SOMMAIRE

 

 

 

 

A nos amis…………………………………….………………………………………………….

3

Pauline Bernon : Le colloque de Lyon (22-24 avril 2004)………….………………………

5

 

 

 

Jeanne d’Arc

 

Youri Malinine : ہ la mémoire de Vladimir Raïtsess………………………………………

7

Vladimir Raïtsess : « La bergère de Domremy » : genèse et sémantique d’une image

9

Pavel Krylov : « Rouen, Rouen, mourray je cy ? » :

                           Jeanne au bûcher et l’Ars moriendi au XVe siècle………………..…….

 

21

Romain Vaissermann : Une anthologie de la poésie johannique…………………………

33

 

 

 

Charles Péguy

 

Victor-Henri Debidour : La leçon de Péguy………………………………………………….

35


 


Chers Amis,

 

L’Assemblée générale de l’Association avait approuvé notre proposition de ne publier désormais, de notre bulletin, en raison de ce qu’on appelle les contraintes financières, que deux numéros par an au lieu de trois. Nous devons ce seizième numéro du Porche (en fait le dix-huitième, si on compte les deux suppléments) à l’aide aussi bienvenue qu’inespérée de la Municipalité d’Orléans qui a bien voulu nous accorder pour cette année une subvention, ce qui nous permet également, au grand soulagement de notre trésorier, de rembourser nos dettes, alourdies par les pesants (physiquement parlant) Actes du colloque de Helsinki (n° 14). Nous aurons donc, cette année encore, trois bulletins : le prochain sera consacré à la suite de la publication des Actes du colloque de Saint-Pétersbourg, commencée en mars dernier (n° 15).

 

Dans ce bulletin, vous trouverez deux essais interprétatifs de l’histoire de Jeanne d’Arc, que nous avions depuis longtemps l’intention de publier : l’un est l’ébauche d’une étude sur l’image de « Jeanne, bergère de Domremy », étude interrompue par la mort de son auteur, Vladimir Raïtsess, qui fut avec Régine Pernoud, président d’honneur de notre Association ; l’autre est le développement d’une communication faite par Pavel Krylov au colloque de Saint-Pétersbourg de 2002, restée inédite. Nous avons fait précéder le premier texte d’une courte biographie de Vladimir Raïtsess par notre ami Youri Malinine.

 

Le colloque de Lyon d’avril 2004 est évoqué par Pauline Bernon à qui j’ai demandé de nous faire partager les impressions qu’il lui avait laissées. Quant aux Actes de ce colloque, ils paraîtront dans le premier numéro de l’année 2005. Et, pour rester à Lyon, nous avons cru bon de publier comme « pages retrouvées » la conférence qu’avait donnée sur la « Leçon de Péguy » Victor-Henri Debidour, alors professeur de khâgne au lycée du Parc, à l’occasion de la fondation à Lyon du Cercle Charles Péguy en 1963.

 

Nous nous préparons au colloque de Varsovie (11-14 septembre 2004). Si vous voulez participer à cette rencontre qui aura lieu au foyer Amicus avec nos amis polonais, russes, finlandais et français et dont le thème, nous vous le rappelons, est « Justice et Miséricorde », dites-le-nous bien vite.

 

Nous ne voudrions pas conclure ce message sans rendre hommage à Simone Fraisse qui nous a quitté au mois d’avril 2004. Elle a été une des premières adhérentes de notre association, elle a tenu à encourager les débuts fort incertains de notre entreprise dont elle a suivi avec une attention affectueuse les activités auxquelles sa maladie l’empêchait de participer, les Centres de Saint-Pétersbourg et de Varsovie lui doivent quantité de livres et de documents dont elle avait tenu à leur faire don. Que ce Porche n° 16 lui soit dédié.

 

Nous vous remercions de votre soutien et de votre fidélité.

 

 

Yves Avril

Président de l’Association

 



 

Le colloque de Lyon (22-24 avril 2004)

 

 

Pauline Bernon

Fondation Thiers

 

 

Durant trois beaux jours de printemps, sur la hauteur des Chartreux, notre association a pu avoir l’impression de former une petit académie. La bibliothèque et le parc, les clochers, offraient le décor le plus propice à des échanges sérieux ou plaisants et chaleureux. Le coteau lyonnais restera un excellent cru…

 

Le programme en était fourni. Yves Avril a exprimé nos remerciements aux organisateurs lyonnais, maintenant il faut en donner une trop rapide évocation. Pour être aux Chartreux, nous n’en sommes pas pourtant restés ascètes. Spirituels en revanche, dans la tradition du Porche.

 

« Autour de Jeanne d’Arc et de Charles Péguy : prière et mystère »

 

D’abord, les mots d’accueil de M. Gérente, représentant du Père Jean-Bernard Plessy directeur de l’institution, assisté de notre amie Danièle Cacheux, désormais notre correspondante à Lyon, d’Yves Avril, de Tatiana Taïmanova, de Maria Żurowska et d’Osmo Pekonen. Puis la présentation du nouveau Prier avec Péguy par Pierre Deruaz, présentation vivante, à deux voix. Le colloque a ainsi donné lieu à des rencontres qu’il fallait absolument faire à Lyon cette année. Pensons notamment à celle de Didier Dastarac (Prier avec Jeanne d’Arc) et aux retrouvailles avec le P. René Marichal, grand connaisseur de l’âme russe. Ensuite, Yves Avril et Romain Vaissermann ont présenté et lu des poèmes tirés de leur anthologie autour de Jeanne d’Arc. Ces quelques extraits, beaux et méconnus (dus entre autres à Viélé-Griffin ou Francis Jammes), font attendre cette parution avec impatience.

 

Le lendemain, journée chargée. La matinée était consacrée au mystère dans la statuaire commémorative, par Nina Kalitina, au mystère de l’histoire chez Péguy par Tatiana Taïmanova, et comme élément de foi chez Péguy et les écrivains russes de la fin du XIXe siècle, par Elena Djoussoïeva. Le rapprochement de Péguy et de Berdiaev produit toujours beaucoup de sens et a donné à de nombreux participants le désir de lire également le philosophe russe. Comment ne pas penser aussi à L’Idiot et au mystère de l’homme résolu dans la figure christique ? Anna Kondratieva prolongea la réflexion sur le mystère du sacrifice à la lumière de L’Alouette. Mystique et mystère dans Notre Jeunesse étaient développés par Elizaveta Leguenkova. Ludmila Chvedova nous guida de nouveau à travers la « prière des pierres », âmes vivantes, puis Romain Vaissermann nous proposa de mettre nos pas dans ceux, bien concrets, de Péguy, vers Chartres – itinéraire qui semble avoir livré presque tous ses mystères à l’enquêteur, sinon ceux de l’expérience elle-même… qu’il projette pour bientôt.

 


 

L’après-midi déroulait des thématiques dans l’ensemble plutôt littéraires. Le rapprochement entre Bérulle et Péguy pouvait être fait grâce à la liberté d’approche que Le Porche garantit aux lecteurs de Péguy ! Anna Vladimirova montra comment le mystère structure différemment les pièces de Péguy et de Claudel. Tatiana Victoroff, spécialiste du mystère dramatique, livra enfin une comparaison entre le théâtre poétique de Péguy et de Mère Marie Skobtsoff, que beaucoup d’auditeurs ont souhaité connaître davantage. Avec Violaine Dupré-Latour, amie lyonnaise, c’est l’audace de Jeanne qui semblait résumer la mystérieuse sainteté du personnage, version militante de l’espérance. Elsa Godart, sur le versant philosophique, proposait d’avancer au cœur du mystère qui s’exprime dans le jeu entre présence et absence qu’est la prière. Prière liturgique évoquée dans la traduction des psaumes par Runeberg, poète finlandais qu’Osmo Pekonen avait pris à tâche de faire connaître ici. Les notes d’Albeniz et de Bach ont achevé pour la journée le concert des voix, sous les doigts d’Igor Taïmanov.

 

La dernière matinée débuta par une intervention de Mgr Barbarin, Primat des Gaules : défense et illustration de la profondeur théologique et liturgique de Péguy. Il faut rappeler combien la voix de Péguy a pu compter pour des théologiens présents à Lyon, ne serait-ce qu’en évoquant la figure du P. de Lubac. « Voie spirale » qui attire dans le dynamisme de l’espérance, selon Christine Trifot, de Lyon. Les interventions d’Elena Boulycheva et d’Elga Yourovskaïa ont évoqué l’expression de la prière comme genre littéraire au « siècle d’argent » de la littérature russe, et auparavant, son renouvellement à travers l’inspiration du P. Florenski. Antoine Assaf attira l’attention sur ce souffle du verbe de Péguy, inspiré du Verbe qu’est le Christ (« Jésus parle… »). Maria Żurowska nous fit part d’un prolongement de cette inspiration, dans celle d’une traduction attentive à préserver le mystère d’une langue poétique. Enfin, retour à Jeanne d’Arc grâce à Didier Dastarac, en forme d’exhortation sereine, pour conclure. Les trois jours ont été ponctués de belles lectures, organisées par Sophie Vasset, dans les langues des participants, magnifiquement achevées par les premières lignes du Porche du Mystère de la deuxième vertu, portées par la voix d’un enfant.

