fait de lui de par le monde. Il s’exporte plus que l’on peut le croire de France, de l’Île-de-France, sans doute parce que la France de Péguy, qui revendique sa provincialité, ne se limite donc pas au Loiret (terre de ses ancêtres côté paternel) et n’est pas un espace uniforme : aux méandres que dessinent certains fleuves chers à Péguy (y compris la Loire, fleuve matrice), aux marches militaires de Péguy en manœuvres ou au front (« C’est le soldat qui mesure la quantité de terre où un langage, où une âme fleurit. » [C 902]) s’opposent les allées rectilignes des châteaux de Loire (ou, aussi bien, la « belle route bien droite » [C 1466] de Beauce, fît-elle un détour par Dourdan à une échelle macroscopique) et les parcours rapides de Péguy en province (allers-retours a parte bien plus que digressifs). Mais le provincial vint à Paris puis s’en détourna et alla vivre en banlieue (subissant de nouveau l’attraction orléanaise ?), avant de se rapprocher beaucoup de Paris (mouvement centripète)… et l’approche commença par la banlieue sud…

 

Péguy banlieusard

 

Certes, l’expression est un peu rapide : la Seine-et-Oise d’alors ne ressemble pas à nos banlieues constituées et parfois déconstituées ; mais les faubourgs parisiens sont déjà de vieux souvenirs en 1900 et la banlieue, la « zone », apparaît, désertée quand elle est pauvre si ce n’est par la photographie, habitée par Péguy dans une partie fort agréable et encore rurale.

 

Saint-Clair[166]

À Gometz-le-Châtel (Essonne actuelle), on peut encore voir la petite maison, située à droite dans la fameuse côte de Gometz (B 747), qui abrita le jeune couple des Péguy en location, du 15 juillet 1899 au 15 juillet 1901.

A récemment été apposée sur le mur du 74, route de Chartres, « route nationale de Chartres » (A 425 ; notre D988) une plaque rappelant le séjour de Charles Péguy, le seul grand homme à avoir habité Gometz-le-Châtel, où Théophile Gautier mit seulement les pieds. Texte sobre : « Ici habita de 1899 à 1901 / Charles Péguy (1873 à 1914) / écrivain, poète / philosophe français / Mémoire castel-gometzienne / 16 sept. 2000 ».

Il y avait « cinq » habitants de la petite maison de Gometz-le-Châtel : les époux Péguy et leur petit enfant Marcel, la mère Baudouin et son oncle Albert Baudouin…

Pourquoi Péguy choisit-il Gometz ? La source la plus précise pour tous les renseignements biographiques concernant la période gometzienne de Charles Péguy est le livre de Marcel Péguy déjà cité.

Chaque année depuis son départ du collège Sainte-Barbe, Péguy emmenait en excursion de jeunes barbistes. Une année, ce fut à Saint-Clair. En juin, à l’époque des fraises, il acheta pour vingt francs le droit de manger des fraises récoltées sur pieds dans un champ. Se souvenant des délicieuses fraises du pays, Péguy, le moment venu de quitter le petit appartement qu’il habitait à côté de ses beaux-parents au 7 rue de l’Estrapade à Paris, après son départ de l’École normale supérieure, décide d’habiter Gometz, attiré par la vie au grand air et escomptant que la voie ferrée projetée entre Massy (Essonne) et Chartres (Eure-et-Loir) par Gallardon (Eure-et-Loir) lui permettra une liaison rapide avec Paris où il travaille.

Mais cette « commune de Saint-Clair » (A 406), ce « village (A 425) paisible » (Robert Burac, op. cit., p. 142) entre Orsay (Essonne) et Limours (Essonne ; A 1606), alors un vrai bourg de campagne, avait quelques inconvénients…

Gare la plus proche ? Non Orsay (ni non plus « la Hacquinière », autre gare desservant aujourd’hui Bures) mais Bures, moyennant un trajet de trois kilomètres accompli à pied par des chemins de traverse puis par la route. Péguy y prend le train d’une ligne administrée par la compagnie d’Orléans (A 1606), il y prend des trains qu’il appelle familièrement les « voitures de l’Orléans », pour le terminus de la ligne de Sceaux, récemment déplacé — le 31 mars 1895 — de Denfert-Rochereau à la station Luxembourg, non loin de laquelle se trouve sa boutique, 17 rue Cujas. Songeons que Saint-Clair est alors à 2 heures 30 de la gare de l’Est[167] ! Voilà pourquoi Péguy préférait rester à Paris dormir la nuit du jeudi (où il recevait aux Cahiers) au vendredi (où il suivait les cours de Bergson au Collège de France) au 19 rue des Fossés-Saint-Jacques, chez ses amis Charles dit Jean Tharaud et André Poisson.

Pas de liaison facile avec l’imprimerie des Cahiers à Suresnes : grippé, Péguy doit « faire téléphoner aux imprimeurs » (A 402)... Pas de médecin : un point d’importance avec un enfant en bas âge.

 

Orsay

Le petit Marcel s’amuse à Gometz mais souffre de fréquentes otites et doit subir plusieurs paracentèses, car la maison de Gometz est très humide : elle a été bâtie sur une source ! À l’annonce du deuxième enfant, le couple décide donc de déménager et de se rapprocher de Paris : ils choisiront une maison assez petite, à Orsay (Essonne), mais plus salubre, construite sur le versant de l’Yvette le mieux exposé au soleil, à proximité — 700 mètres — de la toute nouvelle gare du Guichet à Orsay. La gare d’Orsay est à une heure de la boutique des Cahiers : c’est déjà mieux !

Péguy s’installe à Orsay dans un lotissement dit « Madagascar » : ce quartier d’Orsay est construit en 1898 sur un sol sablonneux (ce n’est pas pour rien que les Péguy habite au 10 rue des Sablons) et à forte pente sur lequel pousse un bois qui semble parfois exotique ! L’on comprend que le jeune Péguy, qui voyait très bien de son train de Paris le lieu du futur lotissement, ait pensé là se rapprocher de Paris et épargner à sa femme la fameuse côte de Gometz, d’autant plus traître qu’elle n’y paraît pas, pour rejoindre le village de Saint-Clair. Ce nouveau lotissement, un peu décentré par rapport à la ville, avait du charme, à deux pas du lac d’Orsay. Mais il restait à l’écart. Péguy y séjourne (1901-1908) puis déménage.

 

Lozère

Alors que Palaiseau (Essonne), patrie du « jeune Bara » (P 886), abritait à la Belle époque le génial mécanicien Fernand Forest [1851-1914], inventeur du moteur à essence, son quartier de Lozère peut s’enorgueillir d’avoir accueilli en même temps que Péguy, qui y vit de 1908 à 1913, et à quelques mètres de sa maison, le mathématicien et philosophe des sciences Henri Poincaré [1854-1912]. Péguy ne fréquentera pas l’église de Palaiseau (celle de Lozère est plus récente) mais rendra visite à son instituteur, qui contrôle l’éducation que reçoivent de leurs parents les petits Péguy, à domicile.

C’est en gare de Lozère, à cinquante mètres de sa maison, que Péguy montait dans le train pour Paris, où il était rendu en quelque quarante minutes, soit à peine plus qu’aujourd’hui. Ce serait, dit la légende, le rythme régulier du choc des roues sur les rails qui aurait suggéré à Péguy la forme de la Ballade du cœur qui a tant battu, alternant les vers de six et quatre syllabes.

La Maison des Pins, « solide construction en meulière entourée d’un grand jardin planté de beaux marronniers »[168], fut au XXe siècle habitée par un autre écrivain, à partir de 1934 et pendant 30 ans : Roger Ferdinand [1898-1967], auteur dramatique dont l’on voit encore aujourd’hui un buste dans le jardin devant la maison. Une plaque commémorative apposé sur la maison du 12 rue Charles-Péguy dit : « Charles Péguy (1873-1914) habita cette Maison des pins de janvier 1908 à août 1913. C’est ici qu’il écrivit la plupart de ses grandes œuvres. Cette plaque a été apposée par les soins de l’Amitié Charles-Péguy et de la municipalité de Palaiseau le 5 octobre 1952. »

Plus que toute autre balade autour de la maison des Pins, les enfants Péguy appréciaient la « promenade de la baleine » qui rejoignait le plateau de Saclay. Ainsi appelait-on un rocher aplati qui, surgissant du chemin, faisait penser au mammifère marin. Pour les besoins d’une route aménagée à l’emplacement de l’ancien, le rocher a été pour moitié taillé ; il n’en reste aujourd’hui qu’une demie baleine !

 

Bourg-la-Reine

Ville qu’il connaissait déjà, depuis le temps de sa rhétorique (Ire vétérans) au lycée Lakanal (1891-1893 : le lycée mentionne sur une plaque commémorative Charles Péguy parmi ses anciens élèves morts pendant la Première guerre mondiale) de Sceaux (Hauts-de-Seine), Bourg-la-Reine (Hauts-de-Seine) lui permet de gagner beaucoup de temps : la maison des Péguy reste en effet très proche d’une gare (la maison de Bourg-la-Reine jouxte la gare comme à Lozère) moitié plus proche de Paris (par rapport à Orsay ou Palaiseau) ! Le 5 rue André Theuriet, même si Léon Bloy se trouva y emménager juste après la famille Péguy endeuillée (et il fit, dit-on, exorciser la demeure !), fut hélas détruit pour y construire un immeuble où seule une plaque, visible du train R.E.R., rappelle le souvenir de Péguy.

 

Suresnes

Tous ces lieux de vie contraignaient Péguy à prendre très souvent le train : plusieurs fois par semaine, pour aller aux Cahiers (ligne du Luxembourg) ou encore à l’imprimerie par la gare Saint-Lazare.

L’imprimerie de Suresnes (Hauts-de-Seine) avec laquelle collabore Péguy dès sa scolarité à l’E.N.S. en 1897 est située au 9 rue du Pont ; c’est là que paraîtront tous les Cahiers de la quinzaine, par-delà les changements de nom et de propriétaires, jusqu’en juin 1904. À cette date, Péguy choisit de rester fidèle à son imprimeur Ernest Payen, qui fonde sa propre maison au 13 rue Pierre-Dupont (sic), juste à côté de la rue du Pont. Tous les derniers cahiers seront issus de cette adresse, même si, courant 1909, l’imprimerie s’étendra au 15 rue Pierre-Dupont et changera de propriétaire.

 

La banlieue la poésie

La banlieue n’est pas seulement un lieu de vie et de promenades pour Péguy ; l’inspiration lui vient en marchant ; il est juste et comme normal que la poésie de Péguy revienne à la banlieue, à une banlieue singulièrement embellie (elle devient le « noble Hurepoix » en P 898), à la fois rebelle (« Sept villes s’avançaient par le sud et par l’ouest », points cardinaux de la banlieue que Péguy connaît le mieux, d’expérience, comme nous venons de le voir ; P 883) et soumise à Paris (« Sous le commandement des tours de Notre-Dame. », P 887).

« La Banlieue », seconde partie du poème Les Sept contre Paris, célèbre ces noms de lieux invitations sinon à la promenade du moins à une rêverie toponymique quasi proustienne. Le vers découle comme naturellement de ces syllabes qui le remplissent : « L’Oise, l’Orge et l’Yvette et la Bièvre et la Seine » (histoire de rappeler la fluvialité péguienne ; P 884) ; « Et Clamart et Créteil et Puteaux et Nanterre » (loc. cit.) ; « Gometz, Orsay, Saclay, Villeras, Saint-Hilaire » (remontant les habitations successives ; loc. cit.) ; « Saint-Mandé, Robinson, Plessis, Bondy, Varenne, / Malakoff, Billancourt et la double Garenne[169] ; // Vanves, Sceaux, Châtillon, Fontenay, Bourg-la-Reine » (loc. cit.).

Cette banlieue est dans l’orbite de Paris par mouvement centripète ; la même (et pourtant différente !), par mouvement centrifuge, se sent aussi appeler vers Chartres, autre centre, régional celui-ci. Certes, d’une cathédrale l’autre, c’est toujours Marie, Notre Dame unique qui appelle à elle les fidèles. Et ni le son des cloches ni la vision des tours ne se gênent en se mêlant entre Paris et Chartres.

Mais un certain conflit entre ces deux attirances quasi magnétiques (on pourrait dire que la Beauce forme les champs magnétiques de Péguy !) apparaît si l’on compare « La Banlieue » à la « Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres » de la Tapisserie de Notre Dame.

L’apprentissage de la digression s’est manifestement perfectionné auprès de l’Yvette et de la Bièvre, qui, en de « creuses vallées », effectuent « leurs savants détours », détours naturels qui tranchent encore une fois sur la régularité des « longues allées » humaines (P 899). Mais le « long cheminement » de Péguy en Beauce (906) ne serpente pas : Péguy s’extrait de son quotidien, relégué au loin (« Nous arrivons vers vous du lointain Parisis. […] Nous arrivons vers vous du lointain Palaiseau / Et des faubourgs d’Orsay par Gometz-le-Châtel, / Autrement dit Saint-Clair ; ce n’est pas un castel ; / C’est un village au bord d’une route en biseau. », P 898-900), et va droit au but, tronçon kilométrique par tronçon kilométrique (P 902). Car Notre Dame de Paris se dresse dans une ville, où elle paraît parfois au piéton surpris qui ne la cherchait pas ; mais Notre Dame de Chartres se dresse dans des champs, visible de partout à la ronde. Si les parcours parisiens de Péguy peuvent donc échapper à l’attraction religieuse de Notre Dame de Paris et constituer des promenades digressives (par rapport à la cathédrale ou même à la boutique des Cahiers, soleil profane de Péguy, nous le verrons), le pèlerinage de Chartres se fait selon la droite et ne permet nulle excursion (sinon le détour de Dourdan et la visite de la maison des Yvon, y compris de son « jardin potager » ; P 900). « Plaine où le Père Soleil voit la terre face-à-face. » (B 744) – soit : sans digression ? Pourquoi cela ? Est-ce contradictoire avec notre propos, de montrer que Péguy appréhende son espace vital de manière digressive ? On voudra bien répondre par la négative si l’on admet que les pèlerinages de Péguy sont eux-mêmes des excursus, qu’ils sont eux-mêmes attirés par Notre Dame de Chartres c’est-à-dire par un rayonnement secondaire de par rapport à Notre Dame de Paris.

 

Si les domiciles successifs de Péguy entre 1899 et 1914 le banlieusard lui firent habiter un croissant de fait fertile en inspiration, reste que la trajectoire qu’il eût pu suivre sans sa mort au front en 1914 reste indécidable : allait-elle se rapprocher toujours davantage de Paris en restant à ses marges indéfiniment ? Allait-elle pénétrer les murs de Paris ? À maint égard, la position de Péguy par rapport à Paris reste aujourd’hui périphérique (que l’on songe que la Mairie de Paris refuse toute subvention à l’Amitié Charles Péguy au motif que Péguy n’est pas parisien de même que l’Académie française lui a parfois refusé subsides au motif que Péguy n’est pas entré sous la Coupole !). Péguy, en choisissant de s’installer en ménage hors de la capitale, a trouvé près de la vallée de la Chevreuse et du plateau de Saclay un lieu propice à un minimum de recueillement et recevant tout de même de nets échos de l’activité parisienne. À laquelle il participait aussi.

 

B. - Péguy en promenade dans la ville

 

C’est à 16 ans que Péguy fit son premier séjour à Paris (Seine), avec sa mère, à l’occasion de l’exposition universelle de 1889 : c’est assez dire si Paris lui apparut alors comme centre du monde. Il dut y retourner après la fin de sa scolarité au lycée Pothier d’Orléans. Il s’installa dès lors dans le cinquième arrondissement[170], pour ne le plus quitter mais pour en faire bien plutôt son quartier général.

Péguy, dans ses premières années à Paris notamment, rôde autour du Panthéon, qui faillit même accueillir son corps, immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, avec celui de Romain Rolland.

 

Péguy autour du Panthéon

Pendant sa brève scolarité (1893-1894) au collège Sainte-Barbe (place du Panthéon), collège fameux pour sa cour dite rose (et aussi peu rose en réalité que la ville de Toulouse), Péguy aime à déambuler « au Quartier », comme il disait du Quartier latin (C 55), en causant avec les nouveaux amis qu’il s’est faits.

Interne à Sainte-Barbe, il suit les cours de Rhétorique et de Philosophie de Louis-le-Grand (123 rue Saint-Jacques, où Charles Péguy est mentionné, sur une plaque commémorative, parmi les anciens élèves tombés pendant 1914-1918). Cette découverte du Quartier latin le mène victorieusement au 45 de la rue d’Ulm (où une plaque commémorative mentionne Charles Péguy, promotion 1894, parmi les anciens élèves morts pendant la Première guerre mondiale, en 1914), où Péguy établit sa citadelle (la turne Utopie, au-dessus de l’actuelle « chapelle »), y vivant, y mangeant (au traditionnel « pot », cantine conviviale mais où les querelles entre élèves étaient fréquentes), et d’où Péguy peut maintenant lancer ses offensives dreyfusardes dans tout le cinquième arrondissement (et notamment en descendant vers la Sorbonne). Les moments de détente ne sont pas rares : promenades au jardin du Luxembourg, matinées classiques à l’Odéon. Rares moments de fête où Cécile Péguy monte rejoindre son fils dans la capitale : le bal du Centenaire de l’E.N.S. en avril 1895 ; le mariage à la Mairie du 5e arrondissement en octobre 1897.

Péguy quitte l’École et emménage dès son mariage au 7 rue de l’Estrapade, adresse où habitait déjà la famille Baudouin (Charlotte Baudouin, sa mère et son frère). Les jeunes époux habitent au 4e étage, un petit appartement de bonne qui leur fait l’affaire, sur le même palier que leur ami. Mais rapidement les papiers encombrent le bureau de Péguy !

 

17 rue Cujas

Le 1er mai 1898 était fondée la Librairie socialiste Georges Bellais au 17, rue Cujas, dans le cinquième arrondissement de Paris, avec pour locataires un « cercle collectiviste » (anarchiste) et Pro Armenia (« Groupe pour la défense des Arméniens »). C’est au siège de cette librairie que sont fondés les Journaux pour tous de Jean Vilbouchévitch, fin 1898, et Le Mouvement socialiste d’Hubert Lagardelle et de Jean Longuet, le 15 janvier 1899.

Péguy devient, début août 1899, le délégué à l’édition de la coopérative qui sauve la Librairie Georges Bellais de la faillite, tandis que Félix Malterre est nommé nouveau directeur de la librairie le 12 août 1899.

Un peu plus tard, le 2 août 1899, la Société Nationale de Librairie et d’Édition est créée, sise au même lieu, la librairie périclitant. Le 26 décembre de la même année, Péguy écrit à Herr qu’il part « pour un temps » : « Je pars comme une colonie fidèle quitte la métropole ».

 

19 rue des Fossés-Saint-Jacques

Péguy gagne alors un deux-pièces du 19 rue des Fossés-Saint-Jacques, chez Charles (dit Jean) Tharaud et André Poisson (camarade du lycée d’Orléans) : cet appartement servira à la revue à naître de dépôt principal. Le 5 janvier 1900, les dés sont jetés : la fondation des Cahiers de la quinzaine a lieu, à la même adresse, lors du lancement du premier numéro des Cahiers. En septembre de la même année, Péguy embauche André Bourgeois comme administrateur des Cahiers. En octobre, Bourgeois s’installe dans la chambre de Poisson pendant son absence ; ce dernier, dès son retour de vacances, protestera auprès de Péguy contre la situation ainsi créée (dans la version d’Auguste Martin).

Dans les années 1900, Péguy reviendra souvent au 19 rue des Fossés-Saint-Jacques : il couche alors les jeudi soir et vendredi soir chez Charles Tharaud pour recevoir tard à la Boutique le jeudi, suivre les cours de Bergson chaque vendredi 16h45 puis suivre les cours de l’École socialiste, créée par la S. N. L. É., le samedi matin.

Le service culturel de la Mairie de Paris a confié à l’entreprise JCDecaux, en 1997, le dépôt d’une borne devant le numéro 19 de la rue des Fossés-Saint-Jacques et sur laquelle on peut lire : « Histoire de Paris // Charles Péguy // Né à Orléans le 7 janvier 1873, Charles Péguy, après être passé par l’École normale supérieure de la rue d’Ulm et avoir suivi les cours de Bergson, est un dreyfusard militant lorsqu’il crée ici, le 5 juin 1900, ses Cahiers de la quinzaine. Entouré de collaborateurs tels Romain Rolland, Julien Benda ou Georges Sorel, il fait paraître 229 numéros jusqu’en juillet 1914, où il publie l’essentiel de ses œuvres en prose, dont Notre jeunesse en 1910. // "Lourde, répétitive, obstinée, la pensée se forme en même temps qu’elle se fait"... Après avoir retrouvé la foi catholique et accompli plusieurs pèlerinages à Chartres, Péguy meurt au front en 1914. »

Ce mobilier, apparu dans le cadre d’un programme de balisage des lieux de mémoire parisiens, destiné aux touristes comme aux résidents, rappelle à de nombreux passants l’habitant du cinquième arrondissement fidèle à son quartier que fut Charles Péguy toute sa vie durant.

 

16 rue de la Sorbonne

Le 12 novembre 1900, par suite de manque de place chez les amis, les Cahiers sont transférés au second étage du 16 rue de la Sorbonne, à côté de la Société des universités populaires au 16 rue de la Sorbonne, adresse de l’Ecole des hautes études sociales. Pages libres, tout nouvellement créées par Charles Guieysse, Daniel Halévy et Maurice Kahn, s’installent au 16 rue de la Sorbonne le 5 janvier 1901. Cette même année, Péguy ne peut que constater que le deuxième est étage toujours plein de monde. Et de penser à un nouveau déménagement, pour de bon cette fois.

 

8 rue de la Sorbonne

Le 1er octobre 1901, les Cahiers déménageront une seconde fois du 16 au 8 rue de la Sorbonne, dans un local qui prendra le nom de Boutique des Cahiers. S’y établissent aussi Pages libres et les Journaux pour tous avec Jean-Pierre créé par Robert Debré, Jacques et Jeanne Maritain ainsi qu’Ernest Psichari. Les Journaux pour tous quitteront le 25 juillet 1902 la Boutique des Cahiers pour la S. N. L. É., au 17 rue Cujas. Mais ce ne sera pas un arrêt de mort pour la Boutique des Cahiers : témoignage de la vitalité du lieu, le 31 juillet 1902, Émile Boivin y fonde L’Œuvre du Livre pour tous. D’autres défections suivront. Comme Péguy refusera l’idée d’une reprise par Gustave Téry, Jean-Pierre fera paraître son dernier numéro le 26 juin 1904. Pages libres quittent le 8 rue de la Sorbonne le 1er avril 1905.

Mais il ne faudrait pas croire que Péguy se sédentarise. Non, chaque jour à Paris, il fait des courses, accomplit des visites, suivant des trajets habituels (comme celui qu’il fait dans l’impériale Passy-Hôtel de Ville ; cf. B 734) avec certaines variations (parfois le Métropolitain, le Nord-Sud…). L’électron Péguy ne se localise pas distinctement pendant ces journées parisiennes à l’emploi du temps fort chargé. Certes, ce sont plutôt les autres qui viennent à leur soleil d’amitié ou d’intelligence : Péguy reçoit. Mais ses traces sont attestées à la gare du Luxembourg, au Collège de France, à la Closerie des Lilas, au restaurant coopératif « au coin de la rue du Sommerard et de la rue Thénard » (A 1704), chez Vachette…

On nous dira : entre ces points de chute, qu’est-ce qui prouve que les parcours dessinent vraiment des digressions ? Eh bien, la réponse est à la fois facile à faire et difficile à montrer dans le détail. Entre tous ces lieux, Péguy marche, prend le bus, le métro, court, se perd, monte les escaliers, les descend, prend le train ; la correspondance complète de Péguy attend encore un maître d’œuvre… Dans le Paris de la Belle époque, suivre Péguy n’est guère aisé, tant il fourmille, tant il écrit à droite et gauche. Quelle figure tissent les lettres écrites de Péguy et à lui ? Une toile d’araignée, le mouvement d’électrons autour du noyau, un texte où les liens hypertextuels s’entrecroisent sans harmonie ? Encore moins étudié que l’espace de vie de Péguy, son tissu de relations et la matière de son quotidien, s’il nous était connu au moins sur une petite période, part probablement d’axes majeurs et se ramifient plus finement autour d’un centre qui peut être ces amitiés barbistes (mais éparpillées dans la capitale…), ou la rive gauche de Paris (elle-même centrée sur le quartier des étudiants), ou encore la Boutique des Cahiers.

Notons donc les linéaments d’un atlas de Péguy à Paris : cette rue de Florence que Péguy montait vers Bernard Lazare mourant (C 58), vrai père qu’il enterre en « descendant et passant dans Paris » du 7 rue de Florence au cimetière de Montparnasse (C 76), l’atelier des Laurens au dernier étage du 5 rue Cassini (C 1589), le domicile de Geneviève Favre au 149 rue de Rennes (C 1550), le bureau de Poste où Péguy poste son courrier : rue Danton (C 1564), le domicile de Salomon Reinach, celui d’Émile Zola même « dans ce haut Paris serré » (C 59) ou d’Anatole France dans son « demi-grenier de la villa Saïd » (B 1338). Il marche, bien plus qu’il ne prend le tout récent métro (C 1514) aux lignes « 1 » (juillet 1900), « 2 sud » (octobre 1900), « 2 nord » (1900-1902). Péguy se plaint bien, d’ailleurs, « de courir par les rues, de filer dans les tramways, de bondir dans  les autobus […] » (B 1342). On a trop souvent vu Péguy en contemplateur ! Philippe Grosos, dans « Parler marcher se taire »[171] a raison d’évoquer la lieue, unité de mesure à visage humain (p. 124), ou les bonnes causeries de Péguy avec Halévy (p. 128), la maturation de l’œuvre que permet la marche (p. 127) mais l’efficacité d’une écriture « droit au but » (p. 129) vient peut-être à Péguy de cette autre pratique – pressée, urbaine, oppressée – de la marche.

Et pourtant, si Péguy trouve le rythme de la Ballade en train, pleure de pieuses larmes dans les tramways, les chemins de fer portent mal leur nom pour Péguy. L’écrivain prosateur marchait dans la campagne et le piéton pécheur au cœur de Paris est parfois poète : en témoignent les alexandrins célébrant la banlieue, à l’époque même de « Zone ». Qui aurait pensé que le Paris de la Belle époque inspire le vers aussi bien que la prose, la foi (le salut) autant que la luxure (la perdition) ? Les églises parisiennes proposent des haltes au croyant, les rues parisiennes aux noms témoignant de l’empreinte chrétienne sur le pays gardent le pécheur de céder à toute tentation, comme nous l’apprennent les confidences de Péguy à son ami Lotte. Non que toute la lyre de Péguy vienne de la Ville : simplement, Péguy a fait corps avec Paris, s’est identifié à ce soleil ou s’y est brûlé.

 

***

 

Nous manquons d’ouvrages comparables à ces magnifiques albums sur la Provence de Giono, de Cézanne, de Pagnol…, sur les lieux proustiens, et les biographies de Péguy se contentent de peu : une dizaine d’illustrations en plus de la couverture (très belle aquarelle du petit Charles) dans le Péguy de Simone Fraisse, quasiment rien dans La Révolution et la grâce de Robert Burac ou dans le Charles Péguy de Marc Tardieu. Notre étude ne peut suffire à pallier ce manque. Elle vient en attendant mieux…

Quittons les livres. Beaucoup de hauts lieux du péguysme se trouvent aujourd’hui balisés, même si l’on peut continuer de regretter que les demeures principales de Péguy soit n’aient pas été classées monuments historiques ni même protégées en leur temps (rappelons le triste sort de la maison natale de Péguy à Orléans, de la dernière maison de Péguy à Bourg-la-Reine) soit continuent à ne pas l’être aujourd’hui, alors qu’il est encore temps (la maison de Gometz ou celle d’Orsay) — sans que l’on aille jusqu'à craindre pour la maison des Pins à Lozère, rénovée il y a peu dans un grand respect de ce qu’était la demeure à la Belle époque.

