SOMMAIRE

 

 

 

ہ nos amis

 

Rencontre de Varsovie (11-14 septembre 2004)

 

 

 

Actes du Colloque de Saint-Pétersbourg

avril 2003

 

 

Philosophie, art et littérature

 

Paul Ricoeur : Les paradoxes de la traduction

 

Matthieu Dubost : Penser le changement par l’image. Réflexions sur Walter Benjamin

 

E.A. Petrova, V.E. Fedotova : Valéri Brioussov et Paul Verlaine

 

Cécile Balavoine : Zola et Huysmans à Lourdes entre pureté et décadence

 

Jean-Pierre Goldenstein : L’ancien et le nouveau jeu de vers chez Blaise Cendrars

 

Yves Vadé : « Le Sacre du printemps » d’Igor Stravinsky, un porche du XXe siècle

 

Svetlana Slivinskaïa : La politique culturelle d’André Malraux

 

 

 

 

Péguy

 

Anna Vladimirova : Péguy, écrivain des changements

 

Sven Storelv : Péguy vu par Deleuze

 

Elsa Godart : Le déplacement de la sincérité dans la religion, de Jeanne d’Arc à Charles Péguy

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tarmo Kunnas : L’homme en quête de Dieu, Dieu en quête de l’homme

(compte rendu du recueil des textes poétiques de Péguy traduits par Anna-Maija Raittila)

 

 

 

 

 

 

 


Chers Amis,

 

 

Voici le début de la publication des Actes du Colloque de Saint-Pétersbourg d’avril 2003. Colloque mémorable puisque, parmi les nombreux invités français qui avaient accepté de participer à nos travaux, nous avons eu l’honneur et le plaisir de recevoir Paul Ricœur, qui nous a parlé des « paradoxes de la traduction » et Georges Nivat, venu d’Arkhangelsk pour évoquer les relations intellectuelles et spirituelles entre Viatcheslav Ivanov et Charles Péguy.

Comme toujours, le thème choisi, « La Russie et la France. La culture aux périodes de changement », était assez large pour y accueillir beaucoup de communications sur des sujets fort différents. Les quelque soixante-dix communications étaient réparties entre les départements d’études françaises, de philosophie, d’histoire et de linguistique, auxquels il faut ajouter, bien sûr, l’entité constituée par le Centre Jeanne d’Arc – Charles Péguy, et les séances se tenaient simultanément dans plusieurs salles, suivant le thème abordé. Le dernier jour du colloque, ou plus exactement la dernière matinée, en séance plénière, fut entièrement consacrée à Péguy.

D’autres communications paraîtront dans un prochain numéro, ainsi qu’une série de comptes rendus, parus dans la presse finlandaise, du livre Chartres’n tie (« La Route de Chartres »), qui publia pour la première fois de larges textes poétiques de Péguy, dans la traduction inspirée d’Anna-Maija Raittila. Vous pourrez lire à la fin de ce numéro le plus développé de ces comptes rendus, signé de notre ami Tarmo Kunnas et paru dans le Helsingin Sanomat, le plus important journal de Finlande.

Quand ce Porche paraîtra, nous serons à la veille du colloque de Lyon, « Autour de Jeanne d’Arc et de Charles Péguy : prière et mystère », auquel vont participer, outre nos amis français, dix de nos amis russes, dont bien sûr Tatiana Taïmanova, et deux Polonaises, Katarzyna Pereira, directrice du Centre « L’Europe de l’espérance » de Varsovie, et Maria Żurowska. Vingt communications sont prévues, dont celle de Son Éminence Philippe Barbarin, cardinal-archevêque de Lyon, Primat des Gaules, qui, non seulement nous fait l’honneur de nous témoigner de son intérêt, mais a tenu à participer pleinement en venant nous parler de Péguy, le samedi 24 avril. Lors de cette rencontre, Monsieur Pierre Deruaz, auteur de Prier avec Péguy, viendra présenter son livre, à paraître le 8 avril de cette année. Les Actes de ce colloque seront publiés en 2005, année du dixième anniversaire de la création du Centre de Saint-Pétersbourg.

Pologne : en février, à l’occasion de la parution, aux éditions AKADE de Cracovie, de Péguy, człowiek dialogu (« Péguy, homme du dialogue »), livre composé de textes de Péguy en prose et en vers, suivis d’études sur l’auteur par différents membres de l’Amitié Charles Péguy, l’ensemble traduit par notre amie Maria Żurowska. Nous avons été invité par l’Institut culturel français de Varsovie à participer à une table ronde sur le thème « Les Intellectuels ont-ils encore une obligation morale ? ». ہ cette table ronde participaient Alain Finkielkraut, auteur, on le sait, d’un essai sur Péguy, Le mécontemporain, et différents intellectuels polonais, Konstanty Gebert du journal « Gazeta Wyborcza » (qui est, m’a-t-il semblé, « Le Monde » de la Pologne), Bronisław Wildstein du journal Rzeczpospolita et le cinéaste Krzysztof Zanussi. Le modérateur était Jean-Yves Potel, conseiller culturel à l’Ambassade de France. Les débats ressemblaient un peu à un règlement de compte polono-polonais, mais on y a parlé abondamment de Péguy, Katarzyna a parlé de Jeanne d’Arc. Alain Finkielkraut a dû s’expliquer sur « l’affaire du voile » qui apparemment intrigue et passionne les milieux intellectuels polonais.

Toujours la Pologne : avant la célébration du dixième anniversaire de la création du Centre de Saint-Pétersbourg, le Centre Jeanne d’Arc-Charles Péguy de Varsovie « L’Europe de l’espérance » et sa directrice Katarzyna Pereira organisent du 11 au 14 septembre 2004 au foyer Amicus à Varsovie une rencontre dont nous présentons le thème et les objectifs à la suite de ce message. Vous y êtes tous invités, et si vous voulez y participer, écrivez-nous.

Travaux en cours : Le Porche du Mystère de la deuxième vertu dans sa traduction russe pourrait enfin paraître dans la collection « L’Esprit et la Lettre » aux éditions de l’Université de Kiev dont le directeur est notre ami, le philosophe Constantin Sigov. Rappelons que cette traduction est l’œuvre conjointe de Ludmila Chvedova, Tatiana Victoroff, Michel Nassonov et Romain Vaissermann, qui assure la présentation et les notes.

D’autre part, avec Romain Vaissermann, nous venons de remettre aux éditions « Paradigme » d’Orléans le manuscrit d’une anthologie de la poésie johannique, Jeanne d’Arc en poésie, contenant une centaine de poèmes ou fragments de poèmes sur Jeanne d’Arc, de Christine de Pisan à nos jours, dont une trentaine d’œuvres en version bilingue (latin, occitan, anglais, allemand, italien, espagnol, russe, polonais, finnois, suédois, japonais).

Merci de votre fidélité.

 

Y.A.

 


Rencontre de Varsovie

11-14 septembre 2004

 

 

 

Le thème de notre colloque provient de ces mots de Péguy : « Des milliers de créanciers répètent machinalement les effrayantes paroles : Et dimitte nobis debita nostra, sicut et nos dimittimus debitoribus nostris. Qu’un seul tout à coup, soudainement éclairé, les prenne au sérieux, ces paroles, les laisse comme lui entrer dedans, c’est instantanément la plus grande révolution qu’il puisse y avoir. »

 

L’auteur de ces paroles sur Bergson part, quelques mois plus tard, pour prendre sa part dans la première bataille de la Première guerre mondiale et y périr. Le commandement du pardon inconditionnel exerce-t-il une influence démobilisante (déroutante) sur les chrétiens à l’égard du mal, de l’ennemi à combattre ? Dans quel combat devons-nous prendre notre part ?

 

Le Centre polonais Jeanne d’Arc-Charles Péguy « L’EUROPE de L’ESPÉRANCE » existe depuis 1999 et s’est donné pour but de créer en Pologne un lieu et un milieu de réflexion intellectuelle et spirituelle où se retrouveraient Juifs, chrétiens de différentes confessions et nations, mais aussi agnostiques, et les hommes de bonne volonté qui cherchent la Vérité, sans vouloir se lasser en chemin. La personnalité de Charles Péguy nous a paru s’imposer comme éponyme, par ses amitiés profondes avec les non-catholiques et les Juifs (croyants ou pas), et parce que ce catholique demeuré « au porche de l’Église », par sa méditation toujours plus profonde du mystère chrétien, de l’espérance et de la foi, son attention aimante et respectueuse au mystère d’Israël, peut nous aider à nous comprendre et nous aimer. Ce Centre, ou plutôt ce foyer, est le quatrième en Europe : outre le Centre municipal d’Orléans, il existe un Centre universitaire russe Jeanne d’Arc-Charles Péguy à Saint-Pétersbourg et un foyer en Finlande. La Pologne se situe au croisement de l’Orient et de l’Occident, et – d’un point de vue historique – étant une scène politique, culturelle et religieuse d’une intersection exceptionnellement féconde, paraît être un lieu privilégié pour ce genre de projet. Il faut ajouter encore qu’on peut observer un véritable renouveau dans la (re)lecture de l’écriture et de la vie de Péguy – aussi bien en France qu’ailleurs. Deux de ses œuvres ont paru en russe, deux autres viennent d’être publiées en norvégien, il y a des traductions en finnois, italien, portugais, suédois et tchèque ; les Hongrois et les Japonais s’intéressent également beaucoup à ce philosophe et écrivain.

 

ہ la fin du mois d’août 1999, nous avons organisé, sous l’égide de Jeanne d’Arc et de Charles Péguy, notre première session-retraite internationale à Magdalenka, près de Varsovie. Son thème était « L’Europe, source(s) d’Espérance ». Son succès nous encouragé à organiser une nouvelle session. Celle-ci a eu lieu à Czerna, près de Cracovie, en février 2000 et son thème était L’Europe : prophètes, prophéties. Si le sanctuaire de Czerna a été choisi, c’est qu’il est lieu de pèlerinage consacré à Saint Élie-Prophète et à Saint Raphaël Kalinowski. Ces deux personnages, venant l’un – de l’Ancien Testament, l’autre – du monde chrétien – relient tous les deux l’ordre temporel et éternel (ce qui rejoint parfaitement la pensée et la vie de Péguy lui-même). ہ cette session ont participé 40 personnes venant de treize pays, des milieux catholiques, protestants et orthodoxes, mais aussi des gens « en recherche » ou des agnostiques de bonne volonté. Ces sessions-retraites ont été pensées comme un temps de réflexion intellectuelle et spirituelle et de confrontation avec les vies-témoignages et les œuvres de grands témoins de l’Espérance. Elles prennent leur forme dans la collaboration de tous les Centres Jeanne d’Arc – Charles Péguy et de péguistes de différents pays.

 

ہ l’automne 2004 (11-14 septembre) nous organisons notre troisième colloque. Il aura lieu à Varsovie, dans le Centre Amicus, lié à la mémoire du père Jerzy Popiełuszko. Ont été invités à ce colloque des représentants des Centres alliés français, russe et finlandais, ainsi que des personnalités comme Mgr Józef Życiński, le père Manfred Deselaers (responsable allemand du Centre du Dialogue et de la Réconciliation lié au camp Auschwitz-Birkenau, auteur de la biographie de Rudolf Hِss – Dieu et le mal), Alain Finkielkraut, André Glucksmann, Ryszard Kapuściński, Andrzej Paczkowski (l’un des auteurs du Livre noir du communisme), Szewah Weiss (survivant de la Shoah, ex-ambassadeur d’Israël en Pologne), Bronisław Wildstein (journaliste et essayiste polonais) et autres.

 

Pour notre projet, nous ne disposons que de moyens pauvres, aussi bien pour les différentes activités du Centre que pour les frais d’organisation de nos sessions. Ce dont nous avons particulièrement besoin, c’est d’une aide financière pour la rétribution des traducteurs et pour le paiement du voyage et du séjour des étudiants et des participants venant de la Russie et de pays de l’ancienne Union soviétique.

 

 

Katarzyna R. Pereira

responsable du Centre « L’Europe de l’Espérance »

Varsovie, le 3 mars 2004

 


Les paradoxes de la traduction

 

Paul Ricœur

 

 

 

Il convient de prendre le terme de la traduction au sens strict de « transfert d’un message verbal d’une langue dans une autre », comme le prend Antoine Berman dans L’épreuve de l’étranger en tenant compte du fait massif de la pluralité et de la diversité des langues. Il fait passer au premier plan le rapport du propre à l’étranger[1].

Je partirai du fait de la pluralité et de la diversité des langues : c’est parce que les hommes parlent des langues différentes que la traduction existe. Ce fait est celui de la diversité des langues, pour reprendre le titre de Wilhem von Humboldt. Or ce fait est en même temps une énigme : pourquoi pas une seule langue, et surtout pourquoi tant de langues, cinq ou six mille disent les ethnologues ? Tout critère darwinien d’utilité et d’adaptation dans la lutte pour la survie est mis en déroute ; cette multiplicité indénombrable est non seulement inutile, mais nuisible. En effet, si l’échange intracommunautaire est assuré par la puissance d’intégration de chaque langue prise séparément, l’échange avec le dehors de la communauté langagière est rendu à la limite impraticable par ce que Steiner nomme « une prodigalité néfaste ».Mais ce qui fait l’énigme, ce n’est pas seulement le brouillage de la communication, que le mythe de Babel, dont nous allons parler plus loin, nomme « dispersion » au plan géographique et « confusion » au plan de la communication, c’est aussi le contraste avec d’autres traits qui touchent aussi au langage. D’abord, le fait considérable de l’universalité du langage : « tous les hommes parlent » ; c’est là un critère d’humanité à côté de l’outil, de l’institution, de la sépulture ; par le langage, entendons l’usage de signes qui ne sont pas des choses, mais valent pour des choses – l’échange des signes dans l’interlocution -, le rôle majeur d’une langue commune au plan de l’identification communautaire ; voilà une compétence universelle démentie par ses performances locales, une capacité universelle démentie par son effectuation éclatée, disséminée, dispersée.

Il y a un second fait qui ne doit pas masquer le premier, celui de la diversité des langues : le fait tout aussi considérable que l’on a toujours traduit ; avant les interprètes professionnels, il y eut les voyageurs, les marchands, les ambassadeurs, les espions, ce qui fait beaucoup de bilingues et de polyglottes ! On touche là à un trait aussi remarquable que l’incommunicabilité déplorée, à savoir le fait même de la traduction, lequel présuppose chez tout locuteur l’aptitude à apprendre et à pratiquer d’autres langues que la sienne. Les hommes parlent des langues différentes ; mais ils peuvent en apprendre d’autres que leur langue maternelle.

Ce simple fait a suscité une immense spéculation qui s’est laissée enfermer dans une alternative ruineuse dont il importe de se dégager. Cette alternative paralysante est la suivante : ou bien la diversité des langues exprime une hétérogénéité radicale – et alors la traduction est théoriquement impossible ; les langues sont a priori intraduisibles l’une dans l’autre. Ou bien, la traduction prise comme un fait s’explique par un fonds commun qui rend possible le fait de la traduction ; mais alors on doit pouvoir, soit trouver ce fonds commun – et c’est la piste de la langue universelle ; originaire ou universelle, cette langue absolue doit pouvoir être montrée, dans ses tables phonologiques, lexicales, syntaxiques, rhétoriques. Je répète l’alternative théorique : ou bien la diversité des langues est radicale, et alors la traduction est impossible en droit ; ou bien la traduction est un fait, et il faut en établir la possibilité de droit par une enquête sur l’origine ou par une reconstruction des conditions a priori du fait constaté.

La thèse de l’intraduisible est la conclusion obligée, d’une certaine ethnolinguistique – B. Lee Whorf, E. Sapir – qui s’est attachée à souligner le caractère non superposable des différents découpages sur lesquels reposent les multiples systèmes linguistiques : découpage phonétique et articulatoire à la base des systèmes phonologiques (voyelles, consonnes, etc.), découpage conceptuel commandant les systèmes lexicaux (dictionnaires, encyclopédies, etc.), découpage syntaxique à la base des diverses grammaires. Les exemples abondent : si vous dites « bois » en français, vous regroupez les matériaux ligneux et l’idée d’une petite forêt ; mais dans une autre langue, ces deux significations vont se trouver disjointes et regroupées dans deux systèmes sémantiques différents ; au plan grammatical, il est aisé de voir que les systèmes de temps verbaux (présent, passé, futur) différent d’une langue à l’autre. Il faut alors conclure que la mécompréhension est de droit, que la traduction est théoriquement impossible et que les individus bilingues ne peuvent être que des schizophrènes.

On est alors rejeté sur l’autre rive : puisque la traduction existe, il faut bien qu’elle soit possible. Et si elle est possible, c’est que, sous la diversité des langues, il existe des structures cachées qui soit portent la trace d’une langue originaire perdue qu’il faut retrouver, soit consistent en codes a priori, en structure universelle qu’on doit pouvoir reconstruire. La première version – celle de la langue originaire – a été professée par diverses gnoses, par la Kabbale, par les hermétismes de tout genre. Il faut dire que la nostalgie de la langue originaire a produit aussi la puissante méditation d’un Walter Benjamin écrivant « la tâche du traducteur » où la « langue parfaite », la « langue pure » - ce sont les expressions de l’auteur -, figure comme l’horizon messianique de l’acte de traduire, en assurant secrètement la convergence des idiomes lorsque ceux-ci sont portés au sommet de la créativité poétique. Malheureusement, la pratique de la traduction ne reçoit aucun secours de cette nostalgie retournée en attente eschatologique.

Plus coriace est l’autre version de la quête d’unité, non plus en direction d’une origine dans le temps, mais dans celle des codes a priori ; Umberto Eco a consacré d’utiles chapitres à ses tentatives dans son livre La recherche de la langue parfaite dans la culture européenne. Il faut se demander pourquoi cette tentative échoue et doit échouer.

Il y a certes des résultats partiels du côté des grammaires dites générationnelles de l’école de Chomsky, mais un échec total du côté lexical et phonologique. Et pourquoi ? Parce que ce ne sont pas les imperfections des langues naturelles, mais leur fonctionnement même qui est anathème. Nul ne peut dire comment on pourrait dériver les langues naturelles, avec toutes les bizarreries qu’on dira plus loin, de la présumée langue parfaite, l’écart entre langue universelle et langue empirique, entre l’a priorique et l’historique, paraît bien infranchissable.

 

Tel est le bilan sommaire de la bataille qui oppose le relativisme de terrain, lequel devrait conclure à l’impossibilité de la traduction, et le formalisme de cabinet, lequel échoue à fonder le fait de la traduction sur une structure universelle démontrable. Oui, il faut en faire l’aveu : d’une langue à l’autre, la situation est bien celle de la dispersion et de la confusion. Et pourtant la traduction s’inscrit dans la longue litanie des « malgré tout ». En dépit des fratricides, nous militons pour la fraternité universelle. En dépit de l’hétérogénéité des idiomes, il y a es bilingues, des polyglottes, des interprètes et des traducteurs.

 

Je suggère qu’il faut sortir de cette alternative théorique : traduisible versus intraduisible, et lui substituer une autre alternative, pratique celle-là, issue de l’exercice même de la traduction, l’alternative : fidélité versus trahison, quitte à avouer que la pratique de la traduction reste une opération risquée toujours en quête de sa théorie. Nous verrons à la fin que les difficultés de la traduction intralangagière confirment cet embarrassant aveu.

Quittant l’alternative spéculative – traduisibilité contre intraduisibilité – entrons, disais-je, dans l’alternative pratique fidélité contre trahison.

Pour bien parler de la tâche de traduire, je voudrais évoquer, avec Antoine Berman dans L’ةpreuve de l’étranger, le désir de traduire. Ce désir porte au-delà de la contrainte et de l’utilité. Il y a certes une contrainte : si on veut commercer, voyager, négocier, voire espionner, il faut bien des messagers qui parlent la langue des autres. Quant à l’utilité, elle est patente. Si on veut faire l’économie de l’apprentissage des langues étrangères, on est bien content de trouver des traductions. Après tout, c’est bien ainsi que nous avons tous eu accès aux tragiques, à Platon, à Shakespeare, Cervantès, Pétrarque et Dante, Goethe et Schiller, Tolstoï et Dostoïevski. Contrainte, utilité, soit ! Mais il y a plus tenace, plus profond, plus caché : le désir de traduire. C’est ce désir qui a animé les penseurs allemands depuis Goethe, le grand classique, et von Humboldt, déjà nommé, en passant par les romantiques Novalis, les frères Schlegel, Schleiermacher (traducteur de Platon, il ne faut pas l’oublier), jusqu’à Hِlderlin, le traducteur tragique de Sophocle, et enfin Walter Benjamin, l’héritier de Hِlderlin. Qu’est-ce que ces passionnés de traduction ont attendu de leur désir ? Ce que l’un d’entre eux a appelé l’élargissement de l’horizon de leur propre langue – et encore ce que tous ont appelé formation, Bildung, c’est-à-dire à la fois configuration et éducation, et en prime, si j’ose dire, la découverte de leur propre langue et de ses ressources laissées en jachère. Le mot qui suit est de Hِlderlin : « Ce qui est propre doit être aussi bien appris que ce qui est étranger ».

Mais alors, pourquoi ce désir de traduire doit-il être payé du prix d’un dilemme, le dilemme fidélité / trahison ? Parce qu’il n’existe pas de critère absolu de la bonne traduction ; pour qu’un tel critère soit disponible, il faudrait qu’on puisse comparer le texte de départ et le texte d’arrivée à un troisième texte qui serait porteur du sens identique supposé circuler du premier au second. La même chose dite de part et d’autre. D’où le paradoxe, avant le dilemme : un bonne traduction ne peut viser qu’à une équivalence présumée, non fondée dans une identité de sens démontrable. Une équivalence sans identité. Cette équivalence ne peut être que cherchée, travaillée, présumée. Et la seule façon de critiquer une traduction – ce qu’on peut toujours faire –, c’est d’en proposer une autre présumée, prétendue meilleure ou différente. Et c’est d’ailleurs ce qui se passe sur le terrain des traducteurs professionnels. En ce qui concerne les grands textes de notre culture, nous vivons pour l’essentiel sur des re-traductions à leur tour remises sans fin sur le métier. C’est le cas de la Bible, c’est le cas d’Homère, de Shakespeare, de tous les écrivains cités plus haut et, pour les philosophes, de Platon jusqu’à Nietzsche et Heidegger.

Ainsi bardés de re-traduction, sommes-nous mieux armés pour résoudre le dilemme fidélité / trahison ? Nullement. Le risque dont se paie le désir de traduire, et qui fait de la rencontre de l’étranger dans sa langue une épreuve, est insurmontable. Franz Rosenzweig a donné à cette épreuve la forme d’un paradoxe : traduire, dit-il, c’est servir deux maîtres, l’étranger dans son étrangeté, le lecteur dans son désir d’appropriation. Avant lui, Schleiermacher décomposait le paradoxe en deux phases : « Amener le lecteur à l’auteur », « Amener l’auteur au lecteur ».

Je me risque, pour ma part, à appliquer à cette situation le vocabulaire freudien et à parler, outre de travail de la traduction, au sens où Freud parle de travail de remémoration, de travail de deuil. Travail de traduction, conquis sur des résistances intimes motivées par la peur, voire la haine de l’étranger, perçu comme une menace dirigée contre notre propre identité langagière. Mais travail de deuil aussi, appliqué à renoncer à l’idéal même de traduction parfaite. Cet idéal, en effet, n’a pas seulement nourri le désir de traduire et parfois le bonheur de traduire, il a fait aussi le malheur d’un Hِlderlin, brisé par son ambition de fondre la poésie allemande et la poésie grecque dans une hyperpoésie où la différence des idiomes serait abolie. Et qui sait si ce n’est pas l’idéal d’une traduction parfaite qui, en dernier ressort, entretient la nostalgie de la langue originaire ou la volonté de maîtrise sur le langage par le biais de la langue universelle ? Abandonner le rêve de la traduction parfaite reste l’aveu de la différence indépassable entre le propre et l’étranger. Reste l’épreuve de l’étranger.

La traduction ne pose pas seulement un travail intellectuel, théorique ou pratique, mais un problème éthique. Amener le lecteur à l’auteur, amener l’auteur au lecteur, au risque de servir et de trahir deux maîtres, c’est pratiquer ce que j’aime appeler l’hospitalité langagière. C’est elle qui fait modèle pour d’autres formes d’hospitalité que je lui vois apparenter : les cultures (Kagan), les confessions, les religions ne sont-elles pas comme des langues étrangères les unes aux autres, avec leur lexique, leur grammaire, leur rhétorique, leur stylistique, qu’il faut apprendre afin de pénétrer ? Je reste sur ces analogies risquées et sur ces points d’interrogation.

 

Mais je ne voudrais pas terminer sans avoir dit les raisons pour lesquelles il ne faut pas négliger l’autre moitié du problème de la traduction, à savoir, si vous vous en souvenez, la traduction à l’intérieur de la même communauté langagière. Je voudrais montrer, au moins très succinctement, que c’est dans ce travail sur soi de la même langue que se révèlent les raisons profondes pour lesquelles l’écart entre une présumée langue parfaite, universelle, et les langues qu’on dit naturelles, au sens de non artificielles, est insurmontable. Comme je l’ai suggéré, ce ne sont pas les imperfections des langues naturelles qu’on voudrait abolir, mais le fonctionnement même de ces langues dans leurs étonnantes bizarreries. Et c’est le travail de la traduction interne qui précisément révèle cet écart. Je rejoins ici la déclaration qui commande tout le livre de George Steiner Après Babel. Après Babel, « comprendre, c’est traduire ». Il s’agit ici bien plus que d’une simple intériorisation du rapport à l’étranger, en vertu de l’adage de Platon que la pensée est un dialogue de l’âme avec elle-même – intériorisation qui ferait de la traduction interne un simple appendice de la traduction externe. Il s’agit d’une exploration originale qui met à nu les procédés quotidiens d’une langue vivante : ceux-ci font qu’aucune langue universelle ne peut réussir à en reconstruire l’indéfinie diversité. Il s’agit bien de s’approcher des arcanes de la langue vive et, du même coup, de rendre compte du phénomène du mal-entendu, de la mécompréhension qui, selon Schleiermarcher, suscite l’interprétation, dont l’herméneutique veut faire la théorie. Les raisons de l’écart entre langue parfaite et langue vive sont exactement les mêmes que les causes de la mécompréhension.

J’en viens à ce à quoi Steiner tient le plus et qui tend à faire basculer tout le propos dans une direction inverse de celle de l’épreuve de l’étranger. Steiner se plaît à explorer les usages de la parole où est dit autre chose que le vrai, que le réel, c’est-à-dire non seulement le faux manifeste, à savoir le mensonge – quoique parler, c’est pouvoir mentir, dissimuler, falsifier –, mais aussi tout ce qu’on peut classer dans autre chose que le réel : disons, le possible, le conditionnel, l’optatif, l’hypothétique, l’utopique. C’est fou – c’est le cas de le dire -, ce qu’on peut faire avec le langage : non seulement dire la même chose autrement, mais dire autre chose que ce qui est. Platon évoquait à ce propos – et avec quelle perplexité ! – la figure du sophiste.

Mais ce n’est pas cette figure qui peut le plus déranger l’ordre de notre propos : c’est la propension du langage à l’énigme, à l’artifice, à l’hermétisme, au secret, pour tout dire à la non-communication. De là ce que j’appellerai l’extrémisme de Steiner qui l’amène, par haine du bavardage, de l’usage conventionnel, de l’instrumentalisation du langage, à opposer interprétation à communication ; l’équation : « comprendre, c’est traduire » se referme alors sur le rapport de soi à soi-même dans le secret où nous retrouvons l’intraduisible, que nous avions cru avoir écarté au profit du couple fidélité / trahison. Nous le retrouvons sur le trajet du vœu de la fidélité la plus extrême. Mais fidélité à qui et à quoi ? Fidélité à la capacité du langage à préserver le secret à l’encontre de sa propension à le trahir. Fidélité dès lors à soi-même plutôt qu’à autrui. Et c’est vrai que la haute poésie d’un Paul Celan côtoie l’intraduisible en côtoyant d’abord l’indicible, l’innommable, au cœur de sa propre langue, tout autant que dans l’écart entre deux langues.

Que conclure de cette suite de retournement ? Je reste, je l’avoue, perplexe. Je suis porté, c’est certain, à privilégier l’entrée par la porte de l’étranger. N’avons-nous pas été mis en mouvement par le fait de la pluralité humaine et par l’énigme double de l’incommunicabilité entre idiomes et de la traduction malgré tout ? Et puis, sans l’épreuve de l’étranger, serions-nous sensibles à l’étrangeté de notre propre langue ? Enfin, sans cette épreuve, ne serions-nous pas menacés de nous enfermer dans l’aigreur d’un monologue, seuls avec nos livres ? Honneur, donc, à l’hospitalité langagière !