 

Est-il possible de rendre compte des pauses, elles-mêmes substantielles, des promenades et découvertes, de l’amicale sociabilité qui fait l’âme du Porche ? Qui a dit que la République des lettres était morte ? Quelques grammes en flottaient dans l’air d’avril.

 


 

En mémoire de Vladimir Ilitch Raïtsess1

 

 

Youri Malinine

Université de Saint-Pétersbourg

 

 

Vladimir Ilitch Raïtsess n’est plus. C’est une grande perte pour ses parents, ses amis, ses collègues, ses étudiants. Il est mort le 25 août 1995 après une longue et pénible maladie qu’il supporta stoïquement, gardant jusqu’au dernier jour l’optimisme et même l’humour qui le caractérisaient.

Comme pour beaucoup de gens de sa génération, il n’eut pas une vie facile. Né le 10 mai 1928 à Klintsy, district de Briansk, il avait neuf ans quand son père, Ilya Sémionovitch Raïtsess, fut arrêté et fusillé comme ennemi du peuple. Sur les conseils de braves gens, sa mère, Elena Moïssievna Libina, se hâta de changer de lieu de résidence, car le tragique destin du père de famille devait être passé sous silence pour qu’elle pût trouver un travail. Et c’est sous le signe de ce secret douloureux que se passèrent l’enfance et la jeunesse de Vladimir Raïtsess.

En 1940 il s’installa avec sa mère à Léningrad et, de ce moment, se considéra désormais comme un Léningradois. Ensuite ce fut la guerre qui l’envoya avec sa mère à Sotchi, où elle travailla comme médecin. Puis, ils allèrent chercher à Klintsy la grand-mère et ils partirent pour Loukoïanov, dans le district de Gorki, où Vladimir Raïtsess termina sa scolarité en 1945.

La même année il entre à la faculté d’histoire de l’Université de Léningrad, où il eut des maîtres remarquables : A.D.Lioublinskaia, M.A.Goukovski, O.L.Veinstein, A.Romanov, B.Ya.Ramm. Comme spécialité, il choisit sans aucune hésitation l’histoire du Moyen-آge. C’est également dans ses années d’étudiant que se précisa la sphère de ses intérêts scientifiques : la France médiévale. Mais il consacra son mémoire de fin d’études au traité De la servitude volontaire d’ةtienne de la Boétie.

L’université éveilla en lui un profond intérêt pour la recherche d’érudition. Au terme de ses études universitaires il rêvait de se consacrer professionnellement à l’histoire médiévale. Mais à une époque où l’on persécutait l’intelligentsia créatrice, où se déchaînait une campagne contre le « cosmopolitisme », V.I.Raïtsess – juif et fils d’un « ennemi du peuple » – ne pouvait aucunement espérer de poste à l’Université. Il ne fut même pas autorisé à enseigner l’histoire à l’école et il dut se contenter, dans une école de banlieue, de cours de logique et de psychologie. Ce furent des années difficiles pour sa vie et son travail, mais c’est justement là que se révélèrent ses talents de pédagogue. Beaucoup de ses élèves de ces années-là lui ont gardé pour la vie leur affection.

En 1956, V.I. Raïtsess put obtenir pour un an un poste universitaire, mais à terme il n’obtint pas de travail dans sa spécialité. Il n’eut la possibilité d’enseigner l’histoire du Moyen-آge que deux fois. En 1960-1969, quand M.A.Goukovski dirigeait la chaire d’histoire médiévale, on invita V.Raïtsess à enseigner l’histoire de France, et il donna alors des séminaires et des cours de spécialité et dirigea des travaux et des diplômes. Après 1969 il travailla deux ans et demi comme professeur titulaire de la chaire d’histoire de l’Institut pédagogique de Novgorod, donnant un cours général sur le Moyen-آge. Il travailla aussi au comité de rédaction de l’Atlas maritime, à l’école secondaire, à l’Institut de recherche scientifique des écoles du soir et par correspondance et, enfin, à l’Institut pédagogique de Léningrad Herzen, au laboratoire de recherche sur l’utilisation de la télévision dans l’enseignement. Quel que soit le travail qu’il entreprenait, il y apportait tout son talent, toute son énergie. Ainsi pour le télé-enseignement il prépara une série de belles émissions sur l’histoire médiévale et moderne. Et pourtant il souffrait de ne pouvoir transmettre aux étudiants ses connaissances, de ne pouvoir les faire profiter de son étonnante érudition.

Et si sous ce rapport le destin ne se montra pas pour lui très favorable, il lui donna la possibilité de révéler son talent de chercheur. Pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire du Moyen-آge le nom de Raïtsess est depuis longtemps lié à celui de Jeanne d’Arc, à laquelle il consacra trois livres et sur laquelle avait entrepris la rédaction d’une quatrième étude. ہ son époque il y avait quelque témérité de sa part à s’intéresser à ce personnage extraordinaire de la France médiévale, sur lequel on a tant écrit et on écrit encore. Dans ses livres, particulièrement dans le dernier (Jeanne d’Arc. Faits, légendes, hypothèses, Léningrad,1982), Vladimir Raïtsess trouva une nouvelle approche du sujet en partant du point de vue de la culture et de la religiosité populaires, du milieu spirituel où se forma Jeanne, qui parvint à convaincre du caractère divin de sa mission, il étudia aussi le phénomène socio-psychologique de la foi du peuple en cette mission. Cette approche n’était pas un tribut versé à une mode scientifique, mais une étape parfaitement logique de sa recherche, qui permettait de comprendre les « énigmes » de l’histoire de Jeanne, dont Vladimir Raïtsess résolut certaines de façon convaincante, recevant l’approbation de ses collègues en France, en Allemagne, en Bulgarie (où le livre fut traduit). Il entretenait des liens étroits avec les chercheurs du Centre Jeanne d’Arc d’Orléans, où il fit une communication et qui publia une partie des résultats de ses recherches dans son Bulletin (n° 13, 1989). Il réunit là une immense documentation qui lui aurait permis de poursuivre son travail, si la maladie et la mort ne l’en avaient empêché.

Un autre aspect de son œuvre est moins connu. Des amis l’ayant aidé à se procurer aux Archives municipales de la ville d’Agen des microfilms de documents sur une révolte populaire qui eut lieu dans cette ville en 1514, il les lut, les analysa et en tira une étude claire et dynamique sur cet événement peu connu. Dans son livre on sent la vivante présence des hommes du XVIe siècle et on y voit révélés non seulement le talent du chercheur mais aussi celui d’un conteur et d’un magnifique styliste. Ce travail fut brillamment soutenu comme thèse de doctorat, mais il ne fut publié qu’en 1994 aux éditions Boulanine.

On peut se réjouir que Vladimir Ilitch ait eu le temps d’achever sa monographie et de la publier de son vivant. Mais en même temps on déplorer d’autant plus vivement la perte de cet homme talentueux, qui aimait tant la vie, et cette perte est encore ressentie par tous ceux qui l’ont connu et aimé.


 

La bergère de Domremy

Genèse et sémantique d’une image1

 

 

Vladimir Raïtsess

Université de Saint-Pétersbourg

 

 

Dans l’immense galerie de portraits des acteurs de l’histoire, l’image de Jeanne d’Arc est parmi les plus diversifiées. Par la volonté d’auteurs de ces œuvres innombrables, Jeanne a joué les rôles les plus variés. On en a fait une hérétique, une sainte, une princesse bâtarde, le chef de mouvements de résistance2, un médium spirite, une mystérieuse créature de l’ordre franciscain, et presque un « nouveau Jacques », meneur d’une révolte paysanne contre les féodaux.