Quelles sont ces plaques qui balisent les lieux de vie et de pèlerinage de Péguy ? Elles ont nom Orléans, rue des Fossés-Saint-Jacques, Chartres et Villeroy ; Lakanal, Louis-le-Grand, Sainte-Barbe et puis Bourg-la-Reine, Gometz, Lozère, Orsay ; rue d’Ulm, de la Sorbonne (elle t’a oublié, Péguy, celle de l’Estrapade !).

Et pourtant, Péguy, de notre avis, ne fut, certes, ni nationaliste (ou « franchouillard ») ni cosmopolite (« enjuivé »), ni sédentaire (« paysan ») ni nomade (« on the road »), mais Français, Orléanais de naissance, Parisien d’adoption. L’œuvre de Péguy montre, à un niveau microscopique, une continuelle imprégnation de la rectitude de l’écriture (sillon de l’encre, droit fil du récit) par les courbes digressives (arabesques à mettre au compte du style asiate de Péguy) et la vie de Péguy, qui rêvait qu’elle coulât comme un fleuve tranquille, traça, à un niveau macroscopique, une immense digression de la terre à la terre ; elle rejoint son œuvre en cela, si enracinée et si fluviale aussi, si digressive et si directe pourtant.

Finissons par donner la parole à Péguy, au poète de la Loire qui joint l’éloge de la digression à sa pratique, sans plus fermer la longue parenthèse que Péguy lui-même ne le fait dans cette Situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne devant les accidents de la gloire temporelle (B 767) :

         « […] admirables sinuosités ; non point – quelque barbare l'aurait dit –, non point sinuosités d'indécision, tâtonnements d'aveugle, hésitations de manchot, – mais sinuosités de détente et de caresse, enlacements, sinuosités délibérées, embrassements de la terre par le fleuve ; non point sinuosités romantiques, détours pour ne rien dire, allers et retours de contorsions et de coliques, sinuosités déclamatoires et nervosités ; mais nobles tours et détours ; admirables, patientes, lentes sinuosités ; savantes, aussi […] »


 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

III

 

 

 

 

 

VILLES

 

 

 

 

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Rome et Saint-Pétersbourg :

la fuite et l’exil

 

 

Yves Avril

Orléans

 

 

 

            Sur la parenté de Rome et de Saint-Pétersbourg  dans l’idéologie de Pierre le Grand Iouri Lotman et Boris Ouspenski (Moscou, la Troisième Rome, dans Sémiotique de la culture russe, L’Âge d’homme, 1990) ont dit l’essentiel. Mais cette parenté « idéologique » repose sur une parenté « philologique ». Grâce à Lomonossov et à Betsky, et malgré l’opposition de Popovski et de Tatichtchev, au XVIIIe siècle, le latin commence à être enseigné dans les écoles et à l’Université. Au XIXe siècle, Kochanski, Chad, Galitch, Venevitinov, membres du cercle de Raïtch, et le prince Ouvarov, vice-président de l’Académie et prorecteur de l’Université de Saint-Pétersbourg, permirent le développement de l’enseignement de la langue et de la littérature latines dans les milieux cultivés. La langue russe semble de fait créée pour la transposition de la poésie latine : langue à accentuation forte, rythmée, elle admet, comme le latin, grâce à son système casuel, une grande liberté dans l’ordre des mots. Les théoriciens du XVIIIe siècle transformèrent le vers russe, comme les Latins avaient adapté aux particularités de leur langue l’hexamètre dactylique grec, et les grands traducteurs, de Lomonossov à Brodski, purent proposer à leurs lecteurs Lucrèce, Virgile, Horace, Catulle, Tibulle, Ovide et tant d’autres.

            L’un des thèmes chers aux poètes latins de l’époque classique est celui de la fuite hors de la ville. Chez Horace, on fuit le bruit de la vie urbaine, les intrigues et l’esclavage de la cour, et cette fuite est récompensée par les joies d’une vie calme et tranquille au sein de la nature, cette « sancta simplicitas » qu’exalte le poète. Dans sa deuxième Epode (Beatus ille qui procul negotiis / ut prisca gens mortalium, / paterna rura bobus exercet suis, / solutus omni fenore), le negotium (affaires, occupations, soucis de la ville) s’oppose à l’otium (loisir, liberté, tranquillité, repos des champs). Mais on s’aperçoit à la fin du poème que cet éloge lyrique est prononcé par un usurier, qui n’a rien de plus pressé, ensuite, que de faire rentrer son argent  et de lui trouver un placement profitable: l’ironie est patente. Les citadins sont esclaves de leurs intérêts et de leurs plaisirs.

            Les poètes russes des XVIIIe et XIXe siècles s’inspirèrent de l’épode d’Horace. La traduction de Trediakovski (1752) est assez fidèle mais le poète y introduit un motif chrétien. Derjavine s’éloigne de la source et russifie le poème d’Horace : il y exalte la sainte simplicité des temps jadis, son héroïne s’occupe de son foyer, de sa famille comme le faisaient autrefois « les honnêtes femmes russes ». Et son mari, revenant des champs, trouve chaleur et confort, une bouteille de vin « et une abondante réserve de bonne bière russe ».

            Pouchkine hésite entre les charmes de la campagne et les séductions agitées de la ville. Créant son propre Beatus ille, il fait dire dans Eugène Onéguine au narrateur : « J’étais né pour la vie paisible, /  pour le silence des champs (… ) Fleurs, amour, campagne, oisiveté, / Ô campagne ! Mon âme est toute à toi ». Développant ce thème dans Campagne, il fait cependant remarquer que la solitude des champs, symbole de liberté, est en fait le rempart du système du servage. Kapnitz, Batiouchkov, et plus tard Maïkov, exaltent à leur tour la vie heureuse de la campagne loin du bruit de la ville.

            Mais les poètes russes se sont également inspirés d’Ovide. Pouchkine écrit à Gnieditch : « Je vis au milieu des Goths et des Sarmates. Personne ne me comprend… ». Qui sont ces Goths et ces Sarmates sinon les tribus barbares du Pont-Euxin ? N’est-ce là que la volonté d’Auguste contraignit l’auteur des Tristes et des Pontiques à finir sa vie ? Glace, barbarie et solitude - leitmotiv des poèmes qu’Ovide écrivit en exil – sont conservées chez Pouchkine exilé qui se compare au poète romain disgracié. D’ailleurs, quelques années auparavant, en 1815, il avait fait des premiers vers des Tristes l’épigraphe de son poème  A mes amis. Ce poème, dédié à Gnieditch, évoque avec compassion Ovide, le frère d’exil, non sans condamner pourtant la bassesse du poète courtisan qui ne cessa d'importuner ses amis de requêtes et de demandes d’intercession. Le poème A Ovide a été écrit sous forme de dialogue. Le Romain se plaint de la dureté de son exil, et le poète répond que la ville de Tomi où se morfond Ovide, aux bords de la Mer Noire, est pour un Pétersbourgeois l’image de la lumière et du soleil. Il compare le sort d’Ovide au sien : « Chanteur égaré parmi la foule / Inconnu aux générations nouvelles, / Victime sombre, mon faible génie périra / Après une triste vie, une gloire fugitive ».

            Deux poètes encore chantent le poète exilé de sa patrie et qui n’est plus compris, Maïkov, dans un poème également adressé à Ovide, et Tepliakov, si peu connu, et pourtant fort intéressant, dans ses Elégies Thraces. En 1821, le vaisseau La Persévérance, à bord duquel se trouve le poète, est pris dans une tempête. Le narrateur remarque une ombre qui semble lui faire un signe. C’est l’ombre d’Ovide qu’une couronne d’épines, un nimbe doré et une tunique blanche font ressembler au Christ. Le poète se plaint de l’oubli, des souffrances, de l’ingratitude de la postérité, il évoque les cruels barbares, la guerre, qui a transformé en cordes d’arc les cordes de sa lyre. Ses appels à sa chère Rome, à la patrie de ses ancêtres rendent un son déchirant. Par la forme, le poème Tomi qui porte le nom du lieu d’exil du poète romain, rappelle les distiques élégiaques des Tristes.

            Rome-Pétersbourg : parenté des villes, fraternité des hommes, au sein de la grande famille de la poésie.

 

 

(Trad. Y.A.)

 

 

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L’éducation religieuse et morale de la femme

selon l’auteur anonyme du Mesnagier de Paris

 

 

Ekaterina Elizarova

Syktyvkar

 

 

 

Le Mesnagier de Paris est un manuel de gestion domestique, que composa en 1394  un riche bourgeois pour sa jeune femme, une étrangère, qui lui avait demandé  d’être son précepteur. Selon l’auteur, le travail est la base du développement moral. Toute activité agréable à Dieu, exercée de bonne volonté, par exemple le jardinage, fait de l’état spirituel de la femme une joie paradisiaque et forme ses convictions religieuses. L’éducation religieuse et morale de la femme suppose que ses forces spirituelles se développent jusqu’à un état de perfection morale (sagesse), qu’elle ait conscience que la soumission absolue à son époux est naturelle et que sa conduite se conforme à des principes éthiques  (prudence) qui la préservent de la corruption intérieure et extérieure.

            La perfection de la femme se réalise dans le dévouement et la fidélité à l’égard de son mari, et l’amour des époux réside dans le désir mutuel de bonheur et dans la bénédiction (la grâce divine, fondée sur le respect et la bienveillance mutuels). Reprenant le récit biblique de la création du monde, l’auteur explique ainsi à sa femme le sens de la vie conjugale : Eve, par la volonté de Dieu, est chair d’Adam, car elle a été créée de sa côte, c’est-à-dire que la femme forme une seule et même chair avec l’homme. Avec l’achèvement complet de l’homme  est née la loi de la vie conjugale, c’est-à-dire la loi du « mesnage ». Le mari et la femme ont reçu l’ordre de multiplier leur espèce, de dominer toutes les créatures et de régner sur toute la terre, mais aussi de tirer leur nourriture du paradis – avec la réserve que l’on connaît. L’auteur rappelle à la femme la conduite d’Eve qui a fait manger à Adam le fruit empoisonné, et lui donne des conseils sur la gestion du ménage, en y ajoutant même des recettes de plats pour éviter que son péché et celui de tous ceux qui demeurent au foyer les empoisonnent.

La femme doit aider l’homme et vivre dans l’humilité, conformément aux principes religieux et moraux qui doivent gouverner sa conduite. En même temps qu’elle doit se défendre contre la corruption extérieure, elle doit avoir le désir de préserver la paix du foyer et de collaborer à l’activité où s’emploient les forces de son époux, en apaisant son esprit par les prières qu’elle adresse à Dieu. C’est la base de l’influence morale exercée par la femme sur son mari. La conception de l’homme comme époux fait de l’amour  qu’elle éprouve pour lui une image de l’amour de Dieu. Le respect qu’elle a pour son mari est fondé sur la conception de l’époux  comme précepteur spirituel. Et même si Dieu donne à la femme un mauvais mari, c’est pour  purifier son âme du péché dans les souffrances et les larmes.

Utilisant les paraboles, l’auteur enseigne à la femme de vivre avec Jésus Christ, la Vierge Marie, les saintes femmes du passé, et il conseille différentes occupations, orientées sur la préservation de sa pureté morale, à l’exemple de la Vierge Marie qui sanctifia et rendit désirable l’état de virginité, car la vierge est rapprochée de Celle qui enfanta Dieu. Tous les âges et tous les états de la femme doivent trouver leur modèle le plus élevé dans la Mère de Dieu : elle est Vierge et Mère, Epouse et Veuve ; c’est la disciple la plus authentique du Christ, celle qui guide les autres hommes vers le salut. En considérant la chasteté comme le caractère le plus charmant de la femme, l’auteur exprime une vision chrétienne de la virginité : la vierge n’est pas celle qui ne connaît pas le mariage, mais celle qui s’occupe du Seigneur. Les dons de la nature et de la fortune, la bonne conduite et la disposition aux bonnes œuvres sont la rétribution divine aux bonnes mœurs. C’est dans la vie céleste que l’auteur voit l’idéal social, compris comme un état de prospérité et de paix dans le foyer comme dans la cité, aussi l’éducation religieuse et morale de la femme est-elle importante pour accroître le bien-être matériel, et  les principes moraux qu’elle reçoit sont-ils la base de la prospérité du foyer.

 

(Trad. Y. A.)

 

 

 

 

 

 

 

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Paris dangereux

dans Les Liaisons dangereuses de Laclos

et la tragifarce de L.Filatov,

 Dangereux, dangereux, très dangereux… 

 

 

Veronika Altachina

Université pédagogique d’Etat Herzen

 de Saint-Pétersbourg

 

 

            L’opposition de la civilisation et de la nature, de la ville et de la campagne est un lieu commun des Lumières françaises. Dans Les Liaisons dangereuses de Laclos, cette opposition  joue un rôle thématique : l’espace littéraire est ordonné en deux parties antagonistes, représentées par des héros différents, entre lesquels se déroule l’intrigue principale :  Paris, symbole du vice et de l’hypocrisie, la campagne, symbole de la pureté et de l’innocence. Les personnages principaux, les libertins, le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil, apparaissent comme l’incarnation de Paris; à la campagne sont liées la Présidente de Tourvel et Cécile. Les libertins sont actifs et privés de sensibilité, comme d’ailleurs l’ensemble de la vie parisienne. Ils présentent un danger pour ceux qui n’appartiennent pas à leur monde, « monde » de la feinte et du jeu, où il n’y a pas de place pour les sentiments purs, où le « désir » remplace l’ « amour », où la « pudeur » est tenue pour « gaucherie ». Le passage des héros, du « monde de la ville » au « monde de la campagne » et réciproquement, conduit à une transformation de leurs rapports mutuels: ainsi, la marquise et le vicomte cessent de se comprendre l’un l’autre, et leur ancienne entente, si parfaite, se transforme en une véritable guerre. Tous les événements tragiques de la dernière partie du roman se passent à Paris, ce qui met d’autant plus l’accent sur le mal que renferme cette ville.

            Cette opposition de la ville et de la campagne est conservée dans la tragifarce de L.Filatov, qui suit les motifs du roman de Laclos. Le rôle central dans cette œuvre du XXe siècle est confié au vicomte, qui, malgré ce que dit l’épilogue du roman, ne meurt pas en duel mais est encore, cinquante ans plus tard, capable de séduire une nonne dans un orphelinat. Filatov crée un burlesque brillant, en remplaçant le style élevé et les sentiments du roman par la familiarité et en abaissant intentionnellement tous les héros : ainsi, sa Présidente s’ennuie mortellement à la campagne, Cécile paraît beaucoup plus sentimentale, sa mère n’a pu résister aux charmes de Valmont, et Danceny est transformé en véritable graphomane. Filatov souligne  le « génie », le magnétisme particulier du vicomte, auquel ne cessent de rêver les dames du monde, et cela 50 ans après sa mort supposée. Valmont est dans la pièce le symbole de Paris, on le surnomme métaphoriquement « l’épervier de Paris », « le Lovelace le plus célèbre de tout Paris », et sa gloire dépasse même celle de l’illustre Casanova. Paris sans Valmont ne serait pas Paris ! Le texte de la pièce contient un grand nombre de mots empruntés au français et de traits de la vie française : ainsi madame de Tourvel appelle à son secours sainte Geneviève, la patronne de Paris, sans que celle-ci d’ailleurs ne vienne la secourir contre les assauts de Valmont.

            Dans ces deux œuvres séparées par deux siècles, Paris est présenté comme une ville active, dangereuse, et les libertins en sont le symbole, qui sont dotés des mêmes qualités que la ville. Au XXe siècle Valmont est l’incarnation de Paris, à la fois attirant et repoussant. La tragédie du XVIIIe, vue par des yeux du XXe, se transforme ironiquement en une farce caustique.

            Si au XVIIIe la société corrompt la belle nature de l’homme, pour le XXe l’homme est un mélange de vices et de vertus aussi bien à Paris qu’à la campagne.

(Trad. Y.A.)


Ville accusée, ville justifiée

 

 

Irina Loukianets

Université d’Etat de Saint-Pétersbourg

 

 

 

Théocrite, Longin, Virgile parlaient déjà de la ville comme d’un lieu de perdition et de souffrance, et de la campagne comme d’un lieu de consolation. Mais une autre tradition faisait pièce à cette vision idyllique et pastorale : la ville illustrerait le progrès, la culture, une forme supérieure de sociabilité – idée qu’a fini par incarner l’expression d’« urbanité romaine ».  

La littérature française du Grand siècle vit sur ces deux interprétations divergentes. Et la préposition contre se transforme souvent en coordination et. Ainsi de la fameuse formule urbi et orbi. La ville s’oppose à la cour et entre dans son champ culturel. Le siècle des Lumières s’efforce également de comprendre le phénomène de la ville et les mœurs de ses habitants, partant des différences et des ressemblances entre cour et ville. Le matérialisme empirique s’intéresse notamment à la diversité des classes sociales, des corps professionnels, des caractères humains que l’on rencontre dans le Paris du début du XVIIIe siècle. Les Lettres sur les Habitants de Paris (1717-1718) de Marivaux (rééditées par Jérôme Bouron, Séguier Archimbaud, 2002) poursuivent en quelque sorte tant les Amusemens sérieux et comiques (1698) de Charles Dufresny (dans les Moralistes du XVIIe siècle, Robert Laffont, « Bouquins », 1992) et la tradition des « voyages en ville » que la tradition morale d’un La Bruyère, sans son pessimisme social. Marivaux peint les Parisiens comme des monstres insaisissables à force de changer, monstres par leurs défauts effrayants et leurs qualités non moins remarquables.

Le psychologisme ironique de Marivaux, en partie repris dans les croquis urbains de Diderot, trouve son contraire chez Rousseau, sentimentaliste qui mit en circulation ce cliché péjoratif de la ville tombeau de la vertu. La campagne reste un lieu conforme à l’homme bon selon l’« état de nature ». Mais même Rousseau admet que l’« urbanité parisienne » a du charme, un charme tout féminin. L’Encyclopédie de Diderot définit ce terme d’urbanité comme une politesse galante, comme parée de beauté morale. Les meilleurs lecteurs de Rousseau, comme lui-même l’avoue, vivent à Paris et ce sont les Parisiennes ; elles sont aussi ses meilleurs conseillers. Ces généralités forcent Rousseau à une attitude ambiguë : la capitale devra être condamnée, mais aussi pardonnée et comprise.

La littérature russe de la première moitié du XIXe siècle rêve d’une ville idéale, reflet du progrès des Lumières. Ville dont la nouvelle de Vladimir Odoïevski, La Ville sans nom (1844), fournit le modèle, encore une fois ambigu. Ainsi, à côté de la description analytique dans l’œuvre de Pouchkine («[…] se lève le marchand, court le colporteur »), nous trouvons la même chose que chez Rousseau : indignation devant la ville-monstre et ravissement devant   son urbanité, qui a, comme chez Rousseau, un « caractère féminin » (« Ville opulente, ô ville misérable », 1828). Dans le cinquième des Récits de feu Ivan Pétrovitch Belkine, « Le maître de poste » (1830), les dangers qui guettent en ville le personnage de Dounia, l’apparence froide de la ville, son activité hostile, ses casernes où s’arrête Samson Vyrine, sont associés à la divine apparition de la joyeuse et belle Dounia, « vêtue avec tout le luxe de la dernière mode ».

Michel Lermontov fit preuve d’originalité dans l’histoire littéraire de la ville, en écrivant la prose romanesque de La Princesse Ligovskaïa – œuvre inachevée écrite en 1835-1836 et qui a pour cadre les milieux mondains de Saint-Pétersbourg. La ville y est à la fois menaçante et splendide, aimable et repoussante. La ville garde des traits des prédécesseurs déjà mentionnés, à savoir Marivaux et Rousseau, mais fait un pas en avant vers la modernité, qui brutalement assemble et sépare les hommes.

(Trad. R. V.)

Le Parallèle de Paris et de Londres de Louis-Sébastien Mercier

 

 

Nathalie Stépanova

Université d’Etat de Saint-Pétersbourg

 

 

 

Louis-Sébastien Mercier (1740-1814) fut théoricien du théâtre et dramaturge, homme de lettres novateur, utopiste en politique (lire son roman L’An 2440. rêve s’il en fut jamais, 1770) et talentueux peintre de Paris. Le Tableau de Paris (1788) inspira particulièrement Mercier : en l’écrivant, il conçut l’idée de comparer la capitale de la France à une autre ville, d’un autre pays, aux traits à la fois proches et différents de ceux de Paris. Son choix se porta sur l’Angleterre, seul pays d’Europe à résister alors à l’influence française, à la différence de la Suisse, de l’Italie ou encore de l’Allemagne et des Pays-Bas. L’Angleterre s’opposait même de toutes ses forces, littéraires et politiques, à cette influence idéaliste.

L’Angleterre attirait et intriguait depuis longtemps notre auteur, qui trouvait dommageable que les deux pays, pourtant voisins, ne se fissent pas confiance et en fussent même à se haïr réciproquement. Il fit même tant, jusqu’à sa mort, pour rapprocher les deux pays, que l’on peut voir dans son espoir une manière de testament.

C’est en mars 1780 que Mercier part pour Londres. Il y séjourna jusqu’en 1785, revenant au pays à de rares occasions. Ses souvenirs de voyage restèrent de son vivant à l’état de manuscrit. En 1982 seulement, ils furent publiés, sous le titre Le Parallèle de Paris et de Londres, dans une édition de Claude Bruneteau et de Bernard Cottret (chez Didier). Le titre appartient à la plume inspirée de Léon Béclard, spécialiste de Mercier (lire Sébastien Mercier. Sa vie, son œuvre, son temps, 1933) ; mais à elle seule, car le manuscrit de l’œuvre, conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal, porte au premier chapitre le seul titre de Paris comparé à Londres.

Ce « parallèle », pour ne pas récuser l’inscription générique du manuscrit, est unique en son genre : il fourmille de détails extraordinairement précis et curieux permettant au lecteur de se représenter les deux capitales au XVIIIe siècle. Mercier semble bien avoir étudié son sujet sous tous ses aspects, exhaustivement. Palais, églises, monuments, Seine et Tamise, mœurs, idées à la mode, caractères comparés : rien n’est oublié. Les deux capitales, sortant de leurs oppositions, se dressent véritablement et prennent vie devant le lecteur : tantôt insolemment opulentes tantôt affreusement misérables. Chaque aspect de la comparaison se voit traiter en deux parties : l’une décrit Paris, la seconde Londres. Mercier parvient de la sorte à rendre témoignage de deux parties de sa propre vie. Galerie divertissante où le lecteur se promène et découvre mille petits faits de lui encore inconnus.

Notre siècle saura être reconnaissant à Mercier du soin de ses notations tant personnelles que sociales : Parisiens comme Londoniens, croqués sur le vif, puis comparés l’un à l’autre, sont des curiosités qui étonnent de vérité. Mercier paraît avoir tout vu, tout entendu, pénétré les esprits individuels comme les ressorts sociaux les plus complexes. Comme s’il s’était assimilé totalement la vie et les pensées des Londoniens.

Le monde son contemporain et les personnages de sa propre génération intéressent bien plus Mercier que la chronique des temps passés. Mercier va même au-delà du présent et formule à l’usage de la postérité quelques vérités bien utiles, aptes à corriger les erreurs de son temps.

Mercier écrivit son livre non pour les Anglais mais pour les Français. Il pensait qu’il serait utile à ses compatriotes en les instruisant ou, du moins, en leur suggérant peut-être quelle idée prendre aux Anglais qui rendrait leur vie et la vie dans leur capitale plus agréable. Aussi Mercier n’est-il pas tendre envers les défauts propres aux Français, mais indulgent aux Anglais. Malgré le progrès des Lumières, progrès des connaissances et de la philosophie, les Français gardaient quelque chose des barbares. En proposant Londres comme modèle à suivre, Mercier voudrait ouvrir les vues étroites de ses pauvres compatriotes : concluant chacune de ses analyses en donnant l’avantage aux mœurs londoniennes, Mercier veut autant attirer l’attention des Français sur le voisin d’Outre-Manche, peu connu, que contraindre les Parisiens à dépouiller le vieil homme.

Dans le tourbillon de ces deux villes bigarrées, Mercier sut distinguer tout le précieux de certains traits annonciateurs de l’avenir, aujourd’hui actuels pour toute l’Europe, et les décrire sous une forme plaisante et accessible.

 

 (Trad. R. V.)

 

 

 

 

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Le violoniste Louis Paisible à Pétersbourg

 

 

Lioudmila Gourévitch

Conservatoire National de Saint-Pétersbourg

 

 

 

            Au milieu du XVIIIe siècle, le niveau des interprètes et des spectacles, concerts et opéras qui se donnaient à la cour de Russie aurait honoré n’importe quel capitale européenne. Pour beaucoup d’artistes illustres, invités de l’étranger, la Russie était devenue une seconde patrie où leur talent était généreusement récompensé et qui leur faisait une place respectable dans la société. Mais le destin du violoniste français Louis Paisible prit une toute autre direction.

            Il était né à Paris en 1745. Il avait été l’élève de l’illustre violoniste Pierre Gaviniès, qui était aussi un éminent pédagogue. Dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, il interpréta ses propres œuvres aux Concerts spirituels et dans les salons de la noblesse française, et en 1776-1777, il fit une tournée en Europe, acquérant la réputation de brillant virtuose .

            Il apparut dans la capitale russe au printemps 1778. Les Nouvelles de Saint-Pétersbourg annoncent ses concerts des 20, 21 et 26 octobre. Y participent les principaux solistes de la troupe italienne de la cour, ce qui permet de juger de la qualité des concerts. Selon les auditeurs russes, ces solistes se distinguaient par un beau son, plein et riche, par l’énergie, l’éclat et la perfection de la technique violonistique.

            En 1779, Paisible prend une importante initiative. Le journal de langue allemande Sankt-Petersburgische Zeitung a annoncé le 2 février que Monsieur Paisible, virtuose,  exécuterait bientôt deux fois par semaine, les mardis et les vendredis, un oratorio en langue française d’une toute nouvelle composition avec un orchestre et un chœur nombreux. Pour le « festival » Paisible on avait vu grand. Il eut lieu pendant 9 soirées, où l’on put entendre des opus pour chœur comme le Stabat Mater de Pergolèse, le Salve Regina de Hasse, le Te Deum de Graun, une Passion de Jommelli, des fragments des opéras Œdipe à Colone de Sacchini, Orphée et Eurydice de Gluck et La Rosière de Salency de Grétry, des concertos pour cordes, clavecin et orchestre. En décembre de la même année, eut lieu la première de l’oratorio du même Louis Paisible Les Israélites sur la montagne d’Horeb. En qualité de soliste et, vraisemblablement, de chef d’orchestre, il participa à toutes ces soirées. En attirant les meilleures forces artistiques de la capitale et le chœur et l’orchestre de la cour, le maître français se montra exceptionnel organisateur, mais lamentable financier, et toutes les initiatives qu’il prit par la suite ne purent combler le déficit de cette entreprise sans précédent.