Mais je vois bien aussi l’autre côté, celui du travail de la langue sur elle-même. N’est-ce pas ce travail qui nous donne la clé des difficultés de la traduction ad extra ? Et si nous n’avions pas côtoyé les inquiétantes contrées de l’indicible, aurions-nous le sens du secret, de l’intraduisible secret ? Et nos meilleurs échanges, dans l’amour et dans l’amitié, garderaient-ils cette qualité de discrétion – secret / discrétion – qui préserve la distance dans la proximité ?


Penser le changement par l’image

réflexions sur Walter Benjamin

 

Matthieu Dubost

ةcole Normale Supérieure

 

 

 

« Ce n’est pas seulement en se réveillant et en rejetant ses fantasmes qu’une époque prépare la suivante, mais précisément par ses rêves mêmes. Le projet de Benjamin est donc tout autre qu’une rénovation de la critique de l’idéologie ; son herméneutique des espaces fantasmatiques vise à dégager les complexes idéologiques et les représentations qui articulent le passage d’une époque à une autre. »

Gérard Raulet, Walter Benjamin[2]

 

Penser la culture, et plus encore la penser dans les moments de transition où elle semble la moins distincte, peut suggérer une réflexion d’un type nouveau.

En effet, le changement est toujours une épreuve pour le savoir, qui se met davantage en quête d’éléments stables et immobiles. Mais plus encore, le changement dans des ensembles aussi gigantesques et impalpables que les cultures des sociétés semble ruiner la possibilité d’une saisie satisfaisante et féconde. L’histoire, dans son élaboration et son discours les plus classiques, ne peut donner lieu qu’à une compréhension indicielle de ce qui n’apparaît que comme chaos pour qui veut en saisir le sens réel.

C’est à partir d’une déception de ce genre qu’on peut comprendre en quoi les thèses de Walter Benjamin sont justifiées et fécondes. Ce que nous voulons étudier ici, c’est le mode particulier de réflexion auquel Walter Benjamin nous invite, et qui se présente selon nous comme une voie nouvelle pour penser le changement culturel dans toute son authenticité. Walter Benjamin nous suggère en effet une autre manière d’écrire l’histoire, et cela à partir d’un élément original : l’« image dialectique ». Il s’agit de saisir ce que l’histoire a du mal à saisir, à savoir le changement dans son essence même, et d’élaborer pour cela une herméneutique du passage ou de la transition historique. La culture, comme résultante ultime et cruciale des bouleversements des sociétés, devient alors l’objet final de cette enquête spécifique. Autrement dit, il s’agit de présenter ici ce à quoi pourrait ressembler une herméneutique de la transition historique et du changement culturel, sur fond d’analyse d’images dialectiques.

En vertu de cette originalité, l’écriture benjaminienne de l’histoire semble selon nous proposer non seulement une autre manière de penser et d’écrire l’histoire, mais encore une façon nouvelle de penser les rapports entre les histoires locales en une synthèse authentique, c’est-à-dire de penser la culture dans sa globalité. On comprend dès lors pourquoi Walter Benjamin s’est tout particulièrement intéressé à la période de la modernité, le XIXe siècle apparaissant comme le moment privilégié d’observation du conflit entre deux époques.

Mais c’est avant tout pour prouver que ces outils ont une portée générale que l’on doit commencer par en définir clairement les propriétés. Nous tenterons donc d’abord de définir le plus systématiquement possible la notion d’image dialectique, en prenant soin d’abord de situer ce concept dans l’évolution de la pensée de Walter Benjamin. Si cette notion est capitale dans l’œuvre de Walter Benjamin, elle souffre néanmoins de descriptions partielles qui justifient qu’on en présente ici une définition plus synthétique, du moins selon l’interprétation que l’on peut en donner. On illustrera ensuite ce concept en s’intéressant en particulier aux « passages » des grands magasins du XIXe siècle français. Enfin, on esquissera la critique de cette théorie du changement culturel.

 

Le concept d’image dialectique apparaît dans un triple contexte, et il semble important d’en rappeler la nature pour mieux en saisir la nécessité et la portée.

Tout d’abord, c’est en vertu d’une réflexion de nature linguistique que Walter Benjamin s’aperçoit qu’il lui faut mettre en place un nouveau concept de recherche historique. Dès l’Origine du drame baroque allemand et Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, Walter Benjamin réfléchit de manière particulièrement attentive à la place que doit tenir une pensée du langage dans toute réflexion, et dans toute recherche intellectuelle. Il passe pour cela par une lecture critique des œuvres d’Emmanuel Kant, au terme de laquelle il formule deux conclusions principales : d’une part, si la pensée scientifique classique ne permet pas d’accéder aux vérités métaphysiques, alors il reste possible de les rechercher par des voies de nature différente ; d’autre part, si tel est le cas, cela se fera notamment par ce qui reste manifestement absent chez Kant, à savoir une philosophie du langage.

Mais cette philosophie du langage, Walter Benjamin l’appelle en un sens historique. On ne peut concevoir le langage que dans l’évolution qui fut la sienne, et cette dernière n’est elle-même envisageable que si l’on considère avec intérêt les textes bibliques sur le sujet. C’est ainsi que Walter Benjamin fait sienne la conception suivant laquelle le langage parlé contemporain est l’expression d’une chute originelle, et témoigne par ses défauts de la perte d’une langue adamique originelle, fédératrice et quasi parfaite. Dès lors, le rôle du traducteur, sur lequel Walter Benjamin a beaucoup réfléchi, c’est de remonter autant que faire se peut et par la voie de l’intuition, vers cette langue pure originelle qui seule peut véritablement relier les hommes et leurs pensées.

Mais au même moment, Walter Benjamin reconnaît l’immense difficulté de ce travail, qui s’assimile plus à une idée directrice – au sens kantien – qu’à la solution accessible de problèmes réels. Aussi est-il nécessaire de dévoiler une alternative, de rechercher ce qui « en attendant » une langue parfaite pourra permettre d’avancer malgré tout dans les divers questionnements humains. Il s’agit donc de trouver une manière de comprendre, de voir les choses, autrement que par le langage verbal. Et cette alternative, Walter Benjamin pense l’apercevoir dans l’image. Au début de son travail, l’image qu’il considère reste d’un type très particulier, puisqu’il s’agit avant tout de l’allégorie. Cette figure a en effet pour intérêt de concentrer en elle une expression en soi, et en même temps de manifester une recherche de langage plus adéquat. Néanmoins, Walter Benjamin va vite développer une conception plus large et moins traditionnelle de l’image comme solution de problèmes métaphysiques et épistémologiques.

Par ailleurs, il faut aussi considérer le contexte, cette fois purement historiographique, dans lequel s’inscrivent les polémiques à l’époque où travaille Walter Benjamin. C’est en effet dans les années qui précèdent les premières mentions de l’image dialectique qu’il est amené à quitter une ةcole historique pour en embrasser une autre. Il critique l’ةcole française issue de Fustel de Coulanges, en raison de ce qu’il accuse comme son subjectivisme, et en vertu de son idéologie implicite d’historicisme continuitiste. Pour Walter Benjamin, rien n’est moins sûr que l’idée d’une continuité des faits et des événements, et il est de surcroît primordial de laisser les faits exprimer ce qu’ils contiennent de vérité et de force, sans que la subjectivité de l’historien vienne les atténuer. Aussi reconnaît-il l’intérêt du marxisme, qui selon lui assume l’idée de rupture en histoire, et particulièrement celle de tension explosive et encore inexprimée dans des moments bien précis de l’évolution des sociétés. Même s’il ne s’agit pas d’une adhésion totale, il est important d’avoir bien à l’esprit cette influence assumée pour comprendre la genèse du concept d’image dialectique.

Enfin, il faut bien sûr tenir compte du contexte purement événementiel dans lequel se situe la réflexion de Walter Benjamin. Dès la fin du XIXe siècle, l’image tient de plus en plus de place dans la vie quotidienne, et l’invention du cinéma ne vient que confirmer et renforcer cette tendance. Aussi n’est-il plus possible de penser la perception sans y inclure ce mode désormais aussi important que la sensation naturelle ou l’écriture. Mais en même temps, l’image fait l’objet d’une récupération politique, puisque l’avènement de fascismes en Europe va de pair avec son utilisation croissante à l’usage de la propagande. Il devient difficile, par conséquent, de penser le monde contemporain et l’histoire elle-même sans tenir compte de ces nouveaux vecteurs.

C’est donc dans ce triple contexte qu’apparaît la notion d’image dialectique, comme un concept nouveau pour penser l’histoire et le changement culturel.

 

Pour comprendre clairement ce que Walter Benjamin entend par là, et en proposer une description systématique – que l’auteur lui-même n’a pas proposée –, on peut commencer par citer un extrait de la toute dernière œuvre de Walter Benjamin, à savoir Sur le concept d’histoire rédigé en 1940. Dans ce texte, Walter Benjamin exprime une sensibilité essentiellement marxiste, développe sa conception générale de l’histoire et décrit notamment certains outils qu’il juge féconds pour la décrire et la comprendre. La cinquième thèse nous intéresse tout particulièrement : » L’image vraie du passé passe en un éclair. On ne peut retenir le passé que dans une image qui surgit et s’évanouit pour toujours à l’instant même où elle s’offre à la connaissance. »[3] L’image dont parle ici Walter Benjamin est précisément l’image dialectique dans son pouvoir révélateur. C’est donc selon cette thèse la seule façon de dire et d’écrire véritablement ce qu’est l’histoire. Nous nous proposons ici d’en détailler l’essence en en distinguant six aspects.

L’image dialectique est avant tout une image, un « tableau » du passé, où se confrontent l’avant et le maintenant. En elle s’aperçoit un passage, une transition où sont encore en concurrence deux modèles ou bien deux moments de l’évolution d’une société. Le passé et le présent s’y rejoignent pour mieux laisser apercevoir les hésitations et les ruptures qui tissent l’histoire. Plus fondamentalement encore, c’est la notion benjaminienne d’origine qui est ici mobilisée, l’origine étant à la fois le souvenir d’un ةden et d’une langue adamique perdus et le souhait d’une rédemption, comme le décrit la deuxième thèse de Sur le concept d’histoire : » Le passé est marqué d’un indice secret, qui le renvoie à la rédemption. Ne sentons-nous pas nous-mêmes un faible souffle dans lequel vivaient les hommes d’hier ? Les voix auxquelles nous prêtons l’oreille n’apportent-elles pas un écho de voix désormais éteintes ? Les femmes que nous courtisons n’ont-elles pas des sœurs qu’elles n’ont pas connues ? S’il en est ainsi alors il existe un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre. Nous avons été attendus sur la terre. ہ nous, comme à chaque génération précédente fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. »[4] De manière involontaire se manifeste cette force sourde du passé, cette « origine », ce « mythe », cet « à-présent » (Jetztzeit), difficile à percevoir mais pourtant bien réelle. Pour lui servir d’expression se mettent en place des fantasmes, des rêves, des complexes imagés où s’affrontent différentes sensibilités et où ce messianisme ressurgit. Dès lors, l’image est bien dialectique en tant qu’affrontement de deux tendances distinctes, celle du passé-à-venir, et celle du présent. Walter Benjamin parle encore de l’image dialectique comme d’une « monade » au sens ou le tout apparaît dans la partie, l’Histoire dans le moment. Mais c’est dans l’image dialectique que ce qui n’était pas visible aux yeux des contemporains le devient : » Ces traces d’un devenir qui surgit en bloc et en totalité dans le présent nous donnent à voir avec force […] la réalité du temps, d’un temps absolument réel. »[5]

Aussi, l’image dialectique se réfère nécessairement à une conception non linéaire du progrès. Walter Benjamin se défend de ce qu’il nomme l’historicisme, et s’il assume une conception messianique, il n’a pas besoin pour cela de nier l’idée de rupture en histoire. En particulier, le devenir est tissé de moments spécifiques où les contradictions sont plus vives et plus visibles qu’en d’autres, et pendant lesquels une charge de nouveauté se fait sentir. En cela, il y a une véritable influence marxiste chez Walter Benjamin, puisqu’il revient à l’historien de dégager ces moments-là pour en dévoiler la spécificité.

Mais dès lors se posent au moins deux questions : Comment les images dialectiques apparaissent-elles ? Et comment l’historien, en vertu de son rôle d’intellectuel, peut-il en communiquer l’essence ? Pour répondre à la première question, Walter Benjamin mobilise le concept de « cristallisation. » C’est dans des objets sensibles, dans la matérialité concrète des productions artisanales et industrielles qu’apparaissent ces complexes de contradictions, et qui sont des images au sens benjaminien. Il y a ce que l’on pourrait nommer une incarnation de l’Histoire dans les objets, et surtout dans certains objets du quotidien. En marxiste, Walter Benjamin se réfère ainsi à ce qu’il nomme des « fantasmagories », traduction personnelle du thème du fétichisme de la marchandise. Comme le déclare Jean Lacoste : « Ce qui intéressait Walter Benjamin était moins la teneur idéologique dont la critique de l’idéologie dévoile la présence au fond de la culture, que la couche superficielle, le côté superficiel qui recèle à la fois un leurre et une promesse. »[6] Walter Benjamin le revendique lui-même, c’est bien « l’immédiateté de la présence sensible » qu’il guette.[7] Il est donc avant tout historien des petites choses, des objets insignifiants et quotidiens mais qu’il s’emploie à révéler.

Ensuite, pour les rendre visibles, pour décrire ces objets et leur richesse sans tomber dans les pièges du récit historique linéaire, il faut mettre en place un discours spécifique et adapté. En effet, les objets ne sont pas immédiatement parlant, même si en tant qu’objets sensibles ils sont immédiats. Le travail de l’historien consiste donc à les révéler et à les dire, et cela passe par deux étapes. Tout d’abord, il lui faut ne rien négliger, car tous les indices les plus précieux peuvent être dissimulés, notamment en vertu d’une idéologie de la classe dominante : « Le chroniqueur qui rapporte les événements sans distinguer entre les grands et les petits, fait droit à cette vérité : que rien de ce qui eut jamais lieu n’est perdu pour l’histoire. »[8] C’est donc à cultiver une sensibilité toute particulière et extrêmement fine que doit s’employer l’historien : « Le don d’attiser dans le passé l’étincelle d’espérance n’appartient qu’à l’historiographe, intimement persuadé que, si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté. »[9] C’est donc en vue de la vérité sur l’histoire, mais encore en vertu de sa mission politique que l’historien doit s’y employer. Ensuite, et comme conséquence de cette première exigence, il faut pouvoir détruire ce qu’un objet contient d’illusions, c'est-à-dire réactiver la tension de réveil présente dans ces objets, car le capitalisme tend à l’effacer et à la réduire. C’est ainsi que Walter Benjamin écrit, dans Paris capitale du XIXe siècle : « Chaque époque ne rêve pas seulement la suivante : en rêvant, elle tend aussi vers le réveil ».[10] L’historien doit ainsi assumer son rôle politique, qui le plus souvent l’oblige à la contestation. Pour accomplir cette mission, il doit se livrer à la pratique citationnelle et monter entre elles les citations ainsi collectées. C’est ainsi, selon Walter Benjamin, que l’historien peut échapper aux illusions et aux inutilités du récit classique. Contre l’endormissement, la citation et le montage sont des armes de vérité et de contestation. C’est cette conception que défend l’Essai sur Krauss de 1931. C’est aussi celle-ci qu’il défend dans le passage sur Les Articles de merceries du Paris Capitale du XIXe siècle : « Les citations sont dans mon travail comme des bandits des grands chemins qui surgissent les armes à la main et dérobent au promeneur nonchalants ses convictions ».[11] Il s’agit donc de surprendre, pour mieux faire surgir la vérité. Il s’agit, pour le dire autrement, de « citer sans guillemet », pour arracher les éléments parlant à un faux continuum.

Mais il faut noter également que cette sortie du langage traditionnel vise l’expression d’un ineffable. La part d’indicible, qui se trouve à la base du langage et que le poète recherche par ses compositions, l’image dialectique doit pouvoir la suggérer. C’est ainsi qu’à propos de Charles Baudelaire, Walter Benjamin écrit en 1939 : « Ce que chacun de nous a de plus essentiel, il est bien rare qu’il le traduise sous forme descriptive ». Ou encore : « L’incognito était la loi de la poésie. Sa prosodie est comparable au plan d’une grande ville où l’on peut circuler discrètement à l’abri des pâtés de maison, des portes cochères ou des cours. Sur ce plan les mots ont une place exactement définie, comme des conspirateurs avant que n’éclate la révolte. Baudelaire conspire avec le langage lui-même. »[12] La part d’indicible, qui fait le fond et l’origine de toute langue, l’image montée doit l’intégrer et la suggérer au lecteur. Walter Benjamin met ainsi en place un lien intime et fécond entre l’art, l’histoire, et l’histoire de l’art.

Enfin, et c’est là le dernier aspect de l’image dialectique, on peut dire que cet outil heuristique est d’autant plus significatif que les périodes où on l’y cherche sont chargées de contradictions et d’illusions. Le fait que Walter Benjamin interroge essentiellement la notion de modernité n’a en cela rien de fortuit. En effet, la modernité telle qu’il la comprend est un des moments où les contradictions se renforcent, et où la nouveauté devient le masque d’une domination qui ne fait que se maintenir, notamment par le développement de la machine et les enthousiasmes qu’il suscite. C’est là un exemple particulièrement parlant de « fantasmagorie ». Plus radicalement encore, la modernité devient pour Walter Benjamin le moment des fantasmagories les plus poignantes. C’est donc un concept équivoque et illusoire, tant que l’historien n’en a pas dégagé la vérité.

 

Cet exposé volontairement systématique réclame à présent une illustration, que nous choisissons d’emprunter à l’ouvrage, certes inachevé, mais d’ores et déjà fortement instructif, qu’est Paris capitale de XIXe siècle, encore intitulé « Le Livre des passages ». Dans cette œuvre, Walter Benjamin décrit une quarantaine de thèmes, et dresse chaque fois une liste impressionnante d’images dialectiques correspondantes et montées entre elles. Les sources qu’il mobilise sont multiples et diverses, depuis le catalogue de vente par correspondance jusqu’au guide touristique, en passant par les romans ou les journaux de l’époque. Tout est légitime dès lors que cela permet d’approcher le cœur de ce moment de l’histoire. Il s’agit de mettre en place ce que l’auteur nomme lui-même une « féerie dialectique », en vue de dire à la fois l’histoire sociale de ce siècle et de marquer l’équivoque de la modernité.

Prenons pour exemple la première section de cet ouvrage, intitulé « Passages, « Magasins de nouveautés », « calicots » ». Dans celle-ci, Walter Benjamin décrit les nouveaux magasins qui ont commencé de se développer peu après la révolution industrielle, et plus particulièrement les galeries ou les petits passages des villes où ces commerces se logeaient parfois. Walter Benjamin cite le Guide illustré de Paris de 1852 : « Nous avons mentionné à maintes reprises les passages qui débouchent sur les grands boulevards. Ces passages, récentes inventions du luxe industriel, sont des couloirs au plafond de verre et aux entablements de marbre, qui courent à travers des blocs entiers d’immeubles dont les propriétaires se sont solidarisés pour ce genre de spéculation. Des deux côtés du passage qui reçoit sa lumière d’en haut, s’alignent les magasins les plus élégants, de sorte qu’un tel passage est une ville, un monde en miniature. »

Ce qui intéresse ici Walter Benjamin, c’est la somme de contradictions qui traverse cette image des passages commerciaux : les passages sont à la fois des lieux urbains, et des endroits douillets à l’intérieur même des immeubles ; fusion du dehors et du dedans, ils sont aussi la conjonction de l’industrie et de l’art ; ce sont des lieux où l’on ne fait que passer et où l’on s’attarde ; ils sont la conjonction de l’évanescence (le verre et la lumière) et du durable (l’architecture de fer) ; ils manifestent tout autant l’apogée du capitalisme marchand que sa chute, puisqu’ils sont très vite menacés de ruine à la fin de siècle, lors de la construction des grands magasins.

Walter Benjamin remarque aussi que ce type d’architecture est repris par Fourier lui-même dans la description de ses phalanstères, en vue d’une société socialiste, ce qui achève de cristalliser dans cette même image dialectique toutes les virtualités contraires. Les passages sont des lieux de flânerie et d’ivresse, et pourtant expriment à plein l’aliénation par la marchandise.

La conjonction des citations vise dans ce premier chapitre à « choquer » le lecteur, à l’empêcher de succomber à la fascination qui était sans doute celle des gens d’alors. D’où ce sentiment de saccades, de greffes citationnelles, mais volontairement recherché par l’auteur.

Maintenant que nous comprenons mieux ce que Walter Benjamin entend par image dialectique, il devient légitime d’en penser la fécondité et la valeur.

On peut en relever au moins quatre grands atouts. Tout d’abord, il faut souligner combien cette place accordée à l’image est originale et importante dans le champ historiographique du XXe siècle. Adorno, en 1935, parlait à propos de l’écriture de Walter Benjamin d’une « spéculation imagée ». Walter Benjamin est en effet le premier intellectuel à vouloir donner sa chance à l’immédiateté sensible et imagée dans le champ de la réflexion historique et politique. Cela passe chez lui par une technique d’écriture originale, toute proche d’un style que l’on pourrait qualifier de « cinématographique ».

De plus, le concept d’image dialectique offre la possibilité d’une pensée synthétique de la culture. D’abord parce que l’image dialectique permet de penser le rapport du particulier et de l’universel, en cela que des tendances fondamentales des sociétés se trouvent incarnées dans des objets de la quotidienneté, alors que ce rapport de l’universel et du particulier est un des questionnement les plus cruciaux pour l’historien hégélien ou marxiste. Mais également parce que Walter Benjamin peut par cet outil penser les liens et les rapports des choses entre elles : l’image dialectique est une monade, c'est-à-dire qu’elle permet d’apercevoir le tout dans la partie. Et par là, les histoires locales (sociales, intellectuelles, politiques, internationales, artistiques…) et toujours insatisfaisantes dès lors qu’elles sont traitées séparément deviennent pensables dans leur synthèse. La culture, dans sa dimension la plus synthétique, est alors historiquement pensable.

Il faut aussi souligner combien Walter Benjamin assume la portée pratique de sa théorie. Il refuse, par le concept d’image dialectique, l’idée d’une neutralité toute scientifique du discours historique. L’historien, au contraire, doit reconnaître et cultiver la dimension politique de sa mission. En « choquant » le lecteur, et plus encore en réveillant la trace originaire présente en toute image dialectique, l’historien doit pouvoir aider le lecteur à échapper aux fantasmagories et aux tromperies environnantes.

Enfin, l’image dialectique est ce qui permet de penser le changement comme tel. Dans la seizième thèse sur l’histoire, Walter Benjamin écrit : « L’historien matérialiste est assez viril pour faire éclater le continuum de l’histoire. » Contre une tradition occidentale qui jusqu’à Hegel portait son attention plus sur le résultat que sur son processus, Walter Benjamin insiste sur les ruptures qui font l’histoire, et sur les contradictions dont elle est tissée. L’image dialectique prend en charge cette dimension processuelle, et redonne au devenir comme tel la dignité d’un objet d’étude.

L’image dialectique apparaît ainsi comme un outil original et fécond. ہ la fois moyen heuristique et arme politique, elle signale la ferme volonté de penser le changement culturel dans sa dimension synthétique. Même si elle suppose une rupture avec l’historiographie traditionnelle et un réapprentissage de la sensibilité historique, elle ouvre néanmoins la possibilité de concevoir la culture dans sa complexité effective.

On pourra toutefois songer à la difficulté du texte benjaminien, qui précisément reste un texte là où il prétend sans cesse à un langage non textuel. Il faut notamment y voir l’expression du jugement ambivalent que Walter Benjamin portait sur la photographie et le cinéma, tout à la fois lieux de manifestations oratiques, et moyens d’asservissements politiques au sein d’une mécanique enivrante et fascisante. L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique révèle clairement cette ambiguïté : le cinéma est le moyen privilégié de la propagande fasciste, mais il est en même l’outil le plus adéquat d’une esthétique du choc. On peut alors rêver de films qui parviendraient à dire cette charge dialectique des images, même si Walter Benjamin n’est lui-même pas allé jusque là. C’est à tout le moins ce que Jacques Aumont, dans son ouvrage Amnésies. Fictions du cinéma d’après Jean-Luc Godard[13], prétend reconnaître dans les Histoires du cinéma de Jean-Luc Godard.


Valéri Brioussov et Paul Verlaine

 

E.A. Petrova, V.E. Fedotova

Université d’ةtat de Saratov

 

Dans l’histoire des relations franco-russes, les années 1890 ont été pour la Russie, dans le domaine de la poésie, une époque de découvertes et de changements très importants. C’est justement à cette époque que la Russie, pour la première fois, eut connaissance des inestimables chefs d’œuvre de « l’art nouveau » de la France des années 1860-1880 (du romantisme tardif et de l’impressionnisme au symbolisme), qui influencèrent considérablement les voies que prit par la suite la littérature russe. L’un des premiers découvreurs de ces chefs d’œuvre fut le jeune Valeri Brioussov.

Dans l’Autobiographie qu’il publia en 1914, le poète fait cet aveu : » La première fois que j’eus connaissance de la poésie des symbolistes français, ce fut par Verlaine, Mallarmé et Rimbaud. Ce fut pour moi une totale découverte : n’étant pas familier de la littérature occidentale du dernier demi-siècle, ce n’est que par leurs vers que je pus mesurer combien la poésie s’était éloignée de l’œuvre des romantiques. Tout ce qui avait été atteint par les Parnassiens et les réalistes des années 60, tout ce qui avait été fait par les préraphaélites de l’école de Tennyson, tout cela, certes en échos assez confus, m’était apporté par les premiers vers de Verlaine, les strophes recherchées de Mallarmé, et les « gamineries » extravagantes de Rimbaud[14].

Le jeune poète se saoule littéralement des chefs d’œuvre, jusque là inconnus, qui se découvrent à lui. Dans la Société des amateurs de littérature occidentale, une société d’étudiants, avec son nouvel ami Constantin Balmont il lit et relit les vers dont il est tombé amoureux : « Les soirs et les nuits…nous nous lisions l’un à l’autre nos poètes préférés : lui, Shelley et Edgar Poe, moi Verlaine, Tioutchev (qu’alors il ne connaissait pas)… »[15] C’est apparemment à cette époque que Brioussov présenta à Balmont le poète Alexandre Dobrolioubov[16], encore inconnu, et qui l’enthousiasmait par son immense érudition : » Mallarmé, Rimbaud, Laforgue, Vielé-Griffin, sans parler de Verlaine et de ses prédécesseurs de l’art nouveau, comme Baudelaire, Théophile Gautier et d’autres Parnassiens, il les connaissait “sur le bout des doigts”. Il était nourri de l’esprit même de la « décadence » et, pour ainsi dire, découvrit devant moi ce monde d’idées, de goûts, de jugements, qui a été représenté par Huysmans dans son ہ rebours »[17].

Dès 1892, Brioussov examine avec curiosité l’univers du nouvel art poétique français, qu’on connaît sous le nom de symbolisme. Parmi les poètes de ce mouvement, il est particulièrement attiré par Paul Verlaine, dont il se hâte de faire connaître les œuvres au lecteur russe.

Cette année-là, presque aussitôt après sa découverte de la poésie de Verlaine, Brioussov se prend de passion pour la traduction de la poésie. Le travail intensif qu’il consacre aux traductions de Verlaine est attesté par le fait que ce sont pas seulement des poésies isolées, prises au hasard qu’il traduit, mais tout un ensemble (14 poèmes), et cela en deux semaines et demie seulement. Pourtant, Brioussov reste finalement insatisfait du résultat. Et il laisse pour quelque temps le travail entrepris. Il ne revient à la poésie de Verlaine que six mois plus tard (été 1895) : cette fois il se rend compte que pénétrer dans l’univers irremplaçable de Verlaine, n’est possible que si on rattache son œuvre aux particularités de la personnalité, de l’existence spirituelle du « pauvre Lélian ». Pour cela, Brioussov estime indispensable d’ajouter d’autres poèmes aux 14 déjà traduits. C’est alors que dans ses brouillons apparaissent des commentaires originaux qui se rattachent directement au projet de consacrer une étude au poète français. En février 1894 le travail de Brioussov traducteur et commentateur se termine.

Brioussov propose son étude « Paul Verlaine et sa poésie » pour le numéro suivant de la revue Aperçu russe. C’est le premier article spécialement consacré à Verlaine, écrit en Russie et en langue russe. L’article se signale par une grande attention aux détails de la personnalité, de l’univers intérieur du maître français, la spécificité unique de sa poétique, de son style. Dans son approche de Verlaine, Brioussov met particulièrement l’accent sur le profond aspect historico-culturologique de l’existence de son héros littéraire. L’originalité de la composition de l’article de 1894 est due à l’union harmonieuse entre les exemples les plus clairs et les plus caractéristiques de l’art verlainien et l’analyse profonde du phénomène étudié. L’étude, composée par un homme sûr de ses moyens et évaluant très exactement toute l’importance de ce qui était en jeu, aurait eu une signification colossale pour le monde littéraire russe. Cependant, pour des raisons qui nous sont inconnues, elle reste inédite. Et Brioussov est obligé de se borner à une lecture orale à l’occasion d’une réunion littéraire.