Mais ce qui domine dans toutes ces représentations, c’est sans aucun doute celles de la guerrière et de la bergère. Dans l’énorme iconographie de la Pucelle d’Orléans, l’image de la Jeanne « aux moutons » vient au second rang, toute de suite après celle de la Jeanne « à l’épée et à l’étendard »3 ? Ces représentations mêmes sont diamétralement opposées, et c’est pourquoi toute l’histoire de Jeanne d’Arc, si on tente de la ramasser en une courte formule, est souvent apparue dans la littérature historique et particulièrement dans les œuvres d’art comme une sorte de « miracle de la transfiguration », de la subite métamorphose de la jeune bergère en guerrière – et non seulement guerrière mais chef de guerre, général d’armées. Par exemple, dans La Pucelle d’Orléans de Schiller, l’héroïne dans un épisode magnifique, prononce son monologue célèbre (trad. Prosper de Barante) : « Adieu, montagnes et pâturages bien-aimés, et vous vallons calmes et paisibles, adieu !… Agneaux, dispersez-vous sur la bruyère : vous êtes maintenant sans pasteur, il me faut paître d’autres troupeaux là-bas, sur le champ sanglant du danger. »

Pour les contemporains et leurs héritiers immédiats cette métamorphose était un véritable miracle – au premier sens du mot. Le célèbre traité de Jean Gerson, consacré à Jeanne, était intitulé (apparemment par l’un des premiers lecteurs) : « Sur la victoire miraculeuse de certaine Pucelle, de bergère devenue chef de l’armée du roi de France dans la guerre contre les Anglais » 4. Les générations suivantes cherchèrent des explications rationnelles à cette métamorphose, prenant cependant pour point de départ l’image même de la « bergère de Domremy ». Ce groupe de mots entra durablement dans l’usage, devint une expression constante, le « troisième nom » de Jeanne (le deuxième étant la Pucelle d’Orléans), un élément naturel de la culture historique populaire5.

L’image de Jeanne-bergère s’appuie sur une longue tradition historiographique, littéraire et iconographique. Mais quand et dans quelles circonstances est-elle née ? dans quelle mesure correspond-elle à la réalité ? Et surtout : que signifiait-elle aux yeux des contemporains, quel sens lui donnaient-ils ? Voilà les questions auxquelles il nous faut répondre. En d’autres termes, il nous faut à nouveau nous occuper de dé-coder le texte historique, de le dé-chiffrer.

 

Il est très simple de répondre à la question de la « date de naissance » de l’image de « Jeanne-bergère ». Nous disposons d’une série de témoignages qui nous assurent que ce fut après l’arrivée de Jeanne à Chinon, et avant la levée du siège d’Orléans, c’est-à-dire entre le début de mars et la fin d’avril 1429.

Le premier témoignage vient des Flandres. C’est la lettre de Pancrazio Giustignani, consacrée à la victoire d’Orléans. Elle fut envoyée de Bruges à la fin du mois de mai 1429 et arriva à Venise le 18 juin. Relisons la partie qui nous intéresse « A ziorni XV e anchora dapuo senpre s’a dito molte cose de molte profecie eser trovade qua a Parixi e altre cose che confano al Dolfin, qualo dever grandemente prosperar ; e in veritade me refaceva a insenbre de opinion con uno Italiano de tal condicion, e per molty se ne feva de plu bele befe del mondo, e masimamente de una poncela vardaresa de piegore, nasuda de verso la Rena, andada quela per mexe uno e mezo inverso el Dolfino, e a luy proprio e non ad altra persona quela aver voiudo favelar. » (« Il y a quinze jours, et depuis encore, on n’a cessé de parler de beaucoup de prophéties trouvées à Paris, et d’autres choses qui s’accordent pour annoncer que le dauphin doit grandement prospérer ; et, en vérité, j’étais d’une même opinion avec un Italien sur l’état des choses, et beaucoup en faisaient les plus belles moqueries du monde, surtout d’une pucelle gardeuse de moutons, née devers la Lorraine [le Rhin ?], venue il y a eu un mois et demi vers le Dauphin, et qui voulut parler à lui seul et non à autre personne 6»).

Ici deux moments retiennent l’attention. D’abord, l’auteur de la lettre qui sait encore peu de choses sur Jeanne, ne l’en appelle pas moins avec assurance « bergère ». Deuxièmement, il fait référence à des informations reçues de Paris et mentionne des rumeurs qui y circulent.

De quelles rumeurs s’agissait-il ? – par chance, nous pouvons les connaître et les préciser. Justement en avril 1429, l’auteur anonyme du Journal d’un bourgeois de Paris (on suppose que c’était un clerc, proche des milieux universitaires, partisan des « Bourguignons ») écrivait ceci : « Item, en celui temps avait une Pucelle, comme on disait, sur la rivière de Loire, une Pucelle, qui se disait prophète et disait : “Telle chose adviendra pour vrai.” [ …] Et plusieurs autres choses d’elle racontaient ceux qui mieux aimaient les Armagnacs que les Bourguignons ni que le régent de France ; ils affirmaient, que quand elle était bien petite, qu’elle gardait les brebis, que les oiseaux des bois et des champs, quand elle les appelait, venaient manger son pain en son giron comme privés. In veritate appocrisium est.7»

La proche parenté de cet écrit avec la lettre de Giustignani est tout à fait évidente. Les rumeurs qui concernaient la pucelle-prophétesse et la gardienne de moutons arrivèrent des bords de la Loire, de là à Paris, puis à Bruges, et enfin à Venise.

Une autre source d’informations sur Jeanne-bergère, aussi ancienne, est localisée dans une partie de la France fort éloignée de Bruges : la région de La Rochelle. Ce sont les notes du « Greffier de la Rochelle », qui contiennent un récit détaillé, bien que peu vraisemblable, de la première rencontre de Jeanne et du Dauphin. Au moment de l’audience, Jeanne, selon l’auteur des notes, dit à Charles « qu’ elle estoit dudit lieu de Vaucouleur en Lorraine, et qu’elle avoit tousjours gardé les brebis, et qu’en les gardant luy estoyent venues par plusieurs fois advisions et admonestations de venir par devers le Roy nostre dit seigr, et que pour cette cause elle s’estoit mise en chemin et estoit venue de par ledit Roy du Ciel8 ».

Ici il convient de remarquer un nouvel élément dans la représentation de Jeanne-bergère : les apparitions et « les voix » de la Pucelle sont rattachées à son « métier » de bergère. En outre, à la différence de la correspondance privée de Pancrazio Giustignani et du Journal du clerc parisien, les notes du greffier de La Rochelle portent un caractère officiel ; elles étaient tenues sur l’ordre d’un magistrat et étaient portées dans un registre particulier qui est conservé à l’Hôtel de Ville.

Ce même caractère existe aussi dans un registre mémorial du cartulaire municipal d’Albi, au sud de la France, consacré à Jeanne ; il fut dressé selon toute probabilité à la fin de mai 1429 quand arriva à Albi la nouvelle de la défaite des Anglais à Orléans. On y dit en particulier ceci :

 

Memoria sia a totz presens et endeveniors d’una mirabilhoza cauza que Nostre Senhor Dieus Jehsus Christ mostret al noble prinsep et nostre sobiran senhor lo rey de Franssa, Karles, filh de Karles. So es assaber que en lo mes de mars, l’an mil CCCC XXVIII, venc al dich noble rey de Franssa une filha, Piuzela jobe de l’atge de quatorse a quinse ans, la cal era de pais e del dugat de Loreyne, lo cal pais es en las partidas d’Alamanha. Ed era la dicha Piuzela una pastorela ignossen, que tos tems avia gardadas las hobelhas.

 

(« Et que l’on conserve pour la mémoire de tous aussi bien des vivants aujourd’hui que de la postérité –un miracle que fit paraître notre Seigneur Dieu Jésus-Christ pour notre noble roi et souverain seigneur Charles, fils de Charles. C’est assavoir qu’au mois de mars 1428 vint au dit noble roi de France une fille, jeune de l’âge de quatorze à quinze ans, laquelle était du pays et du duché de Lorraine, lequel pays se trouve du côté de l’Allemagne. Et était la dite Pucelle une pastourelle innocente, qui tous temps avait gardé les brebis »)9. Puis suit un court récit sur les actes de la Pucelle dans lequel les informations authentiques sont mêlées d’inventions.

Bruges, Paris, la Rochelle, Albi : voici donc fixée dans les sources l’aire d’extension au printemps 1429 des informations sur Jeanne-bergère. Aire, comme nous voyons, très vaste : elle embrasse finalement toute la France. Remarquons également cette circonstance que Jeanne apparaît dans les textes cités comme une bergère « professionnelle » : paître les troupeaux, voilà sa seule occupation.