            En 1780, les concerts du Carême furent dirigés par un autre virtuose, l’Italien Antonio Lolli. Paisible se contenta quant à lui de manifestations ponctuelles, en automne et en été – à Moscou, en automne et en hiver à Pétersbourg. Par deux fois il ouvrit une souscription pour ses œuvres : en janvier, pour six symphonies, en octobre pour huit opus de six œuvres chacun, qu’il avait l’intention de publier en éditions séparées à raison de deux fois par mois pendant deux ans.  De ce qu’il écrivit et ce qu’il joua à Saint-Pétersbourg nous ne pouvons juger que par les éditions qui sont conservées dans les bibliothèques de Paris et de Bruxelles. Le concerto en la majeur pour violon que nous avons découvert à la Bibliothèque nationale de Berlin, édité au milieu des années 1770 à Paris, est un exemple typique du concerto en trois parties du début du classicisme, avec une partie à effets pour le soliste, conçue  pour mettre en valeur la rapidité de la main gauche, avec une technique du trait assez variée. L’orchestre (quintette à cordes, deux clarinettes, deux bassons et deux cors d’harmonie) remplit pour l’essentiel une fonction d’accompagnement, seule la partie des premiers violons est relativement développée. L’œuvre prouve le haut professionnalisme de l’auteur, mais ne se distingue pas  par un éclat particulier. Il y a deux siècles et demi, cette musique paraissait peut-être beaucoup plus expressive, mais la souscription qu’avait imaginée Paisible et dont le montant s’élevait à 100 roubles, fut un échec.

            Que fit le violoniste en 1781? Nous n’en savons rien. Le 29 mars 1782, il annonçait une nouvelle fois dans les Nouvelles de Saint-Pétersbourg deux concerts, pour les 31 mars et 7 avril, mais il était dit qu’ils n’auraient pas lieu : le 30 mars, Louis Paisible s’était suicidé.

            La raison de la tragédie était que le violoniste n’avait pas compris les particularités de la situation russe. Sur les rives de la Neva, la vie musicale ne faisait que commencer à sortir des salons aristocratiques, et les habitants de la ville n’étaient encore prêts ni à accueillir une musique d’une telle dimension ni à l’idée d’une édition par souscription. En appliquant à  la situation russe des normes européennes, Paisible avait fait une erreur de calcul qu’il paya chèrement. Ce n’est pas l’artiste qui connut la faillite, mais l’organisateur dont l’enthousiasme éclairé était très en avance pour son époque.

 

 

(Trad. Y.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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Une troupe lyrique française

à Pétersbourg au XVIIIe siècle.

 

 

Vladimir Gourévitch

Saint-Pétersbourg

 

 

 

            L’histoire de l’opéra à Pétersbourg est une des pages les plus intéressantes de la vie artistique pétersbourgeoise. Sa création date du 26 septembre 1764, quand la troupe de J.-P. Renaud présenta Le Maréchal-Ferrant, opéra comique de Philidor. Mais les spectacles de « comédie en musique » avaient en réalité commencé beaucoup plus tôt, avec la troupe de comédiens français dirigés par Serigny, qui travailla à Pétersbourg de mars 1743 à janvier 1762.

            Arrivant au pouvoir, Pierre III licencia les acteurs français, mais Catherine II, qui monta bientôt sur le trône, prit des mesures pour rétablir la troupe dans ses attributions. En novembre 1763, J.P Renaud avait sous ses ordres huit chanteurs. Pour la représentation des opéras comiques c’était suffisant, puisque les seconds rôles étaient confiés à des comédiens.

            Le succès de la troupe de Renaud est évident : 44 spectacles, rien que pour la première saison ! Les nouveautés du répertoire parisien, qui unissaient la légèreté et l’élégance du style italien à la sentimentalité et la simplicité naïve du style français, connurent une immense popularité. Les mélodies sans prétention des opéras comiques français convenaient aux oreilles d’un public, même provincial et peu préparé, qui affluait à Pétersbourg, puis répandait dans toute la Russie les airs à la mode. De plus, dans la capitale, se formait alors la première génération « bilingue », celle pour qui le français était plus proche que l’italien.

            Catherine cependant, qui tenait le genre lyrique pour un élément de l’idéologie de l’Etat, considérait, opinion qu’elle partageait avec une partie de l’aristocratie, l’opéra français comme un genre tout à fait primitif et plébéien. La souveraine riait de bon cœur aux clichés moqueurs de l’opera buffa, mais l’opéra comique français avec son mélange paradoxal d’idées sentimentales, galantes et ironiques, ses conceptions de morale naturelle (dans l’esprit de Rousseau), lui était étranger. Mais Catherine devait tenir compte de l’accueil enthousiaste du public et se voyait contrainte de subvenir à l’entretien de la troupe. Peu à peu l’effectif prit de l’ampleur, les salaires des solistes grimpèrent.

            Le répertoire de l’opéra comique était extraordinairement étendu. Grétry, Monsigny, Dalayrac étaient les trois compositeurs français de cette époque les plus appréciés. Au début, leurs opéras étaient montés sur des scènes privées, grâce à des amateurs, ensuite ils passèrent aux tréteaux du théâtre français (ainsi, l’opéra de Dalayrac, Nina, ou la Folle par amour, fut joué pour la première fois à Pétersbourg en 1789, dans l’hôtel du comte A.S. Stroganov).

            Les quatre dernières années du XVIIIe siècle marquèrent l’apogée de l’activité de la troupe lyrique française à Saint-Pétersbourg. Dès son accession au trône, l’empereur Paul, qui était depuis son enfance un fervent partisan de l’opéra français, donna l’ordre, le 22 décembre 1796, de licencier la majorité des anciens acteurs pour « vieillesse et incapacité » et confia au prince Nicolas Youssoupov le soin de trouver une nouvelle troupe. Sur le niveau de la troupe qui fut constituée dans l’hiver 1797-1798 et sur l’attitude de l’empereur à son endroit, le montant des honoraires parle de lui-même : la basse Chateaufort reçut 3500 roubles, le ténor Bourgeois et le baryton Ducroissy, 4500, et la célèbre mademoiselle Chevalier, 7000, puis 8200 roubles par an !

            Une exécution brillante de l’ensemble, un orchestre magnifique sous la direction de G.Paris et une mise en scène efficace firent des représentations françaises le spectacle le plus populaire de la capitale. La troupe joua également à la cour (à l’Ermitage, à Gatchina, à Pavlovsk), et au théâtre de chambre de la ville. En moins de 4 ans, on donna plus de 150 représentations des opéras de Philidor, Dalayrac, Dezède, Grétry, Monsigny, Méhul, Edelman, Gaveau, Champaigne, Della Maria, Lemoyne, Martini-Schwartzendorf, Blaise, Kreutzer, Sacchini, Duni, Paisiello. Le compositeur préféré de l’empereur était Grétry. En 1797-1800, il y eut quelques festivals de ses opéras : on y joua, du maître français, les 14 partitions qui se trouvaient alors à Pétersbourg, 

En trente-six ans (1764-1800), on représenta au théâtre français plus de 200 opéras, plus qu’à l’Opéra-Comique de Paris pendant cette même période. La troupe lyrique française  contribua de façon notable au développement de l’art musical de notre pays. Ses spectacles virent grandir plus d’une génération d’amateurs éclairés. C’est sous l’influence de l’opéra français que se constitua l’opéra comique russe. Toute une série de maîtres du théâtre français ont lié pour toujours leur vie à notre ville, et furent à l’origine de cet esprit d’indépendance qui fait la force de la culture de Saint-Pétersbourg.

 

(Trad. Y.A.)

 

 

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L’image des capitales d’Europe

dans les Souvenirs d’Elisabeth Vigée-Lebrun,

de Paris à Saint-Pétersbourg.

 

 

Jean Garapon

Université de Nantes.

 

 

 

         Au soir d’une vie marquée par une réussite artistique et mondaine exceptionnelle, Elisabeth Vigée-Lebrun (1755-1842) composa à partir de 1834 des Souvenirs[172]  pour nous pleins d’un intérêt aussi bien historique que littéraire. D’origine sociale modeste, mais attachée par son talent de portraitiste à l’aristocratie parisienne et à la famille royale, Elisabeth Vigée-Lebrun va être contrainte après 1789 à parcourir l’Europe et séjournera tour à tour dans ses capitales les plus prestigieuses. Aussi son autobiographie reflète-t-elle une expérience riche et révélatrice de la ville, qu’il s’agisse de Paris, de Rome, de Vienne, de Saint-Pétersbourg, de Londres, que l’artiste visite avec passion, peint et dessine, et que sa mémoire transfigure avec le temps. On découvre dans ces Souvenirs presque un mythe de la capitale, de Paris et de Saint-Pétersbourg en particulier, comme lieu d’éclosion des arts, comme source de beauté particulière, fascinante, comme concrétion de mémoire et occasion de méditation morale.

         La ville apparaît d’abord comme le lieu d’une sociabilité raffinée et heureuse, offrant à la portraitiste un climat et un cadre propices à la création. Formée à l’école de son père, la jeune fille va bientôt être stimulée, révélée à elle-même par les salons du Paris d’avant 1789, où se mêlent librement, sans se confondre, aristocrates et artistes. Cette société parisienne, éprise de conversation, accueillante à la nouveauté, arbitre du goût, se révèle aussi très européenne par sa culture et ses alliances familiales ; cosmopolite, elle offrira à l’artiste des relations dans toutes les cours d’Europe. Les Souvenirs vont illustrer la solidarité culturelle des capitales européennes à la fin des Lumières, rendues proches par la diffusion du français, par une commune vie de salon, enfin par les alliances dynastiques.

         En outre, les capitales stimulent l’inspiration du peintre par leur beauté propre, qui tient certes à leurs splendeurs picturales, leurs palais et leurs églises, mais aussi à leur urbanisme, aux spectacles mobiles de la rue : chaque visite d’une ville nouvelle enchante, incite à la promenade et à la rêverie. La beauté des villes nourrit un émerveillement durable, grandi par la mémoire, notamment celle de Paris (du Paris d’avant les déprédations révolutionnaires), de Rome et de Saint-Pétersbourg. Consacrant tout son activité à  son travail de portraitiste, l’artiste n’a pu être le peintre paysager ni le peintre des villes qu’elle aurait aimé être : la rédaction des Souvenirs semble ici apaiser une secrète insatisfaction.

         Enfin, pour la mémorialiste au soir de sa vie, la ville permet une rencontre visible de l’Histoire, une méditation sur le Temps en marche. Hostile à la Révolution, Elisabeth Vigée-Lebrun a vécu dans ces villes où s’est écrite l’histoire antique et moderne, où se sont déroulés les grands ébranlements politiques de la fin du siècle. De Louis XVI à Charles X, de Catherine II à Alexandre Ier, elle aura connu toutes les têtes couronnées d’Europe, comme une bonne partie de ses artistes les plus fameux. Elle mesure ainsi « l’instabilité des choses humaines » dont les villes lui offrent l’image grossie. Aussi trouve-t-on dans ses Souvenirs, à côté d’une fascination pour les villes, un goût grandissant pour une nature d’évasion, pour la solitude champêtre, la montagne ou les îles : on peut y voir une mode à la Rousseau, bien davantage la hantise d’un âge d’innocence, d’un temps immobile préservé des fureurs de l’époque. Goût pour la ville et nostalgie de la nature deviennent peu à peu les deux pôles de la sensibilité de l’artiste.

         Au total, Elisabeth Vigée-Lebrun montre bien tout ce qu’elle doit à l’Europe des capitales, à sa civilité, à sa culture à son goût. La peinture chez elle immortalise une rencontre, scelle une amitié. L’artiste, au travers des portraits qu’elle a laissés, s’est efforcée de saisir le merveilleux de la modernité mondaine, de peindre ces  visages qui dans leur beauté n’échappent cependant pas au temps ; de là chez elle une mélancolie, qui n’est cependant pas la dominante des Souvenirs, autobiographie d’une artiste heureuse.

 

 

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La ville russe vue par les yeux des voyageurs français

 

 

Sergueï Vlassov

Université d’Etat de Saint-Pétersbourg

 

 

 

            Parmi les Français qui voyagèrent en Russie au XVIIIe siècle et pendant la première moitié du XIXe siècle, on trouve :

 

1) des russophiles inconditionnels comme Edouard Fabre (ou Theodor von Faber)   (Bagatelles. Promenades d’un désoeuvré dans la ville de Saint-Pétersbourg, Saint-Pétersbourg, Pluchart, 1811, vol.1-2. -199,161 p.), Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun en 1795-1801 (Souvenirs, Paris, H.Fournier, 1835-1837, t1-3.–346 ;II,380 ;367 p.), Louis-Guillaume de Puibusque (Lettres sur la guerre de Russie, en 1812 ; sur la ville de Saint-Pétersbourg, les mœurs et les usages des habitants de la Russie et de la Pologne, par L.V.D.P., Paris, Magimel, Anselin et Pochard, 1816. 246 p.),  Emile Dupré de Saint-Maure (L’hermite en Russie, ou observations sur les mœurs et les usages russes au commencement du XIX siècle, Paris, Pillet aîné, 1829, vol.1-3),  Théophile Gautier en 1858-1859 (Voyage en Russie, Paris, Charpentier, 1867, t.1-2, -400, 293 p.);

 

2) des russophobes intransigeants, le groupe le plus nombreux, qui comprend l’abbé Jean Chappe d’Auteroche (Voyage en Sibérie, fait par ordre du Roi en 1761, Paris, Debure père, 1768, t.I-II.- XXXI,2, 767 p.) , Bernardin de Saint-Pierre en 1762-1764 (Œuvres complètes, Paris, Méquignon-Marvis, 1818, t.2, « Observations sur la Russie », p.271-283), Daniel Lescallier (Voyage en Angleterre, en Russie et en Suède, fait en 1775, Paris, Firmin-Didot, an VIII(1800).- VIII,174 p.), le chevalier Marie-Daniel de Corbéron  (Un diplomate français à la cour de Catherine II, 1775-1780. Journal intime du chevalier de Corbéron, publ. Par L.-H.Labande. Paris, 1901 [1776], Plon, t.1-2 –LXXI,366 ;434 p.), le comte Alphonse Fortia de Piles en 1790-1792 (Examen de trois ouvrages sur la Russie,2e éd., Paris, Porthmann, 1818. – VIII, 252 p.), Philibert Masson (Mémoires secrets sur la Russie, et particulièrement sur la fin du règne de Catherine II et le commencement de celui de Paul I, Paris, Ch.Pougens, 1800, t.1-2 –XIII,355, 399 p.), l’abbé Jean-François Georgel (Voyage à Saint-Pétersbourg, en 1799-1800, Paris, A.Eymery, S.-C.Delaunay, 1818.- 487 p.),  Jean-Baptiste May (Saint-Pétersbourg et la Russie en 1829, Paris, Levavasseur, 1830, t.1-2 – VII, 396,399,3 p.), le marquis de Custine   (La Russie en 1839, Paris, Amyot, 1843, vol. 1-4) etc.; Alexandre Dumas [1858-1860] (Impressions de voyage en Russie, Paris, Naumbourg, L.Garcke, 1858-1862, vol. 1-9 et Le Maître d’armes, Paris, Dumont, 1866, vol. 1-3), qui a donné, sous forme de facéties, une image souvent caricaturale de la Russie, doit être mis à part, car il se distingue des russophobes par le ton humoristique, sans méchanceté, de ses Impressions de voyage ;

 

3) des esprits critiques, mais pondérés, sachant séparer l’ivraie d’avec le bon grain, par exemple A.de la Motraye (Voyages en anglois et en françois d’A. de la Motraye en diverses provinces et places de la Prusse ducale et royale, de la Russie, de la Pologne etc., La Haye, A.Moetjens, 1732.- 2,4,480p.), qui a vu le caractère progressiste des réformes de Pierre le Grand, Abel Burja (Observations d’un voyageur sur la Russie, la Finlande, la Livonie, la Curlande et la Prusse, Berlin, J.-F. Unger, 1785.- XIV, 218 p.), Madame de Staël en 1812 (Dix années d’exil ; fragmens d’un ouvrage inédit, composé dans les années 1810 à 1813, Bruxelles, Aug.Wahlen et Co, 1821. –X, 265 p.) dont les mémoires sont caractérisés, à côté de nombreuses remarques critiques, par des tendances russophiles, Jean-Marie Chopin (Coup d’œil sur Saint-Pétersbourg, par M.J.C., Paris, Ponthieu, 1821.–241 p.), Jacques Ancelot (Six mois en Russie, Paris, Dondey-Dupré père et fils, 1827.-IV,426 p.), Charles de Saint-Julien (Guide du voyageur à Saint-Pétersbourg, Saint-Pétersbourg, Bellizard et Cie, 1840. –IV, 348, 2 p.).

            Dans le cadre de notre brève communication, nous ne relèverons que les traits les plus saillants des Russes qui ont frappé les voyageurs français. A notre avis, certains de ces traits se sont plus ou moins conservés jusqu’à nos jours.

            Tout d’abord les Français sont frappés par la perfection avec laquelle les Russes parlent français, au point qu’on peut les prendre pour des Français (Fabre, p.75-76)). Un autre voyageur trouve quand même le moyen de les distinguer par leur affectation de purisme, « qu’ils puisent dans la lecture de nos classiques » (Chopin, p.132). Un autre trouve que la plupart des dames russes parlent français « avec une grâce d’élocution que pourraient envier beaucoup de Françaises » (Ancelot, p.67). Le don d’imitation des Russes, observé par beaucoup de voyageurs, leur permet, d’après Madame de Staël, d’être, selon les circonstances, anglais, français, allemands dans leurs manières, mais ils restent toujours des Russes par la violence de leur caractère (p.203).

            Le russophobe intransigeant J.-B.May semble répondre à Fabre qui, émerveillé, va jusqu’à dire que « les Russes ont un fonds inépuisable de gaieté, ce sont les Français du Nord » (Fabre, p.91) : il croit quant à lui que « ces prétendus Français du Nord (…) ne savent nous imiter que dans nos ridicules » (May, t.I,p.55). Que les Russes soient sociables et gais est reconnu même par de mauvaises langues comme l’abbé Chappe d’Auteroche et le comte Fortia de Piles. Les Russes aiment les repas de fête bruyants, ils sont passionnés par le chant et la danse (Chappe d’Auteroche, t.1, p.221 ; Fortia de Piles, t.IV, p.329 ; Madame de Staël, p.203).

            Presque tous les voyageurs français remarquent le grand sens de l’hospitalité des Russes, qui les étonne, mais certains d’entre eux y voient des restes de barbarie et de sauvagerie (Fortia de Piles, t.IV, p.346 ; May, t.I, p.132-139).

            Fabre pense que pour un Russe « le sentiment de ses propres forces est renfermé dans son mot « nebaïsse » [небойсь] (ne craignez rien). Tant que le Russe se servira de ce mot rien ne lui sera impossible » (Fabre, p.20).  « Ce qui caractérise ce peuple, c’est quelque chose de gigantesque en tout genre ; les dimensions ordinaires ne lui sont applicables en rien. Je ne veux pas dire par là que ni la vraie grandeur, ni la stabilité ne s’y rencontrent ; mais la hardiesse, mais l’imagination des Russes ne connaît pas de bornes ; chez eux tout est colossal plutôt que réfléchi, et si le but n’est pas atteint, c’est parce qu’il est dépassé » (Madame de Staël, p.198). L’intrépidité, la valeur des Russes les rendent les meilleurs soldats qui existent, presque invincibles (Bernardin de Saint-Pierre, p.305 ; Fortia de Piles, p.93).

            La plupart des voyageurs français voient le principal défaut de la Russie dans le despotisme et l’arbitraire du pouvoir, dans l’esclavage du peuple. La Russie est un Etat despotique où « suspect et coupable sont deux mots synonymes » (Chopin, p.83) Le régime autocratique engendre l’hypocrisie et la peur : « Vous voyez que tout le monde ici pense ce que personne ne dit » (Custine, t.I, p.262).La modicité des salaires engendrent la vénalité des fonctionnaires : « Ici il n’est pas rare d’entendre dire : "Cette place vaut tant, mais elle rapporte tant "» (Chopin, p.27). Le même auteur estime que « l’éducation a mis une telle différence entre le peuple et la noblesse, qu’on peut les regarder comme deux nations à part ; le peuple russe a encore sous les yeux le bandeau épais de l’ignorance » (id., p.42). Le chevalier de Corbéron pense au contraire que cette différence est seulement extérieure, car à l’intérieur les nobles éduqués, instruits, avec leurs manières polies, aimables sont en réalité des barbares endimanchés (Corbéron, t.I, p.257). Beaucoup de voyageurs remarquent combien l’ivrognerie est répandue en Russie (de La Motraye, p.187-188, 277-278 ; Bernardin de Saint-Pierre, p.300 ; Fortia de Piles, t.IV, p.326 etc.) Alexandre Dumas fait observer non sans humour qu’en Russie « le répertoire des injures est non moins varié que celui des tendresses, et aucune langue ne se prête aussi complaisamment que la langue russe, à mettre l’homme à cinquante degrés au-dessous du chien. Et remarquez que, sous ce rapport, l’éducation n’y fait absolument rien. L’homme le mieux élevé, le gentilhomme le plus poli, lâche le soukin sine et le yob wachou mat, comme on dit chez nous votre très-humble serviteur » (Dumas, p.135)

            Bien que ces critiques aient été faites avant l’abolition du servage en 1861, quelques-unes –hélas !- restent d’actualité. On peut constater cependant que les Russes sont devenus beaucoup plus libres et cultivés depuis 1861, tout en gardant leur sens de l’hospitalité et leur bonne connaissance de la langue française.

           

 

 

 

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La traduction d’Eugénie Grandet

par Dostoïevski

 

 

Evguenia Petrova, Tatiana Ilioukova

Université d’Etat de Saratov

 

 

 

            La question de l’influence de Balzac sur Dostoïevski  a été déjà maintes fois étudiée . Le lien indiscutable entre deux créateurs si puissants et en même temps si profondément différents ne pouvait pas ne pas attirer l’attention des critiques (de Lounatcharski, L.Grossmann, M.Bakhtine jusqu’à D.Fendjer, V.Netchaeva, R.Reznik).

            La traduction d’Eugénie Grandet, publiée sans nom d’auteur en 1844 dans la revue Répertoire et Panthéon (livres VI et VII), marqua de façon originale les débuts de Dostoïevski dans la carrière littéraire. Ce n’est pas un hasard si le jeune traducteur s’intéressa justement à ce roman de Balzac, que la critique russe d’avant-garde (par exemple, N.Nadejdine) estimait particulièrement. Cette traduction permit à un large public de connaître l’un des chefs d’œuvre de la littérature européenne, quant à Dostoïevski, il put ainsi associer son nom à une œuvre de la littérature universelle, qui devint une des bases essentielles de sa propre création.

            Quand on étudie la traduction de Dostoïevski, il faut d’abord établir l’édition du texte de Balzac sur laquelle il travailla. La comparaison des textes et la présence dans la traduction d’une division du roman en sept chapitres avec un titre pour chacun permet d’affirmer avec une certitude absolue que Dostoïevski traduisit Eugénie Grandet d’après la première édition du roman, parue en 1833.

            Malgré de nombreuses différences avec l’original, la traduction de Dostoïevski n’est en aucun cas une traduction « libre ». Presque chaque phrase commence comme chez Balzac, mais au fur et à mesure elle se complique, se grossit de nouvelles images et produit parfois une impression différente de celle que laisse l’original. Exemple : portrait de Madame Grandet mourante : dans Balzac : « Elle était frêle autant que les feuilles des arbres en automne ; et les rayons du ciel la faisaient resplendir comme ces feuilles que le soleil traverse et dore » ; dans Dostoïevski (traduction littérale) : « Son existence ressemblait au tremblement d’une pauvre feuille d’automne, jaune, fragile, desséchée, tenant à peine à l’arbre. Et comme le soleil, traversant de ses rayons les rares feuilles d’automne, les couvre d’or et de pourpre, les rayons de la félicité céleste et de la sérénité spirituelle illuminaient le visage de la martyre mourante ».

            Pour comprendre le sens des changements introduits, consciemment à notre avis, par Dostoïevski dans le texte original, il est indispensable de regarder les figures principales du roman. A la base de l’œuvre de Balzac se trouve le conflit entre le vieux Grandet et la jeune Eugénie, sa fille, et, dans le développement de l’intrigue, l’auteur présente plus d’une fois ses héros comme des acteurs, et le récit, comme un drame qui se joue. Ayant senti que Balzac avait disposé dans son roman les éléments d’un drame, Dostoïevski non seulement les accentua mais il développa à sa manière le caractère dramatique qui y était latent.

            On voit ainsi souligné le contraste, tout à fait significatif pour Balzac, entre la figure de l’avare, décrite avec réalisme, et celle, voilée d’une brume romantique, de la jeune fille éperdument éprise.

            Dans le portrait du vieux Grandet, Dostoïevski épaissit soigneusement les couleurs sombres qui soulignent son avarice et sa dureté. En accentuant la grossièreté et la cruauté du père d’Eugénie par rapport à ceux qui l’entourent, Dostoïevski a souligné aussi son amour pour ses tas d’or, et semé les propos de Grandet de diminutifs caressants: « штучки », « червончики » ( mes petites pièces, mes petits ducats).

            Dostoïevski oriente son étude des figures d’Eugénie et de sa mère de façon différente. Celle-ci est alors caractérisée par des expressions, qui n’existent pas dans le texte original, comme « небесная радость » (joie céleste), « небесная доброта » (bonté céleste), « благородное сердце » (cœur noble), « тихие, блестящие миры неясных грез и мечтаний » (les mondes calmes et lumineux des songes vagues et des rêves),  « море любви и сострадания « (océan d’amour et de compassion). Le traducteur écarte les remarques ironiques de Balzac sur la dévotion de madame Grandet, et il introduit toute une série d’expressions empruntées au slavon d’église, aussi bien dans ses discours que dans la description de sa mort, ce qui, d’après V.Netchaiéva, lui donne un visage d’icône.

            Dostoïevski, avec beaucoup de conséquence, effectue des changements qui accentuent le caractère inspiré, sublime, de la figure d’Eugénie, qu’environnent dans la traduction russe une atmosphère lyrique particulière, une auréole lumineuse et céleste, des nuances et des tournures empruntées au « style sublime », qu’il ajoute au texte de Balzac, et une rhétorique compliquée. Exemple : Balzac : « Si la lumière est le premier amour dela vie, l’amour n’est-il pas la lumière du cœur ? » ; Dostoïevski (traduction littérale) : « Et comme la lumière divine salue la première d’un doux et chaud rayon l’arrivée de l’homme dans le monde, ainsi l’amour salue solennellement le cœur de l’homme qui bat pour la première fois sous l’effet du sentiment et de la passion ».

            Le roman de Balzac resta toujours pour Dostoïevski un modèle de psychologie de la « femme douce », une figure de La Comédie humaine dont il ne cessa de s’inspirer et de rêver comme à un être vivant. Son travail de traducteur sur le roman de Balzac fut une étape importante dans la voie qui le menait à son œuvre personnelle.

 

(Trad. Y.A.)

 

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Le thème de la ville

dans l’œuvre de Charles Meryon

 

 

Nina Kalitina

Saint-Pétersbourg

 

 

 

            L’œuvre de Charles Meryon (1821-1868) est pratiquement inconnue en Russie, alors qu’en France elle a, presque dès sa création, suscité l’intérêt de grands poètes comme Hugo et Baudelaire. Meryon a été étudié par d’éminents critiques d’art comme Burty, Geffroy ou Focillon.

            Meryon a traité le thème de la ville dans deux séries d’eaux-fortes consacrées à Paris (1850-1854 et 1861-1865). Bien qu’elles aient été achevées à l’époque des grands travaux du baron Haussmann où l’on réaménagea le centre de la capitale en perçant de nouveaux boulevards et de nouvelles rues, Meryon s’obstine à ne rien remarquer et concentre son attention sur les vieux quartiers et édifices, pour lui pleins de grandeur et de beauté, mais une beauté mourante, condamnée. D’où l’accent nostalgique qui caractérise toutes les gravures.