Si on caractérise la première période de l’œuvre du poète russe, qui se rattache à ses traductions de Verlaine, on peut conclure que celles-ci ne sont pas seulement une fin en soi, mais aussi une école originale d’apprentissage auprès d’un grand maître, qui aide le jeune poète à atteindre l’essence de « l’art nouveau », dont il accompagnait la diffusion des principes par l’élaboration d’un nouveau système esthétique. Dans cette période l’influence de Verlaine sur Brioussov est difficile à surestimer.

Dans cette première étape de son cheminement littéraire, c’est précisément à Romances sans paroles, une œuvre de Verlaine, identifiée à un recueil de caractère nettement impressionniste, que Brioussov rattache la naissance même et l’essence du symbolisme. Et, pour Brioussov, Verlaine lui-même est comme un « représentant caractéristique d’un nouveau type d’hommes, créé par la civilisation occidentale de son temps ». La somme de ces représentations entraîne également la manière inattendue et bien connue dont le poète russe traite le symbolisme. Ainsi dans sa célèbre préface « De l’éditeur » au premier recueil des « Symbolistes russe », Brioussov conclut : » Sans regretter aucunement de manifester une préférence particulière pour le symbolisme et sans le considérer, comme le font les épigones enthousiastes, comme « la poésie de l’avenir », je considère simplement que la poésie symboliste aussi a sa raison d’être. Il est remarquable que les poètes qui ne se considèrent aucunement comme des épigones du symbolisme s’en sont sans le vouloir approchés quand ils ont voulu exprimer des états d’âme subtils, impalpables. En outre, j’estime nécessaire de se rappeler que la langue des décadents, les tropes et figures étranges, inhabituelles, ne constituent absolument pas un élément indispensable du symbolisme…Le but du symbolisme, c’est par une série de figures juxtaposées d’hypnotiser en quelque sorte le lecteur, d’appeler en lui un état d’âme connu »[18]. Incontestablement cette conception spécifique du symbolisme bouleverse les conceptions littéraires : chez le jeune Brioussov le symbolisme s’identifie à l’impressionnisme « à la Paul Verlaine ». Ce n’est que 17 ans plus tard que Brioussov conclura avec force que « Verlaine est le premier poète impressionniste de la littérature universelle »[19].

Ainsi, commençant par une conception de la poésie de Verlaine – et des meilleurs de ses vers impressionnistes –comme art symboliste, Brioussov dans sa maturité d’écrivain la renvoie résolument à l’école impressionniste. A ce sujet, l’un des exemples les plus remarquables est fourni par la traduction du poème Chanson d’automne telle qu’elle se présente à différentes périodes de la vie d’écrivain de Brioussov :

 

Les sanglots longs

Des violons

De l'automne

 

Blessent mon coeur

D'une langueur

Monotone.

 

Tout suffocant

Et blême, quand

Sonne l` heure,

 

Je me souviens

Des jours anciens

Et je pleure ;

 

Et je m'en vais

Au vent mauvais

Qui m'emporte

 

Deçà, delà,

Pareil à la

Feuille morte.

Осени стон,

Как похорон

Звук монотонный,

 

Там, за окном,

Все об одном

Плачется сонно.

 

С боем часов

Вздрогну. То зов

Воспоминаний.

 

Много теней

Прожитых дней

Жаждет рыданий !

 

Выйду, брожу,

В сумрак гляжу.

Плачет он, просит...

 

Я – одинок ! Словно листок

Словно уносит

Ветер уносит.

Долгие пени

Скрипки осенней,

Зов неотвязный,

 

Сердце мне ранят,

Думы туманят

Однообразно.

 

Сплю, молодею,

Вздрогнув, бледнею

С боем полночи.

 

Вспомнится что-то.

Все без отчета

Выплачут очи.

 

Выйду я в поле.

Ветер на воле

Мечется, смелый.

 

Схватит он, бросит,

Словно уносит

Лист пожелтелый.

 

Chanson d’automne est l’une des plus célèbres, des plus claires et énigmatiques à la fois, de Verlaine. Dans le cas de Brioussov, il montre admirablement l’évolution de l’appréhension par le traducteur du texte et de l’art dont il reflète les principes. Si la première traduction, plus précoce, est encore remplie de l’esprit du symbolisme, et que le lourd [о] s’unit harmonieusement avec les allitérations dramatiques des sons [х] [д] et [б] avec le roulement des [р], dans la deuxième variante, qui se rapporte à l’année 1912, les figures poétiques atteignent, par la légèreté langoureuse, le glissement impressionniste de l’original.

L’événement le plus important dans la biographie littéraire de Brioussov est la parution en 1894 du recueil Romances sans paroles qui achève la première étape de la « verlainiana » de Brioussov. Les poèmes ici sont présentés, pour ainsi dire, purement et simplement, sans commentaires. Mais l’avant-propos du recueil provient de la partie analytique (commentaires) de l’article inédit sur Verlaine.

Ce livre est dédié au poète idolâtré, déjà atteint d’une maladie sans espoir, mais encore vivant, par un traducteur inconnu qui compose dans une langue incompréhensible pour le poète français ce remarquable quatrain :

 

Moi, votre vassal toujours soumis

J’envoie à mon suzerain ce présent,

Et je suis fier et content

D’avoir bordé la Seine du granit de Russie.[20]

 

En 1894 parassent l’une après l’autre les premières livraisons du recueil Les symbolistes russes, auquel Brioussov a participé activement, tout en travaillant parallèlement à la préparation des Romances sans paroles. « Dans les deux éditions des Symbolistes russes que j’ai rédigées » lisons-nous dans l’Autobiographie de Brioussov, « j’ai essayé de donner des exemples de toutes les formes de la « poésie nouvelle », dont j’ai pu moi-même avoir connaissance : vers libre, instrumentation littéraire, précision parnassienne, obscurcissement intentionnel du sens dans l’esprit de Mallarmé, désinvolture gamine de Rimbaud, élégance en mots rares dans la manière de Laurent Tailhade, etc., y compris le « célèbre monostique », et en outre des traductions –exemples de tous les symbolistes français les plus en vue »[21]. Après les deux livraisons des Symbolistes russs, Brioussov écrit une série de travaux théoriques : Apologie du symbolisme (1896), Pour l’histoire du symbolisme (1897), Sur l’art (1898). Dans ces articles et aussi dans les journaux et les lettres du poète russe un des objectifs plus importants qu’il se fixe, est de rendre compte de l’essence de « l’art nouveau » comme expression des sentiments et des intentions de l’homme contemporain ».

Dans les années suivantes, Brioussov ne varie pas, il reste fidèle à ses passions de jeunesse : la traduction est l’aspect le plus important de son œuvre. Preuve en est l’étude fondamentale de Brioussov traducteur, parue en 1909, sur les Lyriques français du XIXe siècle. Le recueil qui réunit en un tout les noms, grands et petits, de la poésie française, disposés en ordre chronologique, pourvu de commentaires biographiques et analytiques et d’informations bibliographiques, prouve la profondeur et l’étendue de ses connaissances, son intérêt particulier et son enthousiasme. Le nom de Verlaine se détache ici de la masse générale des autres noms.
Mais en 1911 Brioussov fait précéder la publication d’un livre de poésies de Verlaine d’un essai spécial de biographie critique : Paul Verlaine et sa poésie, qui paraîtra plus tard dans le tome 21 de ses œuvres complètes.

Vraiment passionné par « le plus lyrique de tous les poètes français du XIXe siècle »[22], dont Brioussov veut rendre l’œuvre accessible au lecteur russe, il ne s’y dissout pas, ne se transforme pas en sa copie, le poète-traducteur garde son individualité créatrice, son lien originel avec la culture russe qui lui est chère. Il est remarquable sous ce rapport que dès les cahiers de travail des années 1890, à côté des variantes des traductions de Verlaine, figurent ses propres poésies : il ne cesse pas de se sentir poète russe.

Rappelons à ce propos l’aveu du poète lui-même à cette époque : » L’influence de Pouchkine et cellee des « vieux » symbolistes se sont unies en moi de façon merveilleuse, et tantôt je recherchais la rigueur classique du vers pouchkinien, tantôt je rêvais de cette nouvelle liberté qu’ont acquise pour la poésie les nouveaux poètes français. Dans mes vers de cette époque (qui sont aussi inédits) ces influences se croisent de la façon la plus inattendue »[23].

Aussi n’est-il pas exclu que ce soit précisément en s’appuyant sur cet aveu du poète russe, qu’Anatoli Lounatcharski ait conclu : » La poésie de Brioussov a deux racines presque égales : la précédente poésie russe et la poésie française. Brioussov est aussi français que russe. Si on peut, avec exactitude et avec une assez grande beauté, transposer ses œuvres en français, c’est que les Français pourraient considérer ces œuvres absolument comme les leurs propres »[24].


Zola et Huysmans à Lourdes

entre pureté et décadence, entre fin de siècle et fin des temps

 

Cécile Balavoine

New York University

 

Lorsqu'en 1858, la Vierge apparaît dix-huit fois à Bernadette Soubirous, une petite bergère des Pyrénées, dans une bourgade encore inconnue de tous, personne ne se doute de l'impact retentissant que cet événement aura bientôt sur la France entière et sur le monde. Très vite pourtant, les pèlerinages s'organisent et Lourdes devient officiellement un sanctuaire dédié à la Vierge. Très vite aussi vont se succéder les publications, en particulier des textes sur l'histoire des apparitions, des hagiographies de Bernadette, des récits édifiants ou des témoignages de médecins catholiques relatant certaines guérisons miraculeuses.

Ce n'est qu'au tournant du siècle que deux grands écrivains vont s'intéresser au phénomène de Lourdes. Il s'agit de Zola dont le roman Lourdes paraît 1894 et de Huysmans qui, en 1906, un an avant sa mort, publie Les Foules de Lourdes, texte autobiographique qui relève à la fois du journal intime et de l'enquête journalistique. Fait étrange, ces deux auteurs qui longtemps avaient été maître et disciple et dont les chemins s'étaient radicalement séparés dans les années 1880, se retrouvent à Lourdes, campant évidemment sur des positions bien distinctes.

On pourrait se demander à juste titre pourquoi un auteur comme Zola, si imprégné de l'anticléricalisme de Michelet, si clairement positiviste, décide de se lancer en 1893 dans un nouveau cycle romanesque dont le premier volume est consacré à Lourdes. Une question semblable pourrait s'appliquer à Huysmans qui, en dépit de sa foi (il s'était converti au catholicisme dans les années 1890), était très élitiste et nourrissait une aversion irrépressible pour les mouvements de foule et la culture populaire, justement très présents à Lourdes.

Il y aurait bien sûr plus d'une réponse à cette question, mais je dirais surtout que ce qui motiva Huysmans autant que Zola à écrire sur Lourdes tient au fait qu'ils y trouvèrent l'exact reflet des aspirations et surtout des angoisses de leur époque.

En effet, au tournant du siècle, l'imaginaire littéraire est marqué par des peurs d'ordre eschatologique. Certaines conséquences néfastes du progrès comme l'exode rural entraînant la promiscuité des grandes villes et les mauvaises conditions d'hygiène, des fléaux comme l'alcoolisme et la syphilis faisaient craindre une sorte d'étiolement généralisé de la population. De plus, l'hécatombe de la guerre franco-prussienne de 1870 avait eu pour conséquence une importante baisse démographique qui persista jusqu'à la Première guerre mondiale.

Dans cette atmosphère tendue que hante l'image de la fin du monde, on évoque souvent l'idée de "fin de race", comme si la civilisation avait atteint sa dernière heure. La littérature décadente la dépeint d'ailleurs à merveille en mettant en scène des personnages raffinés à la sexualité souvent déviante, à la santé fragile, à la sensibilité excessive, et qui meurent précocement sans progéniture. Dans le domaine médical, l'attention se concentre sur la question de l'alcoolisme, celle du crime et de l'hystérie. Mais ce sont surtout les traités concernant la dégénérescence qui abondent.

Dans le domaine religieux, les angoisses eschatologiques sont tout aussi fortes et l'on tente de les contrecarrer en cristallisant les dévotions autour de la figure de la Vierge. En 1854, l'ةglise avait proclamé le dogme de l'Immaculée Conception, affirmant que Marie avait été conçue sans péché et qu'elle n'avait jamais été souillée par la concupiscence. La Vierge devient plus que jamais un symbole de la pureté, une pureté dont on espère qu'elle sauvera le monde de sa Chute, de sa déchéance, de sa fin, de sa décadence. Car la Vierge – dont les nombreuses apparitions en France au XIXe siècle sont toujours une mise en garde contre la colère du Christ – demande le repentir sans lequel l'humanité court à sa perte. ہ Lourdes, elle aurait répété trois fois à Bernadette le mot « pénitence » et lui aurait demandé d'aller se purifier à la source. La recrudescence du culte marial au XIXe siècle est donc étroitement lié, surtout à la fin du siècle, à des peurs de fin du monde.

C'est justement cette concentration des angoisses eschatologiques que Zola et Huysmans trouvent à Lourdes. Et ces angoisses, qu'elles soient laïques ou religieuses, sont étrangement semblables.

Avant d'aller plus loin, il faut rappeler que pendant la Troisième République, la France connaît une division profonde entre cléricaux et anticléricaux et que le gouvernement prend un nombre croissant de mesures visant à restreindre l'influence de l'ةglise dans les affaires publiques. En tant que lieu hautement clérical, Lourdes devient donc un point de mire où s’affrontent les forces religieuses et laïques. D'ailleurs, la question des miracles de Lourdes anime la France entière qui semble divisée – comme c'est d'ailleurs le cas avec l'affaire Dreyfus – entre partisans et détracteurs. Certains croient aux miracles, les autres y voient une supercherie ou un simple phénomène hystérique. Et pourtant, à l'époque, les domaines laïcs et religieux entretiennent les mêmes obsessions eschatologiques concernant la décadence et les mêmes aspirations salutaires concernant la pureté.

En effet, que l'on craigne la dégénérescence physique et mentale, la syphilis, l'alcoolisme et ultimement la « fin de race », ou bien que l'on redoute le péché de chair, l'impiété, le relâchement des mœurs et finalement le châtiment divin, ne se situe-t-on pas dans une même appréhension de fin du monde ? Et que l'on cherche à s'en prémunir en assainissant les villes, en installant l'eau courante, en traquant le microbe, en systématisant la vaccination, en encourageant le bain hebdomadaire, ou bien en déclarant la Vierge Immaculée, en faisant pénitence, en se rendant en pèlerinage et en tâchant d'être digne de la Mère de Dieu, ne se trouve-t-on pas dans une même quête de pureté ?

C'est cette identité des angoisses et des aspirations laïques et religieuses propres à la fin de siècle que l'on trouve dans les deux textes de Zola et de Huysmans sur Lourdes, qui m'incite à parler de ce sanctuaire comme d'un lieu « fin-de-siècle » par excellence.

Je voudrais maintenant évoquer les textes et montrer comment la représentation littéraire de Lourdes reflète l'obsession fin-de-siècle pour les deux pôles apparemment opposés que sont la pureté et la décadence.

Bien sûr, la diversité des thèmes que l'on rencontre dans les deux textes rend difficile le choix d'un exemple pouvant illustrer mon argument. J'aurais pu en effet montrer comment le thème de l'eau, dont la signification religieuse est la purification, et qui à Lourdes constitue le vecteur des miracles, est envisagé par Zola comme un élément mortifère puisque les malades y sont trempés les uns après les autres, laissant à chacun les germes de leurs maladies. Mais il me semble plus approprié de parler de la figure centrale qu’est la Vierge et de montrer brièvement comment elle peut à la fois symboliser la pureté et la décadence ainsi que la réversibilité de ces deux notions selon que le point de vue est religieux ou laïc, huysmansien ou zolien.

En 1893, alors qu'il vient à peine d'achever les vingt volumes des Rougon-Macquart, Zola construit l'intrigue de son nouveau roman Lourdes autour de la figure de Marie de Guersaint, une hystérique de vingt-trois ans atteinte de paralysie et dont le corps est resté celui d'une fillette de dix ans. Marie, sorte de double incarné de Bernadette Soubirous et de la Vierge elle-même, devient le symbole d'une pureté exacerbée et maladive. Lorsqu'elle retrouve l'usage de ses jambes – un « miracle » que Zola explique évidemment par la suggestion hystérique – et que son corps devient enfin celui d'une femme, Marie fait le vœu de préserver éternellement sa virginité en remerciement à la Vierge.

Dans ce renoncement à la vie de la femme, dans ce qu'il nomme « la maternité inutile » de Marie, Zola montre l'une des facettes de ce que l'on appelait à l'époque la « fin de race ». En renonçant à ses rôles de mère et d'épouse, la jeune fille contribue à rapprocher l'humanité de sa fin.

Si Zola accable le personnage de Marie de troubles hystériques et en fait une sorte d'emblème de l'affaiblissement physique et moral de la fin du siècle, il n'accuse pas moins la religion de contribuer à cette décadence. En effet, la Vierge de Lourdes dont l'aspect est celui d'une jeune fille encore impubère suscite chez Zola un vif mouvement d'indignation :

 

Ce dogme de l'Immaculée Conception […] souffletait la femme, épouse et mère. Décréter que la femme n'est digne d'un culte qu'à la condition d'être vierge, en imaginer une qui reste vierge en devenant mère, qui elle-même est née sans tache, n'est-ce pas la nature bafouée, la vie condamnée, la femme niée, jetée à la perversion, elle qui n'est grande que fécondée, perpétuant la vie ?

 

Zola n'hésite pas à utiliser le mot « perversion » pour qualifier un dogme contraire aux lois de la nature et qui encourage les femmes à s'enfermer dans une virginité, dans une pureté dangereuses. La notion de perversion n'est d'ailleurs pas éloignée de celle de décadence car elle suppose la déviance, l'anormal. Dans tout le roman, Zola se fait d'ailleurs un plaisir d'évoquer la décadence de la société de son époque en jouant l'iconoclaste et en pervertissant les symboles de la pureté virginale. Si l'on observe les rares descriptions de la Vierge que l'on rencontre dans le roman, l'on s'aperçoit qu'elles sont toutes subversives. Ainsi lit-on que : « La statue de la Vierge n'était plus qu'une tache blanche, qui semblait mouvante, dans le frisson de l'air, chauffé par les petites flammes jaunes. » Le renversement qui fait qualifier de tache celle qui est immaculée, c'est-à-dire justement sans tache, est un procédé que l'on retrouve tout au long du roman. La pureté définie par les critères traditionnels de l’ةglise y est sans cesse malmenée, distordue, renversée.

Dans le Lourdes de Zola, les femmes sont stériles ou vierges, les enfants sont chétifs et exsangues, les adultes retombent en enfance, les femmes mariées se liquéfient dans d'étranges maladies. La virginité à tout prix que s'impose Marie est le signe d'une humanité qui s'étiole et refuse de se perpétuer. Lourdes est un cri d'angoisse devant une pureté exacerbée conduisant à la fin du monde.

Au contraire, chez Huysmans la pureté et la chasteté sont exaltées. Rien n'est jamais trop pur dans l'univers huysmansien, car le mal s'enracine selon lui dans la concupiscence. La femme est celle qui mène l'homme à sa perdition. Elle est une tentation maudite, une menace, un danger. « De quelque côté que l'on se tourne avec la femme » écrit-il dans En Route, « on souffre, car elle est le plus puissant engin de douleur que Dieu ait donné à l'homme ! »

Alors que Lourdes est le sanctuaire de l'Immaculée Conception, de la Vierge la plus pure qui soit, la peur de la femme, de la séductrice et de la fille publique, resurgit chez le narrateur. Ce paradoxe s'explique en raison du caractère « moderne » de la Vierge de Lourdes. Pour le doloriste et l'ascète qu'est Huysmans, cette Vierge, douce et avenante, se meut en une « Vierge Publique », une « Vierge Facile », celle qui se donne aux foules et qui fait, à pleines mains, l'offrande de ses grâces : « la Vierge dit bien à Lourdes qu'il sied de faire pénitence et de prier, mais elle ne pleure plus, elle n'adresse plus de reproches et de menaces ».

Chez Huysmans, l'absence de menace et de reproches est un véritable symbole du relâchement des mœurs modernes. Le fait que la Vierge devienne, elle aussi, un reflet de cette décadence lui fait éprouver une sorte de malaise que l'on ressent dans l'intégralité des Foules de Lourdes. Huysmans admet d'ailleurs : « Très certainement, cette Vierge glorieuse, toute moderne […] n'est pas Celle que je préfère. » Aussi, Huysmans ne recule pas devant une analogie irrévérencieuse entre la Vierge de Lourdes, pleine de sourires et de grâces pour les foules qui la vénèrent, et une prostituée : « C'est la Madone des sourires, Notre-Dame de l'Immaculée Conception, la Tenancière des glorieuses Joies, qui se présente. » Ce que déplore l'écrivain, c'est le fait que pour plaire aux foules, la Vierge devient très « femme », ce qui réveille en lui la peur primitive de l’بve sensuelle et maléfique, celle qui mène l'homme à sa perdition.

L'aversion pour ce qu'il considère comme l'impureté féminine et la haine du monde moderne avaient été deux des motifs principaux de la conversion de Huysmans au catholicisme. Pour lui, la foi est un moyen d'échapper à une époque qu'il abhorre. Se trouver à Lourdes face à une Vierge qu'il perçoit comme féminine et moderne équivaut à un difficile retour à une réalité angoissante qu'il avait tenté de fuir. Reconnaître que même la Vierge puisse glisser vers cette forme de décadence que constituent la modernité et la féminité est pour Huysmans le constat d'une fin d'un monde imaginaire si ce n'est d'une fin du monde tout court.

Cette obsession de la pureté est certainement une idiosyncrasie de Huysmans, mais elle est aussi un trait caractéristique de la fin de siècle. Tolstoï, pour citer un écrivain russe, était lui aussi touché par cette obsession que l'on ressent en particulier dans La Sonate à Kreutzer où l'adjectif "pur" résonne presque à chaque page. Dans ce texte écrit en 1890, Tolstoï prescrit la chasteté absolue entre hommes et femmes, allant jusqu'à affirmer que la fin du monde est un dogme chrétien, et l'extinction de l'humanité un idéal vers lequel tendre.

L'obsession de la pureté est bel et bien un phénomène associé à des angoisses d'ordre eschatologique. Pour Zola, la pureté imposée par la religion vient renforcer une tendance déjà marquée à un affaiblissement des corps et des esprits. Encourager l'abstinence, c'est rendre les femmes malades, courir à une lente extinction de l'humanité. Pour Huysmans, au contraire, la fin de l'humanité est peut-être préférable à une époque si décadente qu'elle en contamine même la Vierge.

Mais tandis que Huysmans ne cesse de lancer de nostalgiques regards vers un Moyen آge idéal qu'il pense être l'âge d'or de l'ascétisme et de la pureté, Zola, lui, se tourne avec confiance vers un avenir où la pureté aurait une autre signification. Elle serait synonyme d'amour et de ventres féconds, porteurs d'une société nouvelle, saine, vigoureuse, mais certainement utopique. En 1899, il publie en effet un roman qui évoque le retour à une humanité bien vivante. Ce roman s'intitule Fécondité.


L’ancien et le nouveau jeu des vers chez Blaise Cendrars

 

Jean-Pierre Goldenstein

Université du Maine

 

 

 

En 1913, Guillaume Apollinaire recueillait dans Alcools ce qu’il considérait comme l’un de ses meilleurs poèmes, « sinon le plus immédiatement accessible » (lettre à Madeleine Pagès, 30 juillet 1915) primitivement publié dans la revue Pan en novembre-décembre 1908 : « Les fiançailles ». On lit dans cette pièce, dont tout le début obéit aux réglages formels de l’alexandrin (à « l’ancien jeu des vers » donc), ce qui apparaît comme une sorte de confession du narrateur-poète :

 

Pardonnez-moi mon ignorance

Pardonnez-moi de ne plus connaître l’ancien jeu des vers […]

 

« Ne plus connaître l’ancien jeu des vers », au début du XXe siècle, c’est bien entendu, non pas – à la lettre – ignorer les normes de la poétique traditionnelle mais vouloir les ignorer pour s’inscrire dans ce que l’époque va considérer comme sa « modernité ».

Le même geste se retrouve dans le passage suivant de Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France de Blaise Cendrars (1913) où le poète se livre à une sorte de constat de double impuissance – méconnaissance prétendue des règles du passé, incapacité à fonder celles d’un nouveau discours :

 

J'ai peur

Je ne sais pas aller jusqu'au bout

Comme mon ami Chagall je pourrais faire une série de tableaux déments

Mais je n'ai pas pris de notes en voyage

« Pardonnez-moi mon ignorance »

« Pardonnez-moi de ne plus connaître l'ancien jeu des vers »

Comme dit Guillaume Apollinaire […]

 

C’est cette dialectique de l’ancien et du nouveau « jeu des vers » chez Blaise Cendrars que je voudrais examiner au cours de ce colloque qui nous invite à nous interroger sur « la culture aux périodes de changement ».

Situons d’abord rapidement la trajectoire de notre auteur. Blaise Cendrars, qui s’est fait « un nom nouveau / Visible comme une affiche bleue / Et rouge » (« Hôtel Notre-Dame », Au cœur du monde, fragment retrouvé), nom tout feu tout flamme – braise et cendre, art et ars… – qui place l’activité du poète sous le signe du Phénix, est né Frédéric-Louis Sauser le 1er septembre 1887 à La Chaux-de-Fonds, en Suisse. Entré à l’ةcole de Commerce de Neuchâtel en 1902, à 15 ans, son père l’envoie à Saint-Pétersbourg comme correspondant franco-allemand chez un fabricant d’horlogerie 34, rue aux Pois [Gorokhovaïa oul.], M. H. A. Leuba. Ce premier séjour dure presque trois ans, de juin 1904 à avril 1907. Le jeune homme reviendra en Russie pour un second séjour plus bref de huit mois (avril-novembre 1911). Il séjournera cette fois au Magasin Kleinmann 79, rue aux Pois et, de juin à août 1911, à Streïlna.

Les premiers essais littéraires, réels ou supposés, sont liés à la Russie et à la fréquentation assidue de ce qui est alors la Bibliothèque Impériale publique. Cendrars les évoquera ainsi en 1949 dans Le Lotissement du ciel (Denoël, Œuvres complètes, désormais « O.C. », t. 6, p. 548) :

 

[…] et c’est R. R., le bibliothécaire, ce vieil homme qui m’était si cordialement attaché, au point que le savant linguiste dirigeait les lectures d’un apprenti bijoutier à la manque et le poussait à écrire, et à qui j’eus l’audace de confier mon premier manuscrit, et qui eut la patience de traduire à mon insu et la générosité de faire publier à ses frais, y engloutissant ses dernières économies avant sa mort pour me faire une énorme surprise et m’encourager : La Légende de Novgorode, prose traduite en russe par R. R., 14 exemplaires tirés à l’encre blanche sur papier noir, un in-f° de 144 pages sous portefeuille. Typographie Sozonoff, Moscou, 1909, édition dont je ne possède même pas un exemplaire pas plus que je ne possède un double de mon écrit […]

 

Je ne m’appesantirai pas sur ce titre longtemps mythique censé avoir été retrouvé il y a quelques années et immédiatement intégré aux Œuvres complètes de notre poète sans qu’aucune preuve scientifique d’authenticité n’ait pu être véritablement fournie. Ce qui est en revanche certain, c’est qu’alors que son premier grand poème, Les Pâques, est publié à Paris à compte d’auteur aux ةditions des Hommes Nouveaux (1912) où paraîtra également Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France en 1913, Cendrars édite – la même année – un recueil sous le titre de Séquences, poèmes qu’il désavouera par la suite comme, en 1945, dans ce passage de L’Homme foudroyé (Denoël, O.C., t. 5, p. 192, note 1) :

 

Et je lisais et j’écrivais des vers. Les premiers!

 

1. Les premiers ! De ces vers auxquels l’on croît et que l’on brûle quelques années plus tard comme péchés de jeunesse car, réellement, c’est tout mais ce n’est pas ça : de la poésie. […]

 

De quoi s’agit-il ? La séquence, terme liturgique, est le « nom que l'on donnait autrefois aux proses qui, les jours de fête, se chantent à la messe après le graduel et l'Alléluia » (P. Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle). Le jeune Sauser a découvert l’existence de cette poésie dans un essai qu’il a lu avec passion à la Bibliothèque Impériale publique de Saint-Pétersbourg : le Latin mystique : les poètes de l'antiphonaire et le symbolisme au moyen âge de Remy de Gourmont primitivement publié en 1892. Gourmont présente les séquentiaires en ces termes (Crès, 1913, chap. VII, p. 109) :

 

Il s'agit d'une forme de la poésie latine spéciale aux dixième et onzième siècles… […] C'est un psaume de dix à trente versets, le plus souvent, auquel des allitérations, des recherches de mots, des rimes et des assonances finales ou intérieures donnent seules un air de poème. Mode si exceptionnel et si simple qu'il n'a pas été compris, art si spontanément nouveau qu'il a été méprisé ; les érudits catholiques qui daignèrent s'y distraire ânonnèrent dans cette étable sacrée, tels que des ânes sans provende, sans foin, sans paille, privés, enfin, du bât bien-aimé d'une prosodie connue.