Pour le moment nous avons affaire à une simple, quoique importante, constatation. Ici encore pas de problème, rien qui arrête la réflexion. Le problème apparaît quand nous posons la question de savoir dans quelle mesure cette image de la « bergère de Domremy » correspond à la réalité. Pour y répondre nous nous tournerons naturellement vers les sources les plus fiables : aux déclarations de Jeanne elle-même au procès de Rouen et aux témoignages de ses « pays » au procès en nullité de la condamnation.

Les juges de Rouen, bien sûr, savaient que la rumeur publique appelait Jeanne bergère et par deux fois ils revinrent sur ce sujet. Dans le deuxième interrogatoire public (22 février 1431) ils interrogèrent l’accusée sur ses occupations. Il fut écrit dans le protocole « Interrogata utrum in iuventute didiscerit aliquam artem : / Dixit quod sic, ad suendum pannos lineos et nendum ; nec timebat mulierem Rothomagensem de nendo et suendo » (« Interroguee si elle avoit apprins aulcun art ou mestier : / Dist que ouy ; et que sa mere luy avoit apprins a cosutre ; et qu’elle ne cuydaoit point qu’il y eust femme dedens Rouen qui luy en sceust apprendre aulcune chose10»). Ensuite elle ajouta que vivant dans la maison de son père elle avait les occupations du ménage mais ne paissait ni les moutons ni les autres animaux.

Cette réponse ne dut pas satisfaire le tribunal qui, à l’interrogatoire suivant, le lendemain, lui posa directement cette question : « Interrogata utrum ducebatne animalia ad campos : / Dixit quod alias de hoc responderat, et quod, postquam fuit grandior et quod habuit discrecionem, non custodiebat animalia communiter, sed bene iuvabat in conducendo ea ad prata et ad unum castrum quod nominatur Insula, pro timore hominum armatorum ; sed non recordatur an in sua iuvenili aetate custodiebat an non. » (« Interroguee si elle menoit point les bestes aux camps ; / Dit qu’elle a respondu ; et que, depuis qu’elle a esté grande et qu’elle a eu entendement, ne les gardoit pas, mais aidoit bien a les conduire es prez en ung chastel, nommé l’Isle, pour doubte des gens d’armes ; mais de son jeune aage, si elle les gardoit ou non, n’en a pas la memoire. »)11

Pourquoi les juges s’intéressaient tant à ce « métier » de bergère de l’accusé, nous le comprendrons plus tard quand nous aurons éclairé ce qu’à cette époque les bergers représentaient, mais pour l’instant prenons connaissance des déclarations et des témoignages des « pays » de Jeanne au procès en nullité.

On le sait, la commission d’enquête qui séjourna à Domremy à la fin janvier 1456, mena son enquête sur la base d’un questionnaire préalablement établi de 12 articles, dont l’un, le septième, est consacré aux occupations de Jeanne « dans sa jeunesse ». Pendant trois jours, du 28 au 30 janvier, la commission interrogea 21 témoins ; 19 d’entre eux répondirent à la question sur les occupations de Jeanne. Voici les réponses des gens qui la connaissaient particulièrement bien.

Jean Morel, 70 ans, paysan de Greux, parrain de Jeanne : « ipsa Johanneta nebat, et ibat ad aratrum, ac animalia custodiebat » (« Jeannette filait, et allait à la charrue, et gardait les animaux ») 12.

Béatrice, veuve d’Estellin, paysanne de Domremy, 80 ans, marraine de Jeanne : « Ipsa occupabat se diversis negotiis in domo paterno, quia aliquotiens nebat canapum [et] lanam, ibat ad aratrum, ad messes, dum tempus occurrebat, et aliquotiens, secundum turnum patris, animalia et pecus dicte ville custodiebat » (« Elle s’occupait de choses diverses dans la maison de son père, parce que quelquefois elle filait le chanver [et] la laine, allait à la charrue, aux moissons, quand le temps arrivait, et quelquefois, quand venait le tour de son père, elle gardait les bêtes et le bétail dudit village »13

Hauviette, femme de Gérard de Sionne, paysanne de Domremy, 45 ans : « Occupabat se dicta Johanna sicut cetere puelle faciunt ; necessaria domus faciebat ac nebat, et aliquando animalia sui patris, prout vidit, custodiebat » (« Ladite Jeanne s’occupait comme font les autres filles, elle faisit les choses nécessaires de la maison, et parfois gardait les bêtes de son père, pour autant qu’elle l’a vu »)14

Mengette, femme de P. Joyart, paysanne de Domremy, 46 ans : « domus patris ejusdem testis erat quasi contigua domui patris ejusdem Johannete, cognoscebatque dictam Johannetam la Pucelle, quia sepe nebat in ejus societate, et alia opera domus de die et de nocte cum eadem faciebat […] ibat ad messes et dum tempus occurrebat, nendo aliquotiens animalia ad turnum custodiebat » (« La maison du père du même témoin était presque contiguë à la maison du père de la même Jeannette, et elle connaissait la dite Jeannette la Pucelle, parce qu’elle filait souvent en sa compagnie, et faisait les autres travaux de la maison avec elle […] elle allait à la moisson et, le temps venu, en filant elle gardait parfois à son tour les bêtes »)15.

Des déclarations analogues furent données également par d’autres « pays » de Jeanne. Leurs réponses à la question de la commission d’enquête non seulement tracent un cercle des activités quotidiennes de la fille de Jacques d’Arc, mais permettent aussi d’établir ici une certaine hiérarchie. ہ la première place, la majorité des témoins (14 sur 19) mettent le travail à la maison ; presque tous mentionnent avant tout le filage (rappelons-nous que Jeanne elle-même se faisait un mérite particulier de savoir et filler et tisser la laine). Ensuite suivent les travaux des champs (elle suivait la charrue, moissonnait) et déjà ensuite – elle participait au pâturage du troupeau.. Sur ce point presque tous les témoins remarquaient que Jeanne ne menait paître le troupeau qu’à l’occasion (« aliquotiens » : « parfois ») quand arrivait le tour de son père (« secundum turnum patris » ; « ad turnum pro patre »). Il s’agit ici de l’aide apportée au pâtre professionnel de la commune.

Ainsi, la représentation largement répandue du vivant de Jeanne de « bergère de Domremy » ne trouve pas de confirmation dans la biographie réelle de l’héroïne. Mais par quel hasard cette représentation est-elle née ? Et avant tout : où se trouve la source de ces rumeurs qui se répandirent au printemps 1429 dans toute la France ?

 

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Revenons aux textes que nous connaissons déjà. Pancrazio Giustignani écrit : « Une bergère est apparue en France ». Dans le Journal du clerc parisien : « Est apparue sur les rives de la Loire ». Dans le registre de La Rochelle : « A rencontré le roi », dans le cartulaire d’Albi : « est venue trouver le noble roi de France ». Tous désignent clairement la cour du Dauphin.

Nous disposons aussi d’une preuve directe du fait que la version de Jeanne-bergère est issue de l’entourage très proche de Charles VII. Il s’agit de la célèbre lettre du 21 juin 1429 écrite par Perceval de Boulainvilliers, chambellan et secrétaire de Charles, au duc de Milan, le duc Philippe-Marie Visconti.

Dans cette première biographie apocryphe de Jeanne, après la description de quelques circonstances extraordinaires accompagnant la naissance de Jeanne, vient un récit fantastique sur son enfance : « Alitur infans, quae ut crevisset et annos attigisset septenos, agricolarum gentium more ; agnorum custodiae a parentibus deputatur, in qua nec ovicula noscitur deperiisse, nec quicquam a fera exstitit devoratum » (« L’enfant grandit et, quand elle eut grandi et atteint sept ans, selon la coutume des paysans, elle est envoyée par ses parents à la garde des agneaux, et on n’a jamais entendu dire que les brebis y aient péri, et aucune ne fut dévorée par une bête sauvage »16). Ici s’impose naturellement la comparaison avec les récits des « Armagnacs » sur l’enfance de Jeanne, transmis par l’auteur du Journal de Paris : « Quand elle était bien petite, qu’elle gardait les brebis, que les oiseaux des bois et des champs, quand elle les appelait, venaient manger son pain en son giron comme privés ».

Perceval de Boulainvilliers – comme le Greffier de la Rochelle – lie les activités pastorales de Jeanne avec ses premières apparitions. Dans sa lettre est décrite une qui semble tirée de la Légende Dorée.