            Le Vampire, une eau-forte de 1853, a une grande importance pour qui s’intéresse au thème de la ville. Une créature fantastique, mi-homme mi-bête, contemple du haut de Notre Dame le panorama de Paris. Que voit donc le monstre de pierre dans les quartiers de la ville, à quoi pense-t-il ? Sur quelques gravures, au bas du dessin, on peut lire une légende où les questions se succèdent : le vampire compte-t-il les noyés, attend-il le baiser d’une sorcière, pense-t-il à un prochain sabbat ? Sans répondre à ces questions, l’artiste contraint l’imagination du spectateur à travailler dans une direction définie. Meryon prolonge la tendance romantique qui s’observe dans la série des Caprices de Goya et dans les lithographies de Delacroix pour le Faust de Goethe, et dans les caricatures politiques de Daumier.

            Les eaux-fortes de Meryon se distinguent par la précision du dessin, le goût du détail  d’architecture. Cependant les vifs contrastes de lumière et d’ombre, la lumière même dont il est difficile de dire si c’est celle du soleil ou de la lune, donnent à la composition une tension, un caractère dramatique; tous les paysages urbains de Meryon sont peuplés : des laveuses battent le linge, à la morgue, des badauds regardent la scène, près d’une échoppe flânent des passants, sur un pont avance un convoi funèbre. Mais les petites figures humaines ont tellement peu d’importance, elles sont si petites par rapport à la majesté de l’architecture, que le spectateur ne peut pas ne pas ressentir toute l’inutilité de leur existence. Les hommes sont des grains de sable dans l’immensité de la ville. Meryon développe la problématique des gravures de Piranèse, mais sans le pathos baroque propre au grand Italien. Dans son traitement des figures humaines, Meryon se rapproche plutôt de son compatriote Callot, mais celui-ci est plus vivant et concret.

            La deuxième partie du cycle parisien est, sur le plan artistique, un peu inférieure à la première. Néanmoins les gravures des années 1860 présentent un intérêt certain, et dans certaines d’entre elles on peut voir de nouveaux traits. Ainsi  Le Ministère de la Marine (1865). Le « personnage principal » en est ce monument de l’architecture du XVIIIe siècle, l’édifice de Gabriel, vers lequel, dans le ciel, se dirigent des personnages en armes. Les biographes de Meryon voient dans cette eau-forte un bilan original, non dépourvu de fantastique, de ce qu’il a vécu. Tout au long de sa courte vie, l’artiste s’est heurté à l’incompréhension, à la détresse, à la solitude, ce que prouve l’affection mentale dont il fut victime. La gravure du Ministère de la Marine rappelle les années de jeunesse de Meryon, où il servait dans la marine.

            Dans les nombreux « parisiana » graphiques, le cycle de Meryon occupe une place particulière. Aucun des artistes de son temps ne perçut la ville sous un aspect aussi tragique. Sous ce rapport les poètes sont plus proches de lui, et surtout Baudelaire. Les gravures de Meryon ont été composées au plus chaud du « combat pour le réalisme », orienté vers une vraisemblance extérieure, la ressemblance avec le modèle. Mais l’influence du réalisme sur Meryon fut purement extérieure. Dans sa vision du monde, il restait un romantique, et son poème parisien fut l’une des dernières manifestations de l’interprétation romantique du thème de la ville.    

           

            (Trad. Y.A.)

 

 

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Un épisode des Tableaux parisiens de Charles Baudelaire

 

Tatiana Sokolova

Université d’Etat de Saint-Pétersbourg

 

 

Au nombre des Tableaux parisiens entrant dans la composition de la deuxième édition des Fleurs du mal, en 1861, trois poèmes sont dédiés à Victor Hugo : « Les petites vieilles » (1859), « Les sept vieillards » (1859) et « Le Cygne » (1860). Manière de dialogue entre poètes, qui montre que des auteurs aussi dissemblables partageaient tout de même quelques idées esthétiques.

De la poésie de Hugo, Baudelaire aime la beauté et l’étrange, le fantasque et l’aspiration à déchiffrer les « mystères de la vie ». Baudelaire reconnaît que le jeune Hugo sut manier le laid et, l’élevant au rang de vérité artistique, faire du grotesque son esthétique. Baudelaire parle de « monstruosité » pour désigner ce procédé, propre au poète métaphysicien, semblable à « un Œdipe obsédé par d’innombrables sphynx »(Curiosités esthétiques. L’Art romantique et autres œuvres critiques, Garnier Frères, 1962, p. 739). Les Contemplations, la Légende des Siècles mais aussi les premières œuvres, dont « La pente de la rêverie », charment Baudelaire par la méditation dont elles témoignent et par leur suggestivité. N’est-ce pas de là-même que Baudelaire tire l’idée des « Sept vieillards » ?

Ce poème respecte dans l’ensemble la poétique à l’œuvre dans le recueil des Fleurs du mal. Dès la première strophe, Paris nous est présenté sous un double éclairage, propre au poète visionnaire : comme une ville fourmilière et comme la ville des songes tout ensemble. « Fourmillante cité, pleine de rêves… » Un brouillard « sale et jaune », porteur de tous les miasmes de la ville, suscite le malaise du héros, qui se sent vieilli et nerveux. Cette tension s’explique plus tard : la vue d’un vieillard aux « guenilles jaunes » qui s’approche du héros fait douter le lecteur de la réalité de ce passant, qui peut aussi bien n’être qu’un spectre issu des circonvolutions d’un cerveau malade ? Est-il le fruit de l’imagination à la vue d’un paysage urbain triste, ou le fantôme d’une conscience traumatisée par l’atmosphère détestable de la vie urbaine ?

La transformation d’un personnage trivial en apparition fantastique à l’œuvre dans ce texte est un procédé qu’utilisent aussi Gérard de Nerval dans Aurélia ou Hugo dans « Ce que dit la bouche d’ombre », des Contemplations. Mais le personnage baudelairien ne grandit pas en taille : il se multiplie en nombre, jusqu’à sept, puis menace de le faire à l’infini. Le chiffre 7, hautement symbolique, est lourd de toute une tradition interprétative, de l’ancienne Égypte à l’alchimie médiévale, en passant par la Grèce et la Rome antiques. Chiffre vraiment saint pour la civilisation judéo-chrétienne, qui y voit 3 – perfection divine – et 4 – nombre des éléments et des « coins de la terre », créée par Dieu mais aussi arène où luttent bien et mal, Dieu et le Démon. Sept est donc un chiffre travaillé d’une tension interne unique, qui explique que certains passages bibliques l’associent au mal (cf. les péchés capitaux).

Baudelaire, qui voit dans la réalité la marque de l’ambivalence dramatique du Mal, aime ce chiffre 7. Non d’ailleurs que les sept vieillards incarnent bonnement les sept péchés capitaux, ce serait trop simple. Le vieillard suscite des sentiments contradictoires : ses guenilles, son aspect « aurait fait pleuvoir les aumônes », n’étaient ses yeux mauvais, son faux air de Judas, repoussant et effrayant.

La démultiplication, ouvrant sur une perspective infinie, ne doit pas être comprise comme temporelle mais comme géographique : la profondeur historique le cède à l’analyse sociale, l’habitant de la ville étant réduit à l’état de fourmi. Ce passage au registre de l’homme, mais d’un homme transformé de main d’homme est une marque du post-romantisme.

Lire « Les sept vieillards » en gardant à l’esprit ce que Baudelaire dit, par ailleurs, de Victor Hugo permet de pénétrer le sens caché du poème et de montrer les points communs du maître incontesté de la tradition romantique française, Hugo, et du précurseur du symbolisme, Baudelaire.

 

(Trad. R. V.)

 

 

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Pétersbourg, 19 février 1861,

dans La Princesse Ogherov d’Henry Gréville

 

 

Anna Mikheiéva

Université d’Etat de Saint-Pétersbourg

 

 

 

            Le 19 février 1961 est une de ces dates dont aujourd’hui seuls les historiens se souviennent. Pourtant ce jour est lié à l’un des grands événements de l’histoire russe, la publication du manifeste d’Alexandre II sur l’abolition du servage. Parmi les témoins de cet événement figurait un écrivain français, connu en littérature sous le nom d’Henry Gréville (1842-1902), pour l’état civil, Alice Fleury. Elle était arrivée à 15 ans en Russie et revint en France à 30 ans, parlant et lisant couramment le russe, nantie d’une grande expérience de gouvernante et de préceptrice. Ses romans, dont au moins une dizaine est consacrée à la vie russe, furent très populaires en Russie comme en France dans les années 1870-1890.

            Dans La Princesse Ogherov (Paris, 1877), nous voyons décrits les événements du 19 février 1861. L’héroïne du roman marche dans la ville enneigée, curieuse de tout ce qui se passe. Nous reconnaissons facilement les célèbres ensembles architecturaux et les monuments dont l’un, l’église de l’Assomption sur la Place au Foin, n’existe plus. Le ton du récit exprime la forte émotion non seulement de l’héroïne mais aussi, sans aucun doute, de la romancière. « Matinée du 19 février 1861. Les premiers feux de l’aurore ont éclairé les feuilles blanches, de grandeur moyenne, fixées sur tous les murs, les palissades de planches et les parois de granit des palais. Avant même le lever du jour, ceux qui savaient lire se sont attroupés devant les proclamations et ont lu à ceux qui ne savaient pas, le manifeste qui transformait un troupeau d’esclaves en une nation civilisée.

            - C’est marqué ? – disaient ceux qui ne savaient pas lire, avec une certaine méfiance, - c’est vraiment marqué ?

-  Tu n’as qu’à lire, - répondait celui qui lisait à haute voix.

Les ignorants hochaient la tête et s’en allaient troublés, hésitant entre le désir de croire

et l’incrédulité, naturelle pour des gens qui ignorent la liberté.

              Ce jour là était un dimanche, la princesse Ogherov se fit porter à l’église de la Poste ; puis une fantaisie subite la poussa à laisser son équipage et ses domestiques, et elle se dirigea à pied, dans la neige, vers la cathédrale Saint-Isaac. Il était impossible d’y pénétrer ; on n’aurait pas glissé une épingle dans la foule qui s’entassait sur le parvis, sur les marches ; pourtant les riches vêtements de la noble dame produisirent leur effet habituel : on essaya de faire place, comme on pouvait, il y eut un mouvement dans la masse et peu à peu la princesse fut entraînée dans la cathédrale.

             Il se fit un grand silence, toutes les têtes se tournèrent vers le centre, les regards attentifs se fixaient avec intensité sur un seul point : du nuage bleu d’encens qui lentement s’élevait vers la grande coupole, s’éleva une voix, qui prononça quelques mots, lut quelques lignes et se tut.

             Ces quelques lignes étaient le manifeste de l’abolition du servage. La Russie ressuscitée, avant de remercier celui qui lui donnait cette liberté, remerciait Dieu qui l’envoyait.

              Les voûtes retentirent d’hymnes saints. Beaucoup pleuraient, d’autres restaient hébétés sous le coup d’une trop forte émotion. Certains, le visage durci et les lèvres serrées, semblaient se rappeler le passé et rêver au châtiment, mais ils étaient rares. La plupart avaient des visages recueillis.

            - Hier encore on disait qu’on ignorait ce qu’était la liberté, - pensait la princesse, - et on se trompait. Ces gens-là comprennent parfaitement qu’ils sont libres » (Henry Gréville, La Princesse Ogherof, 26e éd. E.Plon, Nourrit et Cie. Paris, s.d., p.145-147. Ce passage a été  traduit du russe.NDT).

 Ensuite l’héroïne du roman se trouve sur la Place au Foin et voit des centaines de paysans à genoux dans la neige devant l’église, qui ne peut contenir tous ceux qui veulent prier. Enfin, la princesse arrive à la place du Palais qui est noire du peuple qui la remplit, et elle entend les cris d’allégresse qui accueillent la proclamation à la fenêtre de l’empereur.

 La Princesse Ogherov contient d’autres réactions aux événements du 19 février, parfois négatives ou sceptiques, et ce roman pourrait sans aucun doute éclairer certains événements actuels.  

 

 

( Trad. Y.A. )   

 

 

 

 

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La Ville chez les auteurs français et russes

au tournant des XIXe et XXe siècles

 

 

Anna Vladimirova

Université d’Etat de Saint-Pétersbourg

 

 

 

Dans son article « La ville comme texte » (Répertoire V, Éditions de Minuit, 1982), Michel Butor écrit que, dans toute ville, un texte accompagne le voyageur : aperçu historique, guide de voyage, œuvres littéraires, etc. Or c’est au XIXe siècle que l’image de la ville se construit chez les auteurs russes comme français. Au point que c’est un cliché que de dire que Notre-Dame est le véritable héros du roman éponyme de Hugo, symbole de la nouveauté qui chasse le passé mais aussi de l’aspiration de l’homme – qui n’est rien – à la liberté, figurée par les pointes dressées vers le ciel. Ville et cathédrale illustrent chez Hugo l’idée romantique du progrès historique en marche.

Son correspondant, Pouchkine, lance véritablement la fortune littéraire de Pétersbourg dans le Cavalier de bronze (1833). À partir duquel le « mythe pétersbourgeois » s’est dissocié, selon Youri Lotman, en deux traditions : alors que le Pétersbourg de Pouchkine incarne la raison universelle, appelée à sortir des ténèbres la Russie son contraire, une autre lecture de cette ville en fait la pure victoire de la contrainte sur la nature et sur l’homme, victoire temporaire comme une aube nouvelle.

Un Pétersbourg fantastique apparaît dès Gogol mais trouvera en Dostoïevski son herméneute le plus fin. Espace d’aliénation, de perdition que cette ville, comme dans le Double (1846). L’existence de ces villes différentes en Pétersbourg ne fait que confirmer la phrase de Butor.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, si Paris reprend des couleurs en littérature, c’est grâce à Zola : le lieu de l’action des Rougon-Macquart symbolise, aussi paradoxal que cela semble, la force naturelle de la vie. Le développement harmonieux de la connaissance scientifique, de l’instruction publique, de l’industrie vont de pair avec l’esprit rationaliste de l’époque et consonnent avec la théorie naturaliste de Zola.

En Russie au contraire, le symbolisme règne sur la littérature du début du XXe siècle. La ville de Pétersbourg se fait alors théâtre de marionnettes : un esprit mauvais, on ne sait d’où, mais plus réel que tout ce qui se déroule en apparence, serait à l’action dans la capitale russe… Le thème du carnaval et son leitmotiv : les réapparitions successives d’un énigmatique masque rouge, donnent à Pétersbourg, roman d’André Biély, un air irréel. De semblables notes résonnent chez Blok, comme dans le poème « Nuit, rue, réverbère, pharmacie », où la ville se dématérialise et respire l’esprit malin.

À la même époque, « Zone », à l’abord du recueil Alcools, se fait plutôt fidèle transcripteur des changements dont fut témoin Apollinaire, grand voyageur devant l’Éternel : Nice, Prague, Marseille, Rome, Amsterdam, Paris où il retourne enfin, semblent se le partager à tour de rôle. Refusant à la poésie de copier la vie, Apollinaire la pousse vers des personnages bibliques ou mythologiques, dans des paysages parfois réels. La ville cesse, tant chez Apollinaire que chez Blok, d’être un point sur une carte géographique, une unité faite de main d’homme : elle acquiert comme un supplément d’âme.

La ville du XXe siècle perd son assiette, son assurance. Le roman de Boulgakov Le Maître et Marguerite prend ainsi pour cadre à la fois la Jérusalem du début de notre ère et le Moscou des années 1930. La première se trouve décrite couverte d’une nuée venue de la Méditerranée, qui gommait la ville comme s’il n’y avait rien eu sur la terre ; le second est dit couvert d’une nuée venue de l’Ouest, qui gommait ponts et palais à tel point que tout disparaissait comme s’il n’y avait rien eu sur la terre : on le constate, les termes sont presque identiques. La transparence, le mouvement s’empare de toute ville, aussi matérielle qu’elle ait été auparavant.

Et Butor de remarquer que la ville a pour propriété de s’étendre indéfiniment dans l’espace, déployant son réseau de rues, places, immeubles : livre devenu illisible linéairement, de la première à la dernière ligne. Il en est de même du roman contemporain, qui ne suit plus un seul niveau de narration mais plusieurs niveaux de directions diverses. La ville perd ses attributs traditionnels : nom, conception architecturale d’ensemble, traditions, langue propre ; elle n’a plus ni début ni fin, étrangère et quelque peu effrayante à l’homme. Le labyrinthe (1959) de Robbe-Grillet est le roman d’une ville aux rues répétées à l’infini, stéréotypées, ne menant à rien, à l’image de ses habitants sans visage, tous interchangeables – menace diffuse et néanmoins annonciatrice d’une mort trop évidente.

Au cours des XIXe et XXe siècles, les villes perdent dans la littérature – ne les perdent-elle pas aussi dans la réalité ? – leurs spécificités locales, historiques, culturelles. Elles quittent le roman pour se faire, à elles seules, textes, échappant ainsi à la désintégration du monde matériel dénoncé dans le roman.

 

(Trad. R. V.)

 

 

 

 

 

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La mission française à Pétrograd

  lors de la Première Guerre mondiale

 

 

Ivan Khotéïev

Université d’Etat de Saint-Pétersbourg

 

 

 

En 1917, une délégation des pays membres de l’Entente se rendit à Pétrograd. Les hautes couches de la société pétrogradienne parlèrent alors beaucoup des buts de la guerre, de la façon dont elle finirait, des changements survenus dans la politique intérieure et extérieure de la Russie.

Des Italiens, des Anglais et des Français composaient la délégation. Le ministre des Colonies, Gaston Doumergue (1863-1937), et l’ambassadeur de France en Russie, Maurice Paléologue (1859-1944), dirigeaient la représentation française. Le général de Castelnau (1851-1944), héros de la bataille du Grand-Couronné qui sauva Nancy, en était l’attaché militaire. Le général Emilien Victor Cordonnier (1858-1936), secrétaire de Gaston Doumergue, prit aussi part à la représentation. Il rapporta de Russie un récit de voyage qu’il publia dès son retour à Paris (Autour d'une maison française en Russie pendant la Grande Guerre. 1917. Notes et Impressions, Fischbacher, 1923). On peut également beaucoup apprendre sur cette rencontre entre alliés à Pétrograd par les Mémoires de Maurice Paléologue (lire notamment La Russie des tsars pendant la Grande Guerre, Plon-Nourrit, 1921), historien, critique, romancier, académicien remarquable, du jugement même de Cordonnier. Les deux travaux se complètent d’ailleurs : les mémoires de Paléologue se concentrent sur les grands événements de la vie politique officielle, là où le général Cordonnier s’attache à des détails sans importance. L’auteur en est conscient, qui demande si ce ne sont pas ces menus détails qui dessinent le visage de toute une époque.

Cordonnier décrit la vie de la haute société de Pétrograd et de Moscou pendant la guerre. Restaurants, cafés, réceptions officielles, dîners de gala : les conversations qu’il tient avec d’influents hommes politiques russes sont pour Cordonnier une bonne source d’informations sur la société russe à la veille de la Révolution. Le député cadet Vassili Maklakov (1869-1960) lui explique ainsi que ce sont des monarchistes qui, dans l’intérêt même de la monarchie, ont assassiné Raspoutine : les nombreux scandales associés au nom de Raspoutine discréditaient la famille impériale et faisaient le jeu de ceux qui voulaient établir la république en Russie.

Cordonnier eut même l’honneur de converser personnellement avec Nicolas II. Le dernier tsar donna en effet, à Tsarskoïé-Sélo, une audience aux membres des délégations alliées. Comprenant que Nicolas II ne savait trop quelles paroles circonstanciées adresser à chaque membre des délégations, Émile Cordonnier sut, pour sa part, lui rappeler l’accueil joyeux et chaleureux que les Parisiens avaient fait à Nicolas, alors encore Tsarévitch, en visite dans la capitale française. La conversation tomba ensuite sur les fabuleuses collections du Louvre et de l’Ermitage, que le Tsar connaissait bien. Nicolas II parla du Retour de l’enfant prodigue de Rembrandt (1660), exposé à l’Ermitage, et du Bon Samaritain du même auteur (1633), exposé au Louvre. Puis l’on évoqua les autres chefs-d’œuvre des deux musées. La discussion dura demi-heure et la manifeste bonne disposition du tsar valut à Cordonnier, alors simple secrétaire de ministre, l’intérêt et le respect des nobles de la Cour russe !

Émile Cordonnier note que tous les Russes de bonne famille maîtrisent les langues étrangères : le français, l’anglais, l’allemand et, pour certains même, l’italien. Sa conversation avec le Tsar eut d’ailleurs lieu en français ; et Cordonnier de s’étonner de l’aisance d’expression et du choix des mots du souverain.

Dans ses Notes, Cordonnier ne se cantonne pas aux rencontres officielles, louant au passage les qualités du peuple russe : il développe de romantiques descriptions du Pétrograd d’alors. Visitant Moscou, il sera tout autant enchanté de la vieille capitale. Voyant en Pétrograd une brillante capitale européenne officielle, il concède que Moscou reste vraiment le cœur du pays. On y sent, écrit-il, se rencontrer l’esprit de l’Orient et de Venise, on y voit l’héritage de Byzance. Les vieilles églises, les icônes, dont la peinture s’est revêtue d’une auguste patine, frappent particulièrement notre visiteur.

Dans une langue soignée et très vivante, par le souci du concret qui aide le lecteur à se figurer pleinement les couleurs du temps, ce récit de voyage forme un intéressant témoignage sur une certaine époque des relations franco-russes. Puisse la traduction de ces Notes d’Émile Cordonnier par des spécialistes de l’Institut d’Histoire de l’Académie des Sciences de Russie contribuer à développer les liens franco-russes !

 

(Trad. R. V.)

 

 

 

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L’image de Paris dans Les Thibault

de Roger Martin du Gard

 

 

Tatiana Gourina

Université pédagogique d’Etat Herzen de Saint-Pétersbourg

 

 

 

            L’image de Paris occupe une place importante dans Les Thibault, cette épopée en huit volumes de Roger Martin du Gard.  Le chronotope (relations spatio-temporelles) des six premières parties ( Le Cahier gris, Le Pénitencier, La Belle Saison, La Consultation, La Sorellina, La Mort du père) se distingue nettement de celui des deux dernières (L’Eté 1914 et Epilogue).

            La représentation de Paris est solidement installée dans la tradition littéraire française du XIXe siècle ( Notre-Dame de Paris de Hugo, Scènes de la vie parisienne de Balzac, Le Ventre de Paris de Zola, etc.). Martin du Gard, un des écrivains les plus attachés à la tradition littéraire de la première moitié du XXe siècle, reprit aux classiques le principe du chronotope, en combinant la représentation de la ville avec l’époque dans laquelle vivent et agissent ses héros.

            Paris n’est pas seulement le lieu de l’action d’une grande partie de l’épopée, il joue un rôle significatif dans le développement de l’intrigue, son visage est le reflet des situations et de l’état d’âme des héros. Si, dans les six premières parties, sa description accompagne la vie personnelle des héros et si le temps historique n’y est que vaguement défini (début du XXe), dans les deux dernières, la description de l’espace est rattachée organiquement au temps, insérée dans le développement de l’histoire et l’évolution des relations entre les héros.

            Dans les six premières parties (à l’exclusion de La Sorellina), l’action se passe à Paris, mais la représentation de la ville se ramène en général à la description des demeures des familles Thibault et Fontanin : la « maison » est le centre de l’intrigue et comme une projection de Paris. Oscar Thibault est l’un des maîtres de Paris, il s’identifie à l’idée de l’ordre, de l’Etat, de la religion. A Antoine la ville ouvre de larges possibilités de réalisation sous réserve de compromis avec la réalité. Pour Jacques la ville est liée aux persécutions de sa famille, de l’école, à l’écrasement de sa liberté personnelle, et il s’enfuit par deux fois de Paris : quand il est adolescent et après qu’il est entré à l’Université. Il ne trouve son lieu de vie qu’en dehors de Paris, en Suisse.

            Dans les deux dernières parties, le temps de l’action est indiqué avec exactitude (du 28 juillet au 10 août 1914) : à Paris, du 19 juillet au 2 août. L’espace est vu autrement : c’est le Paris des rues, des places, des jardins, des salles de rédaction, une ville populeuse dont le visage change avec le temps et est étroitement lié à l’histoire politique du pays et de l’Europe.

            Un chronotope particulier de Paris différencie L’Eté 1914 du reste de l’épopée. Par le genre littéraire, c’est une chronique politique et un roman historique. Comme chez Tolstoï, qu’imite consciemment Martin du Gard, le roman présente des tableaux de « guerre » et de  « paix ». A la guerre qui s’approche s’oppose l’amour de Jacques et de Jenny, qui se déroule sur un fond de demeures parisiennes et de jardins en fleurs. La ville devient personnage agissant, sa description se colore émotionnellement. L’évolution de son visage est soulignée par les changements du temps, les humeurs et les mouvements de la foule.

            Le développement de l’intrigue est lié à l’agitation des déplacements de Jacques dans Paris. Les gares y jouent un rôle important, elles symbolisent l’instabilité de la situation, les changements dans le temps et l’espace. Cette instabilité est soulignée par le changement des refuges de Jacques. Ce qui est dès lors important dans les descriptions de la ville, ce n’est plus la représentation des édifices, mais l’évolution de l’état d’esprit des masses. Le jour de l’arrivée de Jacques la ville est déserte. Chaleur accablante. Habitants insouciants. Premier signe de peur : la manifestation des patriotes. Ensuite les attroupements des socialistes, les meetings pacifistes. Brusque tournant dans l’état d’esprit des masses : la prise de conscience que la guerre est inévitable, le saccage des magasins allemands, la chasse aux espions, et enfin, la mobilisation. Les mouvements de la foule et les déplacements des héros sont indiqués géographiquement (mouvement par telle rue, telle place), on donne les adresses des cafés des socialistes, de la rédaction de L’Humanité. La précision chronologique s’unit à la précision spatiale. Auteur de roman historique, l’écrivain tend à la plus extrême objectivité.

            Les lieux qui se rattachent au roman de Jacques et de Jenny sont décrits d’une autre façon. Aux fenêtres de la maison de Jenny près du Luxembourg,  parvient le parfum des arbres et des fleurs. L’explication amoureuse se passe dans le square de l’église Saint-Vincent de Paul, au milieu des pelouses en fleurs. Mais peu à peu les amoureux s’enferment dans l’espace sombre, angoissé, des rues de Paris à la veille de la guerre, ils fréquentent les réunions socialistes. La condamnation de leur amour dans une époque tragique est soulignée par le fait que leur dernier rendez-vous se passe dans un hôtel près d’une gare.

            Dans l’épilogue, la ville est vue par les yeux d’Antoine qui pressent la mort. Le temps de l’action est 1914, qui clôt, selon l’écrivain, toute une époque.

            Dans la conception littéraire du roman, le chronotope de Paris, particulièrement de l’année 1914, joue un rôle immense. C’est justement ce visage changeant de la ville qui, dans le système des figures littéraires, explique les raisons du déclenchement de la Première Guerre mondiale, qui devient, pour Martin du Gard, une frontière entre le passé et l’avenir.

 

(Trad. Y.A.)

 

 

 

 

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L’image de Paris dans Nadja d’André Breton

 

 

Hélène Domoratskaïa

Collège Universitaire de Saint-Pétersbourg

 

 

 

Nouvelle surréaliste mais une des œuvres littéraires les plus mystérieuses du XXe siècle, Nadja (1928) raconte par métaphore comment un je chemine vers la compréhension de son essence ; connaître son essence de microcosme lui permettra de comprendre l’essence de l’univers entier, du macrocosme. Ce cheminement part d’éléments tout à fait réels, et singulièrement d’éléments urbains propres à Paris. Le point de départ géographique et temporel de l’écrivain est assez précis : il s’agit de l’Hôtel des Grands hommes, place du Panthéon, vers 1918. Et dès l’abord, conformément aux exigences formulées dans la préface de l’œuvre, une première photographie destinée, en même temps qu’à bannir de l’œuvre toute description langagière, à faire entrer la réalité directement dans le texte même.