 

Le recueil de Cendrars regroupe vingt-cinq poèmes datés, au mépris de la chronologie réelle : Saint-Pétersbourg-Streïlna-New York 1910-1912. Toutes les pièces sont précédées d'une épigraphe d'origine religieuse à la manière de Remy de Gourmont dans Sixtine (roman de la vie cérébrale, Albert Savine, 1890) qui ouvre chacun de ses chapitres par une citation littéraire, philosophique ou religieuse.

L’ancien jeu des vers caractérise cette poésie ponctuée qui recourt systématiquement au bouclage structurel (le dernier vers reprend intégralement ou partiellement le premier), use de vers encore majoritairement rimés, parfois assonancés, où domine l'alexandrin, vers qui permettent à un « je » à l'âme, au cœur douloureux, volontiers sujet au « mal de nerfs », de dédier à la femme (Femme XXI), à la Dame (IV ; XI), à « Celle qui illumine mon âme » (XI) des poèmes d'amour d’allure décadente qui chantent le corps – particulièrement les mains, les cheveux, le visage, le cœur, les yeux, le sexe – à l’aide d’un vocabulaire recherché, rare et archaïsant : « eurythmie » (I) ; « sanguinole », « obombré » (V ; IX) ; « chrysoprases » (VI) ; « sanglot qui s'églauque » (VIII) ; « érubescent », « vis » (X ; XIX) ; « joie qui me poigne » (XII) ; « blandices » (XIX) ; « anuiter », « flabescent », « entr'aimer », « anuder » (XXIII) ; « or-frangée », « fin-tramé », « cardinalice », « simonie » (XXIV) ; « forcloses » (XXV), etc., le tout dans un décor symboliste doté de tous les topoï d’usage en la matière : parc, cygnes, vitraux…

Cendrars se moquera plus tard – en 1932 – des productions poétiques paternelles dans une parenthèse de Vol à voile (Denoël, O.C., 4, p. 260) :

 

(J’ajouterai encore que, depuis, j’ai appris que mon père faisait également des vers, mais pas du Cendrars, qu’on se rassure, des vers suisses, c’est-à-dire des vers platement, bassement patriotiques : … Le Sapin vertL’Alpe blanche… etc.)

 

Les poèmes de Séquences ne sont certes pas des « vers suisses » mais ils restent platement néo-symbolistes et décadents, tributaires de la manière des grands aînés : Baudelaire puis Remy de Gourmont. Qu’on en juge… Gourmont recueille dans Divertissements (Crès, 1912) une « séquence » datée de 1888 qu’il avait déjà fait figurer dans le sixième chapitre de Sixtine, roman de la vie cérébrale (Albert Savine, 1890). Dans le roman, le poème est attribué au héros, Hubert d'Entragues, qui le dédie « à Madame Sixtine Magne », la jeune veuve dont il est épris :

 

FIGURE DE RتVE

Séquence

 

La très chère aux yeux clairs apparaît sous la lune,

Sous la lune éphémère et mère des beaux rêves.

La lumière bleuie par les brumes cendrait

D'une poussière aérienne

Son front fleuri d'étoiles, et sa légère chevelure

Flottait dans l'air derrière ses pas légers :

La chimère dormait au fond de ses prunelles.

Sur la chair nue et frêle de son cou,

Les stellaires sourires d'un rosaire de perles

ةtageaient les reflets de leurs pâles éclairs. Ses poignets

Avaient des bracelets tout pareils ; et sa tête,

La couronne incrustée des sept pierres mystiques

Dont les flammes transpercent les cœurs comme des glaives

Sous la lune éphémère et mère des beaux rêves.

 

1888.

 

Le poème est constitué d’une strophe de quatorze vers hétérométriques dont le patron dominant reste malgré tout l’alexandrin. Le second vers du poème reprend en bouclage l’ultime vers de la pièce. La séquence n’obéit pas à un schéma strophique clairement défini. L’assonance concurrence fortement la rime et l’emporte même largement sur cette dernière. L’alternance des finales masculines et féminines semble aléatoire alors que prolifèrent les parallélismes syntaxiques et sonores comme les reprises de rimes internes :

 

La très chère aux yeux clairs apparaît sous la lune,

Sous la lune éphémère et mère des beaux rêves.

 

Les lecteurs de Baudelaire ne peuvent pas ne pas reconnaître une des pièces condamnées de Fleurs du mal : « Les Bijoux », dont je ne reproduirai ci-dessous que les premiers vers :

 

La très-chère était nue, et, connaissant mon cœur,

Elle n'avait gardé que ses bijoux sonores,

Dont le riche attirail lui donnait l'air vainqueur

Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Mores. […]

 

Le poème de Baudelaire est composé de huit quatrains d’alexandrins à rimes croisées avec alternance systématique des rimes féminines et masculines. La thématique des « Bijoux » a pu paraître condamnable aux contemporains, pas la forme qui respecte scrupuleusement le canon.

Le poème initial de Séquences réécrit quant à lui Gourmont et, à travers Gourmont, Baudelaire :

 

« Asperges me, Domine, hyssopo… »

Ps. L.

 

La très chère était là, étendue et sans voile,

Tout son passé défait ainsi que ses cheveux.

Un parfum inconnu effarouchait ses yeux ;

Et ses deux mains pourtant n'osaient s'étendre vers moi.

Tout son corps étendu s'offrait, s'ouvrait à moi,

En la molle eurythmie d'un sourd accord mineur

Ensanglanté d'amour par la pourpre de ses lèvres ;

Et mes deux mains pourtant n'osaient s'étendre vers elle.

Mes mains pâles d'amant n'osaient s'étendre vers elle,

Et cueillir sans effroi le sombre pavot d'amour

Piqué en son passé, ainsi qu'en ses cheveux…

– La très chère était là, étendue et sans voile.

 

Dans cette strophe de douze vers hétérométriques, le patron dominant reste là encore très nettement l’alexandrin. La séquence, dont le dernier vers reprend le premier sous forme de bouclage, n’obéit pas à un schéma strophique clairement défini. L’assonance concurrence fortement la rime qui n’a pourtant pas tout à fait disparu et n’hésite plus à faire rimer à deux reprises – contrairement à tous les usages de la poésie classique – un mot avec lui-même (moi / moi ; elle / elle). L’alternance des finales masculines et féminines n’est plus une préoccupation aux yeux du poète qui joue volontiers d’effets de reprises, de parallélismes, d’inversions :

 

Et ses deux mains pourtant n'osaient s'étendre vers moi. / Tout son corps étendu s'offrait, s'ouvrait à moi […]. Et mes deux mains pourtant n'osaient s'étendre vers elle. / Mes mains pâles d'amant n'osaient s'étendre vers elle […]

 

Devenir ce que l’on n’est pas encore amènera le jeune poète Cendrars à se dégager des influences initiales pour construire le nouveau jeu des vers. Il n’est pas question dans le cadre du présent travail d’examiner en détail cette évolution. Je me contenterai de relever quelques points saillants qui témoignent de la transformation du métier poétique de Cendrars, de son change de forme.

Les Pâques (1912) – titre devenu par la suite Les Pâques à New York – est un long poème de 205 vers : 102 distiques auxquels s’ajoute un vers final qui assure le bouclage structurel de l’ensemble. Ce premier grand ensemble poétique se caractérise par la tension entre deux univers. D’un côté le poète célèbre la plus solennelle des fêtes chrétiennes pour commémorer la résurrection du Christ, de l’autre il prend la ville moderne et cosmopolite par excellence, New York, pour toile de fond. Le poème actualise dès lors une opposition entre domaine sacré et domaine profane, une lutte de nature axiologique entre valeurs du passé et valeurs du présent. Le poète a lu dans un vieux livre le récit de la Passion, un moine d'un vieux temps lui a parlé de la mort du Christ. ہ ces valeurs de la tradition s’opposent les rumeurs de la ville qui s’éveille avec ses gratte-ciel, ses trains, ses métropolitains, ses sirènes à vapeur. La douceur des choses passées (ہ vêpres, quand les cloches psalmodiaient dans la tour) s'oppose nostalgiquement dans l'esprit du poète à la rigueur des temps présents (Mais il n'y a pas de cloches, Seigneur, dans cette ville). Les fidèles sont devenus à présent une « foule enfiévrée par les sueurs de l'or » qui « se bouscule et s'engouffre dans de longs corridors », les saintes femmes des prostituées : « Votre sang recueilli, elles ne l'ont jamais bu. / Elles ont du rouge aux lèvres et des dentelles au cul. »

La forme adoptée, le distique, rattache toutefois encore les Pâques à l’univers de la tradition. Vieille forme poétique, fréquemment utilisée, notamment dans les recueils d'hymnes religieux, poésie sacrée dont certains textes forment encore aujourd'hui l'ordinaire de la messe, le distique se retrouve, plus près de nous, chez Charles Péguy, chez Francis Jammes ou encore chez Paul Verlaine dont le poème « Pâques », qui introduit en épigraphe et dans le corps du texte le Dic Maria nobis, ne doit pas être étranger à notre poème.

On voit par conséquent qu’avec Pâques, Cendrars se pose en poète du présent qui reste fort attaché aux valeurs du passé. Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France (1913) dès son titre se ressent encore des tensions entre deux dimensions antagonistes. Si le transsibérien ancre résolument le poème dans la réalité moderne des moyens de communication mécanisés, la graphie archaïsante originale de Jehanne, le choix du mot Prose (« Terme d'ةglise. Hymne latine rimée que l'on chante à la messe immédiatement avant l'ةvangile dans les grandes solennités, ainsi dite parce qu'on y observe seulement le nombre des syllabes, sans avoir égard à la quantité prosodique. » – Littré) témoignent de la co-présence d’un héritage culturel que le poète revendique. De nombreux passages portent la trace de ce type de conflit, à commencer par l’incipitEn ce temps-là j'étais en mon adolescence – qui reprend les premiers mots de l'ةvangile de Pâques.

Pour celui qui se présente comme un mauvais poète qui ne sait pas « aller jusqu'au bout », écrire c'est chercher à se réaliser précisément en comblant le manque d’un non-savoir affirmé dès le début du texte. D’où la composition d’un voyage à forte coloration initiatique de Moscou à Kharbine, à travers la Sibérie, en pleine guerre, voyage qui s'interrompt brusquement pour faire place au Paris montmartrois du Lapin agile, célèbre lieu de rencontre des artistes durant les dix années qui ont précédé la Première Guerre mondiale. Moscou est elle-même une ville mixte, la ville des « mille et trois clochers » aussi légendaire qu’une cité des Mille et une nuits donc, et la ville active des « sept gares »[25]. Le je de Prose va chercher à s’arracher à un espace où ses « yeux éclairaient des voies anciennes » (v. 9) afin de tenter de se dépasser, de franchir le stade de l'adolescence et de devenir un homme, un véritable poète, sans succomber aux charmes de la ville-gourmandise (vv. 12-15) :

 

Le Kremlin était comme un immense gâteau tartare

Croustillé d'or,

Avec les grandes amandes des cathédrales toutes blanches

Et l'or mielleux des cloches…

 

De la même façon il s'agit aussi pour lui de changer de mentor, de ne plus se laisser séduire par la figure paternelle du vieux moine (v. 16 et 49)

 

Un vieux moine me lisait la légende de Novgorode […]

Un vieux moine me chantait la légende de Novgorode

 

et d'opter pour la réalité représentée ici par les marchands (vv. 51, 67) et Jeanne, la petite prostituée qui vient s'opposer à toute idéalisation de la femme. Je relève à ce propos que « le voyageur en bijouterie » du vers 67 ne vend que des faux bijoux, De la camelote allemande « Made in Germany » (v. 69), à l’image du mauvais poète, incapable d'aller jusqu'au bout. Ils sont, chacun à sa façon, des sortes de faux-monnayeurs. L’enjeu majeur est de savoir si l’apprenti-poète va s’avérer capable de voler « le trésor de Golconde » (v. 75) pour en faire de la grande poésie…

ةvaluer avec précision l’évolution chez Blaise Cendrars de l’ancien au nouveau jeu des vers demanderait évidemment une attention beaucoup plus soutenue à de nombreux autres paramètres. Je pense tout particulièrement à la prise en compte de la matérialité de l’édition originale de Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France de Blaise Cendrars et de Sonia Delaunay-Terk, édition dite du « Premier Livre simultané ». Les limites du présent travail m’empêchent de revenir sur certains aspects historiques, techniques, symboliques que j’ai traités ailleurs et auxquels je renvoie le lecteur intéressé[26]. Disons simplement ici que la présentation matérielle même du texte adoptée dans l’édition originale reflète la contradiction si présente dans le poème entre modernité et nostalgie du passé. Il faudrait également pouvoir analyser de près Le Panama ou Les aventures de mes sept oncles, publié en 1918 mais dont la rédaction s’étale entre octobre 1912 et juin 1914. Ce texte qui affirme : « La poésie date d'aujourd'hui » (v. 486) nous permettrait de juger de l'évolution du poète. Alors qu’il écrivait en soulignant ironiquement les limites de la « modernité » (vv. 188-190) :

 

C'est en 1901 que j'ai vu la première automobile,

En panne,

Au coin d'une rue,

 

il constate à présent au vers 490 : « Il n'y a plus de pannes. »

Pourtant le bel optimisme lié en la croyance en la vie moderne – la vitesse, le rallye aérien, le tunnel sous la Manche, « le premier aviateur qui traverse l'Atlantique en monocoque » – est nuancé par le sort réservé aux machines qui ont servi à la construction du canal par les Français. La nature prend sa revanche sur la culture et ces dernières se trouvent envahies par la végétation. Parallèlement, le champ se rétrécit de façon dérisoire qui mène « du monde entier » au cœur du monde… des Lettres, du Panama à Paname, à la Rotonde où « les cancans littéraires vont leur train » (v. 505), où ce ne sont plus les sirènes en partance (v. 482) qui se font entendre mais un siphon qui éternue… (v. 504). On trouve bien alors cette contradiction si présente dans l'œuvre de Cendrars entre action et contemplation, entre le désir de tout voir du monde entier et celui du recueillement dans la solitude : « Les vies encloses sont les plus denses » (v. 297).

Du point de vue technique, la grande rupture poétique entre l’ancien et le nouveau jeu des vers chez Cendrars se joue dans les Dix-neuf poèmes élastiques publiés en 1919. Aux 205 vers de Pâques, 446 de Prose, 511 de Panama succèdent des pièces courtes : 75 vers pour la plus longue, 10 pour la plus brève, 29 en moyenne. Le titre du recueil annonce un contrat de lecture poétique que semble rompre le qualificatif choisi. Je n’examinerai pas le détail de ces poèmes que j’ai édités et analysés par ailleurs[27]. Ce qui caractérise le plus ce type de poésie à mes yeux est l’emploi délibéré de la réécriture – le poème « Dernière heure » provient en droite ligne d’un fait divers journalistique ; « Mee too buggi » d’une relation de voyage aux îles Tonga –, l’usage assumé de la discohérence qui impose l’image d’un univers mental fragmentaire comme une prédominance de l’acommunication poétique. Cette tendance va s’affirmer dans la suite de la production cendrarsienne. Le recueil que nous connaissons à présent sous le titre de Documentaires a été primitivement publié en 1924 sous celui de Kodak. Les poèmes sont à présent autant de « photographies mentales » que le poète-reporter semble rapporter « du monde entier ». En réalité, ces instantanés apparemment pris sur le vif proviennent d’une consciencieuse réécriture du romancier populaire Gustave Le Rouge. Vingt et un ans après avoir publié Kodak, Cendrars fait aux lecteurs de L’Homme foudroyé (1945) la confidence suivante (Denoël, O.C., t. 5, p. 188) :

 

Et bien, bien des années plus tard […] j’eus la cruauté d’apporter à Lerouge un volume de poèmes et de lui faire constater de visu en les lui faisant lire une vingtaine de poèmes originaux que j’avais taillés à coups de ciseaux dans l’un de ses ouvrages en prose et que j’avais publiés sous mon nom !

 

Francis Lacassin[28] a rétabli la vérité : « Environ quatre-vingt pour cent du contenu de Kodak s’inspirent du roman de Le Rouge [Le mystérieux docteur Cornélius], soit quarante et un poèmes sur quarante-quatre. » (Europe, p. 81). Il a par la suite republié Le mystérieux docteur Cornélius ainsi que d’autres romans populaires de Gustave Le Rouge[29] et a regroupé tous les « poèmes du docteur Cornélius » réécrits par Cendrars qui était ainsi parvenu à réaliser à sa façon la fameuse « disparition élocutoire du poète » chère à Mallarmé[30] : « L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poëte, qui cède l’initiative aux mots […] ». On mesurera la réussite de l’entreprise en prenant connaissance de cette déclaration contenue dans Le Lotissement du ciel (1949 ; Denoël, O.C., t. 6, p. 508) :

 

Si avant la guerre de 14 je m’étais déjà occupé de cinéma, tournant des documentaires pour le compte de la firme Pathé, bobines qui faisaient partie d’une série intitulée La Nature chez elle, ce n’était pas tant pour gagner ma vie, péchère ! que profiter de l’occasion qui m’était offerte de séjours dans les coins les plus paradisiaques de la planète pour illustrer cette sentence que j’avais écrite sur le Livre d’or d’une maison de thé à Kioto :

 

Le seul fait d’exister est un véritable bonheur…

 

et que j’avais signée de mon nom.

 

L’occasion « qui [lui] était offerte de séjours dans les coins les plus paradisiaques de la planète », Cendrars la doit, on le sait à présent, à Le Rouge qui dans la treizième livraison du Mystérieux docteur Cornélius (1912-1913), La Fleur du sommeil, écrivait :

 

L’air était délicieusement embaumé d’un parfum léger et subtil où se combinaient le musc, l’ambre et les fleurs du citronnier. Dans cette atmosphère enchantée, le seul fait d’exister était un véritable bonheur.

 

Et la sentence « écrite sur le Livre d’or d’une maison de thé à Kioto » constitue en réalité le septième poème de la section « Iles » de Kodak :

 

lةger et subtil

 

L’air est embaumé

Musc ambre et fleur de citronnier

Le seul fait d’exister est un véritable bonheur[31]

 

Cendrars cette fois est allé jusqu’au bout de son propre itinéraire poétique. Le seul fait de signer de son nom est une véritable création. Nous sommes bien loin de la tonalité néo-symboliste et décadente de ses débuts. Il faudrait évidemment analyser de près l’ensemble de sa production pour rendre compte avec précision de l’évolution d’une écriture qui partie de la communication poétique est passée à l’acommunication poétique pour finir, si l’on en croit l’auteur, dans le silence poétique. ہ Michel Manoll, interloqué, qui l’interviewe, Cendrars affirme en effet dans Blaise Cendrars vous parle (Denoël, O.C., t. 8, p. 549) :

 

« – Je vous ai dit l’autre jour que je n’écrivais plus de poèmes.

– C’est incroyable !

– Je fais des poèmes, je fais des poèmes pour Bibi, que je me récite et que je déguste et dont je jouis. Je n’éprouve aucun besoin de les communiquer à qui que ce soit, même à des gens que j’aime beaucoup. »

 

Cet ultime jeu des vers, intime, secret, ne peut qu’inviter le lecteur au même geste : le silence.

 


Le Sacre du Printemps

Un porche du vingtième siècle ?

 

Yves Vadé

Université de Bordeaux-III

 

 

 

Dans notre histoire accélérée, on aurait peine à trouver une période qui ne soit pas une période de changement. Certaines années semblent cependant correspondre à une accélération, à une sorte de précipité du changement. En d’autres termes, elles font époque. C’est entre toutes le cas des années 1910, qui marquent véritablement l’entrée dans le XXe siècle, d’abord sur le plan de l’art avec l’explosion des avant-gardes (il est bien connu qu’à peu près tout ce que l’on nomme l’art moderne fut inventé dans les années qui précèdent la première guerre mondiale), puis à travers les massacres de la Grande Guerre, enfin avec la Révolution de 1917 où les uns voulurent voir l’aube du bonheur des peuples et d’autres la fin d’une civilisation. L’énigme de ces années est encore loin d’être éclaircie.

Mon propos concernant pour l’essentiel le domaine artistique, je me situerai au départ en cette année 1913 qui marqua le point culminant de la créativité et du renouvellement dans les différents arts[32]. En littérature c’est l’année où Marcel Proust publie Du côté de chez Swann, c’est l’année d’Alcools d’Apollinaire, de la Prose du Transsibérien de Cendrars, d’Eloges de Saint-John Perse, des premiers poèmes de Reverdy, de L’Argent, de La Tapisserie de Notre-Dame et de l’Eve de Péguy — et de Vladimir Maïakovski, Tragédie ; en peinture Braque et Picasso en sont à l’époque des papiers collés, Duchamp présente le Nu descendant un escalier, le cubo-futurisme s’expose à Saint-Pétersbourg, Larionov lance le rayonnisme, Chagall commence Les Amoureux au-dessus de la ville… En musique enfin à Paris les Ballets russes, après avoir créé Jeux de Debussy le 15 mai, présentent lors d’une soirée mémorable, en date du 29 mai, Le Sacre du Printemps. C’est de cette dernière œuvre que je voudrais partir pour tenter de réfléchir sur les rapports du modernisme, lié à la notion d’avant-garde, avec l’archaïque que l’argument aussi bien que la partition de Stravinsky donnent le sentiment de ressusciter.

Cet archaïque, certains ont voulu le mettre en rapport avec le déchaînement de violence qui allait commencer l’année suivante et qui devait marquer si tragiquement tout le siècle. Le musicologue Dominique Jameux note incidemment qu’il était opportun que « le siècle des abominations à venir fût ainsi symboliquement sacré par un tel éloge sonore de la barbarie » [33]. L’historien canadien Modris Eksteins va beaucoup plus loin dans un ouvrage intitulé (dans sa traduction française) Le Sacre du Printemps, la Grande Guerre et la naissance de la modernité (1989 ; trad. fr., 1991). Pour lui le modernisme du ballet de Stravinsky fait plus qu’annoncer la violence, il participe déjà d’une mystique de la violence qui serait commune aux avant-gardes et aux mouvements de l’histoire débouchant sur les deux guerres mondiales. Thèse évidemment simpliste : il va sans dire que la violence symbolique telle qu’elle s’exprime dans l’art ne peut être mise sur le même plan que la violence réelle qui s’exerce dans l’histoire. Mais au-delà de cette évidence, on peut s’interroger sur les rapports que le modernisme avant-gardiste entretient avec la (re)découverte de l’archaïque, et par là, indirectement du moins, avec les régressions guerrières et totalitaires qui ont marqué le vingtième siècle.

 

Sous-titré « Images de la Russie païenne », le Sacre est construit sur un argument qui se réfère au plus lointain passé du peuple russe. J’en transcris le résumé, tel qu’il est donné dans le volume publié en 1990 par le Théâtre des Champs-ةlysées :

 

Premier Acte : L’adoration de la Terre

Printemps. La Terre est couverte de fleurs. La Terre est couverte d’herbe.

Une grande joie règne sur la Terre. Les Hommes se livrent à la danse et interrogent l’avenir suivant les rites. L’Aïeul de tous les Sages prend part lui-même à la Glorification du Printemps. On l’amène pour l’unir à la Terre abondante et superbe. Chacun piétine la Terre ,

Introduction ; Les Augures Printaniers, Danse des Adolescentes ; Jeu du Rapt ; Rondes printanières ; Jeux des Cités rivales ; Cortège du Sage ; le Sage, Adoration de la Terre ; La danse de la Terre.

 

Deuxième Acte : Le Sacrifice

Après le jour : après minuit.

Sur les collines sont les pierres consacrées. Les adolescentes mènent les jeux mystiques et cherchent la Grande Voie. On glorifie, on acclame Celle qui fut désignée pour être livrée au Dieu. On appelle les Aïeux, témoins vénérés. Et les Sages, Aïeux des Hommes contemplent le Sacrifice. C’est ainsi qu’on sacrifie à Yarilo le magnifique, le flamboyant.

Introduction ; Cercles mystérieux des Adolescentes ; Glorification de l’ةlue ; Evocation des Ancêtres ; Action Rituelle des Ancêtres ; Danse sacrale.[34]

 

De qui est cet argument ? Stravinsky affirme dans son autobiographie qu’il en aurait eu la révélation dans un moment d’inspiration :

 

En finissant à Saint-Pétersbourg les dernières pages de L’Oiseau de Feu, […] j’entrevis dans mon imagination le spectacle d’un grand rite sacral païen : les vieux sages, assis en cercle et observant la danse à la mort d’une jeune fille, qu’ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps. Ce fut le thème du Sacre du Printemps. Je dois dire que cette vision m’avait fortement impressionné et j’en parlais immédiatement à mon ami le peintre Nicolas Rœrich, spécialiste de l’évocation du paganisme. Il accueillit mon idée avec enthousiasme et devint mon collaborateur pour cette œuvre.[35]

 

On sait que Nicolas Rœrich fut en effet l’auteur des costumes et des décors du Sacre. Mais il semble qu’il ait été bien davantage. Rœrich affirmera plus tard avoir fourni à Stravinsky le thème du Sacre du Printemps, assertion confirmée et précisée par son fils dans une lettre de 1981. Selon la sœur de Nijinsky, « Rœrich avait écrit l’histoire pour un ballet qu’il avait intitulé Le Sacrifice Suprême et l’avait décrit dans une interview à La Gazette de Saint-Pétersbourg du 28 août 1910 ». Le nouveau ballet, disait Rœrich, « représentera plusieurs scènes d’une nuit sacrée des anciens Slaves. Le ballet commence par une nuit d’été et se termine au lever du soleil, avec les premiers rayons de l’aube. La chorégraphie proprement dite se composera de danses rituelles. »[36]

Ce qui ne fait aucun doute, c’est le rôle d’expert en matière de Russie archaïque joué par Nicolas Rœrich tant auprès de Stravinsky que de Nijinsky. « Il initia ses deux collaborateurs aux formes du paganisme tribal, écrit Kenneth Archer. Il leur communiqua également sa conviction de la valeur intrinsèque de la culture indigène slave, ce qui semble avoir considérablement enhardi tant le compositeur que le chorégraphe dans le sens de l’expérimentation radicale. L’argument définitif du Sacre du Printemps est basé sur la conception d’origine de Rœrich, nourrie de sa connaissance des rites chamaniques ». Nijinsky l’appelait « le professeur ». Il aimait rappeler à sa sœur, qui l’a rapporté plus tard, l’importance scientifique des recherches de Rœrich sur l’Age de Pierre et il déclarait que l’art du peintre — lui-même inspiré par l’art rupestre des habitants des cavernes — l’inspirait autant que la musique puissante de Stravinsky. Il se référait en particulier aux tableaux intitulés Les idoles de la Russie ancienne, Les filles de la Terre et L’Appel du Soleil.[37]

A travers ces différents témoignages, on voit que le sujet et l’esthétique du Sacre n’obéissent pas au simple souci de renouveler le langage musical et chorégraphique en faisant appel à des traditions lointaines. On n’est pas seulement dans ce que Boucourechliev nomme le « fantasme stravinskien d’une Russie archaïque »[38]. Par la grâce de Nicolas Rœrich, l’esthétique du Sacre s’inscrit dans un mouvement plus profond, et à certains égards plus inquiétant, de glorification des origines païennes et ethniques. Par lui ces traditions sont tout ensemble révélées par l’archéologie et l’anthropologie naissante, donc authentifiées par la science, et célébrées par l’art comme la pure tradition des peuples slaves.

 

Le renouvellement du langage musical et ce qu’on peut appeler le modernisme du Sacre se manifestent par un appel aux forces primitives, sauvages, qui appartiennent historiquement aux époques antérieures au christianisme et psychologiquement aux couches profondes de la psyché que l’on pouvait croire définitivement recouvertes ou maîtrisées par la civilisation. Cet appel obéit à une structure cérémonielle censée dériver de la religion des anciens Slaves. Il débouche sur un sacrifice humain, point culminant de l’œuvre. Dès lors se pose une série de questions : celles du rapport, sur un plan esthétique, du modernisme et de la barbarie ; et les questions plus redoutables encore des liens qui peuvent exister, cette fois sur le plan de l’histoire générale, entre certaines œuvres modernes et les forces qui ont entraîné le XXe siècle aux désastres et aux horreurs que l’on sait. Inutile de dire que je ne prétends pas traiter en quelques minutes de si énormes questions. Mais à partir du Sacre du printemps et de la lecture qui en a été faite, ou au moins suggérée, par l’historien Modris Eksteins, on peut tenter d’esquisser une problématique en commençant d’opérer quelques distinctions préalables.