Un jour que la Pucelle paissait les brebis avec ses compagnes, les petites filles organisèrent une course : le prix en était un bouquet de fleurs ou quelque chose de ce genre. La Pucelle courut plus vite que les autres si bien que l’une de ses compagnes se mit à crier :

 

« Johanna (sic est nomen ejus), video te volantem juxta terram ». Quae quum cursum peregisset et in fine prati quasi rapta et a sensibus alienata, spiritus resumendo, corpus pausaret fatigatum, juxta eam affuit quidam juvenis qui eam sic est allocutus : « Johanna, domum pete ; nam mater dixit se opera tua indigere. » Et credens quod frater esset aut aliquis convicinorum puerorum, festinans domum venit. Mater obviat quae causam adventus aut derelictorum ovium quaerit et increpat. Et respondens innocens Puella ait : « Numquid pro me mandasti ? » Cui mater : « Non. » Tunc credens se esse de puero delusam volens ad sodales reverti, subito ante ipsius oculos nubes praelucida objicitur, et de nube facta est vox ad eam dicens : « Johanna, oportet te aliam vitam agere et mirandos actus exercere ; nam tu illa es quam elegit rex coeli ad regni Francorum reparationem et Karoli regis, expulsi a dominio suo, auxilium et protectionem ; tu virili indueris veste ; arma sumens caput eris guerrae ; omnia tuo consilo regentur. »

 

(« “Jeanne,” car tel était son nom, » ─ précise l’auteur, appelant pour la première fois la pucelle de son nom “civil” ─ « je te vois voler au-dessus de la terre. » Et elle, ayant achevé sa course, parvenue au bout du champ, comme hors d’elle-même, elle reprenait son souffle et donnait quelque relâche à son corps, quand auprès d’elle se trouva un jeune homme qui lui adressa ces mots : “Jeanne, va chez toi ; ta mère a dit qu’elle avait besoin de tes services.” Et croyant que c’était son frère ou quelque enfant du voisinage, elle se hâta de rentrer. Sa mère lui demande la cause de son arrivée et lui reproche d’avoir abandonné les moutons. Jeanne répond, innocemment : “Tu m’as fait chercher ?” La mère : “Non.” Alors croyant qu’elle avait été jouée par un enfant, elle veut revenir près de ses compagnes, quand tout à coup à ses yeux se présente une nuée très lumineuse et de la nuée sort une voix qui lui dit : “Jeanne, il faut que tu mènes une autre vie et que tu accomplisses des actes extraordinaires ; car tu es celle que le Roi du ciel a choisie pour restaurer le trône de France et porter aide et protection au roi Charles, chassé de son royaume ; toi revêts un habit d’homme ; prenant les armes tu seras chef de guerre ; tout sera administré par ton conseil” »17.)

Bien sûr, cet épisode légendaire n’a rien de commun avec les circonstances réelles de la première vision de Jeanne, que nous connaissons par les documents du Procès de Rouen. Mais quand nous en prenons connaissance revient à notre mémoire le récit évangélique de l’apparition de l’ange aux bergers (Lc, 2, 8-15). Il va de soi que cette association a été perçue également par les contemporains de Jeanne, et c’est justement sur cet effet que comptait le message de Boulainvilliers.

D’ailleurs ce n’est pas seulement dans ces associations – et même ce n’est pas avant tout en elles – qu’il convient de chercher la clé pour le déchiffrage de l’image de Jeanne-bergère ne serait-ce que parce que dans la lettre de Boulainvilliers étaient connu, alors que la représentation de la Pucelle-bergère est un phénomène d’ordre populaire. La clé ici, visiblement, peut être trouvée dans la phrase que laissa tomber en passant – et c’est en cela que justement consiste sa valeur particulière – le témoin oculaire de la première rencontre avec le dauphin.

Il s’agit de Raoul de Gaucourt, l’un des personnages les plus en vue et les plus influents de l’entourage de Charles VII ; à l’époque du siège d’Orléans il était gouverneur de la ville et commandant de Chinon. Un quart de siècle après le sieur de Gaucourt, octogénaire, grand majordome de la cour, donnait de courtes mais très précises déclarations au procès en nullité. Le très vieux majordome commençait ainsi : « ipse erat presens in castro seu villa de Chinon quando ipsa Puella accessit, viditque eam quando ipsa presentavit se in conspectu regis majestatis cum magna humilitate et simplicitate, sicut una paupercula bergerata » (« il était au château ou dans la ville de Chinon quand la Pucelle arriva, et il la vit quand elle se présentat à la vue du roi de majesté aves grande humilité et simplicité comme une pauver petite bergerette ») 18.

« Comme une pauvre petite bergerette… » Ce qui est d’un grand intérêt pour nous, c’est le « comme ». Nous le voyons, Gaucourt lui-même ne considère nullement Jeanne comme une bergère. Il la connaît bien, il a passé avec elle « une heure stellaire » de sa longue vie – la campagne pour la libération d’Orléans. Gaucourt l’assimile seulement à une bergère parce que pour lui – comme pour beaucoup de ses contemporains – les bergers et les bergères étaient l’incarnation de l’humilité et de la simplicité. « Una simplex bergerata » dit aussi en parlant de Jeanne un autre témoin du procès en nullité, maître François Garivel, conseiller général du roi à la Chambre des impôts indirects ; lui cependant ne connaissait pas Jeanne et ne l’avait vue que de loin à Poitiers, étant encore un adolescent de 15 ans19.

Le groupe de mots « simple bergère » se rencontre aussi dans un texte d’un tout autre genre, le Ditié de Jeanne de Christine de Pisan, écrit à la fin du mois de juillet 1429, tout de suite après le sacre de Charles VII. Comparant la Pucelle        avec les héros de la Bible et de l’Antiquité, Christine écrit que, quand Dieu créait de grands miracles par Josué, son instrument était « un homme fort et puissant » :

[…] mais tout en somme

Veci femme, simple bergière,

Plus preux qu’onc homs ne fut à Romme.

Quant à Dieu, c’est chose légère.20

 

***

 

L’argumentation qui défend la thèse que c’est à dessein que Dieu confia la mission de sauver la France à une simple bergère, nous la trouvons dans un document curieux – la lettre de l’humaniste italien Cosimo Raimondi de Crémone, adressée au duc Philippe-Marie Visconti 21. Bien que la lettre même ne soit pas datée, le contenu prouve qu’elle fut écrite en 1429 ou en 1430 – en tout cas avant que son auteur ait été informé de la capture de Jeanne.

Au début de sa lettre, Cosimo fait part à son correspondant des doutes qui l’ont saisi quand parvinrent de France les premières rumeurs concernant la Pucelle. Pouvait-on les croire ? Mais les bruits se multiplièrent, se répandirent de plus en plus largement et apparurent de plus en plus crédibles. D’un autre côté, le caractère extraordinaire d’un tel événement, inouï jusqu’alors, incitait beaucoup à refuser de le croire.

 

Il en est qui ne peuvent croire que pour relever, rasseoir, rendre à son antique grandeur un pays aussi illustre, aussi étendu que la France, accablé, ravagé depuis tant d’années par les Anglais, Dieu ait choisi, délégué une femme, une fillette, et une fillette ayant passé sa vie à la suite des troupeaux et des bestiaux, issue de parents non seulement infimes, mais bergers eux-mêmes. Par là, disent-ils, Dieu oublierait ce qu’Il doit à sa dignité et à sa majesté, et prouverait qu’Il agit sans intelligence et sans raison. Il est indigne que, voulant rétablir un royaume, Dieu se serve et ait pour ainsi dire besoin d’une fillette. Une telle générale [« in hac imperatrice »] manque la sagesse, l’autorité, la connaissance de la guerre nécessaire à la conduite d’une pareille entreprise. Il y a en France tant d’autres hommes plus aptes. C’est par de semblables raisonnements qu’ils s’efforcent de prouver que les bruits répandus sur la Pucelle sont des faussetés, de pures inventions plus que des faits réels. Je ne nie pas que ce soit difficile à croire. Soit que, comme disent les philosophes, Dieu se désintéresse des choses humaines, soit qu’il les conduise, ainsi que l’enseigne notre sainte religion, le choix d’une bergère pour une œuvre si grande n’est pas raisonnable.