Pourtant, toutes ces velléités auctoriales de rester dans le strict cadre du visible, du logique, du compréhensible, de l’historique, du prouvé, tombent très rapidement en poussière : l’espace de Paris est en effet pénétré, jusqu’à la moelle, d’automatisme. Le thème de la ville se lie à la féminité, rien que dans le genre du nom « ville » : ce glissement connotatif met en jeu l’inconscient, sous-entend l’absence de logique, le caractère occasionnel d’une ville trouvée à la fois inaccessible et érotique. La ville, faite d’ombre et de lumière, en changement perpétuel, vivante et respirante, porte en elle l’inconscient collectif et se fait l’objet d’un désir dévorant.

Le Paris souterrain, depuis le Moyen-Âge fameux par son réseau de tunnels et couloirs, se trouve transfiguré dans le contexte surréaliste : de cette ville, tout peut arriver, puisque tout y commence. Marie-Claire Bancquart porte dans Paris des surréalistes (Seghers, 1972, p. 103) un regard très curieux sur le mythe de Paris dans Nadja : Paris, pense-t-elle, est une ville unique parce qu’elle conserve en elle son propre passé, ses mystères (statues historiques, tunnels de la place Dauphine), n’étant pas seulement une ville qui existe dans le présent mais une ville condamnée à la destruction et à la novation, soit, conséquemment, à fuir dans l’avenir.

Le monde habituel du quotidien ne cesse de changer sous l’action d’un événement objectif : quelques mois après l’achèvement de son histoire, l’auteur retrouve les lieux où le destin l’avait jeté, en compagnie de Nadja ou sans elle, pour obtenir l’image photographique des lieux lourds de sens qu’il avait connus. Les clichés photographiques traduisent avec toute la netteté voulue la convulsion proprement surréaliste : cette beauté « statique-dynamique ». Ils reproduisent à merveille les rues parisiennes, qui changent à chaque instant et où règne l’occasion, transperçant le quotidien infiniment voué à la banalité, à ce labyrinthe à quoi se réduit mystérieusement l’univers social.

Breton, par l’automatisme de la photographie, tenta de saisir et d’immortaliser le moment où l’existence en est à son point surréaliste : il découvrit que le je est par nature inaccessible et laissa au Grand Inconscient répondre à la question initiale du Nadja : « qui suis-je ? »

 

(Trad. R. V.)

 

 

 

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Paris d’André Malraux,

reflets de Saint-Pétersbourg

 

 

 

Svetlana Slivinskaia

Secrétaire nationale de la Société André Malraux, Saint-Pétersbourg

 

 

 

            Paris et Pétersbourg sont des villes exceptionnellement inspirées. On ne se contente pas d’y vivre, ce sont des amies proches, passionnément aimées, auxquelles on donne des rendez-vous. Les artistes de tous les temps y puisent leur inspiration. Et cette inspiration précisément joue d’une certaine façon le rôle de pont affectif entre ces deux villes incomparables.

            Paris « toujours jeune » est en fait une ville ancienne. Elle a deux millénaires, et chaque siècle a laissé sur elle sa marque. Elle a emprunté son nom au IVe siècle à la tribu des Parisii. Mais, selon la légende, elle s’est d’abord appelée Paradis et, comme le nom était long, les lettres médianes ont disparu et l’appellation moderne est restée, conservant pourtant son sens d’origine. Mais les clefs du Paradis sont chez saint Pierre, dont Saint-Pétersbourg porte le nom !

            A chacun son Paris et son Pétersbourg. Il y a le Paris de Balzac, de Hugo et de Proust, comme il y a le Pétersbourg de Pouchkine, de Dostoïevski, de Blok. Le Paris du XXe siècle a vu se réaliser « l’œuvre »  de grands acteurs politiques : de Gaulle, Pompidou, Mitterrand, Chirac. Le Paris d’André Malraux attend son heure, et une étude qui lui soit consacrée, car la part qu’a prise ce personnage dans le destin de la ville est extraordinaire.

            Ce Paris de Malraux, quel est-il ? Constitué de strates et d’étages multiples, il est en même temps sculpture et architecture des siècles, et organisme vivant dans lequel on sent la pulsion du temps. Malraux est un Parisien. Né au pied de la Butte Montmartre, il s’est imprégné très tôt des parfums de ce quartier artistique. Il a fait ses études à Bondy, dans la banlieue de Paris, et le vieux château de la famille de Vilmorin dans l’élégante cité de  Verrières-le-Buisson nous rappelle les dernières années de sa vie. Ce château est un monument d’architecture, environné d’un très beau parc, qui est en même temps l’un des jardins botaniques les plus remarquables d’Europe. C’est Malraux lui-même qui a défini le Paris de sa jeunesse : l’Ile-de-France, les quais de la Seine avec leurs bouquinistes et bien sûr le Louvre, demeuré, jusqu’à la fin de sa vie, « son ami dévoué ».  Et aussi le Palais-Royal, d’une certaine façon le centre du Paris politique et artistique, où vécurent à différentes époques nombre d’écrivains célèbres, en particulier Colette, que Malraux aimait tant et dont, étant ministre, il donna le nom à la place qui jouxte la Comédie-Française. Et aujourd’hui, la place voisin, tout près du Louvre et dans l’axe de l’Opéra, porte le nom d’André Malraux. Non loin se trouve la rue de Valois avec le ministère de la Culture, créé pour lui par le Général de Gaulle. A Versailles (son ancienne résidence), le pavillon de la Lanterne rappelle aussi son souvenir,   ainsi que le Panthéon de Paris où il repose aux côtés de Hugo pour lequel il avait une vénération. Le Paris de Hugo était aussi le Paris de Malraux, comme le Pétersbourg de Malraux fut celui de Dostoïevski. Dans les Antimémoires, il évoque les entrailles ténébreuses du Pétersbourg de Dostoïevski et de Crime et Châtiment, et la visite que lui fit faire Meyerhold dans ces quartiers. Ayant séjourné plus d’une fois à Pétersbourg et doué d’une géniale faculté de prémonition, Malraux accéda sans conteste à « l’âme inaccessible » de cette ville. Il en fut enchanté comme d’une véritable œuvre d’art et parla avec enthousiasme de la géniale organisation de cet immense espace et de sa décoration mathématiquement pensée. Il fut impressionné par la personnalité de Pierre le Grand, par son audacieuse idée de bâtir une Capitale du Nord, dont l’architecte, le Français Leblond, élabora en virtuose le plan. Pétersbourg aura bientôt 300 ans, c’est une ville qui, par son étendue, est déjà plus grande que Paris mais dont la situation actuelle laisse espérer des améliorations…

            A l’époque où Malraux était ministre de la Culture, il devait s’occuper de la restauration de Paris et nettoyer la ville de la poussière des siècles. Pour cette tâche, qui fut exécutée de façon remarquable, sa formation et sa pensée d’historien de l’art lui furent utiles. Le Paris aux cent visages de Malraux – vieille ville et ville moderne, avec les chefs-d’œuvre de Le Corbusier et de Maillol –fut sous sa responsabilité et sa tutelle. Parmi les reliques qui lui étaient chères, il y avait les Invalides, où repose le libérateur de Paris, le maréchal Leclerc, et le tombeau du Soldat Inconnu, sous l’Arc de Triomphe, où le Paris de Malraux se confond avec le Paris de de Gaulle. Pour le centenaire de la naissance de Malraux, on éleva à de Gaulle et à lui un monument commun , qui immortalisa dans le bronze cette extraordinaire alliance.

 

Trad. Y.A.

           

 

 

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Des universitaires de deux villes

examinent les problèmes de l’art contemporain

 

 

Helga Iourovskaia

 Université d’Etat de Saint-Pétersbourg

 

 

 

            La rencontre[173] entre universitaires de deux villes, et en particulier de villes comme Saint-Pétersbourg et Paris, diffère des rencontres ordinaires à l’occasion d’un colloque international. Si différents que soient les points de vue des universitaires de Pétersbourg et de Paris, il y a en commun quelque chose qui se définit par la culture et l’ « esprit » de la ville.

            C’est ainsi que le 15 septembre 1999, à l’initiative des professeurs de l’Université de Paris VIII, les deux villes se sont rencontrées. Participaient à cette rencontre, de notre côté, des enseignants et des étudiants de la faculté de philosophie de l’Université d’Etat de Saint-Pétersbourg et des collègues d’autres établissements d’enseignement supérieur concernés par les problèmes de l’art contemporain et de l’esthétique, et leur rapport avec la philosophie.

            Remarquons d’abord la disponibilité au dialogue qu’ont manifestée les participants. Le débat commença dès la première communication, celle du Docteur Kagan sur « L’Art et la philosophie au XXe siècle ». M. Henri Meschonnic, professeur à Paris-VIII, déclara qu’il était impossible de parler d’une « rupture avec le classicisme » au XXe siècle, rupture évoquée par M.Kagan, dans la mesure où on courait le risque de comprendre l’œuvre dans l’esprit de Duchamp ou de l’esthète américain Danto, que Poussin n’avait certes pas attendus pour remarquer que la peinture, c’était avant tout la couleur. Ainsi se manifestait la différence des « langues » que nous parlons, différence qui, selon tous les participants au colloque, devait être dépassée. C’est de la « rupture » que parla également  le peintre M. Mathiot, qui travaille à Paris-VIII.  Il la vit dans la disparition progressive au XXe siècle de la profession d’artiste (comme Althusser parlait de la fin du travail dans la société capitaliste), dans le refus de l’idéologie et le passage au conceptualisme, mais surtout dans le refus des représentations mentales géométriques et leur remplacement par des représentations en codes algébriques, numériques. M.Mathiot contesta même la position de Levi-Strauss selon lequel la disparition d’une profession suscite la naissance d’un autre. L’intervention qui suscita le moins de discussion fut celle du célèbre philosophe berlinois D.Kamper sur « Le vertige : freinage réflexe du moteur dans l’art contemporain ». S’appuyant sur les travaux de Kierkegaard et de Benjamin, Kamper critiqua « l’intrusion » de Heidegger dans les recherches sur l’art ( les célèbres « godillots » de Van Gogh ).

            On entendit également s’exprimer, dans les réponses aux questions, des positions toutes nouvelles pour nous. Ainsi, M.Dehotte parlant de « l’esthétique libidinale » de Lyotard, raconta qu’à la fin de sa vie ce philosophe s’intéressa à la philosophie religieuse, et le manifesta dans l’une de ses dernières œuvres , encore ignorée chez nous.

            La rencontre permit, non de façon livresque, mais dans un échange direct,  de préciser nos idées sur les dispositions et les orientations de nos collègues étrangers. Beaucoup d’entre eux parlèrent de l’achèvement du postmodernisme. Paris-VIII, où enseignèrent J.F.Lyotard et J.Deleuze, est étranger à l’académisme qui a préféré garder le silence sur ce point. On entendit souvent citer le nom de Walter Benjamin, on partagea différents aspects de son héritage. On critiqua assez vivement Danto et les esthètes américains qui proposent une définition de l’œuvre d’art en fonction de l’opinion du public. On se réjouit que les Français  fissent référence aux représentants de notre science et de notre culture : Michel Bakhtine, Vladimir Propp, André Biély, Dziga Vertov, Iouri Tynianov, Anna Akhmatova, Joseph Brodsky.

            La façon dont étaient présentés les exposés mérite aussi l’attention. Nous avons remarqué la clarté et l’élégance de l’intervention de F. Tanselin (professeur à Paris-VIII et directeur du Centre international de création des espaces poétiques) sur les relations entre la poésie et la danse, qu’il acheva par la lecture d’un poème qu’il avait composé sur ce sujet.

            Le colloque se conclut par les discours de bienvenue de M. B.Falg (conseiller culturel et  à l’Ambassade de France à Moscou) et du directeur de l’Institut français de Saint-Pétersbourg, M.C.Faure.

            Ce colloque est un premier pas pour dépasser les différences entre les « langues » philosophiques. Les textes des différentes communications ont été publiés en France et en Russie.

 

(Trad. Y.A.)

 

 

 


 


Évocation de l’histoire des Ballets russes de Pétersbourg à Paris :

Olga Khokhlova et Pablo Picasso,

Serge, Léon, Alexandre, Mikhaïl, Igor, Vaslav et les autres

 

 

Camille Morando

Docteur en Histoire de l'art

Pensionnaire à l'Institut National d'Histoire de l'Art

 

 

 

Les Ballets russes témoignent de la rencontre sensible et humaine d'artistes russes et français, associant leur tradition respective et leur originalité propre. Ils illustrent sans doute une complicité d’esprit rare et remarquable, décrivant la croisée des chemins de Saint-Pétersbourg à Paris, et constituent une véritable légende.

Ces célèbres ballets revendiquent la tradition de la danse en Russie. Ils furent inaugurés à Paris en 1908, annonçant un mouvement d’idées esthétiques puis un parti pris avant-gardiste, qui nourrirent l’art du ballet en France et en Russie, de Paris à Saint-Pétersbourg, et qui influencèrent durablement la peinture et le théâtre. Paris, ville privilégiée des arts et des rencontres cosmopolites au début du XXe siècle, servit d’écrin aux spectacles des Ballets russes et laissa à Serge de Diaghilev la liberté de créer son œuvre.

Les échanges entre les peintres, les enjeux esthétiques de la Compagnie de Serge de Diaghilev et le public « parisien » offrent ainsi la possibilité d'évoquer l'histoire des Ballets russes, guidée par celle de Pablo Picasso et d'Olga Khokhlova. Comme de nombreux peintres, Picasso devient décorateur des Ballets russes, et ses relations avec la Russie, ses artistes et ses collectionneurs, sont diversifiées et riches, assurant un lien fidèle entre deux pays, entre des hommes passionnés.[174]

Sans narrer de façon exhaustive l’histoire de ces Ballets, nous observerons les origines, les choix, les succès et les scandales de leurs créations qui virent le jour dans la réalité des années 1908 à Paris, puis à travers l’histoire même d’Olga Khokhlova et de Pablo Picasso. La collaboration de Picasso en 1917 pour le ballet Parade déclencha un profond changement et exprima la volonté avant-gardiste qu’avait désirée depuis quelques années Serge de Diaghilev, au moment où Vaslav Nijinski quittait la troupe. Picasso fut associé à Diaghilev et aux Ballets russes jusqu’en 1924. Après la mort du maître en 1929, les Ballets russes connurent une postérité rendue possible par les acolytes même de Diaghilev. Ils continuèrent de faire appel pour la décoration à des peintres comme André Masson, Henri Matisse et André Derain. De ce fait, l’esprit de Diaghilev perdura et s’inscrivit au sein de l’histoire universelle de la danse et du spectacle comme une lettre de noblesse et d’éternelle jeunesse, qui commençait de s’écrire à Saint-Pétersbourg à l’aube du XXe siècle.

Jamais un projet ne suscita autant d’enthousiasme et d’énergie, de scandales et de succès, d’idées et de talents.

 

La revue Mir Iskousstva et les premiers pas des Ballets russes à Saint-Pétersbourg

 

L’univers originel des Ballets russes naît à Saint-Pétersbourg autour d’un cercle de jeunes artistes. Au printemps 1890, des peintres, dont les futurs décorateurs des Ballets russes, fondent le groupe Mir Iskousstva, [Le Monde de l'art], en réaction à l’académisme des artistes du groupe dit Itinérants. Mir Iskousstva réunit de jeunes Pétersbourgeois, Alexandre Benois, Walter Nouvel, Dimitri Filosofov, Léon Bakst[175], puis Serge de Diaghilev. En 1898, ils créent la revue homonyme, Mir Iskousstva, qui désire « défendre la littérature et les arts contemporains contre l’incompréhension ou le mépris du public »[176], ainsi que « la diffusion en Occident des richesses culturelles de la Russie »[177] Diaghilev en assure la direction, accueillant dans son appartement le bureau de la revue de 1898 à 1904. Les peintres Constantin Somov et Nicolas Roerich[178] rejoignent ce cercle. La revue présente d'une part la peinture de l'Europe occidentale, qui exerçait une fascination sur chacun des fondateurs qui avaient presque tous eu l'occasion de voyager en France, passant par Berlin ou Munich, et d'autre part exprimait « un attachement réel pour la littérature et l'art russe des XVIIIe et XIXe siècles, époque où la Russie s'était ouverte aux influences occidentales sous l'influence de Pierre Le Grand. »[179] Comme le souligne Alexandre Benois dans son livre Reminiscences of the Russian Ballet, « le groupe Mir Iskutsstva doit être considéré comme un « produit » plus typique de Saint-Pétersbourg que de l'esprit russe. »[180] Pendant les deux premières années de la revue, il n'est guère question de ballet, l'art chorégraphique laissant indifférent tant Benois que Diaghilev. En 1905, le comité de direction devient officieusement celui de la grande Exposition de Portraits, puis en 1908 « tout aussi officieusement le directoire d'une nouvelle entreprise théâtrale qui inaugura les fameuses saisons russes à Paris, et fut dénommée par la suite les Ballets russes. »[181]

Ce groupe milite pour que des peintres acceptent de créer le décor des ballets, innovation absolue, qui conduisit plus tard, en 1916, à engager Picasso pour Parade. Au Monde de l’art, Alexandre Benois avait prêté attention à l’avant-garde parisienne bien avant Paris. En 1904, le peintre russe Igor Grabar rapporte pour la revue des photographies des œuvres bleues de Picasso et de toiles de Matisse, vues à la Galerie d’Ambroise Vollard à Paris. Ce sont les premiers Picasso jamais reproduits.[182] Le rôle de cette revue fut ainsi très important pour la connaissance de Picasso en Russie avant que Sergueï Chtchoukine ne constitue sa propre collection à Moscou et ne l’ouvre au public en 1912. Néanmoins le rôle de Chtchoukine est déterminant pour les collections russes d’art français contemporain. Ce grand industriel du textile s’intéressait depuis 1900 aux peintres français. Très attentif à ce qui se passait à Paris en 1907, il avait été alerté par le bruit provoqué par Les Demoiselles d’Avignon. Il achète son premier Matisse en 1906 et constitue jusqu’en 1913 une collection incomparable d’œuvres de Monet, de Cézanne, du Douanier-Rousseau, de Gauguin, de Matisse, de Derain et de Picasso. Chtchoukine avait un œil extrêmement sûr et sa compréhension de l’art moderne a probablement été la plus influente sur les artistes russes. Soulignons que c’est chez Chtchoukine que Mikhaïl Larionov, Casimir Malevitch, Vladimir Tatline, entre autres, découvrirent les bouleversements de la peinture à Paris, dont émergea leur « cubo-futurisme ».[183] Sa collection nationalisée en 1918, répartie ensuite entre l’Ermitage et le musée Pouchkine de Moscou, est demeurée pratiquement invisible jusqu’à la brève Exposition à la Maison de la pensée française à Paris en juin 1954, ouverte un an après la mort de Staline. Cette exposition fut « une démonstration des changements apportés par la nouvelle direction de l'URSS et offrit pour la première fois en Occident un choix capital des chefs-d'œuvre de Picasso appartenant aux grands collectionneurs russes Chtchoukine et Morosov » même si les Soviétiques les rapatrièrent une semaine après l'ouverture.[184]

Depuis 1905, sans doute à la suite de la première révolution, écrivains et artistes en quête d’un monde neuf, tentent de trouver d’autres voies comme celles du cubisme et du futurisme. Dès 1909, Mikhaïl Larionov et Nathalie Gontcharova fondent leur propre mouvement, le « rayonnisme », dont le caractère précurseur de l’abstraction est indéniable.[185] En 1912, des artistes signent avec Maïakovski le manifeste La Gifle au public qui consacre l’existence du futurisme russe Boudietlianïé. La guerre n’arrêta que peu ce foisonnement d’idées.[186]

Dans ce contexte artistique particulièrement riche et impatient d'évoluer, la volonté de « réhabiliter le spectacle en tant qu'œuvre d'art, […] de renoncer au trompe-l'œil traditionnel et de faire appel en effet à de véritables créateurs » se fait pressante. Ainsi, « toute une génération s'enthousiasme pour cette entreprise nouvelle : projeter sur la scène les visions jusqu'alors réservées au poète, au peintre. »[187] Animée de ces prérogatives, la compagnie des Ballets russes naît également de l’injonction de deux talents particulièrement sensibles à la richesse inexploitée de l’art russe. Il s’agit de Serge Diaghilev et de Mikhaïl Fokine.

Issu d'une famille de petite noblesse moscovite, Serge Pavlovitch Diaghilev naît en 1872 à Grucyno, dans la province de Novgorod. Dans son enfance, la musique était à l'honneur, grâce notamment à la sœur d'Helena Diaghilev, qui était une amie de Tchaïkovski et de Moussorgski. A 18 ans, Diaghilev part pour Saint-Pétersbourg faire des études de Droit. Il y retrouve son cousin Dimitri (Dima) Filosofov, avec lequel il voyage en Occident et qui l'introduit dans le groupe Mir Iskousstva. Diaghilev tente alors de s'orienter vers une carrière de chant et de composition. Mais Rimski-Korsakov, auquel il présente ses premiers essais, le découragea. Ses premières ambitions déçues, il commença dans le domaine des arts plastiques cette carrière d'animateur dans laquelle il devait faire preuve de génie : découvrir de jeunes créateurs de talent et assurer leur succès aux fins de détruire le mythe d'une Russie culturellement barbare.[188]

Avec ses amis de Mir Iskousstva, Diaghilev élabore « une nouvelle esthétique du spectacle donnant le pas à la synthèse sur l'analyse, à la subjectivité sur l'anonymat » et désire « affirmer le style de l'œuvre, l'atmosphère qu'elle dégage et à laquelle concourent tous ceux qui y collaborent. »[189] Diaghilev décide de développer le talent des artistes et de réunir leur spécificité. Ainsi, il fut le promoteur de l’art russe à l’étranger, passionné par tout ce qu’il pressentait de révolutionnaire dans l’art contemporain. Il était parfaitement conscient de ce que la Russie devait à l’Occident, mais aussi de tout ce que l’Occident ignorait de la Russie. Lors de l’exposition universelle de 1900, le public parisien s’était particulièrement intéressé au folklore du Pavillon russe. En 1905, Diaghilev organise une exposition consacrée aux Portraits historiques russes au Palais de Tauride à Saint-Pétersbourg. Lors du banquet donné pour fêter le succès de l’exposition, Diaghilev déclare : « Nous vivons dans une terrible époque de transition. Nous sommes condamnés à mourir pour ouvrir le chemin de la résurrection d’une nouvelle culture, qui nous prendra ce qui reste de notre sagesse usée. L’histoire et les arts nous le montrent… Nous sommes les témoins d'une époque de bilans, la plus importante de l'histoire, au nom d’une culture nouvelle et inconnue que nous créerons et qui nous balaiera… »[190] Conscient de la situation politique vers laquelle son pays se dirigeait, lucide des priorités sociologiques et artistiques d’une Russie aux prises à une possible révolution, Diaghilev prononce ce discours engagé, manifeste éloquent de sa dernière manifestation importante sur le sol russe. Fort de ce succès, en 1906, il est commissaire général de l’Exposition d’art russe, sous la présidence du Grand Duc Vladimir, au Salon d’Automne à Paris. Cette dernière présente des œuvres de Anisfeld, Bakst, Benois, Grabar, Doboujinski, Korovine, Larionov, Roerich, Somov, Soudeïjine, et d’autres… Alexandre Benois se souvient de l’éclat exceptionnel de l’exposition et des liens qu'elle engendra : « Parmi les nouveaux amis rencontrés grâce à l'exposition figuraient Georges Desvallières, Maurice Denis, Maxime Dethomas, Jacques-Émile Blanche, le comte Robert de Montesquiou, la comtesse Greffulhe ; raffinés, désintéressés, très cultivés, vifs d'esprit, ils nous aidèrent à nous implanter solidement à Paris. »[191] Cette exposition voyage à Berlin et à Venise. En mai 1907, Diaghilev révèle aux Parisiens les plus grands compositeurs russes, Nicolas Rimski-Korsakov, Alexandre Borodine et Modeste Moussorgski, lors de cinq concerts historiques au théâtre de l'Opéra, sous le patronage de la Société des Grandes auditions musicales de la France. Les chefs d’orchestre s’appellent Rimski-Korsakov, Rachmaninov ou Glazounov. Toutefois, le public parisien consacre Fedor Chaliapine, qui chantait pour la première fois à Paris, comme le grand « triomphateur » de ces soirées. Le succès de ces manifestations encourage Diaghilev à présenter à Paris le 19 mai 1908, dans les décors de Alexandre Golovine (1863-1930), l’opéra de Moussorgski, Boris Goudonov, avec Chaliapine dans le rôle principal.[192] Ce spectacle « présentait tout ce que l'avant-garde du théâtre russe s'efforçait d'atteindre depuis des années : l'harmonie entre un art vocal porté à sa perfection et un jeu d'acteurs de très haut niveau, ainsi que l'unité entre le décor, la musique et l'action dramatique. »[193] De ce spectacle mémorable, naquit l’idée des saisons russes et Diaghilev devint le catalyseur de tentatives éparses, dilettante situé au confluent de divers arts.

Le rôle de Mikhaïl Fokine n’est pas à négliger dans l’histoire originelle des Ballets russes.[194] Né à Saint-Pétersbourg en 1880, Fokine entre à l'Ecole de Ballet de Saint-Pétersbourg à l'âge de neuf ans et fait preuve très tôt d'une personnalité originale, imaginant des chorégraphies, publiant un journal, dessinant et peignant. Engagé au Théâtre Mariinski en 1898 où il se sent enfermé dans le classicisme ambiant, il voyage en Russie et à l'étranger, Budapest, Vienne, Paris, l'Italie, la Suisse, avec une troupe constituée par Marius Petipa.[195] Pendant la seconde moitié du XIXème siècle, l’art du ballet avait beaucoup décliné en Occident – notamment l'Ecole de danse de Opéra de Paris - pendant qu’en Russie continuait de prospérer une école vivace au Théâtre Impérial Mariinski à Saint-Pétersbourg, supportée exclusivement par le patronage des Empereurs successifs et fondée par des maîtres de ballet français, particulièrement Marius Petipa (1822-1910), professeur et chorégraphe qui travailla à Saint-Pétersbourg de 1847 à sa mort. Mais par le développement de ses grands succès, le ballet fut pris au piège de conventions qui se démodaient.[196] Toutefois, sous son règne finissant, une nouvelle génération de danseurs talentueux émergea comme Michel Fokine, nommé professeur de l’Ecole Impériale en 1904.

En découvrant l’importance du mouvement dans la danse de la chorégraphe américaine Isadora Duncan (1878-1927), venue à Saint-Pétersbourg, Fokine comprend le bouleversement qu’il peut apporter aux ballets classiques et devient la figure de proue d'une possible rénovation. Il apporte aux Ballets russes un sang nouveau dans le classicisme exsangue de la danse. Au reste, il « milite pour l'expressivité de son art et réagit avec virulence contre la virtuosité gratuite et la routine d'une danse vidée de sa substance. » Sans rejeter l'école classique, « il défend, pour chaque chorégraphie, un style propre, un langage directement issu du sujet traité, à contre-courant des habitudes qui plaquent sur tous les ballets et quel qu'en soit le thème, les mêmes figures virtuoses stéréotypées. »[197] Les désirs de Fokine ne pouvaient que rejoindre ceux de Diaghilev au sein de l'entreprise des Ballets russes.