La thèse de Modris Eksteins, je l’ai dit, est simple. Le ballet de Stravinsky est pour lui annonciateur et emblématique du bouleversement que la guerre de 1914-1918 a fait subir à la civilisation occidentale. Ecrivant un ouvrage centré sur les horreurs de la Grande Guerre et s'achevant par l'écroulement du IIIe Reich et le suicide d'Hitler, il consacre tout son premier chapitre aux Ballets russes, à l'évocation du Théâtre des Champs-Elysées et à la fameuse soirée du 29 mai 1913. Le mariage du primitivisme et de l'ultra-moderne qui caractérise l'œuvre lui paraît la formule même de tous les déchaînements qui vont marquer le 20e siècle. Ayant noté que le premier titre envisagé par Stravinsky était « La Victime », il n'hésite pas à écrire que le Soldat Inconnu est cette « victime ». Il rapproche implicitement la thématique du Sacre des déclarations de Guillaume II réclamant un retour à l'esprit des Huns, ou de l'appel des recteurs allemands au furor teutonicus et à la guerre sainte. « En juillet et août 1914, l’Allemagne met en scène son Frühlingfeier, son Sacre du Printemps »[39].

Tout au long de l'ouvrage reviennent des références aux Ballets russes et aux créations les plus marquantes des avant-gardes autour de 1913, comme si l'avènement de la guerre totale, la Révolution russe et un peu plus tard le nazisme étaient, sous différentes formes, la réalisation de ce que Stravinsky, Nijinsky, Picasso et quelques autres avaient annoncé par leurs créations dès avant la guerre. Ces références s'appuient en partie sur des témoignages de contemporains qui ont surtout valeur anecdotique. Celui par exemple de Jacques-Emile Blanche : « Souvent, au cours de cette guerre “cubiste”, chimique et scientifique, dans les nuits ravagées par les raids aériens, j’ai songé au Sacre »[40]. Ou cette note du Journal de Paul Morand en date du 10 avril 1917 rapportant que Misia Sert, admiratrice et protectrice des Ballets russes, « parle avec enthousiasme de la révolution russe qui lui apparaît comme un immense ballet » (p. 374). Modris Eksteins cite ces témoignages d'artistes ou de gens du monde comme autant d'arguments en faveur de sa thèse : la première guerre mondiale serait bien une « réédition, en plus grand, de la scène du sacrifice du Sacre » (p. 239) ; avec elle « la vie et l'art se mettent à avancer de concert » (p. 252). Pour l'historien canadien, le national-socialisme lui-même est « l'un des produits de cet hybride nommé courant moderniste, c'est-à-dire un croisement de l'irrationnel et de la technicité » (p. 348). Il rappelle également (p. 349) le mot de Walter Benjamin selon qui le fascisme est « l’esthétisation de la politique » (dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique).

Parler de barbarie, de sacrifice humain ritualisé, de violence primitive — qu'il s'agisse des traditions de la Russie païenne ou plus généralement de tout ce qui, dans l'histoire, paraît s'opposer à la “civilisation” — conduit à s'interroger sur la notion d'archaïque qu'Eksteins n'utilise pas mais qui me paraît ici s’imposer malgré les problèmes de définition qu’elle entraîne.

Il n’est pas plus facile en effet de définir l'archaïque que la modernité. Ici comme là, on est aspiré par une perspective chronologique : l'archaïque tend à s'identifier à l'antérieur. Mais c’est une perspective radicalement insuffisante. De même que la Modernité ne commence pas par un événement inaugural que l'on pourrait dater, de même l'archaïque n'est pas (ou n'est pas seulement) ce qui est antérieur à une date ou à un état de culture donnés. L'archaïque est certes du côté du passé, de l'ancien, voire de l'origine. En grec, archè désigne l'origine, le point de départ mais aussi le principe. Il s'agit moins de temps que d'aspect (au sens grammatical du mot). L'archaïque n'est pas tant du passé que du dépassé, à condition d'ajouter aussitôt que ce dépassé est toujours présent. Il suppose la conscience d’un décalage, mais nullement une disparition. L'archaïque témoigne de ce qui fut et il en témoigne au présent. On recoupe ici un des sens du pluriel neutre grec ta archaia : les archives. On retrouve par ailleurs la distinction faite entre l'histoire, qui étudie le passé en tant que tel (événements, personnages, mœurs...) et l'archéologie, qui étudie des vestiges matériels appartenant au passé, mais tant bien que mal préservés : ce qui du passé reste présent dans le sol.[41]

Ce passé-présent, oublié, méconnu, soupçonné, enfoui, désenfoui, appartient à un temps paradoxal où ce que l'on croyait mort se révèle soudain étrangement actif. Genre de paradoxe que les philosophies de l'histoire préfèrent ignorer mais que les psychanalystes connaissent bien. Hegel affirme qu'en l'absence de fins générales telles que le Bien, le Droit, le Devoir, on est dans « le domaine de la barbarie et de l'arbitraire, domaine qui a été déjà dépassé. »[42] Mais que signifie dépassé ? Pour Hegel, il va sans dire, il s'agit d'une étape déjà franchie par l'Esprit universel ; les groupes humains qui d'aventure vivraient encore en deçà de ce stade n'auraient plus la moindre importance au regard de l'Histoire : de même un peuple ayant depuis longtemps accompli la tâche que l'Esprit lui assignait ne subsiste plus que par routine, « et avance vers sa mort naturelle »[43]. Mais ce qui est « dépassé » n'est pas pour autant aboli. Le dépassé est toujours là, dissimulé peut-être, oublié, refoulé, et par conséquent prêt à faire retour.

C'est dans la mesure même où l'évolution moderne se présente comme inéluctable, comme une marche laissant derrière elle des étapes, des stades considérés comme définitivement dépassés, que ces stades font figure d'archaïques, avec la connotation péjorative et condescendante qui s'attache le plus souvent à ce mot. Ainsi le moderne et l'archaïque sont-ils liés. Bien plus que d'opposition ou d'exclusion mutuelle, leurs rapports sont d'implication. Implication qu'il faut essayer de penser. Un tel travail ne doit pas conduire à dissoudre la notion de modernité historique dans un banal « rien de nouveau sous le soleil », mais au contraire à affirmer plus fortement les caractères propres à la dynamique moderne. Reste à savoir dans quelle mesure les conséquences d'un retour à l'archaïque peuvent être comparables dans le domaine littéraire et artistique et dans l'organisation des sociétés.

Sur le plan de la littérature, de la poésie, de la musique, des arts plastiques, le recours à l'archaïque (au sens le plus large du mot) n'est pas une innovation des avant-gardes des années 1910. On pourrait en suivre le développement au moins depuis le romantisme. On sait que la quête des traditions ancestrales, l'exploitation de motifs empruntés à la vie paysanne et populaire, aux contes traditionnels et à ce que l'on commence à nommer (fort mal) le folklore sont des traits marquants du romantisme européen. En Russie, l'œuvre d'Afanassiev dont le recueil de Contes paraît par fascicules entre 1855 et 1863, est un exemple éminent de cette volonté de rassembler des richesses jusque-là méconnues, qui s'offrent à la fois à l'étude des savants et à de nouvelles élaborations littéraires.

Le mouvement s'accélère dans le dernier tiers du dix-neuvième siècle et jusqu'à la guerre de 1914. Assez timidement en France, longtemps en retard dans ce domaine[44]. De manière beaucoup plus affirmée en Russie, où l’inspiration populaire a une tout autre vigueur comme suffit à le démontrer dans le domaine musical l’œuvre de Rimski-Korsakov, nourrie de légendes, de fantastique paysan, et de mélopées des vieux bardes .

En peinture, l’avant-garde russe se manifeste d’abord sous la forme du « néo-primitivisme » qui s’inspire tout ensemble des icônes, des images populaires xylographiées (loubok), des carreaux de faïence, des enseignes de magasin… Au début des années 1910, Larionov, Tatline, Malevitch, Gontcharova se rattachent à ce néo-primitivisme. D’autres pourraient en parler mieux que moi. Je note seulement qu’en cette année 1913 dont nous sommes partis, A. Chevtchenko fait la théorie du mouvement en publiant Le Néo-primitivisme, sa théorie, ses possibilités, ses réalisations, tandis qu’à Paris le Salon d’Automne accueille une exposition sur l’Art populaire russe dans l’image, le jouet, le pain d’épice (certains objets proviennent d’ailleurs de la collection de Nicolas Rœrich).[45]

Stravinsky participe largement de ce mouvement, avant et après le Sacre. L’Oiseau de feu (1910) repose sur une légende russe. Petrouchka l’année suivante utilise un grand nombre de thèmes populaires russes ; le rythme, note Boucourechliev, y est « fortement lié à la rythmique populaire, soit qu’il l’épouse, soit qu’il la distorde avec violence »[46]. Un mois avant le début de la guerre, Stravinsky fait un dernier voyage en Russie (il n’y reviendra que cinquante ans plus tard – et naturalisé américain). Il en rapporte le Recueil de Chants populaires de P. Kirievsky. Ces textes, ainsi que ceux d’Afanassiev, inspireront presque toutes ses œuvres des années de guerre : Noces, Renard, Pribaoutki, les Chants paysans (appelés aussi les Soucoupes et composés sur des textes du recueil d’Afanassiev). La lecture de ce dernier est encore au point de départ de l’Histoire du soldat dont le scénario est élaboré par Ramuz à partir des matériaux russes que lui communique Stravinsky[47].

Mais cette utilisation d’un répertoire populaire et traditionnel nous laisse assez loin de cet archaïque “barbare” à quoi renvoie le Sacre du Printemps. Il est d’ailleurs significatif, et moins paradoxal qu’il n’y paraît, que dans cette œuvre Stravinsky utilise fort peu de motifs mélodiques appartenant à la tradition russe. Boucourechliev n’y relève que le thème de l’introduction joué au basson, dérivé d’une chanson non pas russe mais lithuanienne, quelques éléments de musique populaire dans les danses, mais « transformés au point d’être méconnaissables »[48], et un des thèmes des chœurs dont l’élément générateur est une mélodie populaire elle aussi profondément transformée.

On passe ainsi d’un archaïque que l’on pourrait dire tempéré (celui des traditions villageoises, d’origine païenne sans doute, mais remodelées par le christianisme) à un archaïque surgissant d’un passé de plus en plus reculé et de cultures de plus en plus lointaines. Rimbaud, qui se voulait en 1871 « un multiplicateur de progrès », décide de rédiger deux ans plus tard un « Livre nègre », premier titre de ce qui va devenir Une saison en enfer. La démarche de Rimbaud précède à bien des égards celle de son contemporain Gauguin ; celui-ci décide de quitter la capitale d’abord pour la Bretagne, où il espère retrouver l'âme primitive chez les paysans et les pêcheurs, puis pour Tahiti et les Iles Marquise. Si les primitifs fascinent Gauguin c’est surtout, comme l’écrit Kirk Varnedoe, « parce qu'il sent que quelque chose de primitif a survécu en lui. Les modes de pensée de ces hommes et ces femmes lui semblent autant de fenêtres sur les facultés primordiales de l'esprit. […] Là où un homme moderne voit un arbre, ils voient un esprit. Aussi ont-ils préservé les mécanismes les plus ancestraux, les plus fondamentaux, par quoi l'imagination engendre un univers de symboles. »[49]

Or cette démarche, loin de le couper de l'art moderne, en fait au contraire un des inspirateurs de l'art du 20e siècle et tout spécialement de l’avant-garde russe. Jean-Claude Marcadé indique bien qu’entre 1907 et 1910, c’est Gauguin qui « donne les impulsions décisives à l’art russe ». Dans sa préface au Salon d’automne 1913, le critique Iakov Tugendhold écrit que « pour des peintres perdus dans le cul-de-sac de l’individualisme, cet art archaïque, fort, expressif, éternellement jeune, signifie un espoir de renouvellement, de “rajeunissement” pour employer le mot de Paul Gauguin »[50]. En France, l’influence de Gauguin précède chez Picasso celle des sculptures ibériques de l’époque archaïque, et celle des masques nègres qui s’exercera à l'époque des Demoiselles d'Avignon et des débuts du cubisme.[51]

Il va sans dire qu’une inspiration puisée dans les cultures anciennes ou lointaines n’implique pas la reprise pure et simple des formes propres à ces cultures. L’artiste moderne conserve toute liberté de transformer ces formes, de les amalgamer à d’autres, ou même d’y substituer des formes entièrement nouvelles, pourvu qu’elles servent son propos. C’est ainsi que dans des toiles de Gauguin que l’on pourrait croire directement inspirées par les paysages, les personnages, les coutumes de Tahiti et des Iles Marquises, les spécialistes ont reconnu depuis longtemps des souvenirs de Delacroix, de Manet, de Cranach, de l’Egypte, aussi bien que de certains Bouddhas ou du temple de Borobudur à Java. Comme l’écrit Philippe Dagen, Gauguin « fait du primitif de synthèse. Il ne restaure pas, il invente »[52].

Nous ne sommes pas si loin du Sacre : le critique Jean Marnold, réservé à l’époque sur la musique de Stravinsky, note que dans sa chorégraphie Nijinsky réalise une « stylisation à la Gauguin ». Jamais, poursuit-il, « l’art de la danse n’atteignit à une telle puissance expressive, ne réussit une aussi insoupçonnable, hybride et pourtant étrangement harmonieuse synthèse »[53].

Il faut pourtant se garder d’édulcorer les puissances redoutables de ces magies primitives qu’une œuvre comme le Sacre transpose dans le monde de l’art. Car au-delà ou en dessous des motifs empruntés aux cultures archaïques, plus profond, plus à l’intérieur, se cache un archaïque directement lié aux pulsions et pouvant engendrer des monstres. La littérature et l’art du début du vingtième siècle ne l’ignorent pas. S’il est permis d’évoquer un instant des œuvres qui n’appartiennent ni à la France, ni à la Russie, mais qui se rapportent directement à la question de l’archaïque dans la modernité, comment ne pas songer au roman de Joseph Conrad Cœur des ténèbres (1906) : ou comment l’envoyé d’une maison de commerce anglaise, parti à la recherche d’un agent au fond de l’Afrique, rencontre la pire sauvagerie incarnée non par les noirs, mais par son compatriote qui s’est montré incapable de résister aux tentations de la puissance absolue, devenant pour les indigènes une sorte de dieu féroce et sanglant.

Quatre ans auparavant, Gustav Klimt avait peint à Vienne, dans la belle bâtisse moderne de la Sécession, l’ensemble de peintures murales connu sous le nom de « Frise Beethoven ». Or la figure centrale de la composition n’est nullement le musicien, qui n’apparaît pas. Ce n’est pas non plus le chevalier, qui dans le cadre d’une thématique empruntée au mythe de Persée est censé affronter les trois Gorgones, puis un dragon. La figure centrale, écrasante par sa masse et par la saturation du dessin, c’est le monstre lui-même, au regard de qui le chevalier (« l’Homme dort ») paraît bien frêle. Ce monstre serait Typhée, père des Gorgones (ici représentées par trois femmes nues à la lourde chevelure : allégoriquement la Maladie, la Folie et la Mort). Il est figuré par un gigantesque singe ailé à l’énorme corps et aux petits yeux de nacre qui s’imposent de manière obsédante au spectateur. C'est l'Ancêtre archaïque, la Bête humaine évidemment inspirée par la théorie darwinienne. Un être plus archaïque encore que le Père de la horde que Freud situera, en 1913, aux origines de l’histoire humaine.

Une œuvre produite en Angleterre, une autre à Vienne au début du siècle. Et en France ? Les premières années du siècle vingtième sont en France de tonalité optimiste. On est sorti du naturalisme, du décadentisme et de ce qu’il pouvait y avoir d’étouffant dans le symbolisme. A une littérature qui « sentait furieusement le factice et le renfermé », comme l’écrira Gide en 1926 pour la réédition des Nourritures terrestres, succèdent des œuvres de plein air, prêtes à toutes les innovations, poétiques aussi bien que techniques. Moment de détente, où vient précisément s’insérer à partir de 1909 la féerie des Ballets russes. Les menaces de guerre et de régression sont pourtant toujours là. Pire que des menaces. En 1904, la guerre est effective entre la Russie et le Japon. On ne voit guère les écrivains français s’en émouvoir. Si, au moins un, Péguy. Et c’est pour rappeler combien la civilisation est fragile, combien elle est toujours menacée par la barbarie, qui au fond est peut-être l’état naturel de l’humanité :

 

De la réalité nous avons reçu trop de rudes avertissements ; au moment même où j'écris, l'humanité, qui se croyait civilisée, au moins quelque peu, est jetée en proie à l'une des guerres les plus énormes, et les plus écrasantes, qu'elle ait jamais peut-être soutenues ; deux peuples se sont affrontés, avec un fanatisme de rage dont il ne faut pas dire seulement qu'il est barbare, qu'il fait un retour à la barbarie, mais dont il faut avouer ceci, qu'il paraît prouver que l'humanité n'a rien gagné peut-être, depuis le commencement des cultures, si vraiment la même ancienne barbarie peut reparaître au moment qu'on s'y attend le moins, toute pareille, toute ancienne, toute la même, admirablement conservée, seule sincère peut-être, seule naturelle et spontanée sous les perfectionnements superficiels de ces cultures ; les arrachements que l'homme a laissés dans le règne animal, poussant d'étranges pousses, nous réservent peut-être d'incalculables surprises […]. »[54]

 

Combien l’intuition de Péguy était pénétrante, l’histoire du XXe siècle ne nous l’a que trop bien montré. La révolution russe, censée ouvrir un avenir de civilisation pleinement humaine, a fini par rejoindre dans la barbarie concentrationnaire ceux qui prêchaient le retour aux origines de la race et aux traditions guerrières des grands barbares blonds. Il est frappant que dans le domaine politique au sens le plus large, c’est-à-dire dans tout ce qui relève de l’organisation des sociétés, toute tentative de retour à l’archaïque, toute volonté de revenir à une prétendue pureté originelle, tout fondamentalisme politico-religieux se traduisent en fait par une régression grosse de désastres. Il n’y a peut-être pas de meilleur indice de l’existence sinon d’un sens, du moins d’une flèche de l’histoire.

Mais ce n’est pas à dire que, comme le laisse entendre abusivement Modris Eksteins, le recours à l’archaïque dans l’art annonce nécessairement ou accompagne une régression collective. C’est le contraire qui est vrai. L’appel à des traditions lointaines dans le temps ou dans l’espace est d’abord pour les artistes le moyen de rompre avec la routine académique. C’est ce que Péguy nomme un ressourcement. C’est l’appel à une tradition plus ancienne contre une tradition plus récente, devenue sclérosée. Cette rupture peut n’être qu’une phase transitoire, rendant possibles ensuite des innovations radicales. Il en va ainsi dans la production de Larionov, de Malevitch, de Gontcharova, qui passent entre 1909 et 1913 du néo-primitivisme à diverses formes de peinture non-figurative, jusqu’à l’abstraction radicale du Suprématisme de Malevitch. L’évolution de l’œuvre de Stravinsky entre L’Oiseau de feu et le Sacre du Printemps présente un phénomène analogue, le Sacre mêlant l’inspiration « archaïque » ou « barbare » du livret à des innovations harmoniques et rythmiques radicales (innovations que Stravinsky mettra ensuite de côté pour y revenir sporadiquement dans des œuvres ultérieures).

Dans le cadre d’une même époque, l’art et les convulsions de l’histoire n’appartiennent ni au même espace ni surtout à la même temporalité. L’art se déplace librement sur l’axe du temps. Les œuvres, les formes, les motifs de toutes les époques et de toutes les cultures sont à sa disposition. La liberté de choix du créateur a d’ailleurs pour contrepartie celle du spectateur, libre d’adhérer ou non à ce qu’on lui propose. En art, l’appel à l’archaïque n’est pas régressif parce qu’il ne s’agit pas de revenir au comportement ni aux croyances d’une époque passée, mais d’y puiser de nouvelles forces et de s’y rafraîchir le regard en vue de créer de nouvelles formes.

Après la création du Sacre, Jacques Rivière écrit que l’œuvre « marque une date, non pas seulement dans l’histoire de la danse et de la musique, mais dans celle de tous les arts. Sa beauté la déborde de partout ». En cette année 1913 dont l’ensemble des créations dans toute l’Europe constitue en effet le porche du vingtième siècle, le Sacre du Printemps occupe une place à part. Mettant en résonance le maximum d’innovations formelles et le maximum d’archaïque, l’œuvre de Stravinsky, Nicolas Rœrich et Nijinsky rappelle à sa manière la violence des pulsions et la forme d’une barbarie que l’on dit primitive mais qui est plus que rémanente – permanente. Un historien peut bien y voir a posteriori l’emblème des forces qui allaient se déchaîner à partir de l’année suivante. Mais l’œuvre n’est pas moins exemplaire de la façon dont l’art, comme il l’a toujours fait, peut faire passer cette violence de la barbarie à la civilisation, en en faisant la matière d’une représentation symbolique et en la mettant au service du processus créateur.


La politique culturelle d’André Malraux

 

Svetlana Slivinskaïa

 

 

 

Revenons au début de la Ve République, aux personnalités de Charles de Gaulle et André Malraux. L’époque n’était pas plus sujette au changement qu’une autre : Héraclite disait bien que « tout coule, tout change ». Oui, l’univers n’est qu’un perpetuum mobile. ہ de certains moments pourtant se ressent une accélération de la marche de l’Histoire : guerres, révolutions, coups d’ةtat. Espérons que la multitude des peuples et des cultures ne vient pas d’une damnation pour nos péchés et que cette multitude nous est donnée par Dieu pour que nous puissions contempler son pouvoir infini. Tout homme est appelé à connaître, outre sa langue maternelle et sa culture propre, celles des pays étrangers. L’Antiquité comme les Temps modernes sont les feuillages d’un même arbre planétaire en mutation naturelle : ses fruits les plus mûrs nourrissent les générations nos contemporaines. Aussi les plus sages d’entre les gouvernants savent-ils recueillir les leçons du passé pour construire l’avenir : ils ne rompent jamais entièrement avec les expériences précédemment faites par l’Humanité. C’est en ce sens que Malraux a écrit son Musée imaginaire de la culture mondiale, montrant que la culture n’est autre qu’un héritage précieux. Chaque civilisation apporte quelque chose à l’Homme, même si chacune doit passer par des moments difficiles, fertiles à quelque développement ultérieur. Les métamorphoses du monde dans le temps et dans l’espace sont curieuses et concernent toutes les civilisations, sans exclusion aucune. Car toutes ces civilisations sont en contact, solidaires à quelque égard, fût-ce par un lien ténu ; mieux : cette solidarité dégage de chaque civilisation le meilleure, une part bonne digne d’être mise en commun ou imitée. On sait que le général de Gaulle créa le Ministère de la Culture précisément pour Malraux et combien cet homme sut protéger et réformer la culture en France. Mais les historiens veulent à présent approfondir l’alliance qui liait les deux hommes. La politique culturelle de Malraux, mêlant esprit de décision et sagesse, visait à rendre accessible la culture aux masses, à l’enraciner dans les masses. Cette politique fut un succès dont l’on vit encore aujourd’hui : chaque enfant a le droit de lire et écrire, mais aussi d’aller au cinéma, au théâtre, au musée : d’avoir accès à tout lieu de culture. La nation se définit dès lors par sa culture, la culture n’est plus réservée à une heureuse élite. Œuvre d’humanisme et de vulgarisation, cette politique doit tout à Malraux son penseur, son stratège pourrait-on dire, puisque Malraux fut amené, par le hasard de son destin, à combattre. Malraux, lors de ses entretiens avec le général, était en mesure de faire part au chef de l’ةtat de sa vision de la Russie, de la Chine. Il connaissait bien ces deux pays. Le colonialisme, même le colonialisme à la française l’avait horrifié dans sa jeunesse, alors qu’il professait le marxisme. De Gaulle estimait à leur juste valeur ces aperçus que lui communiquait son ministre de la Culture, qui avait renoncé le marxisme mais avait su en conserver un bien précieux : l’idée que la culture était faite pour tous. Cette idée socialiste, il l’incarna dans la politique gouvernementale de son pays, avec de très bons résultats, avec une réussite éclatante. Lors de son dernier séjour en Union soviétique, en 1968, Malraux étudia tout particulièrement l’organisation des « palais de la culture », de tous leurs cercles et clubs sportifs ou non, pour adultes ou pour enfants. L’éducation sentimentale à l’idée de nation passait selon Malraux par cette éducation offerte à tous. Après la journée de travail, après les jours travaillés de la semaine, l’homme actif avait encore le droit de développer ses propres talents artistiques, de satisfaire son besoin d’art. Aux côtés des musées, Malraux implanta par toute la France ces Maisons des Jeunes et de la Culture inspirées de l’Union soviétique. Certaines portent aujourd’hui le nom de ce génial concepteur. La science répondait à la part d’intelligence au fond de l’esprit humain, la culture développait en l’homme son sens esthétique, participait à son développement émotionnel. La culture n’était plus une forme de divertissement, une façon de passer le temps, mais le moyen de changer l’homme. Tout homme était donc appelé à avoir une bonne, une haute culture. La Nouvelle Vague, qui commença d’émerger au tout début de la Ve République, apporta à la culture mondiale de grands noms, tous issus des couches populaires. Ses sujets de prédilection concernait les gens de la rue, même si la forme complexe de la réalisation de ses films exigeait beaucoup de leurs spectateurs. Le cinéma commercial et la culture de masse étaient mis de côté ; le terme même d’» élitisme » fut vidé de son sens. Les Théâtres Nationaux Populaires, dirigés par Jean Vilar, fleurirent. Les spectateurs autrefois passifs se faisaient acteurs de l’évolution du cinéma et de du théâtre. Les musées ouvraient gratuitement leurs portes le dimanche et les écoliers de tous niveaux sociaux pouvaient les visiter encadrés par leur établissement d’enseignement. Le discours de Malraux à l’occasion de l’ouverture de la M.J.C. de Grenoble peut à cet égard nous servir pour nous représenter toute l’époque : les M.J.C. allaient transformer l’homme, entre autres en établissant des liens entre Russes et Français par le biais de jumelages. La culture ne s’offrait-elle pas à tous et à chacun ?

Féru d’humanisme, Malraux avait connu de nombreuses guerres sur la face de la Terre ; sa culture époustouflante n’avait pas de frontières ; il avait toujours séjourné dans des pays en voie de changement, à des époques cruciales de leur histoire. Il était d’autant plus conscient de la catastrophe qui attendrait un monde qui refuserait l’humanisme et le changement. Mais il est mort en 1976. Nous sommes à l’heure de la mondialisation, dans un monde unipolaire où les armes sont suffisamment nombreuses pour faire exploser la planète entière. Est-ce un démenti à la prédiction selon laquelle « le vingt-et-unième siècle sera le siècle de la Foi ou ne sera pas » ? Malraux, qui s’efforçait de renouer le dialogue entre de Gaulle et Mao Zedong, dialoguerait-il avec notre monde, où un dicton russe affirme que « pour vivre, il faut apprendre à tuer » ?

 

(Trad. R.V.)


Charles Péguy, écrivain des changements

 

Anna Vladimirova

Université d’ةtat de Saint-Pétersbourg

 

 

 

Quand on passe d’une époque à une autre, le changement semble complet. Dans un de ses poèmes, Anna Akhmatova a exprimé cette idée avec une grande puissance tragique :

 

Когда погребают эпоху,

Надгробный псалом не звучит,

Крапиве, чертополоху

Украсить ее предстоит…

А после она выплывает,

Как труп на весенней реке

И матери сын не узнает,

И внук отвернется в тоске[55].

 

Akhmatova parle ici non de la culture mais de la politique : il s’agit ici, en particulier, du Paris des années 40, du Paris de l’Occupation. Lorsqu’il s’agit d’un changement dans le domaine de la culture, le ton n’est pas si tragique. Cependant on met en doute, on rejette tout ce qui avait été créé par l’époque précédente. De plus, habituellement, le débat ne porte pas sur les valeurs authentiques de la période précédente, mais sur une certaine représentation que l’on s’en fait, représentation qui ne prend pas en compte ce qui a été créé plus tôt et qui a un caractère nettement simpliste.

En outre, on laisse d’ordinaire ouverte la question de savoir quelles années peuvent être précisément considérées comme les années de rupture, quand s’est achevée l’époque ancienne, quand commence la nouvelle. C’est ainsi qu’on entend souvent dire que le XXe siècle, au sens politique, coïncide avec la Première guerre mondiale. Mais la rupture dans le domaine de l’esthétique et de l’art date de beaucoup plus tôt, des années 1890. C’est précisément à ce moment-là que nous constatons le passage du matérialisme, du positivisme et du naturalisme à de nouvelles valeurs philosophiques et esthétiques. On a estimé que le matérialisme et le positivisme ne répondaient plus aux besoins réels et que la connaissance scientifique n’était pas capable d’atteindre l’essence de l’univers.