 

Ayant exposé la position des sceptiques, Cosimo Raimondi passe à l’argumentation de son point de vue. Il puise ses arguments dans une source autorisée, l’ةcriture sainte. « Ce serait donc chose nouvelle que Dieu choisisse un bergère pour rendre à quelqu’un son royaume ? – Mais le berger David fut fait roi. La Pucelle, dit-on, a mis en déroute une très nombreuse armée avec une petite troupe ? Ne l’expliquons pas par l’avantage de la position (loci opportunitate), par la soudaineté de l’attaque ; ne disons pas que les ennemis ont été surpris, que le cœur leur a manqué ; je préfère penser qu’il y a ici miracle. N’est-il pas merveilleux, cela ne paraît-il pas le fruit de l’imagination, qu’un homme sans armes s’attaque à trois cents ennemis, en vienne à bout et les livre à la mort ? Et pourtant nous lisons dans les livres qu’avec une mâchoire d’âne, Samson à la longue chevelure s’est attaqué aux Philistins, bien qu’ils fussent trois cents et armés, et les a exterminés. Mais si des exploits de ce genre, sur lesquels je ne veux pas m’étendre, ont été accomplis dans des temps reculés, pour ma part, je ne vois pas pourquoi cela ne pourrait se produire aujourd’hui également. »

Ayant formulé quelques jugements sur le don de prophétie de la Pucelle (sujet qui ici ne nous concerne pas), Raimondi revient à la question centrale de sa lettre : celle de savoir pourquoi la mission salvatrice a été confiée précisément à une bergère : « Pour le plus grand nombre, l’étonnement ne vient pas tant de ce qu’une femme est favorisée d’apparitions divines que de ce que cette femme est une bergère. Comme s’il n’était jamais arrivé que Dieu ou ses anges se manifestassent à des bergers ». Suivent des exemples bibliques : Jacob, Moïse, David, les bergers de Bethléem… « Il n’y a donc pas lieu de s’étonner qu’une bergère ait été favorisée de visions et d’entretiens divins, alors que les livres anciens et nouveaux nous apprennent que, très souvent, semblables faits ont déjà eu lieu. N’allons pas croire que c’est sans raison que Dieu ait manifesté cette préférence, aujourd’hui, pour une femme adonnée à la garde des troupeaux, et dans le passé, pour les bergers. Il a confié aux bergers de si importantes missions. Ils lui sont particulièrement chers parce qu’il sait que ce sont des gens très purs (« quos sciat esse integerrimos »). Et de fait y a-t-il sur terre image plus sainte et plus innocente de la vie que la vie pastorale ?. Les bergers ne connaissent ni haine ni envie ; ils sont contents de leur vie sage, sobre, honnête et simple. Ils sont privés de vanité, ils se distinguent pas la patience, l’amour du travail et la piété ». Voilà pourquoi David fut élu de Dieu, et même pourquoi le Christ a voulu non seulement naître dans une demeure de bergers, mais aussi avoir une famille de bergers pour souche de sa race. Il n’est pas besoin de s’étonner qu’une femme, issue de ce milieu illustre (ex familia tam bene instituta et prوdita) soit proche de Dieu.

Si on me dit ou on me demande – ainsi Raimondi conclut-il la partie de sa lettre qui nous intéresse – pourquoi Dieu n’a pas confié une mission de cette importance à quelque héros, ou au roi lui-même, ou à un autre homme qui ait un grand pouvoir, je répondrai qu’ici je ne me suis fixé qu’une seule tâche : vérifier dans quelle mesure les rumeurs qui nous sont parvenues sur la pucelle sont comme dignes de foi. J’ajouterai aussi que je ne suis pas si assuré dans ma pénétration ni si insensé pour me risquer à pénétrer les plans les plus secrets et les plus profonds de Dieu. Et pour terminer je citerai l’apôtre : non plus sapere quam oportet, noli altum sapere sed time22. »

Ainsi en suivant l’élaboration de la figure de Jeanne-bergère, nous arrivons une fois de plus à cette notion fondamentale qui aux yeux des contemporains définissait l’essence même du « phénomène de la Pucelle » : l’idée de la simplicité comme catégorie socio-éthique et théologique. Rangeant Jeanne parmi les « simples », ses partisans y rattachaient la représentation de la « simple Pucelle, simplex puella ») – instrument de la volonté divine. L’image de Jeanne-bergère est dérivée de simplicitas, réel commentaire sui generis de la thèse du caractère divin de la mission de Jeanne la Pucelle.

 

***

 

Mais ici il est indispensable d’apporter une importance précision. ہ la différence de l’image de Jeanne la Pucelle, l’image de Jeanne la bergère de Domremy n’est pas apparue dans un milieu populaire. Son berceau fut, apparemment, la cour de Charles VII, plus exactement, la chancellerie royale, d’où en 1429 furent répandus dans les villes proches et éloignées les nouvelles de la venue d’une miraculeuse bergère. En tout cas Jeanne elle-même, répondant « quod placuit Deo ita facere per unam simplicem puellam pro repellendo adversarios regis » (« qu’il pleust a Dieu ainsi faire par simple pucelle pour rebouter les adversaires du roy »)23, s’opposa absolument à l’intention des juges de la présenter comme une bergère. Lui étaient totalement étrangères et la symbolique littéraire de cette image et son interprétation théologique. Mais ce furent les aristocrates et les lettrés qui voyaient en elle une bergère.

La genèse et la sémantique de l’image de Jeanne la bergère ne peuvent être comprises en dehors du contexte général de la culture pastorale, dont l’épanouissement tardif mais extraordinairement riche se produit à l’époque de « l’automne du moyen-âge ». Plus l’époque était sanglante, plus les mœurs étaient grossières et cruelles, plus le contraste fut frappant entre la réalité et l’idéal bucolique, plus l’attirance de cet idéal était forte. « La pastorale, remarque Huizinga, dans son sens le plus complet, est quelque chose de plus qu’un genre littéraire… Il ne s’agit pas seulement de décrire l’existence des bergers et ses plaisirs innocents, mais de l’imiter, sinon en réalité, du moins en rêve » Le principe pastoral pénètre le loisir aristocratique : lecture, mascarades, aventures amoureuses et même les tournois. « Tout peut revêtir ce travesti bucolique »24. Les chevaliers et les dames de la cour jouent avec délectation les rôles de bergers et de bergères. La reine Isabeau de Bavière achète une bergerie à Saint-Ouen et s’y montre souvent en compagnie de ses dames de compagnie. Le roi-poète, René d’Anjou et sa femme Isabelle de Lorraine font paître les troupeaux « sur la bruyère » – « portant la pannetière, la houlette et chappeau ».

Et quand dans ce monde de convention pastoral-courtois –monde du jeu, des allégories, des symboles et des masques –fait irruption une jeune paysanne « qui s’est faite-elle-même », on la regarde à travers le prisme des stéréotypes de la pastorale.

Voici un exemple caractéristique de cette conception. Dans les déclarations de Dunois au procès en nullité est décrite la scène qui est accueillie souvent sans examen critique dans les biographies de Jeanne. La chose se passe après le sacre de Reims, quand l’armée française accomplit sa marche triomphale à travers la Champagne et l’île-de-France. Jeanne chevauche entre l’archevêque Regnault de Chartres et Dunois (encore à cette époque bâtard d’Orléans ; il ne devint compte de Dunois qu’en 1439). Partout le roi est accueilli par des en foules de peuple qui crient joyeusement : « Noël ! »

 

« Ecce bonus populus ! Nec vidi quemcumque alium populum qui tantum letaretur de adventu tam nobilis regis. Et utinam ego essem ita felix, dum ego finirem dies meos – quod ego possem inhumari in ista terra ! » Quo audito, prefatus dominus episcopus dixit : « O Johanna, in quo loco habetis vos spem moriendi ? » Ad quod respondit : « Ubi placebit Deo, quia ego non sum secura, neque de tempore, neque de loco, amplius quam vos scitis, et utinam placeret Deo, creatori meo, quod ego nunc recederem, dimittendo arma, et iram ad serviendum patri et matri in custodiendo oves ipsorum, cum sorore et fratribus meis, qui multum gauderunt videre me. »

 

(« Quel peuple, magnifique ! Je n’ai vu aucun autre peuple qui tant se réjouît de l’arrivée d’un si noble roi. Et puissé-je être assez heureuse quand je finirai mes jours pour être inhumée dans cette terre ! » ہ quoi le dit seigneur évêque dit : « ش Jeanne, en quel lieu avez-vous l’espoir de mourir ? » ہ quoi elle répondit : « Où il plaira à Dieu, parce que je ne suis assurée ni du moment ni du lieu, plus que vous savez ; et plût à Dieu, mon créateur que je m’en retourne maintenant, quittant les armes, et aille pour servir mon père et ma mère en gardant les moutons, avec ma sœur et mes frères, qui auront grande joie de me voir. »)25

Cette conversation s’est-elle tenue dans la réalité ? Jeanne exprima-t-elle le désir de rentrer chez elle, pour « garder les moutons avec sa sœur et ses frères » ? Il est permis d’en douter. D’abord Jeanne ne considérait pas la garde des troupeaux comme sa principale et encore moins sa seule occupation : elle plaçait au premier rang l’habileté à filer et à tisser. Ensuite, à cette époque ses sœurs n’étaient plus en vie, son frère aîné vivait à l’écart dans un village voisin, et les deux autres l’avaient suivie dans les rangs de l’armée française. Enfin, et c’est le plus important, elle n’estimait pas sa mission achevée ; dans ses plans futurs entraient de libérer Paris et de chasser les Anglais de la France. Selon toute vraisemblance, Dunois a forgé ou plutôt arrangé cet épisode, en partant de l’idée que Jeanne chez elle était une bergère.