En 1908, il règne à Paris une atmosphère de forte émulation, et les débuts de la danse moderne ont une certaine résonance ; toutes ces manifestations quelque peu décousues demeurent cependant réservées à l’avant-garde parisienne, et ce que le « grand » public va bientôt découvrir reste malgré tout dans le registre du ballet classique. La danse moderne, quant à elle, devra, pour l’immédiat, aller produire ses surgeons ailleurs, en Allemagne et aux Etats-Unis, où la tradition classique exerce moins de poids. C’est dans ce contexte, après la première de Boris Godounov¸ que Diaghilev entreprend de créer la compagnie des Ballets russes, réunissant les éléments les plus doués, jeunes volontaires du Théâtre Mariinski comme Fokine, pour rénover le ballet classique et l’enrichir de créations plastiques. Leur mot d'ordre est d'associer et de mettre en scène trois éléments fondamentaux : danse, musique, peinture. « De leur équilibre, dépend en effet le succès. » [198] Diaghilev choisit la ville de Paris « comme champ de bataille principal », et « centre de toutes les possibilités théâtrales ».[199]

 

Les premières années des Ballets russes à Paris : premiers succès, premiers scandales

 

Assuré du soutien de la Cour Impériale de Saint-Pétersbourg, Diaghilev réunit autour de lui Fokine, Benois et Bakst pour ouvrir les saisons des Ballets russes à Paris. Mais la défection, au dernier moment, de la subvention officielle, accélère son introduction dans les milieux parisiens les plus à même de les soutenir, comme Gabriel Astruc, éditeur de musique, brasseur d'affaires et imprésario, rejoint par Misia Sert et les grandes fortunes parisiennes Camondo, Deutsch de la Meurthe et H. de Rothschild. Le succès immédiat des premiers spectacles des Ballets russes à Paris, confirmé à Berlin et à Bruxelles, scella la destinée des Russes et des Parisiens. Ainsi, « dans le Paris de l'avant-guerre, ce que Proust appelle "l'efflorescence prodigieuse des ballets russes, révélatrice coup sur coup de Bakst, de Nijinski, de Benois, du génie de Stravinski", transforma les modes et le goût, et marqua pour l'art du ballet, jusque-là figé dans ses règles et ses formules immuables, un tournant décisif. »[200] Paris apparaît comme une ville propice à ce moment-là à l’exposition de l’originalité et à la modernité, laboratoire d’idées, vitrine des nouveautés et passage de talents cosmopolites.

Les premières saisons, les Ballets russes - qui se produisent exclusivement hors de la Russie - sont « russes », c’est-à-dire non seulement les danseurs et les chorégraphes qui y travaillent, mais aussi les musiciens et les décorateurs. En 1911, Diaghilev « jugea le moment venu d'établir sa compagnie sur des bases juridiques stables et fixa son siège officiel à Monte-Carlo. »[201] Si Paris demeure le centre de la création des Ballets russes, de nombreuses tournées sont organisées dès 1910 à Londres – qui après Paris est la ville la plus visitée -, puis à Rome, Berlin, Dresde, Vienne, Budapest, puis en 1913 à Buenos-Aires, Montevideo et Rio.

La première époque des Ballets russes (1909-1914) sacralise aussi le talent de Vaslav Nijinski, jeune danseur d'origine polonaise, né à Kiev en 1890. Fils et petit-fils de danseur, formé à l’école impériale du Théâtre Mariinski par Petipa et Fokine, solitaire et renfermé, il participe à la première tournée des Ballets russes et éblouit les publics de Londres et de Paris dès son apparition en 1909.[202] Nijinski confiera dans son Journal : « J'avais vingt ans. J'avais peur de la vie. Je ne savais pas que j'étais Dieu. […] J'aimais les Ballets russes de toute mon âme, comme un malade, comme un martyr, je souffrais comme un bœuf. »[203] Diaghilev lui confie sa première chorégraphie, pour L'Après-midi d'un faune, créé le 29 mai 1912[204], qui choque par la modernité du propos, l'utilisation d'un nouveau vocabulaire et la sensualité explicitement érotique dégagée par le personnage. L'action et la danse ne font plus qu'un, chaque émotion correspond à un mouvement. Après avoir observé les poses de la Grèce et de l’Egypte antiques au Louvre, Nijinski compose des mouvements inspirés des vases et des fresques, faisant abstraction du langage académique du ballet, désorientant le public qui était loin « d’admettre une véritable remise en question des codes classiques. »[205] La police fut mandée, conservateurs et novateurs s'empoignèrent. Les artistes présents prirent partie pour Nijinski ; Odilon Redon et Auguste Rodin vinrent le féliciter. Il s'agit également de la première commande faite à un compositeur français, Claude Debussy.

Cette première époque trouve son apogée, tant sur le plan artistique que pour sa part de scandale, avec Le Sacre du printemps, créé jour pour jour un an après. Même si la critique eut conscience que l'on tenait là un chef d'œuvre, le public manifesta violemment son opposition, le soir de la première le 29 mai 1913. Ce fut un épouvantable hourvari, des bagarres éclatèrent dans la salle. Tout était pourtant admirable dans ce spectacle : la musique violente et puissante de Stravinski ; la chorégraphie inspirée et intense de Nijinski, les décors et les costumes de Nicolas Roerich, évocateurs de scènes de la Russie païenne. Roerich, également ethnologue, spécialiste du paganisme tribal et des rites chamaniques, poussa le chorégraphe à explorer les rites primitifs et le compositeur à puiser dans les racines archaïques de la Russie. La partition dirigea Nijinski, qui voulut lui rester scrupuleusement fidèle, et lui imposa « les structures rythmiques labyrinthiques », faisant appel à « l'eurythmie », une des principales sources de la danse moderne, prenant à contre-pied les codes classiques.[206] Le public parisien, frappé par la discipline de l’ensemble et l’éclat des premiers rôles, fut choqué et décontenancé par la danse masculine et sensuelle de Nijinski, par l'étrangeté de la musique, par les costumes volontairement primitifs et par la vie intense qui régnait sur le plateau. La levée de boucliers de la salle est restée unique dans les annales du Théâtre des Champs-Élysées. Pour Anna de Noailles, Paul Claudel et Marcel Proust, ce fut une révélation. Si ce ballet reste un chef d'œuvre de modernité et une référence mythique pour l'histoire de la danse, il fut banni par le public, honni par les danseurs de la troupe, ne connaîtra que huit représentations et restera oublié jusqu'en 1955.[207]

Toutefois le tumulte provoqué par l'érotisme de L'Après-midi d'un faune, puis les innovations du Sacre du printemps, profitèrent à la publicité des Ballets russes.[208] Après la dispute avec Nijinski, Diaghilev se mit à la recherche d'un troisième chorégraphe.[209]

La guerre dispersa la première troupe des Ballets pour la deuxième époque (1915-1923). Les Péterbourgeois furent remplacés par des Moscovites, comme le jeune chorégraphe Léonide Massine, remarqué au Bolchoï, nouvel avenir des Ballets russes, et le peintre Mikhaïl Larionov d'esprit plus libre. La Compagnie part pour New York en 1916 et même Nijinski, alors interné en Autriche-Hongrie, est présent face au public américain. Il fallait survivre dans l'Europe en guerre. Diaghilev ne souhaitait pas retourner en Russie, même si Gorki, Chaliapine et Benois, entre autres, lui demandèrent au début de 1917 de revenir à Saint-Pétersbourg pour « prendre en main les affaires artistiques ».[210] Il réussit à faire vivre la troupe grâce à des tournées en Italie et en Espagne. Après trois années d'absence, la création de Parade au Châtelet, signait la mort de la Belle époque, inaugurait l'après-guerre et bouleversait tous les courants esthétiques, aussi modernes qu'ils aient pu paraître jusqu'alors. Tout en continuant de se nourrir du folklore traditionnel des contes russes, Diaghilev adopte des voies nouvelles ouvertes par les phénomènes de rupture dus à la Révolution russe. La danse devient un élément parmi d'autres, Diaghilev trouvant plus facilement, parmi les peintres, les musiciens et les écrivains parisiens, de quoi satisfaire l'insatiable désir de nouveauté, d'étonnement – voire de stupéfaction - de son public.

 

Rencontres mêlées : Picasso et Olga, Parade et l'annonce d'une fulgurante modernité

 

A la fin de l’automne 1915, le compositeur Edgard Varèse présente à Picasso le jeune poète mondain, Jean Cocteau. Ce dernier aspirait plus que tout à être reconnu comme l’un des chefs de l’avant-garde. Après avoir déjà monté avec Diaghilev Le dieu bleu en 1912, il travaille plusieurs mois à un nouveau projet de ballet. L'idée initiale de Cocteau était de « montrer un prestidigitateur chinois, une petite fille américaine, des acrobates essayant d'attirer l'attention des badauds devant un pauvre cirque sur les boulevards parisiens. »[211] Le titre de Parade souhaite rendre hommage au monde du cirque et du music-hall, tout à tour enchanteur et désenchanté, léger et magique, comme l'image d'une contradiction nécessaire de la Guerre qui anéantissait tout espoir de poésie et de création. Quand la Révolution russe sépara la troupe favorite du Tsar de la patrie de Diaghilev, ce dernier accepte le projet de Cocteau, rejoint par deux personnages aussi révolutionnaires que Picasso et Satie. Cocteau fait la connaissance d’Erik Satie et obtient de lui « la promesse d’écrire la musique d’un ballet qui étonnerait le monde entier par son originalité. »[212] Au printemps 1916, il présente Picasso à Serge de Diaghilev et Erik Satie. Soutenu par Cocteau et à l’encontre de l’avis de ses amis cubistes, Picasso commence de travailler pour le ballet Parade. L’histoire est connue. Ce projet est nouveau pour Picasso et il s’y attelle avec énergie et enthousiasme. Même si Picasso n’aime pas voyager, il rejoint la troupe des Ballets russes le 17 février 1917 à Rome, voyage « qui fut d'une importance capitale dans la vie du peintre, non seulement parce qu'il rencontra Olga Khokhlova, qui allait devenir sa femme, mais parce que ce contact, tant avec la vie des danseurs et d'une troupe de théâtre qu'avec l'Antiquité classique, au moment où il procédait à une confrontation entre le cubisme et l'art classique, élargit ses horizons. »[213] Ce voyage eut également pour l’avenir du ballet des conséquences durables et non négligeables dans l'avant-gardisme de la Compagnie.

La troupe, de retour d’Amérique, s’était installée à Rome pour les répétitions. Picasso loge dans le même hôtel que Cocteau, à l'hôtel de Russie (sic !), via del Babuino, entre la Piazza del Popolo et la Piazza di Spagna, et loue un atelier via Marguta, avec vue sur la Villa Médicis. A Rome, il rencontre le pionnier des décors des Ballets russes, Léon Bakst, ainsi que Léonide Massine et Igor Stravinski qui allaient devenir des amis intimes. Il fait aussi la connaissance des danseuses de la Compagnie, dont la belle Olga Khokholva. Cette dernière, fille d'un colonel russe, née à Niezin en Ukraine en 1891, choisit de devenir danseuse, contre l'avis de son père. Séduite par l'éclat et le succès de la Compagnie de Diaghilev, elle entre aux Ballets russes en 1912. Elle joue son premier rôle dans Les Ménines en août 1916 à San Sebastian, sans être « prima ballerina ». Quand Picasso commence à lui faire la cour, Diaghilev le met en garde : « Une Russe, on l’épouse ». Dans son atelier, Picasso exécute la maquette du décor de Parade, des dessins des danseuses et de ses nouveaux compagnons, Diaghilev, Massine, Bakst, Stravinski, le chef d'orchestre suisse Ernest Ansermet et Cocteau. Une suite de trois dessins, datant du printemps 1917, représente Picasso séduisant Olga.[214] Il visite tous les musées avec Stravinski. Comme le souligne Pierre Daix, « ce voyage italien tombait fort à propos dans la révision du classicisme que Picasso entamait alors ». De voir les lieux dont s'étaient inspiré Poussin, Ingres ou Corot, de voir mieux que jamais Raphaël et les grands maîtres italiens, a profondément nourri sa mémoire. De plus, Pierre Daix ajoute qu'il « est remarquable, et très révélateur de ses réactions, qu'à Rome, il ait peint sur le mode cubiste et que ce soit bien plus tard que les souvenirs classiques ont joué leur rôle, le temps de la décantation et de la réflexion. »[215]

Après avoir passé un mois à Rome, fait une escapade à Naples avec Olga et à Pompéi avec Stravinski, visité quelques jours Florence et Milan, Picasso rentre à Montrouge. Le trio Cocteau, Satie et Picasso rencontre de nombreux heurts.[216] A l'argument initial de Cocteau, Picasso ajoute la présence de deux managers, qu'il voulait féroces, vulgaires et provocateurs. Contrairement à ce qui fut longtemps dit, Picasso peint le rideau du ballet à son retour à Paris, dans son atelier à Montparnasse[217], avec l'aide du peintre Carlo Socrate.

Pablo Picasso et Olga Khokhlova se retrouvent à Paris pour la première de Parade, le 18 mai 1917, au Théâtre du Châtelet. A l’apparition du grand rideau de Parade, accompagné de la sombre musique de Satie, ce fut un soupir de plaisir et de soulagement. Le public, qui s’attendait à être insulté, fut au contraire surpris de voir qu’il pouvait comprendre ce que l’inventeur du cubisme lui présentait. L'action de Parade se situe dans la rue. La composition du rideau, indirectement cubiste, doit sa principale inspiration à l’art populaire de l’affiche de cirque[218], réunissant des personnages déjà peints dans des œuvres antérieures. Le rideau de Picasso présente une composition avec un groupe de forains « qui compte parmi les plus tendres, les plus romantiques et les plus évocatrices de son œuvre. »[219] Toutefois, devant le rideau se dressaient les managers, étranges personnages de trois mètres de haut, en costumes cubistes. Vus de face, ils se présentaient comme des être humains, et vus de dos, ils devenaient des éléments cubistes du décor en composant les fragments d'une ville américaine. L'entrée du manager de New York stupéfia : affublé de « bottes de cow-boy, son dos hérissé de morceaux de gratte-ciel traités avec les dénivellations et les contrastes de plans cubistes, il tenait un mégaphone d'une main et de l'autre un panneau sur lequel était inscrit le mot "Parade". »[220] Les costumes des autres danseurs, comme celui du prestidigitateur chinois ou de l'Américaine, contrastaient par leur élégance avec les managers inhumains et robotisés. Le décor et les costumes de Picasso mêlent le théâtre, le cirque, la démesure de la vie quotidienne et la déstructuration urbaine afin d'exposer la mise en abyme du théâtre dans le théâtre, du cirque au sein d'une ville américaine. La musique de Satie, après l’ouverture, s’enrichit de sons inédits, comme les bruits de dynamos, de sirènes, de machines à écrire, qui créèrent un ensemble assourdissant le public. Pendant le silence entre les mouvements musicaux, « les danseurs gesticulaient férocement tout en créant un bruit rythmique avec les trépignements de leurs pieds. »[221] L'argument du ballet, souligné par la composition de la partition de Satie, exposait exclusivement le prélude d'un spectacle de cirque, détournant l'ordre intrinsèque du théâtre.

Le programme du ballet rédigé par Guillaume Apollinaire, célèbre l'esprit nouveau, drogue inconnue qui résistait à l'analyse et à la critique. Apollinaire observe la modernité de ce ballet en utilisant pour la première fois, le terme de « sur-réalisme », « point de départ d'une série de manifestations de cet esprit Nouveau qui, trouvant aujourd'hui l'occasion de se montrer, ne manquera pas de séduire l'élite et se promet de modifier de fond en comble les arts et les mœurs. »[222] Mais la transposition cubiste de la vie moderne mise en scène choqua profondément le public qui se sentit insulté. Le scandale fut immédiat ; la musique objective de Satie dans un style marqué par l'autodérision s'imposait comme un élément de décor plutôt qu'un objet esthétique musical, accompagné des danses et mimiques orchestrées par Léonide Massine ; les costumes des managers affirmaient un cubisme réaliste et dénué de sentiments, détonnant volontairement avec le lyrisme illusoire du rideau de Picasso. A la fin du ballet, la colère de la salle éclata. Cocteau se souvient que, sans la présence d'Apollinaire, « son uniforme, son crâne rasé, la tempe marquée d'une cicatrice et le bandage qui entourait sa tête, des femmes armées d'épingles à cheveux nous eussent crevé les yeux. »[223] L'intelligentsia parisienne crut avoir été victime d'un canular et les cris de « Sales Boches », « Embusqués ! À Berlin ! Métèques » furent lancés à l'attention de la troupe. Le lendemain de la première, « Cocteau, Satie et Picasso furent surnommés "les trois boches". »[224] Paris fut affolé par Parade ; l'électrochoc se situe autant sur un terrain politique qu'esthétique, social et moral. De fait, le combat artistique du ballet semble souvent être passé au second plan dans la révolution de Parade, contrairement au scandale social qui resta d'actualité et s'amplifia. Lorsque Diaghilev le présenta à Barcelone, le 10 novembre suivant, ce fut un échec.[225] La carrière de Parade fut semblable à une comète, se limitant à quelques représentations. Il est difficile aujourd'hui de comprendre la violence du public parisien, car Parade était un divertissement, une parodie pleine de gaieté, dotée, selon Stravinski, « d'une impression de fraîcheur, d'une authentique originalité ». Cependant, l'auditoire fut rebuté par ce « parfum de modernisme », qu'il jugea violent et déplacé. Comme l’avait désiré Cocteau, les détracteurs du Sacre du printemps et les protestataires des Salons cubistes se trouvèrent réunis, face à un seul et même défi, celui de la modernité.[226] Aussi Apollinaire écrivait-il dans son programme : « En somme, Parade renversera les idées de pas mal de spectateurs. Ils seront surpris certes, mais de la plus agréable façon et, charmés, ils apprendront à connaître toute la grâce des mouvements modernes dont ils ne s'étaient jamais doutés. »[227]

Plutôt amusé par la réaction du public parisien, fier d'avoir été l'un des provocateurs et des créateurs de Parade, Picasso trouva dans ce scandale la confirmation de l'existence d'un nouveau théâtre et du langage cubiste en mouvement. Et puis, amoureux d'Olga, il l’avait suivie avec la troupe à Barcelone, la présenta aux siens. Sa production pendant ce séjour est riche, tant ses compositions cubistes que son approfondissement d'un nouveau type de portrait, comme celui d' « Olga à la mantille ». Il exécute également de beaux dessins de corrida, témoins de son retour à ses origines. Afin de rester avec Picasso à Barcelone, Olga donne sa démission au moment où les Ballets russes partent pour l’Amérique du Sud. De retour à Paris, à l'automne 1917, Picasso consacre la beauté d'Olga dans deux portraits, Olga Khokhlova et Portrait d’Olga dans un fauteuil, la plongeant dans une attitude pensive ou lui conférant l'immobilité de l'éternité. Ils se marient le 12 juillet 1918 à l’église orthodoxe russe de la rue Daru. Les témoins sont Jean Cocteau, Max Jacob et Guillaume Apollinaire. C’est le début de leur histoire amoureuse et tumultueuse ; également le début de la collaboration du peintre comme décorateur des Ballets russes auxquels Picasso restera fidèle jusqu’en 1924. De son côté, Olga Khokhlova après avoir quitté la troupe de Diaghilev, continua à fréquenter ses amis russes et n'abandonna pas la danse, même si sa rencontre avec Picasso mit fin à sa carrière professionnelle.

En définitive, Parade mit en évidence l'interaction entre l’acteur et le décor, problème crucial de la mise en scène, obtenue par un renversement des valeurs, le décor s’animant aux dépens des acteurs. Parade consacre aussi le génie intuitif de Diaghilev qui choisit de réunir autour d’un ballet les plus grands noms de l’art contemporain, et marque un tournant important dans l’histoire des Ballets russes « déslavisés » et devenus les représentants de l’avant-garde internationale.[228] Avec ce nouveau scandale, Diaghilev renouvelle l'effet de surprise des premiers spectacles en présentant, dans une atmosphère particulièrement tendue par la guerre, un ballet riche de conséquences pour l'évolution de l'art et en révélant au grand public le cubisme exprimé par les éléments de décor de la ville de New York. Au reste, « à la modernité de la réunion des avant-gardes picturale, musicale et chorégraphique répond celle de la vision d'un monde métamorphosé, bruyant, désaccordé, incohérent. »[229] Mais Parade fut un échec public et quand Diaghilev eut quelque velléité de le reprendre[230], Picasso refusa d'y retoucher ou de refaire le célèbre rideau. Les autres ballets de la saison parurent bien charmants et confortables.[231]

 

Les autres créations de Picasso pour les Ballets russes

 

En 1918, aucun nouveau spectacle ne figura au programme, puis la Compagnie de Diaghilev se rend à Londres. Leurs spectacles montés à l'Alhambra Theater de Leicester Square rencontrent un public enthousiaste en 1919. Diaghilev sollicite André Derain pour la création des décors et costumes de son ballet comique La Boutique fantasque (The Fantastic Toy Shop), joué à partir du 5 juin 1919. Puis, il fait à nouveau appel à Picasso pour le ballet en un acte Le Tricorne, sur une musique de Manuel de Falla, composée pour la pantomime de Martinez-Sierra, et dirigée par Ernest Ansermet. Le livret revient à Diaghilev, d’après le célèbre roman de Pedro Antonio de Alarcón, El Sombrero de Tres Picos (Le Chapeau tricorne), la chorégraphie à Léonide Massine, et le rideau, les décors et les costumes, à Picasso. Diaghilev souhaitait rendre hommage à l'Espagne qui l'avait accueilli pendant les années difficiles. Dès mai 1919, Picasso s'installa à Londres pour exécuter les décors. Le Tricorne, créé le 22 juillet 1919, à l’Alhambra Theater de Londres, remporte dès la première un vif succès. La réussite de ce ballet est assurée par un accord parfait entre la musique, les décors et la chorégraphie qui exaltaient l'Espagne. Pour le rideau, Picasso choisit d'emblée la thématique de la corrida, inépuisable chez lui et obsessionnelle, même si ce sujet est « absent de l'argument tiré de la pièce d'Alarcón. » De plus, « le chorégraphe du ballet, Léonide Massine, également grand amateur de la chose […] transposa l'affrontement final des deux rivaux de la farce, le meunier et le gouverneur, en un pas de deux réglé comme un duel tauromachique. »[232] Si le schéma général du rideau reprend celui de Parade, il ne reste guère de trace de cubisme dans cette composition plus académique, susceptible de plaire à un vaste public. Les costumes aux contrastes acides des verts, des roses, de l’écarlate et du noir vibraient de l’atmosphère andalouse. Le prestige des grands danseurs et les scandales précédants attirèrent tant l’aristocratie que les intellectuels londoniens. Picasso fut invité dans des réceptions mondaines, ce qui enchanta Olga Khokhlova. Elle réapparaît dans les dessins de 1919, dont celui Le Salon d'Olga qui la montre aux côtés de Cocteau, de Satie et du critique anglais, Clive Bell, beau-frère de Virginia Woolf. En s'installant rue La Boétie, elle désirait éloigner son mari de la bohème de Montmartre ou de Montparnasse.

En 1920, Picasso crée le rideau, les décors et costumes de Pulcinella, ballet avec chants en un tableau, composé par Igor Stravinski d’après Pergolèse. Le livret de Diaghilev s’inspire d’un manuscrit italien de 1700 découvert par lui à Naples en 1917 ; la chorégraphie est de Léonide Massine. Stravinski est heureux de travailler avec Picasso, en souvenir de leurs promenades italiennes du temps de Parade. Mais Diaghilev critique tant la musique que les décors, voulant s'en tenir à un style strictement de la Commedia dell'arte. Malgré leurs différends, la première, le 15 mai 1920 au Théâtre de l’Opéra de Paris sous la direction d’Ernest Ansermet, est un succès. S'inspirant de la scène napolitaine, le décor était simple, composé d'un faux proscenium qui s'ouvrait sur une longue perspective flanquée d'arcades donnant sur un port et sur le Vésuve en arrière-plan. Les costumes blancs et les masques noirs des polichinelles, la jupe rouge de Pimpinella se détachaient sur la toile de fond, laissant toute liberté au talent de mime de Léonide Massine.[233] Picasso a déclaré, que « de tous les décors réalisés pour des ballets, c'est celui de Pulcinella qui correspondait le plus » à son « goût personnel »."[234]

L'Espagne est encore à l’honneur avec un ballet improvisé par Diaghilev, Cuadro Flamenco, une suite de danses andalouses arrangées par Manuel de Falla. Après le départ de Massine licencié par Diaghilev, ce dernier part pour Madrid accompagné de Stravinski et d'un jeune poète russe Boris Kochno[235], puis ils séjournent à Séville. Ils découvrent une troupe d'artistes flamenco dont une très belle danseuse, que Diaghilev baptise Maria Dalbaicin. Même si Stravinski perçoit « entre la musique populaire de l'Espagne, surtout la musique andalouse, et celle de la Russie […] une affinité profonde qui tient sans doute à de communes origines orientales », il refuse d’arranger cette musique traditionnelle. Diaghilev choisit alors de présenter un spectacle authentiquement espagnol plaçant les guitaristes sur scène. Après avoir demandé à Juan Gris, les décors et costumes sont confiés à Picasso, songeant que les décors initialement prévus pour Pulcinella pourraient convenir.[236] Picasso remania le rideau de scène, présentant la fausse scène de théâtre en l'entourant de loges où se trouvaient de petits personnages souriants. L'effet du romantisme andalou et vivace créait une atmosphère propice aux danseurs, placés en demi-cercle sur la scène pendant tout le spectacle. Ce ballet, qui n'en était pas un, mais plutôt un interlude de chants et de danses donnés par dix artistes andalous, fut créé le 17 mai 1921 au Théâtre de la Gaîté-Lyrique à Paris, bien accueilli par le public.

Le 8 juin 1922, au Théâtre de l'Opéra de Paris, Diaghilev reprend L’Après-midi d’un faune, avec un nouveau rideau de fond peint par Picasso. Les costumes originels de Léon Bakst sont gardés. Lorsque ce ballet avait été créé le 29 mai 1912 au Théâtre du Châtelet à Paris, Olga Khokhlova, danseuse, était une des nymphes.

La dernière collaboration de Picasso pour les Ballets russes a lieu en 1924. Il s'agit de l'opérette dansée en un acte, Le Train bleu, sur une musique de Darius Milhaud, un argument de Jean Cocteau, la chorégraphie de Bronislava Nijinska, des décors de Henri Laurens, le rideau de scène de Picasso et les costumes de Coco Chanel. Ce ballet « pétulant et sportif » est créé le 20 juin 1924 au Théâtre des Champs-Élysées à Paris. L'arrivée de Bronislava Nijinska, sœur de Nijinski, marque l'avènement d'un nouveau style chorégraphique, avec des effets de groupe et un sens original du mouvement. Pour le rideau, Picasso choisit d'agrandir vingt-cinq fois la petite toile sur bois La Course de 1922, portant magistralement les déformations du corps de deux femmes courant sur une plage, aux prises à une impression de vitesse et de fougue.[237] Le sujet frivole et gai de Cocteau, traité par Milhaud dans le style d'Offenbach, dans un décor architectural, suscita des représentations sans incident.