André Gide écrit : « Tandis que d’autres publient ou travaillent, j’ai passé trois ans de voyage à oublier au contraire tout ce que j’avais appris par la tête. Cette « désinstruction » fut lente et difficile, elle me fut plus utile que toutes les instructions imposées par les hommes et vraiment le commencement d’une éducation »[56]

 Dans les mêmes années, voici ce que dit Barrès : « La science ne peut rien connaître sur Dieu, sur la vie future, sur l’âme, etc. Elle ne peut enregistrer que ce qui ressort de l’observation et de l’expérimentation »[57]. Le critique Henri Massis, évoquant cette époque, écrivait que précisément la jeunesse devait accueillir toutes les doctrines qui redonnaient la première place à la vie, à l’intuition, aux sentiments, à l’individualité humaine. Répondant à l’enquête menée en 1912, un des écrivains de ce temps (Paul Acker) assurait : « En même temps il y a une renaissance de l’idéalisme, ou goût de l’héroïsme, auxquels ont contribué aussi bien les exploits de nos aviateurs que la philosophie bergsonienne. Les jeunes générations sentent profondément que la Science n’est pas tout, qu’elle est même peu de chose, et qu’au-delà des phénomènes qu’elle explique, il y a l’âme, la vie, tout le domaine qui échappe aux lois du déterminisme officiel »[58].

Le désillusion face à la science conduisit à la désillusion sur les possibilités cognitives de la raison. « L’intelligence ne me paraît plus peut-être la perle de grand prix pour laquelle on vend tout le reste »[59]. André Suarès s’associe à ces conclusions. Il affirme que l’art est tout humain ; et la science inhumaine : « L’intelligence n’épargne rien. Elle porte la guerre dans toute la contrée ; puis, restée seule, elle se met à la question ; et, dans la citadelle où elle s’enferme, elle passe le temps à se torturer »[60].

On a pu parler de l’influence de la philosophie de Bergson sur la pensée des écrivains à la frontière des deux siècles. Il serait plus juste de dire que Bergson n’a fait que formuler beaucoup d’idées qui passionnaient ses contemporains.

Charles Péguy est un écrivain si original et si différent des autres qu’il est, semble-t-il, bien difficile de le comparer avec n’importe quel autre écrivain de n’importe quelle période. On sait cependant qu’il se considérait comme un disciple de Bergson. Aussi n’est-il pas étonnant que beaucoup de ses idées suivent un chemin parallèle au mouvement général de la pensée de l’époque. Péguy partageait l’idée de Bergson selon qui la Raison embrouille souvent l’objet lui-même et la représentation qui prend naissance dans son utilisation pratique. L’intellect ne peut nous fournir qu’une conception, qu’une idée de l’objet. Et c’est seulement l’intuition qui permet d’obtenir un contact direct avec la réalité. Grâce à l’intuition, la réalité apparaît unique et toujours nouvelle. La fonction de l’intuition, c’est « de nous transporter à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable »[61]. En même temps Péguy pose que la philosophie de Bergson est moins une lutte avec l’intellect qu’avec l’intellectualisme. La démarche de Péguy dans ce domaine est dialectique. Il assure « que chaque type de pensée soit réalisé dans son exactitude et dans son plein. Que chaque type de pensée soit réalisé dans sa plus belle forme ».[62]

Par quel moyen pouvons-nous connaître la réalité ? ہ la méthode scientifique s’oppose la méthode artistique qui n’est en fait rien d’autre qu’une appréhension intuitive de la vie, alors que toutes les conformités aux lois, sociales ou biologiques, expriment des idées simplifiées, artificiellement arrachées au courant vivant de la réalité. Charles Morice écrivait que la grande différence entre la science et l’art était que la science est logique et l’art, intuitif. Le critique du Mercure de France supposait que l’important n’était pas de savoir mais de sentir. Barrès dans Mes Cahiers cite la phrase de Bergson qui expose que l’artiste veut nous forcer à sentir ce qu’il n’aurait pu expliquer. Et l’esthétique « des jeunes » n’incitait pas non plus aux explications. De l’artiste on exigeait qu’il transmît au lecteur sa première impression authentique, dans toute sa fraîcheur et son éclat. Pour cela il fallait toute sa sincérité et sa spontanéité. La sincérité devient une sorte de devise de la « jeune génération ». Qu’est-ce donc qui assure la spontanéité de la perception ? La tâche de la création devient la transmission de « l’expérience immédiate ». L’écrivain doit atteindre intuitivement les lois du monde et sa relation avec lui, et transmettre au lecteur « sa première vision de la réalité ».

C’est justement à cet ensemble d’idées que renvoie la célèbre analyse que fait Péguy du tableau de Monet, Les nénuphars. Clio dit que si le grand peintre ou compositeur a répété vingt-sept ou trente-cinq fois son œuvre, on doit se poser la question de savoir quelle est la plus réussie et la plus parfaite d’entre elles, la première ou la trente-cinquième ? La logique exige que nous répondions que c’est la dernière qui doit être la plus parfaite parce que le peintre, en la créant, a accumulé de l’expérience. En réalité, la meilleure et la plus parfaite est la dernière, et justement parce que l’artiste savait moins . Et moi je vous dis : la première fois au contraire sera la meilleure, parce qu’elle est la moins habituée ; le premier nénuphar sera le meilleur, parce elle qu’il est le moins habitué ; le premier nénuphar sera le meilleur, parce qu’il est la naissance même ; et l’aube de l’œuvre ; parce qu’il comporte le maximum d’ignorance, le maximum d’innocence et de fraîcheur… »[63] C’est pour Péguy un exemple important dans la polémique avec le parti intellectuel et avec les conceptions du monde moderne sur les idées de progrès, mais le caractère même de l’analyse renvoie la conception de Péguy aux points de vue de beaucoup de ses contemporains.

Tout rejet de la raison conduit au « primitivisme » : aspiration à se fondre avec la nature, passion pour la psychologie enfantine ou primitive. ہ nouveau se fait jour l’idée d’» enfance de l’humanité », c’est-à-dire qu’il s’agit d’une littérature, correspondant à la psychologie enfantine ou primitive.

Les particularités de la structure spirituelle de l’homme naturel, libre de civilisation, on allait les chercher dans la psychologie de l’enfant qui paraissait alors la base de l’art nouveau. André Gide s’écriait qu’il aurait voulu renaître et oublier tout ce que les autres avaient écrit, dessiné, pensé, et ce que lui-même avait pensé. Bergson écrivait sur ce sujet. Proust aussi disait que les impressions d’enfant constituaient le terreau sur lequel il avait élevé ses constructions. Alain-Fournier, qui a fait de l’idée d’enfance son principe esthétique fondamental, invite à incarner la vie comme si entre elle et l’homme il n’y avait pas de mots, comme aux premiers jours de l’existence du monde, comme l’enfant étonné et ravi.

Poursuivant son analyse de l’idée de progrès, et l’idée si chère au monde intellectuel de la « caisse d’épargne » comme symbole du progrès, Péguy en vient aux problèmes de la création. Il dit que le génie se distingue du reste des hommes en ce qu’il sait regarder le monde avec un regard frais, comme le regardaient les Anciens. C’est dans cet esprit qu’il compare le génie de Hugo avec le génie d’Homère, d’Eschyle et d’Hésiode : « Telle est en effet l’organisation intérieure du génie, son organisation littéralement organique ; telle son hygiène, et plus que l’hygiène telle est la santé du génie : masquer, obturer, annuler la mémоire еt le vieillissement »[64]. Mais ce qui est en relation avec les sources les plus anciennes, ce qui apparaît comme le plus grand, le plus beau et le plus mystérieux, ce n’est plus le génie même, c’est l’enfant et le mot d’enfant. En grandissant, nous perdons irrévocablement ce qui nous était propre dans l’âge enfantin. Mais au cours de la vie l’adulte essaie sans cesse, mais en vain, de rappeler la perception du monde de son enfance. L’enfant, du point de vue naturel aussi bien que philosophique, n’a pas de mémoire : « Le défaut de mémoire, l’absence de la mémoire et du vieillissement est de règle chez l’enfant ; c’est la norme, la loi, la nature même »[65].

La tâche de l’artiste est de rétablir la pensée naturelle, car l’être primitif, mêlé au monde, l’éprouve par les organes de ses sens, et les données de l’expérience immédiate sont interprétés ensuite par la raison. Mais sa pensée rationnelle ne s’est pas encore séparée du sensible, elle n’a pas occupé encore une situation dominante dans le processus de connaissance. La pensée de l’homme primitif n’a pas de forme logique, elle est obscure, pesante et chaotique. Aussi, la clarté et la simplicité ne peuvent être des qualités de l’art véritable.

Tous ceux qui abordent pour la première fois les œuvres de Péguy, sont frappés par le style. Certes, le style de Péguy est un phénomène profondément original. André Henry, dans son Bergson maître de Péguy, remarque que la forme littéraire des œuvres de Péguy est la matérialisation de l’idée de la durée de Bergson[66]. Il veut littérairement reproduire le type de pensée qu’elle décrit. Le même auteur, comparant la manière de Bergson et celle de Péguy, écrit : « La première s’étale calmement sur le plan serein de la philosophie ; la seconde, au contraire, nous impose des sauts imprévus sur les plans successifs de l’action, du drame et du mysticisme. Une perspective horizontale nous découvre la première ; c’est un regard vertical qu’exige la seconde »[67].

Péguy n’a pas écrit de romans, mais on peut supposer que les recherches qui se faisaient dans ce domaine n’ont pas échappé à son attention. ہ la fin du XIXe siècle, il semblait que la forme classique, habituelle du roman s’épuisât. On parlait de la crise et même de la mort du roman. L’idée de la mort du roman est née dans les années 1880 en même temps que le déclin du naturalisme et les désillusions apportées par la philosophie positiviste. Comme les autres domaines de l’art, le roman subissait l’influence des nouvelles idées philosophiques et esthétiques. La nouvelle esthétique interdit au romancier de représenter la société, de formuler des valeurs et de tenter d’éduquer le lecteur. Ainsi, rejette-t-on les principes fondamentaux sur lesquels s’était appuyé pendant très longtemps le roman. La tendance qu’on voit apparaître, de comparer le roman avec la poésie lyrique, ne tourne pas à l’avantage du roman. Selon les exigences de la nouvelle esthétique le roman doit se rapprocher de la poésie, c’est-à-dire que l’artiste doit partir de sa perception subjective beaucoup plus que de la réalité objective. J. Muller, l’un des auteurs de l’enquête de 1913 sur la littérature nouvelle, analyse l’évolution du roman français en distinguant trois genres fondamentaux : dramatique, synthétique et lyrique. Le roman dramatique est bâti sur un conflit, l’auteur y développe et démontre telle ou telle idée. Le roman synthétique embrasse un cercle plus large d’événements. Il est fondé sur l’observation et l’analyse. ہ ces deux types de roman, l’auteur oppose un genre, nouveau dans la littérature française, le roman lyrique où quelques personnages expriment la façon dont l’auteur ressent, comprend et évalue la vie. Aux représentants du genre lyrique Muller associe Anna de Noailles, Colette, Rachilde, mais aussi Charles-Louis Philippe, Henry de Régnier, Maurice Barrès. Proust écrivait : « Et tandis que les poètes-hommes, quand ils veulent mettre dans une bouche gracieuse de doux vers, sont obligés d’inventer un personnage, de faire parler une femme, Mme de Noailles, qui est en même temps le poète et l’héroïne, exprime directement ce qu’elle a ressenti, sans artifice d’aucun fiction, avec une vérité plus touchante »[68].Le roman doit aujourd’hui être créé non selon les lois du genre, mais selon la perception individuelle de l’auteur, ce qui rapproche le roman de la poésie lyrique.

Les écrivains qui ont incarné le plus pleinement dans leurs romans le principe de la prose lyrique, sont Alain-Fournier et Proust. Sans aucun doute, tous les signes de la prose lyrique sont chez Péguy. Le style de ces écrivains certes est tout à fait différent, mais le principe de la subjectivité est le principal mérite et de Péguy et, par exemple, de Suarès. D’ailleurs, Proust, comme on sait, n’appréciait guère l’œuvre de Péguy et surtout son écriture. Dans une lettre à Daniel Halévy, il dit : « … si M. Péguy n’a jamais lu du Ruskin, il aura une grande joie, il trouvera là un vieux bavard dans son genre, et aussi réactionnaire… et aimant les allitérations, en ne pouvant dire frimousse sans ajouter fripure, friperie, fripouillerie. Il y a des phrases qui ont l’air d’en être traduites »[69]. Il exprimait là sur le style de Péguy un jugement fort répandu, mais injuste. André Henry écrivait plus justement : « La digression de Péguy, qui nous était d’abord apparue comme un cas singulier d’indiscipline littéraire, se révèle lourde de signification humaine et métaphysique »[70].

Je n’ai signalé ici que quelques-uns des points qui prouvent que Péguy était étroitement associé aux recherches littéraires de son époque. Bien sûr, on en peut trouver d’autres, plus profonds et plus importants.


Péguy vu par Deleuze

 

Sven Storelv

Université de Bergen, Norvège

 

 

 

Très tôt, probablement dès les années de l’ةcole normale supérieure, Péguy prit conscience de la précarité. La vie de l’œuvre passe par le lecteur. Celui-ci l’incarne en quelque sorte et la fait entrer dans l’existence. Sans lecteurs l’œuvre meurt, ou tombe dans les poubelles de l’histoire d’où il n’est pas facile de la faire ressortir. Et même avec des lecteurs l’œuvre risque d’être abîmée, mal lue, mal interprétée, mêlée à des causes ou à des affaires qui la déshonorent ou l’avilissent. Péguy met en relief cette nécessaire incarnation de l’œuvre dans le cœur de quelque lecteur en conclusion du 7e cahier de la VIIIe série, dans le texte appelé Les Suppliants parallèles : « Un poète connu, compris, classé, catalogué, qui gît imprimé aux rayons de cette stérile bibliothèque de l’ةcole normale et qui ne serait point quelque autre part, qui ne serait point couvé dans quelque cœur, est un poète mort. »

L’œuvre de Péguy continue de manifester sa vitalité. Elle est loin d’être définitivement comprise, classée, cataloguée définitivement, rendue stérile par l’évolution de la critique littéraire. Au contraire, elle attire toujours de nouveaux lecteurs. Parmi ces derniers il est frappant de noter un certain nombre de philosophes modernes2 qui marquent un vif intérêt pour le penseur Péguy. Ces philosophes vont jusqu’à lui donner une place parmi les grands noms de l’histoire de la philosophie occidentale. Voici la place éminente que lui accorde Deleuze parmi d’autres philosophes modernes de grand renom : « Il y a une force commune à Kierkegaard et à Nietzsche. Il faudrait y joindre Péguy pour former le triptyque du pasteur, de l’antéchrist et du catholique. Chacun des trois, à sa manière, fit de la répétition non seulement une puissance propre du langage et de la pensée, un pathos et une pathologie supérieure, mais la catégorie fondamentale de la philosophie de l’avenir. A chacun correspond un Testament, et aussi un Théâtre, une conception du théâtre, et un personnage éminent de ce théâtre comme héros de la répétition : Job – Abraham, Dionysos – Zarathoustra, Jeanne d’Arc – Clio. Ce qui les sépare est considérable, manifeste, bien connu. Mais rien n’effacera cette prodigieuse rencontre autour d’une pensée de la répétition : ils opposent la répétition à toutes les formes de la généralité. Et le mot « répétition », ils ne le prennent pas de manière métaphorique, ils ont au contraire une certaine manière de le prendre à la lettre, et de le faire passer dans le style ».3

Nous allons essayer d’examiner à la lumière de Deleuze comment la pensée de Péguy se forme autour de la catégorie de répétition, comment cette catégorie va jusqu’à devenir la pierre de touche non seulement de son style mais de sa pensée même.

C’est devenu un cliché que de dire que le style de Péguy est répétitif et que par sa prolixité il abuse jusqu’à l’intolérable de ce procédé stylistique. Affirmons que la critique de son style répétitif passe souvent à côté de la plaque, qu’elle ignore donc les forces profondes du langage et de la pensée qui le sous-tendent, ce que Deleuze appelle la puissance, le pathos et la pathologie de la philosophie de l’avenir.

Deleuze commence par signaler que le phénomène de la différence et de la répétition est un sujet dans l’air du temps, et qu’il peut être mis au compte d’un antihégélianisme généralisé : la différence et la répétition ont pris la place de l’identité et du négatif et de la contradiction. Voilà le point de départ de Deleuze. Il déclare ainsi que « le primat de l’identité, de quelque manière que celle-ci soit conçue, définit le monde de la représentation. Mais la pensée moderne naît de la faillite de la représentation, comme de la perte des identités, de la découverte de toutes les forces qui agissent sous la représentation de l’identique »4

Deleuze insiste sur la thèse que la répétition n’est pas la généralité (la généralité étant le domaine de l’identique, de la loi scientifique, de l’échange et de la substitution). Au contraire, la répétition concerne une singularité inéchangeable, insubstituable. Ainsi les reflets, les échos, les doubles, les jumeaux, les âmes ne sont pas du domaine de la ressemblance ou de l’équivalence. » Répéter », affirme Deleuze, « c’est se comporter, mais par rapport à quelque chose d’unique ou de singulier, qui n’a pas de semblable ou d’équivalent ».5 Non pas répéter en ajoutant une seconde et une troisième fois à la première, mais porter la première fois à la « nième » puissance.

C’est à propos de cette répétition intensifiée que Deleuze se réfère pour la première fois à un texte de Péguy.6 Dans ce texte Péguy évoque la fête du premier anniversaire de la prise de la Bastille, « zéroième » anniversaire, qui fut la première fête, la première commémoration de cette prise. Ce ne fut donc pas, précise Péguy, la fête de la Fédération qui fut la première commémoration, le premier anniversaire de l’événement historique. « C’est la prise de la Bastille, » affirme Péguy, « qui fut la première fête de la Fédération, une Fédération avant la lettre ». Deleuze souligne avec raison que la prise de la Bastille est, selon le point de vue de Péguy, un événement historique singulier, unique, inéchangeable, insubstituable. La fête apparaît comme un paradoxe, celui de répéter un « irrecommençable ». Deleuze indique en même temps un passage connexe7 où Péguy aborde encore le problème de la répétition et de la création artistique. Dans ce passage qui illustre un point central de la pensée de Péguy, l’écrivain dénonce la théorie du progrès, théorie qui, selon Péguy, se fait le porte-parole d’un progrès temporel infini pour l’homme et l’humanité. C’est une théorie moderne qui est essentiellement « une théorie d’épargne et de caisse d’épargne, et de pécule et de réserve, une théorie de (la) capitalisation et de l’âge de la capitalisation ». Pour employer le vocabulaire de Deleuze, on pourrait dire que cette théorie de la capitalisation repose sur une philosophie du même, de la ressemblance et de l’équivalence qui suppose que les éléments soient échangeables, substituables, répétables de façon identique ou équivalente.

La logique de la théorie du progrès infini ne correspond pas, selon Péguy, à celle de la vie de l’homme et de la temporalité véritable de l’humanité. La création d’art, par exemple, n’obéit pas au dogme du progrès continu.

La création d’art, l’opération n’est point une opération de capitalisation bourgeoise. En même temps qu’il prend à chaque fois, en même temps qu’il gagne, il prend aussi du vieillissement, en même temps qu’il prend du métier, et de l’habitude (ce gain), il prend aussi, il prend à chaque fois de vieillir, il prend de l’habitude (cette perte), il gagne de vieillir, il acquiert de vieillir, il gagne de perdre. Il perd la fraîcheur, il perd l’innocence première, ce bien unique, non renouvelable. Et moi je vous dis : La première fois au contraire sera la meilleure, parce qu’elle est la moins habituée ; le premier nénuphar sera le meilleur [ici Péguy fait allusion à l’exposition de Claude Monet à l’époque où celui-ci expose quarante-huit Nymphéas à Paris] parce que il est la naissance même ; et l’aube de l’œuvre ; parce qu’il comporte le maximum d’ignorance, le maximum d’innocence et de fraîcheur ; toutes choses égales d’ailleurs, le premier nénuphar est le meilleur, parce qu’ il sait le moins, parce qu’il ne sait pas.8

La thèse de Péguy exclut donc qu’en création d’art on puisse faire des progrès, qu’on puisse améliorer par des « essais » successifs l’œuvre qu’on produit. L’apprentissage d’un métier de création, l’acquisition d’un savoir ne s’avère pas favorable à l’œuvre d’art, notamment à l’œuvre de génie. C’est vrai non pas seulement pour Monet et ses nénuphars, mais aussi entre autres pour Rembrandt, Beethoven, Corneille, Michelet9 et surtout pour Hugo qui a fait l’objet des plus longs et des plus pertinents commentaires de la part de Péguy. Ce qui constitue l’excellence de l’œuvre d’art (et de toutes sortes de créations au fond), c’est d’échapper à l’emprise de Clio, de l’histoire et de la mémoire. Plus l’œuvre touche à son point « d’affleurement » et plus proche elle se trouve de la source (la source étant comprise comme l’être de l’œuvre dans la conscience ou l’esprit de l’artiste avant son incorporation dans l’histoire), plus grande est sa valeur esthétique. La création a lieu par un ressourcement, par un acte de jaillissement unique, par le bond d’une force singulière qui arrache l’œuvre de l’encroûtement, du durcissement historique, qui la sauve d’un vieillissement inévitable, c’est-à-dire que l’œuvre de génie est inchargée, déchargée, désalourdie, inalourdie10 exceptionnellement de la mémoire et du vieillissement. Dans cette perspective Péguy loue Victor Hugo pour sa pratique de ne jamais se corriger, pour sa volonté chaque fois de commencer à nouveau, par un nouveau coup de force, par un nouveau jaillissement de son génie créateur à partir de la source originelle.11 Ce que Péguy loue donc chez Hugo, c’est finalement une sorte de « répétition » intempestive qui correspond à la définition que Deleuze donne de celle-ci. Tout au long de l’histoire de la philosophie, de Platon à Marx et à Heidegger, Deleuze cherche à cerner ce qui pour lui est la véritable répétition. Voici une de ses nombreuses formulations de la catégorie de répétition : il distingue deux formes de la répétition : « De toute manière, la répétition est la différence sans concept. Mais dans un cas la différence est seulement posée comme extérieure au concept, différence entre objets représentés sous le même concept, tombant dans l’indifférence de l’espace et du temps. Dans l’autre cas, la différence est intérieure à l’Idée ; elle se déploie comme un pur mouvement créateur d’un espace et d’un temps dynamiques qui correspondent à l’Idée. La première répétition est répétition du Même, qui s’explique par l’identité du concept ou de la représentation ; la seconde est celle qui comprend la différence et se comprend elle-même dans l’altérité de l’Idée, dans l’hétérogénéité d’une apprésentation […]. L’une est statique, l’autre dynamique. L’une est répétition dans l’effet, l’autre dans la cause. L’une en extension, l’autre intensive. L’une ordinaire, l’autre remarquable et singulière. […] L’une est révolutive, l’autre d’évolution. L’une est d’égalité, de commensurabilité, de symétrie ; l’autre fondée sur l’inégal, l’incommensurable ou le dissymétrique. L’une est matérielle, l’autre spirituelle, même dans la nature et dans la terre ».12 Je coupe ici une énumération qui continue sur plusieurs pages. On trouve ces deux espèces de répétition chez Péguy : la répétition du Même, logique, égale, statique et l’autre la répétition dynamique, intense, celle qui se déploie comme un élan créateur.

ہ ce point Deleuze approfondit son analyse des deux répétitions par un commentaire sur la création artistique. Il commence par quelques remarques sur le motif de la décoration13 où il retrouve la distinction entre répétition statique et répétition dynamique. Quand il aborde la rythmologie, il invite de même à distinguer deux types de répétitions : « La répétition-mesure » qui est une division régulière du temps, un retour isochrone d’éléments identiques, et la « répétition-rythme » qui agit sous la mesure régulière qui n’est que d’apparence. Les valeurs toniques et intensives créent des points remarquables, des instants privilégiés qui marquent toujours une polyrythmie. Le fait positif est donc ici la reprise de points d’inégalités. En ce qui concerne la rime, qui est une répétition verbale, elle comprend la différence entre deux mots qu’elle inscrit dans un espace poétique. Quant à la répétition d’un même mot, elle se manifeste par deux procédés : ou bien un mot, pris en deux sens, assure une identité ou une ressemblance paradoxale entre deux sens, ou bien, pris dans un seul sens, il exerce sur ses voisins « une force attractive, leur communique une prodigieuse gravitation, jusqu’à ce qu’un des mots contigus prenne le relais et devienne à son tour centre de répétition ».14 C’est à la suite de cette analyse applicable aussi à la versification de Péguy que Deleuze proclame Roussel et Péguy « les grands répétiteurs de la littérature » qui « surent porter la puissance pathologique du langage à un niveau artistique supérieur ».15 En même temps il caractérise la technique répétitive de Péguy de façon pertinente en soulignant que Péguy substitue la répétition « non plus à l’homonymie, mais à la synonymie ; elle concerne ce que les linguistes appellent la fonction de contiguïté, non plus celle de similarité,16 elle forme un avant-langage, un langage auroral où l’on procède par toutes petites différences pour engendrer de proche en proche l’espace intérieur des mots. Cette fois, tout débouche sur le problème des morts prématurées et du vieillissements, mais là aussi, dans ce problème, sur la chance inouïe d’affirmer une répétition qui sauve contre celle qui enchaîne. » « Les fameux points de tapisserie de Péguy substituent à la répétition horizontale, celle des mots ordinaires qu’on redit, une répétition de points remarquables, une répétition verticale où l’on remonte à l’intérieur des mots. »17

Deleuze relève avec pertinence les refus de Péguy (avec ceux de Kierkegaard) : la lutte contre l’Habitus et Mnémosyne, c’est-à-dire les refus de la forme d’une répétition qui comprend la différence, mais pour la subordonner au Même et au Semblable (Mnémosyne). Ces refus motivent les louanges que méritent Péguy et Kierkegaard : « Personne autant que ces deux auteurs n’a su opposer « sa » répétition à celle de l’habitude et de la mémoire. Personne n’a mieux su dénoncer l’insuffisance d’une répétition présente et passée, la simplicité des cycles, le piège des réminiscences, l’état des différences qu’on prétend « soutirer » à la répétition, ou au contraire, comprendre comme de simples variantes. Personne ne s’est davantage réclamé de la répétition comme catégorie de l’avenir ».18

Il suffit de lire les deux Clio et Note conjointe pour trouver des textes qui confirment ces propos de Deleuze. Le rôle de la répétition dans la philosophie et la théologie de l’histoire de Péguy19 est celui de la répétition dynamique, créatrice : la grâce entrée dans le tissu même de l’histoire opère un point de rebroussement, effectue un jaillissement et un rejaillissement des forces vitales à partir de la source profonde, un ressourcement qui s’oppose au déclin et au vieillissement causés par la mauvaise répétition statique de l’identique et du semblable. La répétition créatrice se manifeste comme un devenir perpétuel, et en termes bergsoniens employés par Péguy, comme un se faisant triomphant du tout fait.

Certes, Deleuze, malgré les louanges dont il couvre les grands répétiteurs, Péguy et Kierkegaard, formule une importante restriction. Il affirme qu’ils n’étaient pas prêts à payer le prix nécessaire de leur philosophie de la répétition, car la répétition suprême comme catégorie de l’avenir ils la confiaient à la foi : « Or, la foi sans doute a assez de force pour défaire et l’habitude et la réminiscence, et le moi des habitudes et le dieu des réminiscences […]. Mais la foi nous convie à retrouver une fois pour toutes Dieu et le moi dans une résurrection commune ».20 Certains textes de Péguy pourraient nous induire à cette interprétation. Par exemple celui-ci : « L’ةglise est une, monsieur Laudet, identique à soi, la même à soi-même, […] identiquement la même, historiquement une, chronologiquement une, temporellement éternelle ».21 De même lorsqu’il y recommande l’imitation de Jésus-Christ. S’agit-il là d’une aporie de la philosophie et de la théologie de l’histoire de Péguy ? Pour répondre, il faut nuancer l’analyse des textes. Certes, la restriction de Deleuze est pertinente. Péguy et Kierkegaard sont incontestablement des croyants chrétiens et leurs conceptions de la répétition sont marquées par leur christianisme. Mais la restriction de Deleuze s’explique surtout par ses propres négations philosophiques, par son athéisme d’ordre nietzschéen. En fait, la religion de Péguy ne comporte pas un retour à un Même répétable toujours de façon identique. Le texte cité de Péguy concerne le contenu de la foi. Il affirme une thèse dogmatique contre la position prétendue hérétique de Laudet. Cependant, la foi en l’identité de l’ةglise ne va pas pour le chrétien sans problèmes. Le croyant est un être historique qui subit de plein fouet les effets de l’habitude, de la mémoire et du vieillissement, c’est-à-dire l’impact de la mauvaise répétition. Si, par exemple, on examine de près ce que Péguy dit des vertus théologales, on découvre une position théologique des plus souples : la foi de l’homme dans son existence temporelle ne concerne que ce qui est. « La foi voit ce qui est. / Dans le Temps et dans l’Eternité » De même pour la charité : elle n’aime que ce qui est. « La Charité aime ce qui est. / Dans le Temps et dans l’Eternité. » Par contre, à la différence des deux autres vertus, l’espérance n’a pas d’objet propre : « L’Espérance voit ce qui n’est pas encore et qui sera. / Elle aime ce qui n’est pas encore et qui sera. » « Dans le futur du temps et de l’éternité . »22 C’est donc cette vertu-là qui a la clef de l’avenir (la clef de l’avenir et de l’éternité). C’est elle qui est la source des recommencements perpétuels et des répétitions innovantes. C’est elle qui est la vertu du devenir et du se faisant. Sans elle, les deux autres vertus ne pourraient pas se soustraire à l’usure, au délabrement, au vieillissement temporels.23 Sur le plan temporel l’espérance fait qu’il n’y pas une fois pour toutes.