Les mêmes doutes sont soulevés par les déclarations d’un autre prince du sang, le duc d’Alençon. Selon lui, la veille de l’assaut contre la forteresse de Jargeau, Jeanne, voyant les hésitations de quelques capitaines, dit que « nisi esset secura quod Deus deducebat hoc opus, quod ipsa predeligeret custodire oves quam tantis periclis se exponere » (« si elle n’était pas sûre que Dieu conduisît cette œuvre, elle préférerait garder les moutons que de s’exposer à de si grands périls »)26.

Ce n’est pas l’épisode même qui fait naître le doute mais l’exactitude de la transmission des paroles de Jeanne. Il se trouve que dans les déclarations de son plus proche compagnon d’épopée, Jean de Metz, sont citées des paroles de Jeanne, très proches par le sens – avec une différence à première vue peu essentielle, qui pourtant a pour nous en l’occurrence une signification capitale. Selon le témoignage de Jean de Metz, au moment de leur première rencontre à Vaucouleurs, Jeanne dit : « nec est ei succursus nisi de memet, quanquam ego mallem nere juxta meam pauperem mulierem matrem » (« et il [le royaume de France : regnum Francie] n’a d’autre secours que de moi, bien que je préférasse filer près de ma pauvre mère »)27.

On pense qu’ici comme d’ordinaire dans ses déclarations Jean est d’une exactitude irréprochable : en ce qui concerne Alençon et Dunois, les deux princes, infiniment éloignés des réalités de la vie paysanne, ont placé dans la bouche de Jeanne une opposition qui lui était étrangère mais qui était caractéristique de la culture pastorale aristocratique entre la vie tranquille des bergers et les peines et dangers du métier militaire.

Ainsi, à en juger par tout cela, l’image de Jeanne la bergère n’est pas apparue spontanément dans une large conscience sociale mais a été « construite » dans le milieu de l’élite cultivée du « royaume de Bourges » sur la base des stéréotypes de l’accueil du phénomène de Jeanne et de son personnage même, de certains clichés de perception, qui s’appuyaient à leur tour sur le système d’images et de sens de la culture pastorale. Pourtant « le milieu de vie » de cette image était, comme nous avons pu nous en convaincre, très large. En très peu de temps la version de l’arrivée à la cour de Charles d’une bergère miraculeuse se répandit dans tout le pays et au-delà de ses frontières. Et en cela un rôle dominant fut joué par les idées religieuses populaires.

Il s’agit avant tout des thèmes et des images bibliques, connus de tous. Qui dans le monde chrétien ne connaissait le récit évangélique de l’annonce aux bergers de la naissance du Christ ? Qui ignorait les noms des patriarches de l’Ancien Testament, pasteurs et prophètes ? Qui n’avait admiré les exploits de David, arraché par le Seigneur, à ses moutons ? Et quand étaient parvenus au petit peuple de la France des rumeurs sur l’arrivée devant le roi d’une bergère, ils y virent le plan de Dieu et furent prêts à se ranger à l’argument clair et convaincant en faveur du caractère divin de la mission de Jeanne la Pucelle : « Quod si Deus accepit David de post fetantes, ut per ipsum salvaret populum Israel de manu Philistinorum, quid incredibile judicatur Deus tulisse puellam hanc de gregibus ovium, ut per manum ejus populum christianissimi regni Francie liberaret de tyrannica servitute Anglicotrum ? » « Si Dieu a appelé David de ses brebis pour, par lui, sauver le peuple d’Israël des Philistins, pourquoi juge-t-on incroyable que Dieu ait pris à ses troupeaux de moutons cette jeune fille pour, par sa main, libérer le peuple du très-chrétien royaume de France de la servitude tyrannique des Anglais ? »)28

La popularité de l’image de Jeanne la bergère est attestée – d’un côté parfaitement inattendu – par l’épisode décrit dans le Journal du siège d’Orléans. Le 30 avril 1429, le lendemain de l’entrée de la Pucelle dans la ville assiégée :

 

La nuyt venue, envoya la Pucelle deux héraulx devers les Angloys de l’ost, et leur manda qu’ilz luy renvoyassent le hérault par lequel elle leur avoit envoyé ses lettres de Bloys. Et pareillement leur manda le bastart d’Orléans que s’ilz ne le renvoyaient, qu’il feroit mourir de male mort tous les Angloys qui estoient prisonniers devant Orleans, et ceulx aui par aucuns seigneurs d’Angleterre y avoient esté envoyez pour traicter de la rançon des autres.Pour quoy les chefz de l’ost renvoyerent tous les heraulx et messagiers de la Pucelle, luy mandans par eulz qu’ilz la bruleroient et feroient ardir, et que elle n’estoit qu’une ribaulde, et comme telle s’en renournast garder les vaches ; Dont elle fut fort yrée.

 

La Pucelle, selon l’auteur du Journal, en étant donc fort irritée, se rendit le même soir à la barricade sur le pont devant le fort des Tourelles qui était tenu par les Anglais et dans lequel s’était installé un détachement de William Glasdale. Elle exigea à nouveau au nom de Dieu que les Anglais lèvent le siège. « Mais Glacidas et ceulx de sa rote respondirent villainement, l’injuriant et appelant vachère, comme devant, crians moult haut qu’ilz la feroient ardoir, s’ilz la povoient tenir. De quoy elle fut aucunement yrée, et leur respondit qu’ilz mentoyent ; et ce dit, s’en retira dedans la cyté. »29. Il est caractéristique qu’en insultant Jeanne, les soldats anglais l’aient appelée vachère ; raillerie directement liée à la nouvelle qui leur était parvenue de l’arrivée dans les armées françaises d’une bergère, inversion péjorative de cette image de bergère-nigaude, à laquelle les partisans de Jeanne la Pucelle attachaient l’idée de douceur, d’humilité, de candeur et de pureté morale.

Parlant de l’élaboration de l’image de Jeanne-bergère, il ne faut pas perdre de vue non plus l’existence de son prototype folklorique. Il s’agit du personnage de la pastorale française populaire « Le roi anglais et les quatre-vingt pucelles ». On en connaît quelque variantes locales, de plus dans chacune d’elles l’épisode central est le duel du roi anglais et de la bergère française, dont la bergère sort victorieuse 30.

La version qui présente pour nous le plus grand intérêt est celle ou la bergère dont le bouclier porte l’image d’une croix d’or et d’une fleur de lys, part pour la guerre avec le roi 31. Nous ne pouvons juger avec certitude si cette version existait avant l’apparition de Jeanne ou, au contraire, si c’est cet événement qui a laissé son empreinte sur sa rédaction finale (ce qui est plus vraisemblable)32. Mais finalement ceci n’est pas important. Une chose est indubitable : les contemporains de Jeanne connaissaient le motif folklorique, qui modelait à un niveau ou à un autre la situation qu’ils vivaient.

Il est opportun de mentionner également à ce sujet la célèbre Farce de maître Pathelin, qui eut un succès immense auprès du public populaire, et surtout citadin. Dans cette pièce, on le sait, le rusé avocat se fait « rouler » par un berger qui, pendant tout un acte, jusqu’au dénouement qui paraît non pas simple, mais parfaitement idiot….