Au printemps 1924, Picasso travailla aussi pour le rideau, constructions scéniques et costumes de Mercure, ballet en trois tableaux sur une musique d’Erik Satie, dont le sujet et la chorégraphie étaient de Léonide Massine. Séparé de Diaghilev, Massine montait un ballet commandité par le comte Etienne de Beaumont pour les célèbres Soirées de Paris. La nouvelle association de Satie et Picasso donna lieu à ce ballet, le plus étrange et le plus original depuis Parade. Picasso créa un univers étonnant et fantaisiste, inspiré de Francis Picabia et Marcel Duchamp, constitué de praticables, de toiles découpées et peintes en blanc et gris pâle. La virtuosité calligraphique de Picasso était à son apogée, décrivant les tableaux burlesques et les effets scéniques de cette satire des dieux grecs. Essentiellement une création de Picasso, ce ballet créé le 15 juin 1924 au Théâtre de la Cigale est sifflé par la salle. Les surréalistes firent du chahut, non pour juger le spectacle lui-même, mais pour dénoncer le bénéfice de la soirée du comte de Beaumont au profit de l'aristocratie internationale, notamment des réfugiés russes. De fait, Breton et ses amis écrivent un Hommage à Picasso pour « témoigner de [leur] profonde et totale admiration pou Picasso qui, au mépris des consécrations, n'a jamais cessé de créer l'inquiétude moderne et d'en fournir l'expression la plus haute. »[238] Diaghilev, dans la salle, fut très enthousiaste et reprit ce ballet en 1927 dans la programmation des Ballets russes. Mais Mercure ne rencontra que l'incompréhension du public et fut un échec, même si le talent de Picasso fut salué par la critique.

Le travail de Picasso pour les Ballets russes fut d'une extrême importance pour lui, non seulement pour le changement de milieu, qui, outre sa femme, lui fit connaître Stravinski, qui lui ouvrit de nouvelles perspectives sur l'avant-garde, mais surtout pour ce qu'il apprit sur les interactions entre les décors et les mouvements des costumes des danseurs. Comme le raconte Douglas Cooper, « pendant que Picasso travaillait à ces différents spectacles, il était constamment présent, soit au théâtre à regarder les répétitions ou à assister aux représentations, soit dans les salles où les danseurs faisaient leurs exercices. Cette ambiance de théâtre le fascinait. Toujours, il avait un carnet à la main, et Diaghilev et ses Ballets russes ont trouvé leur plus noble mémorial dans les centaines de splendides dessins de danseurs que Picasso a faits. »[239]

 

Les dernières années, la postérité des Ballets russes, en guise de conclusion

 

La troisième et dernière époque des Ballets russes (1924-1929) est marquée par le retour de Massine et l'arrivée de Georges Balanchine (1904-1983). Ce nouveau chorégraphe, né en Géorgie et formé à l'école du Mariinski, avait quitté la Russie en 1924. Engagé aux Ballets russes, il s'impose avec La Chatte en 1927 sur une musique d'Henri Sauguet, où l'on peut remarquer le jeune Serge Lifar. Nous pouvons relever notamment deux ultimes chefs d'œuvre des Ballets russes, Apollon musagète en 1928, qui sonne un retour à l'ordre classique, et Le fils prodigue, en 1929, qui ouvre les formes à l'expressionnisme. L’activité des Ballets russes pendant ses dernières années donne lieu à l’interprétation d'œuvres les plus modernes et les plus diverses présentant un retour à la tradition, ou l'éclatement du surréalisme, du constructivisme et de l'expressionnisme, et par des spectacles d'une veine plus comique, empruntant au Music-Hall et aux courants des années folles.

Les vingt années d’activité des Ballets russes bouleversèrent la conception même du spectacle. L’importance que Diaghilev donna au ballet, envisagé comme la synthèse de tous les arts, suscita la formation de troupes rivales, comme les Ballets suédois. Après la mort de Diaghilev, la relève fut prise par les Ballets russes de Monte-Carlo, qui se posèrent en héritiers du maître et tentèrent de renouveler ses expériences. Le colonel Wladimir de Basil et René Blum, soutenant Georges Balanchine et Léonide Massine, déconcertent le public en 1933 en présentant, dans le décor surréaliste d’André Masson, Présages, danse sur la 5e symphonie de Tchaïkovski. En 1939, Massine monte L’étrange farandole sur une musique de Chostakovitch, dans des décors d'Henri Matisse. Pendant les vingt-cinq années où Serge Lifar (1905-1986) s’imposa à l’Opéra de Paris, les ballets se ressentirent, par son intermédiaire, du style de Diaghilev.[240]

La qualité, la modernité et le talent qu'avaient su présenter les Ballets russes, continuèrent ainsi de résonner, alors que Diaghilev était mort à Venise en 1929, alors que Léon Bakst s’en était allé en 1924, laissant ces merveilleux dessins de décors et des costumes colorés et enchanteurs, alors que Nijinski était devenu fou, depuis qu’il ne dansait plus, et pendant que l’Europe se préparait à l’étreinte nazie et à la sauvagerie de la guerre qui toucherait profondément Saint-Pétersbourg et Paris, la Russie et la France, qui connurent de ce fait, de longues années d’errance et de séparations.

Ces années 1908-1929 appartiennent aussi à ces années de licence, de légèreté et de passions, comme des souvenirs édéniques, irrésolus et menacés par les années sombres qui se préparaient. Le titre même de Parade manifeste le passage de talents cosmopolites et rend compte de l'alliance des traditions russes et de la vision avant-gardiste de Diaghilev, comme un miroir singulier de la ville de Paris. L'aventure des Ballets russes est aussi une aventure sociale voulue par Diaghilev et ses collaborateurs, comme Picasso, qui imposèrent une nouvelle conception du théâtre, en expérimentant le langage pictural en mouvement, dénoncé comme une provocation par le public. Ils voulaient donner au divertissement du ballet l'idéologie d'un « art complet », alliant la peinture, la danse et la musique. Si Parade demeure le temps bref d'alliances révolutionnaires, Picasso trouva dans ses créations pour les Ballets russes la possibilité de vérifier la validité du langage de son cubisme synthétique en mouvement et la liberté de saisir les attitudes et l'expression du corps humain en action. Prima ballerina aux Ballets russes, Tamar Karsavina écrit dans ses souvenirs : « Picasso garde seul le sens du trait précis, fort et délicat, qui semblait perdu depuis Ingres. À ses qualités de peintre, Picasso joint un sens complet du théâtre et de ses exigences. »[241] Si Picasso influença le ballet, le ballet exerça également sur lui une influence durable, notamment sur sa sculpture.

Les années heureuses du couple Olga / Picasso furent de courte durée. Après la naissance de leur fils Paulo en 1921, leurs relations s'envenimèrent jusqu'à leur séparation effective en 1936. Refusant le divorce, enfermée dans une jalousie solitaire et mélancolique, Olga née Khokhlova devait finir ses jours en clinique et mourut en 1955, avec, à ses côtés, le seul Paulo.

Comme le spectacle sur scène engendrait un scandale ou un succès au sein de l’auditoire à Paris, à Londres, à Barcelone, l’image même des Ballets russes devint un langage universel, libéré des clivages géographiques, offrant une diversité de la représentation de la ville et de ses créations aux reflets dorés et enchanteurs. Si les soirées des Ballets russes ne laissèrent aucun auditoire indifférent, il faut aussi souligner la modernité politique de ses créateurs qui revendiquèrent comme patrie la scène de théâtre et non leur pays d'origine. Au reste, le nom des artistes russes de cette aventure furent longtemps bannis des ouvrages officiels en URSS.

Tel un foisonnement d'idées et de talents, les Ballets russes assurèrent pendant vingt ans un lien indéfectible entre la Russie et la France, entre des hommes et femmes artistes, entre des artistes et un public, qui continua profondément d'inspirer et d'influencer la danse, le spectacle, la peinture et la musique, unissant le destin de nos deux pays.


 

 

 

 

 

Écoutons nos deux figures amies…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jeanne d’Arc

 

Vous, Anglais, qui n’avez aucun droit sur ce royaume de France, le Roi des Cieux vous ordonne et mande par moi, Jeanne la Pucelle, que vous quittiez vos forteresses et retourniez dans votre pays ou sinon je vous ferai tel hahay dont sera perpétuelle mémoire. Voilà ce que je vous écris pour la troisième et dernière fois et n’écrirai pas davantage. Signé Jésus-Maria, Jeanne la Pucelle.

 

 

 

 

 

 

Charles Péguy

 

Ce conseil, qu'elle avait, qui était comme la conséquence, comme la suite naturelle de l'ordre, de la vocation, comme la suite naturelle, surnaturelle naturelle, venant des mêmes voix, porté par le même ministère, ce conseil qu'elle eut, qu'elle avait, presque familièrement pour ainsi dire, à son usage comme la prière quotidienne, ce conseil usager comme la prière du matin et du soir elle le (re)demanda souvent. Des secours surnaturels de guerre directs, physiques, une assistance de guerre, des troupes surnaturelles de guerre qu'elle n'avait pas, elle ne les demanda jamais. On voit même très bien par les textes que l'idée ne lui serait pas venue un seul instant de les demander.

 



[1] S.Obolenski, .Jeanne, Pucelle de Dieu, Paris, 1988 (en russe).

[2] Elle affirme, par exemple, d’avoir fait à ses „voix“ le serment de garder sa virginité la première fois qu’elle les a vues.

[3] Régine Pernoud, Vie et Mort de Jeanne d’Arc, Paris, Hachette, 1954, p.84.

[4] Georges et Andrée Duby, Les procès de Jeanne d’Arc, Paris, Gallimard, 1973, pp.56-57.

[5] Régine Pernoud, Vie et Mort de Jeanne d’Arc , P., 1954, p. 149.

[6] Ibid., p. 92.

[7] Ibid., p.137.

[8] Ibid., p.112.

[9] Ibid., pp.170-171.

[10] Ibid.,p.137.

[11] Ibid., p. 142. 

[12] Ibid., p. 183.

[13] Ibid., p. 183.

[14] Ibid., p. 147.

[15] Ibid., p. 179.

[16] Ibid., p. 179.

[17] Ibid., p. 150.

[18] Ibid., p. 132.

[19] Ibid., pp. 165-166.

[20] V.N.Toporov :“Pétersbourg et „le texte de Pétersbourg“ de la littérature russe : (Introduction au sujet)“ // Annales scientifiques de l’Université d’Etat de Tartu. N° 664 : Sémiotique de la ville et de sa culture. Tartu, 1984, p.15. (Mandelstam est né à Varsovie et mort en camp, Blok et Vaguinov sont nés et morts à Saint-Pétersbourg. NDT).

21 N.N.Antsiferov : La ville inaccessible;..Léningrad, 1991, p.103

22V.N.Toporov, « Pétersbourg et “le texte de Pétersbourg“ » ; (Introduction au sujet) // Mythe.Rituel.Symbole.Image :Recherches en mythopoétique. Moscou 1985, p.263. Notons que deux autres villes, associées, selon L.Salmon, à Pétersbourg séduisent également les écrivains qui lui sont étrangers : Venise et Prague. Comme Pétersbourg, ces villes « au niveau phénoménal sont belles, au niveau nouménal, démoniques » (L.Salmon : « Pétersbourg et "das Unheimliche" : aux sources du mythe négatif de la ville » // Le phénomène de Pétersbourg : Actes du deuxième Congrès international. 27-30 novembre 2000. Musée Pouchkine. SPb, 2001, p.25). L.Salmon remarque “le sentiment ambivalent d’attirance qu’éprouve J.Brodsky pour Venise (ibid., p.25), à laquelle il consacre les Fondamenta degli incurabili, et la description unique du mythe négatif de Prague dans le livre Praga magica du poète italien A.M.Ripellino. Si les villes de ce genre sont attirantes, c’est peut-être en raison de leur caractère dramatique et de la profondeur des émotions qu’elles suscitent : « Piter a une aptitude extraordinaire à gâter en l’homme tout ce qui est saint et à mettre au jour tout ce qui est caché en lui. Ce n’est qu’à Piter que l’homme peut se connaître, s’il est homme, demi-homme ou bête brute : s’il y souffre, il est homme ; si Piter lui plaît, il sera ou riche ou un actif conseiller d’état » (V.G.Biélinski, Œuvres complètes, t.XI, Moscou, 1956, p.418)

 

[23] Un encadrement original de cette période historique est assuré par deux légendes diamétralement oppoéses : la ville a été miraculeusement forgée dans l’air par Pierre, et ce n’est qu’ensuite qu’elle s’est posée sur le sol marécageux ; elle finira par disparaître dans l’air et se transformera en fumée, c’est-à-dire en rien. Voir I.M.Lotman, La Symbolique de Pétersbourg et les problèmes de la sémiotique de la ville // Annales historiques de l’Université d’Etat de Tartu. N° 664, p.37

[24] Antsiferov, op.cit., p.58-59

[25] N.Ivanova estime que c’est justement dans cette antithèse pouchkinienne – „ville de luxe, ville de misère“ - que repose la tension dramatique qui est constamment présente dans toutes les représentations poétiques de Pétersbourg. Voir  N.B.Ivanova, « Ut pictura poesis » : (Couleurs de Petropolis dans la description poétique)// Le phénomène de Pétersbourg, op.cit., p.159

[26] N. Antsiferov commente très précisément ces vers :“Qui est-ce? On ne sait. Ainsi  parle-t-on de ce dont on ne peut prononcer le nom en vain (…) devant nous l’image de l’Esprit qui crée à partir du néant. Les anciennes religions nous ont légué des mythes sur la fondation merveilleuse des villes saintes, créées d’un seul coup, entièrement, en un seul jour, pour exister éternellement. (…) La tradition païenne qui célèbre la naissance de la Ville Eternelle (les Palilia) est encore vivante aujourd’hui. Et toute ville a honoré son fondateur à l’égal d’un dieu. Pour Athènes, c’est Thésée, pour Rome, c’est Romulus » (Ville inaccessible, op.cit., p.61) C’est ainsi que peu à peu naît l’image de Pétersbourg « paradis créé de main d’homme », qui répond à la légende selon laquelle Paris se serait d’abord appelé « Paradis », le nom moderne résultant d’une abréviation commode.

[27] Voir par exemple dans les Notes sur Pétersbourg de 1836 de Gogol : « (La ville de) Moscou est une vieille casanière  (…) Pétersbourg est un luron (…) Pétersbourg court de tous les côtés (…) Moscou  dort la nuit (…) (La ville de ) Moscou est de sexe féminin, Pétersbourg est masculin… »  (en russe, Moscou – Москва est de genre féminin,  Pétersbourg-Петербург de genre masculin. NDT)

[28] N.Antsiferov, op.cit., p.65

[29] N.Ivanova, op.cit., p.159-160

[30] ibid., p.158; N.V.Serov, Le chromatisme antique. SPb, 1995, p.391

[31] N.Antsiferov, op.cit., p.147. En faisant constamment référence au plus haut principe féminin, la Mère de Dieu, Blok se rapproche de Péguy.

[32] Notons que l’image de Pétersbourg et de Moscou dans la poésie russe était traditionnellement dotée de « traits de genre » ( cf.  le genre grammatical de leur nom), mais dans ce couple les traits féminins sont plus typiques de la « matouchka Moskva », et l’austérité de Pétersbourg appelle davantage des traits masculins.

[33] Maximilien Volochine, Putnik po vselennym , Moscou, 1990, p. 33.

[34] Maximilien Volochine, Izbrannyje stikhotvorenija, Moscou, 1988, p.135.

[35] “Notre-Dame de Reims”  dans la traduction de Jean-Louis Backès dans Le Porche №10, juillet 2002, p. 13.

[36] Charles Péguy, La Tapisserie de Notre-Dame, “Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres”, dans  Œuvres poétiques complètes, Gallimard, 1975, p. 896.

[37] Charles Péguy, Ibid., p. 898.

[38] Charles Péguy, Œuvres en prose complètes, II, Gallimard, 1988, p. 740. 

[39] Maximilien Volochine, Ibid., p. 135-136.

[40] Charles Péguy, Œuvres poétiques complètes, Gallimard, 1975, p. 898.

[41] Maximilien Volochine, Ibid., p. 76.

[42] Ibid., p. 83.

[43] Nikolaï Goumilev, Stikhotvorenija i poemy, Leningrad, 1988, p. 232.

[44] Maximilien Volochine, Izbrannyje stikhotvorenija, Moscou, 1988, p. 55.

[45] Maximilien Volochine, Stikhotvorenija, Moscou, 1989, p. 82.

[46] Emile Zola, Le Rêve dans Les Rougon-Macquart , t.IV, Gallimard, 1966, p. 988.

[47] Charles Péguy, Œuvres poétiques complètes, Gallimard, 1975, p. 903.

[48] Charles Péguy, Ibid., p.921.

[49] Maximilien Volochine, Izbrannyje stikhotvorenija, M., 1988, p. 55-56.

[50] Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Paris, 1961, p. 107.

[51] Maximilien Volochine, Stikhotvorenija, M., 1989, p. 340.

[52] Ljubov Belozerskaja (1898-1987) - deuxième femme de l’écrivain russe M. A. Boulgakov. Ses mémoires sur Volochine datent de 1968.

[53] Vospominanija o Maximiliane Volochine, sost. V. P. Koupcenko, Z. D.Davydov, M, 1990, p. 531.

[54] Marina Tsvetaieva, De vie à vie, Paris, 1991, p. 84

[55] Anna Ostroumova-Lebedeva (1871-1955), femme-peintre russe. Ses mémoires sur les jours  passés à Koktebel chez Volochine datent de 1945.

[56] Ibid., p. 520.

[57] Moissej Altman (1896-1986) - philologue, critique littéraire russe.

[58] Maximilien Volochine, “La maison du poète” dans Izbrannoje, Minsk, 1993.

[59] Maximilien Volochine, Stikhotvorenija, M., 1989, p. 342.

[60] Ibid., p. 521.

[61] Maximilien Volochine, Stikhotvorenija, Moscou, 1989, p.83.

[62] Charles Péguy, Op. cit., p. 1401.

[63] Ibid., p. 1403.

[64] Maximilien Volochine, Stikhotvorenija, Moscou, p. 344 -345.

[65] Charles Péguy, Ibid., p. 919.

[66] Ibid., 1400.

[67] Ibid., 1401.

[68] Ibid., p. 1402.

[69] Ibid.

[70] Maximilien Volochine, Stikhotvorenija, Moscou, 1989, p. 136.

[71] «Notre-Dame de Reims» de Volochine dans la traduction de Jean-Louis Backès dans Le Porche № 10, juillet 2002, p. 15. 

[72] Charles Péguy, Ibid., p.405.

[73] Maximilien Volochine, Avtobiograficeskaja proza, M., 1991, p. 158.

[74] Article de Volochine sur Péguy dans la traduction d’Yves Avril, publié dans le Porche, № 8, Orléans, 2001, p. 113.

[75] Feuillets d’Hypnos , Poésie Gallimard, 1962, édition de 1967, p. 113.

[76] Savant naturaliste, conscient de ce que les progrès de l’histoire naturelle doivent à la collecte des spécimens., voir Naissance et affirmation d’une culture nationale, La France de 1815 à 1880, Fr. Mélonio, Editions du Seuil, 1998, nouvelle édition Points Seuil 2001, p. 150-151.

[77] Contemporain d’Arcisse de Caumont, et des « antiquaires » comme Du Sommerard, Hugo  a aussi la capacité de réinventer un passé imaginaire, à partir de documents, de fragments documentaires. Pour Hugo, le passé en tout cas est un lieu de départ pour l’imaginaire, ses maisons sont des évocations assez inventives de ce passé. Quand il accompagne Nodier au sacre de Charles X à Reims, il écrit aussi dans son ode une « guerre aux démolisseurs », proche des idées de l’abbé Grégoire (Hugo ne se situe pas alors clairement pourtant du côté des royalistes). Il s’enthousiasme ensuite pour Pierre-François Fontaine, restaurateur du Carrousel, dans le style néo-classique. Il sensibilise ensuite le public populaire à l’importance d’une politique patrimoniale.  

[78] Françoise Mélonio (op. cit. p. 151, citation de Chateaubriand.)

[79] Op. cit. p. 154.

[80] Ibid. p. 154-155.

[81] Introduction aux Lieux de mémoire, Pierre Nora [dir], Paris, Gallimard, 1984-1992, t. I, p. XXXVIII. « Templum : découpage dans l’indéterminé du profane – espace ou temps, espace et temps – d’un cercle à l’intérieur duquel tout compte, tout symbolise, tout signifie. En ce sens, le lieu de mémoire est un lieu double ; un lieu d’excès clos sur lui-même, fermé sur son identité et ramassé sur son nom, mais constamment ouvert sur l’étendue de ses significations. »

[82] Péguy lui-même recense un certain nombre de poèmes des Châtiments, mais aussi l’"Ode à la Colonne Vendôme", cite Notre-Dame de Paris. V aussi la ballade, p. 206 de Victor-Marie, comte Hugo.( Œuvres en prose complètes, t. III, Gallimard, Pléiade, 1992).

[83] Notre Patrie, Œuvres en prose complètes, Gallimard, Pléiade, 1988, t. II, p. 21-22.

[84] F. Laichter,  Péguy et ses Cahiers de la quinzaine, Editions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 1985, p. 118.

[85] Préface d’Hubert Juin aux Choses vues, Gallimard 1972, puis Gallimard 2002 collection "Quarto".

[86] Notre Patrie, op. cit., p. 21.

[87] Ibid., p. 29-30.

[88] Id. p. 60-61.

[89] Françoise Gerbod, Ecriture et histoire chez Charles Péguy, service de reproduction des thèses, Université de Lille III, 1981,t. II, p. 718

[90] De la situation faite au parti intellectuel devant les accidents de la gloire temporelle, Œuvres en prose complètes, op. cit., p. 728. Dorénavant, ce cahier sera mentionné ainsi : Situation.

[91] Le Temps retrouvé, Gallimard, Pléiade, 1989, p. 445.

[92] Notre Patrie, op. cit. p. 22.

[93] Les Lieux de mémoire, op. cit. introduction de Pierre Nora, p. XVII.

[94] Situation, op. cit. p. 714.

[95] Ibid. , p.725 puis 722.

[96] Id. p. 724-726.

[97] Introduction aux Lieux de mémoire, op. cit., p. XXI.

[98] Cité dans Littérature XIXe siècle, [dir.] Henri Mitterand, Nathan, Paris, 1986, p. 346.

[99] Avner Ben Amos, « Les Funérailles de Victor Hugo , apothéose de l’événement», in Les Lieux de mémoire, I, 1  p.515, pour la référence dans Péguy, Notre Patrie, op. cit., p. 24 .

[100] Notre Patrie, op. cit., p. 21.

[101] Ibid., p. 60, « nous ne sommes pas de ces grands génies qui avaient toujours un œil sur le tsar et l’autre sur le mikado […] ».

[102] Id., première page.

[103] Op. cit., p. 31.

[104] Ibid., p. 33.

[105] Ibid., p.35. Lorsqu’il parle ensuite des poèmes de Ronsard, ce sont des « monuments prosodiques » qu’il évoque dans la Situation, p. 770.   

[106] Notre Patrie, op. cit. p. 36.

[107] L’Essai, Hachette, 2001, p. 146. La référence vient de Victor-Marie, comte Hugo, op. cit., p. 314.

[108] Notre Patrie, op. cit. p. 33.

[109] Ibid., p. 35 :"Ce sont toujours les tours, et, si l’on veut, le clocher de Notre Dame. C’est bien cela qu’il nous représentait, qu’il nous donnait à entendre, qu’il nous forçait à écouter, que son rythme nous représentait. Nous n’avions pas besoin de cet aveu explicite [aveu du fabricateur à la fin de II, ii, "Au Peuple"] pour savoir ce que son rythme nous voulait, et quelle était son image de derrière la tête.

Ensemble, inséparablement, non analysées, parce qu’il était un grand poète, non dessoudées, image visuelle et image auditive. Ensemble images de beffrois d’hôtels de ville et de tours de cathédrale." 

[110] Ibid., p. 21.

[111] Péguy récuse la facilité du calembour, Situation, op. cit., p. 733.

[112]  " …cette méthode intérieure et personnelle est la meilleure méthode, la seule manière de nommer. Elle est la seule qui donne du jaillissement, du spontané, du ton, de l'intérieur, du creux. Elle est la seule qui donne un nom qui ressemble à l'objet nommé, qui ait la même tête que l'objet nommé, parce qu'il vient du dedans, parce qu'il sort de l'intérieur de l'objet nommé".[112]

Il faut savoir resituer la créature à sa place dans la création, pour réussir à l'imiter.

[113] Ibid., p. 733.

[114] Id. , p. 730.

[115] Id.,  727

[116] Victor-Marie, comte Hugo, p. 285.

[117] Ibid. , p. 733.

[118] En particulier, dans Victor-Marie, comte Hugo, p. 259 et sq.

[119] Id.

[120] Cahiers, VIII, XI B 658.

[121] Id., p. 659.

[122] Situation, p. 733. La référence vient toute seule à l’esprit du lecteur…Pour ce qui est du nom et de l’être du monument, tous deux d’un seul tenant de réalité, c’est la référence aux « Châteaux de Loire » qui s’impose.

[123] Notre Patrie, op. cit. p. 22. 

[124] Id.

[125] Situation p. 727.

[126] Ibid. p. 735.

[127] Notre Patrie, op. cit., p. 28, et Situation, p. 735. 

[128] Situation p. 730.

[129] Notre Patrie p. 22-23.

[130] Id. p. 22.

[131] Situation, p. 727.

[132] Ibid., p. 735.

[133] Id.

[134] Victor-Marie, comte Hugo, op. cit., p. 206.

[135] Situation, p. 732, Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, IV, vers 1233.

[136] Lettre du 12 octobre 1907, citée par Fr. Laichter, in Péguy et ses Cahiers de la Quinzaine, op. cit., p. 154.

[137] Pour les transformations du style de Péguy de la prose à une écriture de forme poétique, il faut consulter l’intervention de Mme Julie Bertrand-Sabiani « Portrait de l’essayiste en poète » lors du Colloque « Péguy poète », tenu le 1er décembre 2001 (Bulletin de L’Amitié Charles Péguy, N° 98, avril-juin 2002, p.128).

[138] Notre Patrie, p. 30.

[139] Situation, p. 735.

[140] Ecriture et histoire dans l’œuvre de Charles Péguy, op. cit., t. II, p. 720. 

[141] Notre Patrie, op. cit., p. 30.

[142] Matière et mémoire, 1939, PUF Quadrige, 1999, p. 154-155. Le souvenir pur « par hypothèse », « représentation d’un objet absent » (op. cit., p. 79), ne dépend pas de la mémoire habitude, mais de la mémoire qui imagine (p. 87), n’a pas d’utilité par rapport à l’action immédiate, et relève davantage du rêve. « Mais vienne un accident qui dérange l’équilibre maintenu par le cerveau entre l’excitation extérieure et la réaction motrice, relâchez pour un instant la tension des fils qui vont de la périphérie en passant par le centre, aussitôt les images obscurcies vont se pousser en pleine lumière » (p. 90). Enfin, ce souvenir pur « spontané est tout de suite parfait ; le temps ne pourra rien ajouter à son image sans la dénaturer ;il conservera pour la mémoire sa place et sa date. » (p. 88)

[143] Ibid., p. 278. 

[144] Bar-Cochebas, Œuvres en prose complètes, t. I, op. cit., p. 661.

[145] Ibid. , p. 666.

[146] Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle ,Œuvres en prose complètes, t. III, op. cit., p. 603.

[147] Jacques Chabot, « Clio, dialogue romantique, histoire et mémoire », in Dialogue avec Péguy, p. 23.

[148] Marianne Massin, Les Figures du ravissement, enjeux philosophiques et esthétiques, Editions Grasset et Fasquelle, Le Monde de l’éducation, 2001, p. 283.   

[149] Ibid.

[150] Notre Patrie, op .cit., p. 60-61.

[151] Ibid., p. 61.

[152] Les Lieux de mémoire, op. cit., Introduction, p. XXXVIII.

[153] Rappelons le contenu de ce numéro 58 (avril-juin 1992) novateur : Francine Lenne, « Vache dans un pré » et « Paysage avec philosophe » ; Robert Burac, « Le pays mis en page » ; Jean-Marc Besse, « Dans les plis du monde » ; François Andrieux, « L’étrangeté, limite de la ville » ; Hervé Dulongcourtil, « Une écriture de l’épuisement ».