 


Le déplacement de la sincérité dans la religion

de Jeanne d’Arc à Charles Péguy

 

Elsa Godart

Université de Nanterre

 

 

 

« On se fait une idole de la vérité même, car la vérité hors de la charité n’est pas Dieu, étant son image, et une idée qu’il ne peut aimer ni adorer. »

Pascal, Les Pensées (582)

 

Toute docte qui recherche en elle-même une voie sincère vers la transcendance, se trouvera tôt ou tard confrontée au dilemme que connut Pascal : Dieu des philosophes et des savants, Dieu de Jésus-Christ. Cette question déjà si chère à saint Thomas[71], peut se résumer dans l’opposition qu’il y a entre la connaissance de Dieu en Jésus-Christ et la connaissance rationnelle de Dieu. Philosophie et croyance se heurtent à ce conflit douloureux, qui de Jeanne d’Arc à Charles Péguy, ne cesse cependant d’évoquer une même quête : celle de la vérité, dans des efforts communs de connaissance, d’approche de l’être. Toutefois, le terme de vérité relève d’acceptions diverses, se référant tantôt à aléthéia, tantôt à veritas : il est évident que la vérité de la foi n’a pas le même visage que la vérité de Socrate. Il semblerait même que le christianisme, comme aime à le répéter saint Justin, peut associer toutes les vérités et qu’il les intègre toutes à La Vérité. Alors que la philosophie se fonde sur le logos : « la raison humaine ne doit sa vérité qu’à l’évidence de ses principes et à l’exactitude de ses déductions, elle réalise spontanément son accord avec la foi sans avoir à se gauchir ; si elle se trouve d’accord avec la foi, c’est simplement parce qu’elle est vraie et que la vérité ne saurait contredire la vérité », ainsi que le rappelle Etienne Gilson[72]. Et pourtant, ce qui les lie, ce n’est ni l’objet sur lequel elles s’attachent, ni même les méthodes sur lesquelles elles pourraient s’accorder, mais le sujet lui-même qui est au cœur de cette recherche. Et c’est précisément ce qui sera au centre de notre propos.

Nous ne prétendrons pas réouvrir le vaste débat entre philosophie et théologie, ni même tenter d’approfondir la question de la vérité ; mais il s’agira de déterminer comment, avant même le questionnement et la recherche, à l’origine de toute interrogation, se trouve une démarche sincère. Notre intention sera donc de montrer comment la sincérité est à la base de tout regard de l’homme vers Dieu et comment la vérité reste seconde devant cette attitude originelle.

Avant toute chose, il va donc falloir définir ce qu’est vraiment la sincérité, trop souvent confondue avec la franchise ou encore la spinalité[73]. Si l’on s’en réfère à Aristote, c’est dans l’Ethique à Nicomaque que l’on en retrouve les germes à travers le terme d’antékastos désignant le fait d’être droit dans ce qu’on dit et dans ce qu’on fait ; de reconnaître ses qualités propres sans en ajouter ni en dissimuler. L’étymologie nous conduit à l’image poétique « sine cera » du miel sans la cire, c’est-à-dire d’un nectar resté parfaitement transparent à lui-même, dans l’absence totale d’impureté. On comprendra aisément que la sincérité s’affirme davantage dans l’action que dans l’interprétation ou la suggestion ; elle n’est pas non plus une orientation morale comme peut en apparaître la vérité.

En ce qui concerne le rapport avec la religion et la sincérité, le pont est tout trouvé : on peut cette fois se référer au sens littéral de religere qui selon une interprétation tenace, renvoie à la notion de lien[74]. La religion est ce qui unit, lie, relie. Or, la sincérité est ce comportement authentique qui s’éprouve devant le visage de l’Autre. Elle est donc la démarche première et sine qua non à tout lien, à toute altérité.

Cependant, il n’en a pas toujours été ainsi et l’histoire témoigne du déplacement de la sincérité en regard de la religion. On a trouvé explicite d’illustrer ces positions mobiles par trois figures représentatives.

La première sera celle de Jeanne d’Arc, visage emblématique et puissant de la religion. Elle représentera tout l’élan de la croyance du bas Moyen آge et de la Renaissance.

La seconde sera celle représentée par le courant des Lumières qui à travers leur matérialisme traduisent un athéisme nouveau.

Enfin la dernière figure évoquera, à travers Charles Péguy, la question de l’hésitation, du doute et de la reconversion, témoignant d’un certain agnosticisme, très proche du sentiment moderne.

 

 

I. Sincérité et foi à travers la figure de Jeanne d’Arc

 

L’une des figures les plus sincères, les plus constantes et les plus engagées de cette période de troubles et d’hésitation – tant par les événements politiques que dans les progrès intellectuels – est sans nul doute celle de Jeanne d’Arc. Celle-là même qui naquit en 1412 et qui, jusqu’à ses 19 ans, voua sa vie à une seule et même quête. Nulle autre mieux qu’elle ne possède ce que Gide ou Kessel ont appelé « le cœur pur ». Elle s’exprime avec toute la force, la puissance d’une âme pure et profonde, transparente à elle-même. La « grande Jeanne » a redonné à la France sa dignité et sa liberté parce que son cœur était l’expression même de la sincérité. Il lui paraissait si facile et évident d’accomplir l’Histoire – pas seulement parce qu’elle agissait sous les commandements du Très-Haut – mais surtout parce qu’elle était en totale adéquation avec elle-même.

Le XVe siècle est lourd d’une patristique médiévale et précoce d’un mysticisme fervent[75]. Cependant, l’un des plus grands penseurs de ce siècle est Nicolas de Cues. C’est à travers ses écrits et notamment De pace Fidei qu’on retrouve le mieux l’esprit du nexus véritable qui relie l’homme à son créateur. Et ainsi qu’il l’indique, annonçant les propos de Vatican II dans son documentaire sur l’Eglise :

 

Ceux qui, sans qu’il y ait de leur faute, ignorent l’évangile du Christ et de son Eglise, mais cherchent pourtant Dieu d’un cœur sincère et s’efforcent, sous l’influence de sa grâce, d’agir de façon à accomplir sa volonté telle que leur conscience la leur révèle et la leur dicte, ceux-là peuvent arriver au salut éternel.[76]

 

Par cette formule, c’est toute l’expression de la foi profonde et subjective qui est à l’honneur. Pour le Cusain, la finalité de la foi doit être de ré-unir les hommes. Par cette idée, on se rapproche d’un certain humanisme qui ne saurait tarder à voir le jour. La sincérité est le fait même d’être capable de lire en soi les vérités du cœur pour adhérer du même coup aux vérités éternelles. Seul un être qui s’écoute et se sait par-là même, rend visible le chemin et la voie de l’évidente certitude. C’est bien ce qui conduit Jeanne au bûcher. Nicolas de Cues rappelle que « le lien est éternel »[77]. Ce lien[78], que l’on doit comprendre comme unification – voire unité de Dieu avec les hommes et des hommes entre eux - porte un nom : sincérité.

Les hommes doivent faire cet effort de retrouver en eux-mêmes la voie de ce qui pourrait les conduire à la lumière de la vérité avant même d’en entamer la recherche. Cette voix, Jeanne l’entend. Plus qu’un symbole, elle est la personnification profonde d’un comportement sincère, de cet Amour pur, pour les hommes, pour Dieu, et c’est ce qui la pousse à changer un Destin qui semblait inévitable.

Lorsque les premières manifestations surnaturelles apparaissent à Jeanne, elle aurait pu faire le choix de les ignorer, de les feindre ; de ne pas écouter en elle ces voix. Mais il n’en a jamais été question et c’est en cela que sa démarche est sincère. Et parce que sa démarche est sincère, sa foi n’en est que plus forte, sa détermination plus profonde. Devant Charles VII, elle n’hésite pas ; c’est Dieu en elle qui se manifeste ; mais Dieu ne peut lui apparaître qu’en tant qu’elle demeure transparente à elle-même.

Quand Nicolas de Cues rédige La paix de la Foi, il donne la parole aux représentants de toutes les religions ; non pas dans le but de les comparer, de les réduire ou encore d’en affirmer la toute puissance d’une seule, mais au contraire, dans l’idée de les réunir, en même temps que de réunir les peuples. Jeanne adopte la même démarche.

ہ cette époque, croyance ne se distingue pas de connaissance ; le temporel a pour fondement le spirituel et le comportement adopté est toujours ce rapport pur aux idées tout comme à la foi : sincérité et foi ne font qu’une. On ne croit alors que parce qu’il y a en nous un commandement profond qui nous invite à le faire ; c’est essentiellement l’expression et l’affirmation de la volonté et c’est en l’accomplissant qu’on revendique la sincérité du cœur.

 

II. Sincérité et matérialisme à travers la figure des Lumières

 

S’il est des lumières au XVIIIe, elles n’éclairent plus tout à fait les mêmes objets que ceux de la Renaissance. A cette époque, on croit encore, mais plus vraiment au même Dieu : l’ةvangile est remplacé par l’Encyclopédie, les miracles par la technique, l’Esprit par la matière : « Deus ex machina », criera Leibniz comme une mise en garde.

C’est à cette période qu’émergent de nouveaux courants dans le rapport à Dieu : le théisme, le déisme et l’athéisme font leur apparition. Rappelons que le déisme et le théisme, d’après leurs étymologies respectives, sont une forme de croyance en l’existence d’un dieu reposant sur une théologie naturelle. Dans cette conception, c’est la religion révélée qui est alors visée. Chez Diderot, par exemple, théistes et déistes partagent l’idée commune d’un refus de la révélation ; toutefois, les premiers reconnaissent l’immortalité de l’âme ainsi que l’idée de châtiment et de récompense après la mort[79], alors que les seconds y renoncent. Cependant, cette position ne sera pas celle adoptée par Hume ou encore par Voltaire qui voient dans le déisme un synonyme d’athéisme et font du théisme une religion d’un autre genre, épurée de toute croyance institutionnelle et reposant sur la rationalité philosophique. Par ailleurs, l’athéisme apparaît comme la totale et absolue négation de l’existence d’un dieu. (Il n’est pas question ici de débattre sur l’opposition entre un athéisme fort et un athéisme modéré[80], c’est-à-dire entre le fait de nier tout divin et le fait de nier l’existence de certaines formes de divin tout en pouvant en affirmer d’autres).

D’autre part, on aurait pu choisir Spinoza pour illustrer la figure d’un athée, notamment lorsqu’il fait de Dieu, « Deus sive natura », l’égal de la Nature, expression même de la Libre Nécessité ; et bien qu’il critique ardemment la tradition d’un dieu individualiste et rédempteur, il ne faut pas oublier que l’ةthique s’ouvre sur la preuve de l’existence de Dieu[81].On y a préféré la présence plus emblématique et bien définie du Baron d’Holbach[82], grand ami des principaux représentants des Lumières et plus précisément de Diderot. Il collabore à la rédaction de nombreux articles dans l’Encyclopédie et traduit plusieurs ouvrages antireligieux comme ceux de Lucrèce, de Hobbes, de Nicolas-Antoine Boulanger, qu’il publie en Hollande et introduit en France. Son matérialisme et son athéisme s’expriment dans plusieurs de ses publications comme Le christianisme dévoilé, Le système de la nature ou encore Le bon sens ou les idées naturelles opposées aux idées surnaturelles. L’ensemble de ses propos soutient un système matérialiste et athée de la nature, de la société et de l’homme. Cette idéologie vise à libérer l’homme des « superstitions religieuses », afin qu’il puisse être heureux dans une totale maîtrise de soi. Il le souligne ainsi très nettement : « Si Dieu est tel que la Théologie moderne nous le dépeint, il faut être soi-même un Dieu pour s’en former une idée ! » D’Holbach ajoute en note : « un poëte moderne a fait une pièce en vers, couronnée par l’Académie sur les Attributs de Dieu, dans laquelle on a sur-tout applaudi ce vers, ‘Pour dire ce qu’il est, il faut être lui-même’ »[83]. L’homme se trouve désormais seul ; seul au monde, seul face à lui-même. « Il faut être lui-même » dit D’Holbach. Mais qu’est-ce qu’être soi, être « authentique », dans un monde où l’homme, selon les termes de Herder[84], devient « sa propre mesure d’humanité » ? Sans Dieu l’homme est-il plus vrai, plus sincère ? Tout semble indiquer que ce n’est pas une liberté qui est retrouvée, mais plutôt une autonomie qui est reconquise. Cette autonomie est le concept phare de la modernité représentée par l’avènement de la science et la suprématie de la matière. Ce n’est pas Dieu que l’homme perd, mais la nature qu’il gagne. L’échelle des valeurs est bouleversée, annonçant déjà les « arrière-mondes » nietzschéens, où l’homme apparaît, selon l’expression de Diderot, comme « un centre commun »[85].

D’après D’Holbach, Dieu est une invention de l’homme. Il renverse l’adage selon lequel Dieu a fait l’homme à son image en insistant sur le fait que c’est l’homme qui a réduit Dieu à sa propre image : « Ainsi, malgré tous leurs efforts, les Théologiens furent et seront toujours des anthropomorphites, ou ne pourront s’empêcher de faire de l’homme le modèle unique de leur Divinité. »[86] Il continue plus loin : « En effet, l’homme dans son Dieu ne vit et ne verra jamais qu’un homme ; il a beau subtiliser, il a beau étendre son pouvoir et ses perfections, il n’en fera jamais qu’un homme gigantesque, exagéré […]. Il ne verra jamais en Dieu qu’un être de l’espèce humaine, dont il s’efforcera d’agrandir les proportions au point d’en faire un être totalement inconcevable ».[87] Si l’on continue dans les perspectives de D’Holbach, on se rend compte que l’homme authentique, celui qui est « lui-même » devient l’image de Dieu, c’est-à-dire que c’est l’homme sincère qui devient le référent éthique de la société moderne. C’est toujours en ce sens et dans la même continuité que Feuerbach indiquera dans L’essence du christianisme (1841), prolongeant par-là les positions anthropologiques de Diderot et les vues de D’Holbach, que « l’homme est le début de la religion, l’homme est le point médian de la religion, l’homme est le terme de la religion »[88]. Voici résumé en quelques mots ce déplacement de « l’تtre-sincère » devant le divin. L’homme se réapproprie la nature en en chassant son Créateur ; il n’y a plus désormais de distinction entre le sacré et le profane : la figure de l’athée devient celle de l’homme sans dieu ou plutôt de « l’homme-Dieu »[89] qui, parce qu’il se révèle à lui-même, s’imagine libéré des liens de la croyance.

La sincérité face à la religion est troublée. L’تtre-sincère devient l’homme image de Dieu, l’homme sans Dieu, qui, parce qu’il prend conscience de son autonomie, perd par-là même sa liberté[90]. C’est en étant authentique, transparent et seul face à sa propre image, que l’homme dans cette conception – bien plus que subjective, mais anthropomorphique – oublie que toute sincérité n’a de sens réel qu’en tant qu’elle dépasse le rapport à soi pour s’élever et s’affirmer dans la présence de l’autre[91].

Cette figure de l’athéisme prononcé, limite le champ de la sincérité au simple rapport à soi ; niant le premier Autre – à qui l’on se doit de rendre compte de nos actes depuis la Création, on nie toute forme d’altérité. Et l’avènement de la matière a pour conséquence ultime le repli de l’être sur lui-même. Aussi, cette sincérité qui apparaissait à travers la prise de conscience de soi, dans la totale transparence à soi, n’a plus de sens si elle ne s’accomplit pas, si elle ne s’éprouve pas en l’autre. Et bien que Sartre reprenne après Nietzsche cette thématique : « تtre homme, c’est tendre à être dieu, ou si l’on préfère, l’homme est fondamentalement désir d’être dieu »[92], il est néanmoins évident qu’on assiste au début du XXe siècle à une remise en question de cette négation du divin, à ce refus de toute valeur. Et l’heure est moins à l’athéisme chevronné qu’à l’agnosticisme. Il semble même que l’on retrouve les prémisses d’une « renaissance » de la croyance, entre hésitation et trébuchement. Et Feuerbach qui recherchait « l’essence authentique de la religion » à travers le questionnement de l’homme sur lui-même et concluant que « le secret de la théologie est l’anthropologie », loin de nier toute croyance, ne fait qu’en revendiquer la force et de façon sincère.

 

III. Sincérité et doute à travers la figure de Charles Péguy

 

Les convertis du XXe siècle sont nombreux ; on pourrait citer dans cette « résurgence catholique » des noms aussi célèbres que Claudel ou Du Bos ; mais c’est Péguy qui par ses questionnements aussi redondants que sincères, par ses intuitions et ses hésitations, retient le plus notre attention. « De saint Augustin à Malebranche et Pascal, en passant par saint Thomas et saint Bonaventure, un philosophe chrétien est un penseur qui loin de croire pour se dispenser de comprendre, pense trouver dans la foi qu’il accepte un bénéfice net pour sa raison »[93]. On pourrait engager ici un dialogue entre philosophe et théologien, dénonçant alors les positions des Lumières et de la Renaissance : entre croyant et athée, entre foi et raison ; on retrouve le dilemme pascalien. Ce dialogue intérieur, Péguy l’écoute. Rappelons brièvement les circonstances de cet écho vers Dieu qui poussa Péguy à revenir sur ses positions : Péguy est un traditionaliste ; mais il n’en prend vraiment conscience qu’à travers la lutte qu’il engage contre les « modernes ». Il se met dès lors à défendre tout ce qui est ancien comme les cités antiques, les cités chrétiennes, il ne s’agit plus de défendre la culture grecque contre l’ةglise catholique, mais plutôt de protéger l’ةglise contre « une église radicale », plus incohérente, issue de ce que Marcel Péguy nomme « la métaphysique d’état du parti intellectuel moderne »[94]. Péguy témoigne plusieurs formes d’hésitations. Revenons aux origines.

Au Faubourg Bourgogne, Péguy est issu d’une famille catholique ; il est baptisé et assiste aux messes lors des jours de fête. Il appartient à la paroisse Saint-Aignan et apprend le catéchisme. Et déjà comme il le souligne, ces souvenirs conditionneront toute sa vie : « tout est joué avant que nous ayons 12 ans », ce sentiment de « déjà vécu », de « déjà fait », Péguy le conservera pendant longtemps : « Dans l’antique Orléans, Sévère et sérieuse ».

Pourtant, c’est à partir de 1893 que tout se précipite pour lui, il est alors élève au lycée Sainte-Barbe et son meilleur ami est Marcel Baudouin[95]. C’est aussi à cette époque qu’il découvre les charmes de Paris avec « sa tête sans cervelle et le plus grand cœur qui ait jamais battu dans le monde » comme il aime qualifier cette ville d’émeute et de misère. En 1894, à son entrée à Normale, il reçoit les enseignements du jeune Romain Rolland et de Bergson, ainsi que l’influence du bibliothécaire Lucien Herr, « directeur de conscience très laïc de la jeunesse universitaire française »[96]. Son avenir semble tout tracé… Mais après un an d’étude, il décide de rentrer à Orléans. Et s’il revient dans sa ville natale, ce n’est ni pour rempailler les chaises, comme sa mère, ni pour devenir révolutionnaire…, c’est pour méditer sur Jeanne d’Arc, cette « fille de Lorraine à nulle autre pareille ». C’est alors que commencent à germer ses premiers doutes, ses premières hésitations.

Lorsqu’il est à Paris, il renonce à sa foi, il met de côté son enseignement catholique ; il fréquente Jaurès, il est inscrit au Parti Socialiste sur les recommandations de Lucien Herr. Mais sa conception politique peut parfois apparaître candide : « tout était pur alors, tout était jeune, un socialisme jeune, un peu grave, un peu enfant ». Jaurès ne le prend pas au sérieux. Le but de Péguy est plus humaniste que politique : il tente de ramener le bonheur dans les cœurs ; il publiera même en 1898, un essai très humain en réponse à la question du mal intitulé : Marcel, premier dialogue de la cité harmonieuse. Comme le rappelle Abel Moreau sur les positions de Charles Péguy : « la doctrine importait peu, si on avait un élan du cœur, si on savait se sacrifier pour les autres, être sincère. Ainsi entendu, le socialisme de Péguy était-il autre chose que la charité ? »[97]. On saisit toutes les vicissitudes que connaît Péguy entre foi et foi du cœur ; et son engagement politique sera mis à rude épreuve, notamment avec l’affaire Dreyfus.

En 1900, Péguy lance les Cahiers de la quinzaine ; il rompt définitivement avec Jaurès (qu’il traitera même « d’épais fabulateur »). Mais il continue à défendre activement ses positions nationalistes et à protéger la patrie : « une seule forfaiture, un seul déshonneur, suffit à perdre d’honneur, à déshonorer tout un peuple… Nous ne nous placions pas moins qu’au point de vue du salut éternel de la France… Tout au fond, nous ne voulions pas que la France fût constituée en état de péché mortel ». Peu à peu, on voit à quel point Péguy hésite, tâtonne et des indices nous portent à croire qu’il a des doutes profonds quand il quitte Paris pour revenir à Orléans afin de réfléchir profondément sur Jeanne ; il prône un socialisme fondé sur la loi du cœur et la charité – charité qui est une haute valeur catholique ; ou encore l’usage et l’emploi du vocabulaire religieux : « péché mortel ». Péguy est comme attiré, poussé vers la foi.

Comme on l’a annoncé, c’est en réglant ses comptes avec la modernité qu’il prend conscience peu à peu de ses véritables sentiments ; il prend le temps de s’écouter, de s’entendre, de se comprendre. La modernité, c’est surtout « la maison d’en face », celle qui fait face à la Librairie des Cahiers, et les « intellectuels de la Sorbonne ». Elle représente à elle seule cet « immonde moderne »[98] : « le monde moderne avilit. Il avilit la cité, il avilit l’homme. Il avilit l’amour, il avilit la femme… Il a réussi à avilir ce qu’il y a peut-être de plus difficile à avilir au monde, parce que c’est quelque chose qui a en soi … une sorte de particulière dignité : il avilit la mort ».

Devant toute cette modernité, qui est imposée par le matérialisme, le scientisme depuis les Lumières ; devant cet athéisme qui s’est révélée comme un choix nouveau et devant ses doutes, de ses questionnements qui agissent sur lui comme une attraction irrésistible, Péguy hésite. Ce que cherche Péguy, c’est une raison valable de revenir à la foi, une raison qui ne soit ni issue de son éducation ni de ses engagements ; une raison qui, en somme, lui viendrait du cœur. Péguy recherche une voix sincère qui l’amènerait à Dieu.

Le 3 janvier 1913, Alain Fournier écrit à Jacques Rivière à propos de Péguy : « je dis, sachant ce que je dis, qu’il n’y a pas eu sans doute depuis Dostoïevski, un homme qui soit aussi clairement homme de Dieu ».

 

Les Entretiens[99] que rédige Lotte à partir de 1910, à la suite des conversations avec Péguy sont pour nous une mine d’informations témoignant des sentiments de Péguy à cette époque de doute. Lotte rapporte, à propos des années qui suivirent Sainte-Barbe : « Nous nous affirmions matérialistes et athées ». De plus, le catéchisme leur paraît trop conformiste, pas assez axé sur la charité, trop orienté vers la seule exigence de la foi. Péguy est moins virulent à cet égard. Il ne prie pas et ne pratique pas, mais il n’est pas choqué non plus par ceux qui le font. Ce qu’il récuse en revanche, c’est l’hypocrisie de ceux qui s’affirment catholiques et ne le sont qu’en apparence : » je nomme grotesques non pas les mariages catholiques sincères, que nous devons respecter, mais les mariages catholiques bourgeois … ». En fait, il y a une double conversion, celle de Péguy et celle de Lotte (Lotte qui évolue du spiritualisme bergsonien au catholicisme) : » ce fut soudain comme une grande émotion d’amour, mon cœur se fondit et pleurant à chaudes larmes, la tête dans les mains, je dis presque malgré moi : Ah, pauvre vieux, nous en sommes tous là ! », confesse Péguy en septembre 1908 à son cher ami.

Cependant, si Péguy devient catholique, sa foi ne s’exprime respectivement qu’à travers la prière[100] : « tu comprends, dit-il au fidèle Lotte, je suis de ces catholiques qui donneraient tout Saint Thomas pour le Stabat, le magnificat, l’Ave maria et le Salve Regina »[101].

Péguy attache également une grande importance à la liturgie : « Le porche, Le mystère des Saint Innocents ne sont-ils pas à base de liturgie ? » Marcel Péguy insiste : » Péguy est sincère et il est vrai que la prière lui paraît presque ce qu’il y a d’essentiel dans le catholicisme. Ses œuvres en sont la preuve et il suffit de lire pour en être convaincu, le récit de son pèlerinage à Chartres et ses quatre prières dans la cathédrale, ne sont point des prières littéraire »[102]. Péguy, toujours avec sincérité, croit profondément. Il rapporte d’ailleurs combien ses prières se font avec ferveur et intensité : « j’ai prié une heure dans la cathédrale, le samedi soir. J’ai prié une heure le dimanche matin avant la grand’messe. J’ai prié, mon vieux (ce qui témoigne ici de toute l’authenticité de ses propos qui sont de vrais aveux à son ami) comme jamais je n’ai prié. J’ai pu prier pour mes ennemis, ça ne m’était jamais arrivé ». Il est catholique par la prière et non par les sacrements. En fait, il se fabrique une foi sur mesure, une foi entre ce qui le pousse intrinsèquement à croire et une foi qui l’obligerait à se soumettre aux commandements de l’autorité. Pour Péguy la seule foi qui trouve sa légitimité est celle qui répond à l’exigence du cœur, à cet élan sincère qui mène à être soi. Péguy conçoit bien que cette attitude peut paraître équivoque : « je vis sans sacrement, confiera-t-il à Lotte en 1912, c’est une gageure. Mais j’ai des trésors de grâce, une surabondance de grâce inconcevable »[103].

Marcel Péguy propose une explication[104] intéressante aux refus de Péguy d’accepter les sacrements : c’est à travers le drame de Jeanne d’Arc (1897) qu’il faut en retrouver la cohérence. N’oublions pas qu’à travers la voix de Jeanne, se sont les paroles de Péguy qui sont prononcées : « quand je pense à présent que je vous parle, que toutes mes paroles vous trouvent à damner des âmes ; pardonnez-moi, mon Dieu, si je dis un blasphème quand je pense à tout cela, je ne peux plus prier »[105]. Cela pose un problème quasi métaphysique à Péguy, qui refuse ainsi l’idée que certains soient « élus » et d’autres non ; ce pourquoi, il refuse la communion. Comme l’indique Marcel Péguy : « il est convaincu que la communion est un sacrement essentiel, que la communion est essentiellement ce qui gagne la grâce d’un chrétien, ce qui peut faire d’un chrétien un élu. Or, Péguy ne peut songer à cette distinction en élu et en damné ; il ne peut admettre qu’il y ait des élus, que tout le monde ne soit point élu »[106]. C’est ainsi que disparaît peu à peu l’horreur qu’éprouvait Péguy à l’égard de l’éternité des peines infernales. Et ce que Jeanne disait à propos des prières « ensanglantées de sang maudit »[107] qu’elle adressait à Dieu, n’est plus tout à fait du goût de Péguy : « comprends-tu, toujours en s’adressant à Lotte, je ne pouvais pas prier Dieu, parce que je ne pouvais pas accepter sa volonté »[108].

Dans Jeanne d’Arc, il ne concevait qu’un Dieu unique : « un dieu dur, juste certes, mais impitoyable, qui damne sans paraître savoir à quel point sont excusables les humains qu’il damne », mais s’il évolue, il n’oublie pas que la misère demeure, et que l’homme en reste l’unique centre : « de cette misère qui damne les uns parce qu’elle leur fait commettre des crimes, qui damne les autres parce qu’elle les amène à désespérer Dieu ».

On plonge au cœur de l’agnosticisme, Péguy ne sait plus à quel saint se vouer : il s’interroge : « comment croire dès lors que Dieu damne avec indifférence les pécheurs ? » ; mais il ne tardera pas à les retrouver : « ah, mon vieux, retrouver les vieux saints fondateurs, causer avec Saint Pierre, avec Saint Paul. Je sens qu’ils vivent plus prés que les gens qui passent »[109].

On ne peut que revendiquer les pressentiments que sa plume trahissait avant même qu’il eût décidé de les vivre. Il semblerait que son œuvre eut toujours une avance sur sa vie ; comme un présage heureux qui le conduit peu à peu vers Dieu : « je m’abandonne, dit-il en 1912, je suis les conseils que Dieu donne dans mes innocents, les innocents, c’est une anticipation. Maintenant, je m’abandonne »[110]. Charles Péguy demeure sincère, ce qu’il cultive ce n’est pas un style policé, mais l’art de convaincre. Marcel Péguy indique à son sujet : « ce manque de sincérité qu’on lui avait si vivement reproché et dont on croyait voir une preuve dans la différence (on disait parfois la contradiction) qu’il y avait entre sa vie et ses œuvres. […] Mais rien dans sa vie, dans ses méthodes de travail ne révélait un littérateur. Faire de l’art pour l’art, lui eût semblé commettre une faute grave. […] L’essentiel, à son avis, était de dire ce que l’on avait à dire, et tout art se bornait à ce que le lecteur ne pût avoir de doute sur la pensée »[111].

Il est et demeure sincère jusqu’au bout, au bout de son hésitation, au bout de sa foi. Et ainsi que Marcel Péguy achève son commentaire : « si incomplète que soit l’œuvre de Péguy, elle suffit à définir sa vocation. Sans doute, nul ne remplacera le maître, qui, s’il eût vécu quelques années encore, aurait groupé ses disciples […]. C’est à nous qu’appartient désormais la lourde tâche de rassembler les disciples de Péguy, pour lutter contre la misère moderne »[112].

Je vous invite à partager, ce qui aurait pu être le testament de Charles Péguy, et à l’accomplir à travers l’effort de sincérité…

 


Osmo Pekonen m’a transmis huit comptes rendus de Chartres’n tie (« La Route de Chartres »), recueil de textes poétiques de Péguy, traduits par Anna-Maija Raittila. Ces comptes rendus parus dans différents journaux finlandais ont pu être lus, selon Osmo Pekonen, par deux millions de personnes ! Nous publions dans ce numéro l’article le plus important, paru le 24 décembre 2003 dans le plus grand journal de la Finlande, Helsingin Sanomat (« Le Messager de Helsinki »). Son auteur est notre ami Tarmo Kunnas, qui a participé au colloque de Helsinki d’octobre 2002.

Y.A.

 

 

 

L’homme en quête de Dieu,
Dieu en quête de l’homme

 

 

 

– Dans la poésie de Charles Péguy

la véhémence de l’Ancien Testament

fait place à la charité,

à la grâce et au pardon.

 

– Le saint innocent est la métaphore la plus centrale

de sa poésie

 

 

 

Le patriotisme et la mystique sont abondamment présents dans le recueil de poèmes de Charles Péguy, dont l’essentiel est constitué de fragments de vastes poèmes qu’Anna-Maija Raittila traduit depuis plus de trente ans.

Péguy compare lui-même ses longs poèmes à des tapisseries patiemment tissées, où les fils se croisent, disparaissent et réapparaissent aux regards. Il se plaisait à l’idée que l’art avait été autrefois un pieux artisanat, dépourvu de narcissisme et de recherche de l’effet. Les vers qui nous sont aujourd’hui présentés, ne sont malheureusement que des petits morceaux de ces « tapisseries » tissées à la main.

Si Péguy ne fut pas un pratiquant régulier, s’il n’a pas fait baptiser ses enfants, il est pourtant un rénovateur de la tradition chrétienne et de la poésie chrétienne.

 

En poésie Péguy ne fait pas partie des expérimentateurs les plus radicaux. Il était attaché aussi bien à la tradition de l’ةcriture sainte qu’à la lyrique de Victor Hugo, une de ses grandes admirations. Mais sa poésie est aussi un refus de la rhétorique religieuse et d’une conception trop univoque de l’harmonie poétique. La poésie de Péguy – comme toutes les lyriques dignes d’intérêt – a de secrets rapports avec la langue parlée vivante.

La traduction d’Anna-Maija Raittila rend justice au retour moderniste des vers à l’incantation primitive. Bien que, dans les extraits qui figurent dans La Route de Chartres, les rimes soient rarement utilisées, les répétitions litaniques, les rimes intérieures, les assonances, les rythmes en opposition et la longueur délibérément capricieuse des vers, donnent aux poèmes une dimension magique, sinon tout simplement liturgique.

Ils sont aussi retour à une simplicité sans affectation, au concret, naïf même et enfantin.

L’enfant innocent est une des métaphores les plus centrales des fragments. Les symboles des poèmes « nuit », « chêne », « lutte » ou « ruisseau » sont si proches de la terre qu’on peut les sentir aussi comme une dimension symbolique du monde.

 

Dans la tradition catholique la doctrine de l’Incarnation est liée directement au message de Noël. Elle brille en arrière-plan des poèmes. Le fils de Dieu, en naissant, s’est fait homme.

Dans les poèmes de Péguy, ce n’est pas seulement l’homme qui a besoin de Dieu, mais Dieu qui a aussi besoin de l’homme ; dans le ciel, grâce à l’œuvre et aux enseignements de Jésus, l’homme est présent.

Ici Dieu parle aux créatures de la terre avec chaleur, simplicité et même avec humour. Dans une nouvelle version du Notre Père, la véhémence véterotestamentaire de Dieu fait place à l’amour compatissant, à la grâce, au pardon et à l’humanisation de Dieu : Lui « qui a vécu parmi eux, qui était un comme eux. / Qui allait comme eux, qui parlait comme eux, qui vivait comme eux. / Qui souffrait. / Qui souffrit comme eux, qui mourut comme eux. »

Le Dieu de la poésie de Péguy ne trouve rien d’étonnant à la foi des hommes. Tous peuvent sentir la présence de Dieu dans la création.

Mais ce qui étonne Dieu, c’est « l’espérance » humaine, la foi et la confiance des hommes en un monde meilleur, l’aspiration à des idéaux dont le point de départ est dans la tendresse chrétienne de Dieu pour sa créature. Ce qui rend l’homme plus qu’humain, en lui donnant un peu de divin.

Dans cette foi optimiste Péguy ne croit pas excessif le sens chrétien du péché. Avant de franchir le seul de l’église, le pèlerin essuie ses pieds de la poussière de la route.

 

Le pèlerinage de Chartres était la route commune de toute l’humanité

 

La langue française qui a baigné dans la tradition catholique perd quelque peu, quand on la traduit dans le finnois sécularisé, du caractère mystique, métaphysique et catholique de son expression. L’« inquiétude »[113] intellectuelle et spirituelle devient en finnois le banal « levottomuus », « la charité », amour compatissant, devient un amour très général et « l’espérance » lié naturellement à la foi catholique n’est plus que « toivo ».

Les poèmes révèlent l’anhistoricité de l’image de la France qui règne dans le monde.

Le Dieu qui parle dans les poèmes de Péguy est vraiment presque français. Au moins aime-t-il très fort les Français. Mais il parle aux gens du peuple français le langage du peuple français.

Dans le Mystère des saints innocents et dans l’« ةloge de la Beauce » qui idéalisent la France, le pays a plus de réalité historique que la France bien connue des articles de luxe, de la mode et de l’élitisme. Les Français représentent dans le poème la mystique enracinée, la paysannerie fervente, laborieuse, rude et sage, la capacité d’une pensée indépendante et la disposition à agir sans crainte des autorités.

Aujourd’hui cette France n’est pas tout à fait morte.

 

Le responsable de l’édition finlandaise, Osmo Pekonen, mathématicien, essayiste et bon connaisseur de la France, a voulu conclure dramatiquement le recueil par un extrait d’بve dans lequel Péguy énonce de façon prémonitoire les « béatitudes » du soldat mort pour sa patrie. Lui-même est mort sur un des champs de bataille de la Première guerre mondiale, seulement un an plus tard, en 1914.

Le christianisme de Péguy n’est pas seulement patriotique et français. C’était un penseur universel qui admirait les juifs et, ce qui étonna beaucoup de ses frères dans la foi, la tradition païenne. Le pèlerinage de Chartres que fit le poète lui-même était une route commune à toute l’humanité.

Dans le christianisme de Péguy – tout à fait comme dans son idéalisation des Français – il y a le même tissu : l’espérance et la charité, un naturel populaire sans affectation et une humble simplicité.

 

(Trad. Y.A.)

 



[1] Monsieur Paul Ricœur nous a donné, en indiquant les passages à abréger ou à supprimer, le texte d’un article qu’il avait publié dans la revue Esprit et qu’il comptait reprendre sous forme libre pour sa communication de Saint-Pétersbourg. Nous avons confié cet article à Elsa Godart qui a bien voulu y apporter les allègements désirés par l’auteur.

[2] Ellipses, 2000.

[3] Traduction de Maurice de Gandillac, Gallimard, « Folio », 2000.

[4] Ibid.

[5] Petite introduction à Walter Benjamin, Bruno Tackels, L’Harmattan, 2001, p. 116.

[6] Introduction à Paris capitale du XIXe siècle, Le Cerf, 1989.

[7] Ibid., p. 57.

[8] Sur le concept d’histoire, thèse III.

[9] Ibid., thèse VI.

[10] III, 66.

[11] « Sens unique »., p. 229.

[12]« Charles Baudelaire », Paris capitale du XIXe siècle, p. 140.

[13] P.O.L., 1996.

[14] V. Brioussov, Autobiographie. Littérature russe du XXe siècle. 1890-1910, éd. sous la dir. de S.A.Venguerov, Moscou, 1914, p. 107 (en russe, comme toutes les références citées dans cet article).

[15] Ibid., p. 111.

[16] Alexandre Mikhaïlovitch Dobrolioubov (1876-1944), poète russe, symboliste au début de sa carrière.

[17] Ibid., p. 111.

[18] V. Brioussov, De l’éditeur ; Parmi les vers. 1894-1924 : Manifestes, articles, recensions, Moscou, 1990, p. 3.

[19] Justement, dans le brouillon manuscrit de l’Avant-propos aux nouvelles traductions des Romances sans paroles, Brioussov dresse ce bilan : « Si Mallarmé a été le créateur de la poésie symboliste en France, Verlaine donna des exemples inoubliables de poésie impressionniste » (cit. d’après S.I. Guindin, « De la première période, verlainienne, de Valéri Brioussov », De visu, n°8, 1993).

[20] Cit. d’après M. Gasparov, « Vers le carrefour (Brioussov-traducteur) », dans Salut solennel. Vers de poètes étrangers dans la traduction de Valéri Brioussov, Moscou, 1977, p. 6.

[21] Brioussov, Autobiographie, op. cit., pp. 109-110. On sait, par exemple, que dans le premier Symbolistes russes sont publiées des traductions par Brioussov de poésies de Verlaine, comme « Vœu », « En sourdine », « Il pleure dans mon cœur… » et dans le deuxième, « Clair de lune ».

[22] Brioussov, « Paul Verlaine et sa poésie » dans Œuvres complètes en 23 tomes, t. 21, Moscou, 1925.

[23] Brioussov, Autobiograhie, op. cit., p.107

[24] A. Lounatcharski, « Préface aux œuvres choisies de Brioussov », dans Brioussov, Œuvres choisies, t. I Poésies. 1894-1904. Moscou-Léningrad, 1926, p.3.

[25] Cendrars attribue à Moscou les sept gares du Saint-Pétersbourg d’alors. Moscou en avait en réalité neuf.

[26] Voir J.-P. Goldenstein, « Quelques vues successives sur la simultanéité », Sud, Colloque de Cerisy « Blaise Cendrars », 1988, pp. 55-69.

[27] Voir J.-P. Goldenstein, 19 poèmes élastiques de Blaise Cendrars, édition critique et commentée, Méridiens Klincksieck, coll. « Connaissance du XXe siècle », 1986.

[28] Voir Francis Lacassin, « Gustave Le Rouge : le gourou secret de Blaise Cendrars », Europe, n° 566, juin 1976, pp. 71-93.

[29] Gustave Le Rouge, Le mystérieux docteur Cornélius [etc.], édition établie par Francis Lacassin, Robert Laffont, « Bouquins », 1986. Voir l’Introduction de Francis Lacassin, Les poèmes du docteur Cornélius par Blaise Cendrars et Gustave Le Rouge ainsi que les différents documents rassemblés par F. Lacassin.

[30] Mallarmé, « Crise de vers », Variations sur un sujet, Œuvres commplètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 366.

[31] Voir Francis Lacassin, Les Poèmes du docteur Cornélius par Blaise Cendrars et Gustave Le Rouge, op. cit., pp. 1238-1239.

[32] Lire les études et textes rassemblés par Liliane Brion-Guerry sous le titre L’Année 1913. Les formes esthétiques de l’œuvre d’art à la veille de la Première Guerre mondiale, 3 vol., Klincksieck, 1971 et 1974.

[33] Dominique Jameux, « Le Sacre du printemps : modernité, archaïsme », dans « Le Sacre du printemps de Nijinsky », Les Carnets du Théâtre des Champs-Elysées, Cicero éditeurs, 1990 (abrégé ensuite en Carnets, 1990), p. 26.

[34] Carnets, 1990, p. 5.

[35] Cité par Kenneth Archer, « Nicolas Rœrich et la genèse du Sacre », Carnets, 1990, p. 76.

[36] Id., p. 77.

[37] Id., pp. 85 et 87.

[38] Cité par D. Jameux, p. 31.

[39] Modris Eksteins, Le Sacre du Printemps, la Grande Guerre et la naisance de la modernité (titre original : Rites of Spring. The Great War and the Birth of the Modern Age, ةtats-Unis, Boston, Houghton Mifflin Company, 1989), trad. fr., Plon, 1991, p. 117.

[40] Cité en épigraphe en tête du chapitre « Le sacre de la guerre », p. 167, d’après J.-E. Blanche, Portraits of a Lifetime, Londres, 1937.

[41] Je résume ici des considérations que j’ai eu l’occasion de présenter en introduction au volume sur « Le retour de l’archaïque », Modernités, 7, Presses Universitaires de Bordeaux, 1996, auquel je me permets de renvoyer.

[42] La raison dans l'Histoire, trad. Kostas Papaioannou, UGE, « 10/18 », p. 117.

[43] Id., p. 90.

[44] C’est l'époque des grandes enquêtes de Gaidoz, de Saintyves, de Sébillot, mais quelles sont leurs répercussions en littérature ? En musique, Vincent d'Indy fait appel aux airs traditionnels, dans sa Symphonie cévenole (1886) ou dans la Fantaisie sur de vieux airs français (1888), mais ces thèmes n’entraînent pas de révolution dans son système d’écriture.

[45] On trouvera d’excellents développements sur ce sujet dans l’ouvrage de Jean-Claude Marcadé, L’avant-garde russe 1907-1927, Flammarion, 1995.

 

[46] André Boucourechliev, Igor Stravinsky, Fayard, 1982, p. 63.

[47] Id., pp. 130 et 166.

[48] Id., p. 94.

[49] Kirk Varnedoe, A Fine Disregard. What makes modern Art modern, New York, 1990, trad. fr. : Au mépris des règles. En quoi l'art moderne est-il moderne ?, Adam Biro, 1990, p. 187.

[50] Op. cit., p. 23.

[51] Voir sur cet ensemble de problèmes l'ouvrage dirigé par William Rubin, Le Primitivisme dans l'art du XXe siècle, tr.ad fr., Flammarion, 1991, et plus récemment Philippe Dagen, Le peintre, le poète, le sauvage, Flammarion, 1998.

[52] Philippe Dagen, Le peintre, le poète, le sauvage, Flammarion, 1998, p. 90.

[53] Cité par François Lesure, « L’accueil parisien du sacre », Carnets, 1990, p. 22.

[54] Zangwill (25 octobre 1904), dans Charles Péguy, Œuvres en prose complètes, éd. R. Burac, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, t. I, p. 1447.

[55] « Quand оn enterre une époque,/ On ne chante pas de psaume funèbre,/ Elle ne sera décorée que d’ortie et de chardon… / Plus tard elle émerge / Des eaux printanières, / Mais le fils ne pourra pas reconnaître sa mère, / Et le petit fils détournera la tête еn angoisse ».

[56]André Gide, Œuvres complètes en 15 tomes, 1932-1939 ; t. 2, p. 61.

[57] Maurice Barrès, Mes cahiers, 1968, p. 160.

[58] J. Muller et G. Picard, Les tendances présentes de la littérature française, 1913, p. 2.

[59] Gide, op.cit., t. 2, p. 273.

[60] André Suarès, Trois hommes. Pascal. Ibsen. Dostoïevski, 1913, p. 208.

[61] Ch. Péguy, Note conjointe, Gallimard, 9e éd., p. 35.

[62] Ibid., p. 139.

[63] Péguy, Véronique, 1972, p. 62.

[64] Ibid., p. 72.

[65] Ibid., p. 73

[66] André Henry, Bergson maître de Péguy, 1948, p. 69.

[67] Ibid. p. 73.

[68] Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, 1971, p. 536.

[69] Cité dans L’Amitié Charles Péguy, n° 35, juillet-septembre 1986, p. 184.

[70] André Henry, op. cit., p. 75.

2 Michel Serres, ةloges de la philosophie en langue française, Flammarion, « Champs », 1997, pp. 200-209. – Gilles Deleuze, Différence et répétition, PUF, 1968. – Alain Finkielkraut, Le Mécontemporain, Gallimard, 1991.

3 Gilles Deleuze, Différence et répétition, PUF, 1968, pp. 12-13.

4Ibid., p.1

5Ibid., p. 7.

6 Clio, Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne dans Ch. Péguy, Œuvres en prose complètes, éd. R. Burac, t. III, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, pp. 1083-1084.

7Clio, Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle, op. cit., p. 595.

8 Ibid., p. 596.

9 Clio, Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, op. cit., pp. 1027-1028.

10 Clio, Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle, op. cit., p. 606.

11 G. Deleuze, op. cit., p. 36.

12 G. Deleuze, op. cit., p. 36.

13 Op. cit, p. 32.

14 Op. cit., pp. 33-34.

15 Ibid., p. 34.

16 Cf. Sven Storelv, Péguy / Bernanos, Didier ةrudition et Solum Forlag, Paris-Oslo, 1993, pp. 63-74, notre discussion de l’emploi de la métaphore et de la métonymie chez Péguy.

17 G. Deleuze, op ; cit., p. 34.

18 G. Deleuze, op. cit., p. 126.

19 Sven Storelv, op. cit, pp. 75-89.

20 G. Deleuze, op. cit., pp. 126-127.

21 Un Nouveau Théologien, dans Ch. Péguy, Œuvres en prose complètes, éd. R. Burac, t. III, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. 467.

22 Le Porche de la Deuxième Vertu, dans Ch. Péguy, Œuvres poétiques complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, pp. 539-340.

23 Ibid., p. 551.

[71] Rappelons simplement les cinq célèbres voies qui conduisent à l’existence de Dieu et qu’il rend très explicites dans La Somme contre les gentils. Contre la preuve d’Anselme – dite ontologique – dont il casse la démonstration, saint Thomas donne alors ses propres preuves appelées « cosmologiques ». La différence essentielle avec Anselme est que Thomas « emprunte » ses preuves à des conceptions antérieures (mouvement, contingence des êtres, cosmos…), ce pourquoi elles sont dites a posteriori, alors que celles d’Anselme sont a priori. Les cinq voies sont les seules acceptables et retenues par Thomas. Les deux premières renvoient au mouvement (évitant ainsi de régresser jusqu’à l’infini entre le mû et le moteur), posant le moteur immobile ; la troisième s’appuie sur la notion de cause en tant qu’aucune cause n’est cause de soi, il faut donc une cause premièr, la causa sui ; la quatrième voie est le fait d’établir que toute chose possède une bonté et une vérité, posant par là la nécessité d’un souverain bon et vrai pour les gouverner ; et la dernière voie procède de l’ordre du monde à celui qui le dirige. Thomas recommande donc un usage de la raison en ce qui concerne l’existence et l’essence de Dieu. Notons par ailleurs, que ces arguments sont strictement aristotéliciens.

[72] ة. Gilson, L’Esprit de la philosophie médiévale, Vrin, 1927, vol. I, p. 6.

[73] Selon les termes de Jankélévitch dans Le traité de la vertu.

[74] Selon l’article extrait du dictionnaire de Lalande, PUF, 1996, p. 217 : La plupart des Anciens (Lactance, saint Augustin) tirent religio de religare et affirment ainsi le lien, soit un lien d’obligation, celui pour les fidèles de respecter Dieu et les Textes sacrés, soit un lien unifiant les hommes entre eux et avec Dieu.

[75] Annonçant déjà sainte Thérèse d’Avila.

[76] N. de Cues, De Pace Fidei, trad. R. Galibois, Québec, Centre d’ةtude de la Renaissance, 1977, p. 93

[77] Ibid., p. 49. Nicolas de Cues dira également : « Et parce que c’est un homme tiré du néant, c’est l’unité de l’homme qui naît en premier lieu, dans l’ordre vient ensuite, l’égalité de cette unité ou entité – car l’égalité est la détermination de la forme dans l’unité (…) or l’égalité ne peut naître que de l’unité, car ce n’est pas l’altérité qui produit l’égalité, mais c’est l’unité – c’est-à-dire l’identité – ensuite de l’unité et de l’égalité procède l’amour, c’est-à-dire le lien… », ibid., p. 51

[78] Consulter à ce propos l’admirable ouvrage de Giordano Bruno, Des liens, Allia, 2001. Ce petit texte, extrait de ses opuscules « magiques », permet à Giordano Bruno d’insister sur l’importance des liens comme fondement de toute altérité : qu’il s’agisse des liens variant entre le lieur et le lié, des liens par l’art ou encore des « liens de Cupidon » qui unissent l’espèce, jusqu’au lien qui attache un peuple à sa terre, à sa nation : tous les domaines de la société sont abordés (Bruno recense trente directions propres au lien).

En fin poète et profond penseur, Bruno ne manque pas de se référer par des formules toujours aussi inspirées, à bon nombre de penseurs grecs, témoignant ainsi de la lourde tradition dont bénéficie ce thème (p. 12). Le lien est ici assimilé à l’élan vers l’autre ; et c’est précisément dans ce « topos » entre deux altérités – place vide – que se loge la sincérité.

[79] Diderot, Apologie de M. l’abbé de Prades.

[80] Hume considérait en ce sens, dans Dialogue sur la religion naturelle, qu’il n’y a ni preuve de l’existence de Dieu, ni preuve de sa non-existence.

[81] On peut dire, par ailleurs, que Spinoza inaugure la brèche qui ne s’ouvrira profondément qu’au XVIIIe siècle, en brisant la tradition d’un dieu à l’âge classique lorsqu’il en donne sa vision originale : il impose la toute-puissance de Dieu comme nécessité même de l’être de la nature ; ce qui n’a rien à voir avec un monde contingent, ni arbitraire ou encore fataliste. Il ne s’agit plus alors d’un dieu transcendant (il s’oppose directement à Descartes et Leibniz). ةthique, livre XXX, proposition XXXIII, démonstration, scolie I, II.

[82] 1723-1789

[83] D’Holbach, Le Système de la nature, t. II, § 10, Fayard, 1990, p. 284.

[84] Cité par C. Taylor, Le Malaise de la modernité, Cerf, 1994, p. 36.

[85] Extrait de l’article « Encyclopédie » de L’Encyclopédie ou dictionnaire des Sciences, des Arts et des Métiers. Diderot donnera cette définition : « Si l’on bannit l’homme ou l’être pensant et contemplateur de dessus la surface de la terre, le spectacle pathétique et sublime de la nature n’est plus qu’une scène triste et muette ; l’univers se tait, le silence et la nuit s’en emparent. Tout se change en une vaste solitude où les phénomènes inobservés se passent d’une manière obscure et sourde. C’est la présence de l’homme qui rend l’existence des êtres intéressante … Pourquoi n’en ferions-nous pas un centre commun ? […] L’homme est le terme unique d’où il faut partir et auquel il faut tout ramener ».

[86] D’Holbach, Le Système de la nature, t. II, § 2, Fayard, 1990, p. 45.

[87] Ibid.

[88] Feuerbach, L’Essence du christianisme, Maspero, 1968, p. 328.

[89] Péguy reprendra cette thématique rejoignant ainsi la question et la place du Christ dans la religion celui-là même que l’on nomme « le Dieu homme ».

[90] La liberté ne se révèle que dans et par la présence d’autrui.

[91] On ne pouvait pas totalement taire les rapports ou plutôt les confrontations qu’il y eut entre D’Holbach et Rousseau. Car le Baron a – un temps – bien connu le révolutionnaire, et c’est justement la divergence de leurs positions religieuses qui eut raison de leur relation. Toutefois, il nous faut ici rappeler à quel point Rousseau – figure fameuse de l’authenticité et de la sincérité – a du mal à trouver sa place devant Dieu. L’auteur des Confessions, transcrit son hésitation dans ce texte fameux rattaché à l’ةmile (livre IV), qu’est La profession de foi du vicaire savoyard. La question qui ne cessera de le hanter sera celle relative à la croyance : Qui croire ? et comment croire ? Rousseau se fait le porte-voix de la religion naturelle dont le seul accès est le chemin du cœur sincère.

Pour Rousseau, comme l’a très bien montré Starobinski dans La transparence et l’obstacle, contrairement à D’Holbach, Dieu n’est pas à l’image ni à l’échelle de l’homme ; mais alors les questions métaphysiques resurgissent et ne sont que plus présentes.

Le christianisme de Rousseau, s’il n’est pas à l’image de l’homme, est par contre très humain : « l’essentiel du christianisme pour Rousseau, est dans la prédication d’une vérité immédiate. Aussi nous propose-t-il une image du Christ éducateur de l’humanité, adressant aux hommes des discours attendrissants, des paroles qui vont “droit au cœur” » souligne Starobinski. Pierre Burgelin surenchérit dans La philosophie de l’existence. J.-J. Rousseau (PUF, 1952, p. 434) par ces propos : « Le christianisme de Rousseau se veut evangelium Christi acceptant le divin prophéte galiléen qui parle à tout cœur bien né pour enseigner les lois de l’amour. Il refuse un evangelium de Christo qui poserait la valeur absolue du Christ mort pour sauver les hommes ».

[92] J.-P. Sartre, L’être et le néant, Gallimard, 1943.

[93] ة. Gilson, Le thomisme, p. 10.

[94] M. Péguy, La Vocation de Charles Péguy, Cahiers de la quinzaine, ةditions du siècle, 1926, p. 71.

[95] Dont il épousera d’ailleurs la sœur ; issue d’une famille bourgeoise, socialiste et anticléricale. Péguy en est incontestablement influencé.

[96] Péguy est déjà très engagé dans tout ce qu’il fait ; il apparaît même comme un véritable « chef d’école ».

[97] A. Moreau, Les Convertis du XXe siècle, vol. 2, Casterman, 1958, p. 235.

[98] D’après le titre du fameux ouvrage de J.-Fr. Mattéi, PUF, 1999.

[99] Les entretiens sont en partie publiés dans Un compagnon de Péguy.

[100] Toujours en se confiant à Lotte : « ce qu’il y a d’embêtant, c’est qu’il faut se méfier des curés… Comme ils ont l’administration des sacrements, ils laissent croire qu’il n’y a que les sacrements. Ils oublient de dire qu’il y a la prière, ça fait deux ; ils tiennent les uns, mais nous disposons toujours des autres ».

[101] Les Entretiens, p. 334.

[102] M. Péguy, La Vocation de Charles Péguy, Cahiers de la quinzaine, ةditions du siècle, 1926, p. 83.

[103] Les Entretiens, p. 337

[104] On connaît celle qui veut que sa femme n’étant pas baptisée…

[105] Ch. Péguy, Jeanne d’Arc, première partie, 1897.

[106] M. Péguy, La vocation de Charles Péguy, Cahiers de la quinzaine, ةditions du siècle, 1926, p. 90.

[107] Ch. Péguy, Jeanne d’Arc, première partie, 1897.

[108] Les entretiens, p. 347.

[109] Les entretiens, p. 327.

[110] Ibid., p. 339.

[111] M. Péguy, La vocation de Charles Péguy, les Cahiers de la quinzaine, Editions du siècle, Paris, 1926, p.106 à 110

[112] ibid. p. 126

[113] Tarmo Kunnas est sévère pour sa langue, car, de même que le mot « inquiétude », état de « non-repos », le mot finnois « levotomuus » est formé de « lepo » : « repos » et du suffixe négatif « -ton » qui correspond exactement au préfixe« non-» ou à « in-» (N.d.T.).