[154] Peut-être furent-ils retardés par des questions non résolues : Chartres les mit en difficulté dans l’identification de l’auberge dont Péguy parle et qu’il situe à côté de la cathédrale ; on ne parvenait à s’entendre sur le nombre exact des trois à Chartres (à cause du témoignage flou de Marcel Péguy) ; le souvenir de Péguy en Bourgogne (cf. Jean Bastaire, « Péguy en Bourgogne », BACP, n° 76, oct.-déc. 1996, p. 217) ou en Lorraine (cf. Paul Arnaud, « Sur les pas de Péguy en Lorraine », BACP, n° 76, p. 216) était sous-estimé au profit du souvenir patriotique à Villeroy (puits de Puisieux, propriété de l’Amitié Charles Péguy ; table d’orientation ; tout récent musée de 1914-1918) et à l’ossuaire de Chauconin-Neufmontiers (alors même que le lieu exact de décès fit couler beaucoup d’encre avant d’être confirmé et que l’on préférait examiner les témoignages pour savoir si Péguy assista à la messe voire communia dans la chapelle de l’Assomption à Montmélian) !

[155] Cf. Joël Talon et Bernard Trapes, « Les origines bourbonnaises de Péguy », BACP, n° 23, juill.-sept. 1983, pp. 179-181 et Lucette Lesœurs, « Les origines bourbonnaises de Péguy », BACP, n° 73, janv.-mars 1996, pp. 38-50.

[156] Cf. Yves Avril, « Saint-Aignan et l’École normale vers 1880 », BACP, n° 56, oct.-déc. 1991, pp. 202-209.

[157] C 184, 1542-1543 ; Robert Burac, La chanson du roi Dagobert de Charles Péguy. Édition critique commentée, thèse de Paris-III, Lille, Atelier national de reproduction des thèses, 1993, pp. 30, 302, 344.

[158] Il y revient parfois, comme le dimanche 20 octobre 1912 : FACP, n° 188, juin 1973, p. 22.

[159] Simone Fraisse, Péguy et la terre, Sang de la terre, 1988, pp. 35-38.

[160] Il signe en réalité « E. Kerr » les « Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence de l’antisémitisme en Algérie » dans le CQ IV-13 ; cf. CQ IV-18.

[161] BACP, n° 96, oct.-déc. 2001, p. 471.

[162] Lettres du 28 avril 1912 et du 25 août 1912 ; FACP, n° 161, août 1970, p. 11 et n° 188, p. 18.

[163] FACP, n° 188, p. 29.

[164] Claude Casimir-Périer (FACP, n° 188, p. 24) donne en plaisantant à Péguy un ordre de marche qui nous intéresse particulièrement en nous donnant les temps de l’époque : 8h14 départ Lozère ; 8h47 arrivée Denfert ; transfert métro nord-sud Montparnasse ; 9h24 départ Saint-Lazare ; 10h42 arrivée Chaumont-en-Vexin (cf. C 1646).

[165] Victor Boudon, Avec Charles Péguy, de la Lorraine à la Marne (Hachette, 1916), remanié dans Mon lieutenant Charles Péguy. Juillet-septembre 1914 (Albin Michel, 1964).

[166] Pour toute cette partie, lire notre article « Gometz-le-Châtel se souvient de Péguy », BACP, n° 94, avr.-juin 2001, pp. 327-333.

[167] BACP, n° 85, janv.-mars 1999, p. 94.

[168] Simone Fraisse, op. cit., p. 48.

[169] La Garenne-Colombes, chef-lieu de canton des Hauts-de-Seine. Dite ici « double » parce qu’elle appartient à un toponyme double, ou encore parce que, pour le voyageur qui va d’Asnières à Houilles-Carrières (Yvelines), sa gare apparaît comme arrêt sur deux itinéraires distincts (soit aujourd’hui : Asnières – Bécon-les-Bruyères – Les Vallées – La Garenne-Colombes – Houille-Carrières d’une part et d’autre part Asnières – La Garenne-Colombes – Nanterre-Université – Houilles-Carrières) ou plutôt par allusion à Villeneuve-la-Garenne, aussi chef-lieu de canton des Hauts-de-Seine ?

[170] Jacques Boudet, « Charles Péguy, piéton du Ve arrondissement », BACP, n° 40, oct.-déc. 1987, pp. 186-190.

[171] BACP, n° 79, juill.-sept. 1997, pp. 118-134.

[172] E. Vigée-Lebrun, Souvenirs, préface et notes de Claude Hermann, Editions des femmes, Paris, 1984, 2 tomes.

[173] N’ayant eu sous les yeux que le texte russe de la communication, nous prions les personnes citées ainsi que nos lecteurs d’excuser les éventuelles erreurs dans la transcription des noms propres.

[174] Les échanges entre Picasso et la Russie –notamment du point de vue sociologique et historique- sont peu étudiés et devraient faire l’objet d’une étude exhaustive et justifiée.

[175] Alexandre Benois (1870-1960), peintre, dessinateur, décorateur, metteur en scène, historien de l’art et critique, d’origine française, élève à l’Académie des arts et à l’Université de Droit de Saint-Pétersbourg, un des fondateurs de Mir Iskousstva et de L’Union des artistes russes, dirige la galerie de peinture de l’Ermitage de 1918 à 1926 avant de s’installer à Paris. Auteur de nombreux décors pour les Ballets russes, il milite pour que les peintres créent des décors de ballets. Il meurt à Paris en 1960. Au sujet de Walter Nouvel (1871-1949), Benois écrit : "La valeur de Nouvel dans notre cercle était indiscutable en raison de son intérêt passionné pour l'art, pas seulement pour la musique mais aussi pour toutes les autres branches." Alexandre Benois, Reminiscences of Russian Ballet, Londres, Putman, 1947, p.8. Dimitri Filisofov (1872-1940) est un cousin de Diaghilev. Léon Bakst, Lev Samoïlevitch Rosenberg dit (1866-1924), peintre, dessinateur et décorateur de théâtre, né à Grodno et mort à Paris, élève à l’Académie des arts de Saint-Pétersbourg, puis à Paris en 1893 à l’Académie Julian, puis auprès du peintre finlandais Albert Edelfeld en 1896, est un des membres fondateurs de Mir Iskousstva, expose et enseigne le dessin à Saint-Pétersbourg jusqu’en 1909. Dès 1901, date de son premier décor, et pendant 23 ans jusqu’à sa mort, il bouleversa le monde du théâtre avec sa passion pour les couleurs russes, l’audace de ses formes et la folie de ses décors. Son nom est invariablement associé à ceux des Ballets russes et de Diaghilev. Pour les biographies des artistes, nous avons utilisé les ouvrages suivants : Pierre Daix, Dictionnaire Picasso, Paris, Laffont, 1995 ; « Notices biographiques des peintres », in Militsa Pojarskaïa & Tatiana Volodina, L'art des Ballets russes à Paris, Projets de décors et de costumes 1908-1929, Paris, Gallimard, 1990, traduit du russe par Sophie Benech ; et Petit Larousse de la Peinture, sous la direction de Michel Laclotte, assisté de Jean-Pierre Cuzin, Paris, Larousse, 1979.

[176] « Le Monde de l'art (Mir Iskousstva) », in Catalogue de l’exposition Diaghilev, les Ballets russes, Paris, Bibliothèque Nationale, 1979 ; sous la direction de F.Lesure, par Martine Kahane, Nicole Wild et Jean-Michel Nectoux, p.8.

[177] Georges Le Rider, préface du catalogue de l’exposition Diaghilev, les Ballets russes, ibid., p.3.

[178] Konstantin Somov (1869-1939), peintre, graveur, illustrateur et aquarelliste, né à Saint-Pétersbourg, fils du conservateur du Musée de l’Ermitage, est élève à l’institut Supérieur d’Art de l’Académie des arts. De 1897 à 1899, il poursuit sa formation à Paris à l’Académie Colarossi, voyage en Italie, à Londres, à Berlin et Dresde. Dès 1899, lié aux fondateurs de Mir Iskousstvo, il devient membre du groupe ainsi que de L’Union des artistes russes. Il expose à travers l’Europe dès 1898. Il est illustrateur, entre autres, pour la revue Mir Iskousstva. Ses paysages rappellent le pré-impressionnisme de Manet tout en conservant l’accent russe. Il meurt à Paris en 1939. Nikolai Roerich (1874-1947), peintre, graveur, illustrateur, décorateur et ethnologue, né à Saint-Pétersbourg, suit les cours de Droit de l’Université de Saint-Pétersbourg et ceux de l’Académie des arts, travaille dans l’atelier de l’artiste moderne et libre Kouindji en 1895. Il se rend à Paris en 1900 pour l’Exposition universelle, fréquente l’atelier de Cormon, se détache peu à peu du nationalisme russe. Il est nommé en 1906 directeur de l’école d’encouragement des beaux-arts à Saint-Pétersbourg puis académicien en 1909. Membre de Mir Iskousstva, il se distingue aux Ballets russes pour les décors et costumes créés pour Le sacre du printemps en 1913. Après la Révolution, il voyage en Finlande et en 1920 se fixe à New York. Il choisit de rompre avec la peinture académique russe et mêle extrême simplicité des formes et exubérance des couleurs, qu’il modère après les années vingt. En 1923, il s’installe en Inde lors de missions puis comme directeur de l’institut de recherches himalayennes au Penjab. Il meurt à Naggar en Inde en 1947.

[179] « Le Monde de l'art (Mir Iskousstva) », ibid., p.8.

[180] Alexandre Benois, Reminiscences of the Russian Ballet, op.cit., p.185-186 ; traduit et cité in « Le Monde de l'art (Mir Iskousstva) », ibid., p.8.

[181] Alexandre Benois, Reminiscences of the Russian Ballet, ibid., p.8.

[182] Igor Emmanouïlovitch Grabar (1871-1960), né à Budapest et mort à Moscou, passé par l'impressionnisme, fréquente beaucoup Paris. Dans Ma vie, il raconte qu'il fut attiré chez Vollard en 1904 par une grande toile de Matisse (La desserte de 1896-97) et par quelques petites œuvres bleues de Picasso. Vollard fut étonné par sa volonté de photographier de telles œuvres pour les reproduire dans la revue Mir Iskousstva, car en 1904 Matisse était un inconnu dans l'art pictural russe. Après la Révolution de 1917, Grabar oublia sa curiosité pour la nouvelle peinture française, se rangea et devint un peintre officiel soviétique, exaltant Serov et Répine. Le poète et critique d'art français Alexandre Mercereau, qui était le collaborateur français de la revue Mir Iskousstva, écrit en 1907 la première étude importante jamais publiée sur Matisse dans la revue d'avant-garde La Toison d'or. Il fait la connaissance de Picasso par l'intermédiaire du poète et écrivain français André Salmon, et parlait de lui comme un socialiste. Mais leurs relations n'allèrent jamais au-delà, sans doute à cause d'une certaine hostilité de Kahnweiler vis-à-vis des entreprises de Mercereau. In Pierre Daix, Dictionnaire Picasso, op.cit., p.408 et p.585.

[183] Sergueï Chtchoukine (1854-1936), né à Moscou et mort à Paris, aurait été conduit, selon la tradition, par Matisse chez Picasso en septembre 1908. Il avait acheté son premier Matisse en 1906 après avoir demandé à Vollard son adresse. La première étude complète sur la collection de Chtchoukine, depuis celle de Tugenhold en 1914, est celle d’Anatoli Podoksik publiée à St-Pétersbourg en 1989. In Pierre Daix, Dictionnaire Picasso, op.cit., pp.187-189.

[184] "Ces œuvres avaient été pratiquement mises sous séquestre pour des raisons idéologiques pendant trente ans, ce qui les rendait inconnues." In Pierre Daix, ibid., p.316.

[185] Mikaïl Fedorovitch Larionov (1881-1964), peintre, dessinateur et décorateur de théâtre, d’origine française, né à Tiraspol en Russie et mort à Fontenay-aux-Roses en France, élève de l’Ecole de peinture, de sculpture et d’architecture de Moscou avec Valentin Serov et Isaac Levitan, où il rencontre Natalia Gontcharova, abandonne ses études et part avec Diaghilev à Paris en 1906 pour la présentation de la peinture russe au Salon d’Automne. En 1907, il forme le groupe La Rose bleue qui exprime ses idées dans la revue La Toison d’or. Avec les frères Bourliouk, il fonde en 1910 le groupe Le Valet de carreau, qu’il quitte rapidement pour garder sa liberté. Il s’occupe des expositions organisées par La Queue d’âne en 1912 et par La Cible en 1913, qui présentent des œuvres « rayonnistes ». Après une exposition à Paris avec N.Gontcharova chez Paul Guillaume, il revient en Russie à la déclaration de guerre, est démobilisé pour raisons de santé. Il rejoint Diaghilev en Suisse avant de s’installer avec N.Gontcharova à Paris en 1915. Il ne retournera jamais en Russie. Il est l’un des plus proches collaborateurs de Diaghilev et son conseiller artistique de 1914 à 1929, crée cinq décors pour les Ballets russes, écrit divers ballets et s’occupe de plusieurs chorégraphies. Il fut aussi décorateur pour le Théâtre de Chicago, pour le Théâtre Antoine et au Théâtre de l’Opéra de Paris. Natalia Sergueïevna Gontcharova (1881-1962), peintre, dessinatrice et décoratrice de théâtre, née à Ladizhno en Russie et morte à Paris, élève de l'Ecole de peinture, de sculpture et d'architecture de Moscou, voyage beaucoup puis à son retour en Russie s’installe avec Larionov qu’elle ne quittera plus jusqu’à sa mort. Membre du groupe Le Valet de carreau, l'un des membres fondateurs de La Queue d'âne en 1912 et de La Cible en 1913, elle souscrit aux principes du « rayonnisme » en 1913. De 1914 à 1919, elle est l'un des principaux collaborateurs de Diaghilev, pour sept ballets. Auteur de nombreux décors et costumes pour le Théâtre national de Lituanie, pour le théâtre de la Chauve Souris à New York et pour Covent Garden à Londres, de livrets de ballets, ses œuvres font l'objet d'expositions personnelles à Moscou en 1913 et à Petrograd en 1914. Elle participe avec Larionov à l’exposition rétrospective du Rayonnisme en 1948 à Paris et en 1954 à l’exposition Diaghilev à Londres.

[186] Kandinski, Malevitch, Pevsner et beaucoup d’autres étaient nommés professeurs dans les écoles d’art. Tandis que Gropius fondait le Bauhaus en 1919 à Weimar, Rodtchenko était avec Tatline, El Lissitzky, l’un des principaux créateurs du Vkhoutemas (ou V.H.U.T.E.M.A.S.), école d’art et architecture à Moscou, en 1920, dont les principes et les buts étaient assez semblables à ceux du Bauhaus et visaient à la reconstruction fondamentale du mode de vie. Propos extraits de la biographie d'Alexander Rodtchenko (1891-1956), Bénézit, Paris, Gründ, 1999, tome 11, p.819.

[187] Marie-Françoise Christout, « Une nouvelle conception du spectacle lyrique et chorégraphique : l’apport franco-russe », in Catalogue de l'exposition Paris / Moscou 1900-1930, Paris, Centre Georges Pompidou, 31 mai-5 novembre 1979, p.366.

[188] In Catalogue de l’exposition Diaghilev, les Ballets russes, op.cit., p.3.

[189] Marie-Françoise Christout, « Une nouvelle conception du spectacle lyrique et chorégraphique : l’apport franco-russe », op.cit.¸p.366.

[190] Arnold Haskell, Diaghileff, his artistic and private life, in a collaboration with Walter Nouvel, Londres, Victor Gollancz, 1947, p.138. Propos traduits et cités in Catalogue de l’exposition Diaghilev, les Ballets russes, op.cit., p.10.

[191] Alexandre Benois, Reminiscences of the Russian Ballet, op.cit., pp.237-238 ; cité in Catalogue de l’exposition Diaghilev, les Ballets russes, ibid., p.10.

[192] Mai 1908- Boris Godounov, Opéra de Moussorgski ; livret de Moussorgski d’après Pouchkine et Karamzine ; mise en scène de Sanine ; décors de Golovine (pour la scène IV de Benois) ; costumes de Golovine et Bilibine ; créé au Théâtre de l’Opéra, Paris.

[193] Militsa Pojarskaïa, « Introduction », in Militsa Pojarskaïa & Tatiana Volodina, L'art des Ballets russes à Paris, Projets de décors et de costumes 1908-1929, op.cit., p.9.

[194] Michel Fokine (1880-1942), danseur et chorégraphe russe, rénovateur du ballet classique, né à Saint-Pétersbourg dans une famille de marchands et mort aux Etats-Unis, est révélé par les Ballets russes, notamment avec Les Sylphides (1909), Shéhérazade, l'Oiseau de feu (1910), Le Spectre de la rose et Petrouchka (1911). Il publie en janvier 1914 une Lettre au Times où il dénonce les méfaits de la routine et les limites de l'académisme. Il quitte définitivement la Russie en 1917 et mène une carrière indépendante en travaillant pour Ida Rubinstein, les Ballets de Monte-Carlo et les Ballets du colonel de Basil. Au début de la Seconde Guerre mondiale, il part s'installer aux Etats-Unis avec sa femme, la danseuse Véra Fokina, où il continue de mettre en scène ses chorégraphies. In Marcelle Michel et Isabelle Ginot, La danse au XXème siècle, Paris, Bordas, 1995, p.247.

[195] Voir catalogue de l'exposition Diaghilev, les Ballets russes, op.cit., p.29.

[196] Voir Alexander Shouvaloff, The Art of Ballets Russes, The Serge Lifar Collection of Theater Designs, Costumes, and Painting at the Wadsworth Atheneum, Hartford, Connecticut, New Haven and London, Yale University Press, in association with the Wadsworth Atheneum, 1997 ; with the exhibition Design, Dance and Music of the Ballets Russes 1909-1929, Wadsworth Atheneum Hartford, CT, 7 sept. 1997-4 janv. 1998 ; Sezon Museum of Art, Tokyo, Japan, 13 juin-3 août 1998 ; Shiga Museum, Shiga, Japan, 22 août-11 octobre 1998, p.35.

[197] Marcelle Michel et Isabelle Ginot, La Danse au XXème siècle, op.cit., p.29.

[198] Marie-Françoise Christout, « Une nouvelle conception du spectacle lyrique et chorégraphique : l’apport franco-russe », op.cit., p.366.

[199] Les souvenirs de Tamar Karsavina, Ballets russes, Paris, Librairie Plon, 1931, traduit du russe par Denyse Clairouin, p.243.

[200] In Catalogue de l’exposition Diaghilev, les Ballets russes, op.cit., p.1. Les mots entre «  » sont extraits de Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Paris, Gallimard Bibliothèque de La Pléiade, tome II, 1954, p.743 ; édition établie et annotée par Pierre Clarac et André Ferré.

[201] In Catalogue de l’exposition Diaghilev, les Ballets russes, ibid., p.29.

[202] Vaslav Nijinski (1890-1950), danseur et chorégraphe russe d’origine polonaise, est l’une des grandes figures de la danse du XXème siècle. Fêté et adulé par la puissance et la beauté de sa danse, son élévation, sa félinité et un don exceptionnel pour transcender le mouvement, Nijinski supporte mal de se voir rejeté en tant que chorégraphe par les danseurs, qui ne comprennent pas sa démarche créatrice, et par le public, entiché seulement du danseur. L’Après-midi d’un faune en 1912 et surtout Le Sacre du printemps en 1913 déclenchent des scandales demeurés mémorables, laissant éclater son talent de chorégraphe moderne. Objet de scandales et de polémiques dans la presse, abandonné par Diaghilev à cause de son mariage avec une Hongroise, Romola de Pulszky, il supporte mal cet ostracisme. Peu armé pour les réalités quotidiennes et la direction d’une compagnie, impressionné par les horreurs de la guerre, il tombe dans le mysticisme et sombre dans la démence, comme en témoigne son Journal. Sa danse ultime a lieu dans un palace à Saint-Moritz, en Suisse, le 19 janvier 1919. Enfermé dans différentes cliniques, il restera pendant quarante ans un mort vivant. Mort à Londres en 1950, il est enterré à Paris, au cimetière Montmartre.

[203] Vaslav Nijinski, Cahiers, le sentiment, Paris, éd. Actes du Sud, 1995 ; version non expurgée traduite du russe par Christian Dumais-Lvowski et Galina Pogojeva. Il écrit aussi que Diaghilev était féroce avec ses danseurs et raconte sa dépendance à Diaghilev. Voir aussi le beau documentaire Nijinski, une âme en exil, réalisé par Elisabeth Kapnist, La Sept-Arte, 2000.

[204] Mai 1912- L’Après-midi d’un faune, Tableau chorégraphique d’après le poème de Stéphane Mallarmé ; musique de Claude Debussy (Prélude à l’Après-midi d’un faune) ; chorégraphie de Vaslav Nijinski ; décors et costumes de Léon Bakst ; créé au Théâtre du Châtelet, Paris.

[205] Marcelle Michel et Isabelle Ginot, La danse au XXème siècle, op.cit., p.32.

[206] Marcelle Michel et Isabelle Ginot, La danse au XXème siècle, ibid., p.32.

[207] En 1955, le directeur de la compagnie américaine du Joffrey Ballet à Londres rencontre la danseuse Mary Rambert qui souhaitait remonter ce ballet, en souvenir de la chorégraphie de Nijinski. Après sept années de recherches, d'études et de travail, Millicent Hodson reconstitue le ballet original représenté à Los Angeles le 30 septembre 1987, subjugue le public. En septembre 1990, cette jeune troupe vint danser Le Sacre du printemps à Paris, au Théâtre des Champs-Elysées où il avait vu le jour. Voir Marcelle Michel et Isabelle Ginot, La danse au XXème siècle, ibid., p.34.

[208] In Catalogue de l’exposition Diaghilev, les Ballets russes, ibid., p.29.

[209] Le premier étant Mikaïl Fokine et le second Vaslav Nijinski.

[210] In Catalogue de l’exposition Diaghilev, les Ballets russes, ibid., p.71.

[211] Pierre Daix, Dictionnaire Picasso, op.cit., p.667.

[212] Roland Penrose, Picasso :his life and work, Londres, Victor Gollancz, 1958 ; publié en français à Paris, Grasset, 1961, traduit par Célia Bertin, p.215.

[213] Pierre Daix, Dictionnaire Picasso, op.cit., p.899.

[214] Suite de trois dessins, crayon sur papier (27 x 20 cm) et (20 x 27 cm),  Zervos XXIX, Naples ou Rome, printemps 1917.

[215] Pierre Daix, Dictionnaire Picasso, ibid., pp.899-900.

[216] A plusieurs reprises, Satie est sur le point d’abandonner le projet. Sans son admiration pour Picasso, à qui il songe dédier sa musique, il est peu probable que Parade ait jamais été joué. Voir Roland Penrose, Picasso :his life and work, op.cit., pp.216-217.

[217] Le rideau de "Parade" date de 1917, détrempe sur tissu, (10,6 x 17,25 m), conservé à Paris, au Musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou.

[218] Roland Penrose, Picasso :his life and work, op.cit., pp.217-218.

[219] Pierre Daix, Dictionnaire Picasso, op.cit., p.667.

[220] Pierre Daix, ibid., p.668.

[221] Douglas Cooper, Picasso et le théâtre, Paris, Cercle d'Art, 1967, p.23.

[222] Guillaume Apollinaire, « Parade et l’esprit nouveau », Programme du Ballet ; repris dans La Table Ronde, septembre 1952, n°57 ; in Chroniques d’art, 1902-1918, Paris, Gallimard coll. folio / essais, 1960, pp.532-533.

[223] Propos cités in Dictionnaire Picasso, op.cit., p.668.

[224] Pierre Daix, op.cit., p.196. Pierre Daix (p.668) précise que le scandale "fut aggravé par le fait que Diaghilev avait laissé brandir sur la scène, au finale de L'Oiseau de feu quelques jours plus tôt, le drapeau rouge de la révolution de février 1917. On était en pleine bataille de Verdun et, depuis 1912, le cubisme était qualifié de boche à Paris."

[225] Pierre Cabane précise (op.cit., p.503) que le journal La Vanguardia écrivit : "si c'est une plaisanterie, elle est de mauvais goût. Et il y aurait lieu de demander à la France l'extradition de l'auteur, puisqu'il est espagnol."

[226] Voir Pierre Cabane, Picasso, Paris, Gallimard coll. folio, 1992, tome II, pp.456-457 (rééd. de Denoël, 1975)

[227] Guillaume Apollinaire, « Parade et l’esprit nouveau », op.cit., p.534.

[228] Dictionnaire Petit Larousse de la peinture, sous la direction de Michel Laclotte, op.cit., p.115.

[229] Philippe Dagen, L'art français. Le XXème siècle, Paris, Flammarion, 1998, p.168.

[230] Le ballet Parade figure au programme des soirées des Ballets russes 5 fois en mai 1917 à Paris, une à Barcelone en  novembre 1917, une fois à Londres en 1919, puis exclusivement à Paris le 30 mai 1920 en matinée et deux fois en décembre 1920, deux fois en mai 1921, deux fois en juin 1923, deux fois en juin 1924 et deux fois en juin 1926, soit 18 représentations.

[231] Après Parade, les autres ballets de cette 10ème saison russe sont Soleil de nuit, Petrouchka, Les Femmes de bonne humeur et Las Meninas.

[232] Brigitte Léal, « 1917-1930, Du théâtre de la corrida au drame privé », in Catalogue de l'exposition Picasso Toros y toreros, Paris, Musée Picasso, 6 avril-28 juin 1993 ; Bayonne, Musée Bonnat, 9 juillet-13 septembre 1993 ; Barcelone, Museu Picasso, 6 octobre 1993-9 janvier 1994, éditions de la Réunion des Musées Nationaux, 1993, p.123.

[233] Voir Roland Penrose, Picasso :his life and work, op.cit., pp.235-237.

[234] In catalogue de l’exposition Diaghilev, les Ballets russes, op.cit., p.96.

[235] A partir de ce spectacle, Boris Kochno devient un collaborateur régulier des Ballets et contribua à les pousser dans les voies modernes par l'argument de ses ballets.

[236] Voir Pierre Daix, Dictionnaire Picasso, op.cit., p.223. "A la grande déception de [Juan Gris], Diaghilev s'adressa, pressé par le temps, à Picasso en songeant que les décors prévus pour Pulcinella (qu'il avait rejetés) pourraient convenir ; tout en laissant croire à Gris que Picasso avait lui-même revendiqué la commande." Juan Gris (1887-1927) fut affecté de cette décision, qu'il imputait à Picasso avec lequel il était déjà en froid à cette époque. Lorsque Gris mourut en 1927, les deux peintres ne s'étaient pas réconciliés. Néanmoins, Juan Gris réalisa les décors et costumes pour Les tentations de la bergère, ou l'amour vainqueur, ballet en un acte de Boris Kochno créé le 3 janvier 1924 au Théâtre de Monte-Carlo.

[237] La Course (Deux femmes courant sur une plage), détrempe sur panneau de bois, 32,5 x 41,1 cm, été 1922, conservée au Musée Picasso de Paris.

[238] Tract surréaliste Hommage à Pablo Picasso, signé par 14 personnalités dont les deux compositeurs Georges Auric et Francis Poulenc, le 18 juin 1924, paru notamment dans Paris-Journal le 20 juin 1924, publié in Tracts surréalistes et déclarations collectives (1922-1969), Paris, Eric Losfeld éditeur / CNRS, 1980, tome I, p.16.

[239] Douglas Cooper, Picasso et le théâtre, op.cit.,p.65.

[240] Voir Petit Larousse de la peinture, op.cit., pp.115-116.

[241] Les souvenirs de Tamar Karsavina, Ballets russes, op.cit., p.267.