[Ici s’interrompt l’article]

 

 


« Rouen, Rouen, mourrai je cy ? »

Jeanne au bûcher et l’Ars moriendi au XVe siècle

 

 

Pavel Krylov

Saint-Pétersbourg

 

 

De sententia et morte ipsius Johanne scit ea que sequuntur : videlicet quod, die mercurii de mane, qua die obiit ipsa Johanna, frater Martinus Ladvenu audivit eamdem Johannam in confessione et, audita confessione ipsius Johanne, ipse frater Martinus Ladvenu misit ipsum loquentem [dix-sept mots omis] ad dominum Belvacensem, ad sibi notificandum qualiter fuerat audita in confessione, et quod petebat sibi tradi sacramentum eucharistie. Qui episcopus aliquos super hoc congregavit ; ex quorum deliberatione ipse episcopus eidem loquenti dixit quod diceret fratri Martino quod sibi traderet eucharistie sacramentum, et omnia quecumque peteret. Et tunc ipse loquens rediit ad castrum, et hoc retulit dicto fratri Martino. Qui quidem frater Martinus sibi tradidit in presentia loquentis sacramentum eucharistie. Et hoc facto, fuit adducta in habitu mulieris, et fuit ducta per dictum loquentem et fratrem Martinum usque ad locum ubi ipsa Johanna fuit cremata. In quo itinere ipsa Johanna tam pias lamentationes faciebat, quod ipse loquens et frater Martinus a lacrimis continere non poterant. Recommendabat enim animam suam tam devote Deo et sanctis quod audientes ad lacrimas provocabat. Ipsa autem in veteri Foro adducta [fuit], ubi erat magister Nicolaus Midi, qui predicationem facere debebat. Qua predicatione facta, ipse Midi eidem Johanne dixit : « Johanna vade in pace ! Ecclesia non potest plus te defendre, et te mittit in manu seculari. » Quibus auditis ipsa Johanna, genibus flexis, fecit suas orationes ad Deum multum devotissimas, et rogavit eumdem loquentem quatenus haberet crucem ; et tunc quidam Anglicus ibidem existens fecit quamdam parvam crucem ex quodam baculo, quam deosculata est, et eam posuit in sinu suo cum maxima devotione.

Adhuc tamen habere voluit crucem ecclesie, et eam habuit, et eam amplexando et lacrimando deosculabatur, se etiam recommendando Deo, beato Michaeli, beate Catherine, et omnibus sanctis, et in fine, amplexata est eandem crucem, salutando astantes. Et descendit de ambone, sibi comitante dicto fratre Martino usque ad locum supplicii, ubi vitam finivit multam devote[1].

 

(« Du jugement et de la mort de Jeanne il sait ce qui suit : c’est à savoir que, le mercredi matin, jour où mourut Jeanne, le frère Martin Ladvenu entendit Jeanne en confession et, ayant entendu la confession de Jeanne, ledit frère Martin Ladvenu envoya le témoin […] auprès de monseigneur de Beauvais, pour lui dire comment elle avait été entendue en confession et qu’elle demandait qu’on lui donnât le sacrement de l’eucharistie. L’évêque alors réunit quelques-uns ; et à la suite de leur délibération, l’évêque dit au témoin de dire au frère Martin de lui donner le sacrement de l’eucharistie et tout ce qu’elle demanderait. Et alors le témoin revint au château et rapporta la chose audit frère Martin. Et le frère Martin lui donna le sacrement de l’eucharistie en présence du témoin. Et cela fait, elle fut amenée en habit de femme et conduite par ledit témoin et le frère Martin jusqu’au lieu où Jeanne fut brûlée. Et sur le chemin Jeanne faisait de si pieuses lamentations que le témoin et le frère Martin ne pouvaient retenir leurs larmes. Car elle recommandait son âme à Dieu et aux saints si dévotement qu’elle provoquait les larmes de ceux qui l’entendaient. Elle fut alors amenée sur la place du Vieux Marché, où était maître Nicolas Midy qui devait faire la prédication. La prédication faite, Midy dit à Jeanne : « Jeanne, va en paix ! L’ةglise ne peut plus te défendre et te livre au bras séculier. » Ces mots entendus, Jeanne, tombant à genoux, fit ses prières à Dieu, très dévotement, et demanda au témoin si elle pouvait avoir une croix ; et alors certain Anglais qui se trouvait là fit d’un bâton une petite croix. Elle l’embrassa, la posa sur son sein avec très grande dévotion.

Elle voulut pourtant avoir aussi une croix de l’ةglise, et elle l’eut, et en l’embrassant et en pleurant elle la baisait, se recommandant aussi à Dieu, à saint Michel, à sainte Catherine et à tous les saints, et enfin, elle embrassa la croix en saluant les assistants. Et elle descendit de la chaire, accompagnée dudit frère Martin jusqu’au lieu du supplice, où elle finit sa vie très dévotement. »)

 

C’est ainsi que le 14 décembre 1455 Jean Massieu, prêtre desservant de l’église paroissiale de Saint Candide le Vieux à Rouen, âgé de cinquante ans environ, décrivait la mort de Jeanne d’Arc. Au procès de 1431, il remplissait les fonctions d’huissier, il s’entretint avec l’accusée plus souvent que d’autres, et participa directement aux événements du dernier jour, en en laissant sans doute le récit le plus détaillé. Et ce sont justement ses paroles qui, dans la plupart des biographies devenues classiques de la Pucelle d’Orléans, servirent de base au récit de sa mort le 30 mai 1431, cette mort qui compte sans aucun doute au nombre des événements les plus célèbres et les plus émouvants de l’histoire universelle. Depuis ce jour « presque un demi-millénaire est passé, et les gens pleurent et, espérons-le, pleureront jusqu’à la résurrection universelle et jusqu’au jugement dernier » écrit de façon pénétrante le prince Serge Obolenski[2]. Dans la mémoire de la postérité, la mort de Jeanne tient sans doute une plus grande place que ses victoires d’Orléans et de Patay. Le finale de sa courte vie a été reconstruit dans des centaines de tableaux et de sculptures, dans des dizaines de films, il a été recréé, presque minute par minute, dans la littérature et la science historique[3]. Pourtant il était utile, au début de cette étude, d’analyser les raisons d’un intérêt aussi constant pour cet épisode précisément. Il est donné une attention particulière, d’une part, à la manière dont a été décrite la mort de la Pucelle d’Orléans dans les documents contemporains, d’autre part, aux facteurs qui ont influencé telle ou telle description de cet événement.

Les faits survenus le mercredi 31 mai 1431 sont bien connus, grâce aux déclarations suffisamment abondantes bien que tardives des témoins de la réhabilitation, qui comprenaient aussi bien des clercs que des fonctionnaires laïcs comme Pierre Daron et Laurent Guesdon, à cette époque lieutenant du bailli de Rouen, Ralph Butler, qui représentait ce même pouvoir laïc auquel fut livrée l’accusée. Aux documents sur le dernier jour de Jeanne se rattache l’« Information posthume », déclaration des participants aux procès de Rouen, les maîtres Nicolle des Venderez, Pierre Maurice, Thomas de Courcelles et Nicolas Loyseleur, deux moines dominicains, les frères prêcheurs Martin Ladvenu et Jehan Toutmouillé, et aussi un chanoine de Reims, Jacques Le Camus, qui passa quelques heures avec la condamnée la veille de l’exécution. S’ils n’ont pas été authentifiés par un notaire, leurs récits furent cependant par la suite inclus dans le corpus du protocole du procès de condamnation[4]. Enfin des narrations détaillées de la mort de Jeanne sont contenues dans le Journal d’un bourgeois de Paris, qui s’appuie non seulement sur des rumeurs, mais aussi sur des documents officiels et sur les sermons du grand inquisiteur de France Jean Graverent, et également dans la chronique du patricien vénitien Antonio Morosini, qui renferme les lettres des agents commerciaux de la République de Saint Marc en France, concernant tous les événements qui leur paraissent dignes d’attention.

La première réaction à l’exécution est une note du Journal de Clément de Fauquembergue, greffier du Parlement de Paris, datée du 30 mai 1431 : « Et fertur quod in extremis, postquam fuit relapsa, ad ignem applicata, penituit lacrimabiliter, et in ea apparuerunt signa penitencie. Deus sue anime sit propicius et misericors. » (Et on dit qu’au dernier moment, après qu’elle fut relapse, condamnée au feu, elle se repentit avec des larmes, et qu’en elle apparurent des signes de repentir. Qu’à son âme Dieu donne faveur et miséricorde[5]). S.K. Satourova voit dans ces mots du fonctionnaire un témoignage de compassion pour la condamnée : « Clément de Fauquembergue ne pleurait pas ainsi et ne priait pas Dieu pour l’âme du défunt régent de Henry V, roi d’Angleterre, sans parler des autres Anglais, et sa Jeanne même hérétique, lui semblait plus proche que les Anglais »[6]. Au regard du greffier du Parlement de Paris, S.K.Satourova oppose le point de vue du « bourgeois de Paris », hostile à la Pucelle.

Nous reparlerons de ce Journal. Auparavant il est indispensable de mentionner deux documents officiels : les lettres envoyées au nom de Henri VI de Lancastre les 8 et 28 juin 1431. La première de ces lettres a été rédigée en latin, la seconde en français. Les auteurs des deux documents présentent ainsi l’affaire : ce n’est qu’à la fin, ayant eu le temps de rétracter son abjuration, que – l’exposé est pratiquement identique dans les deux textes – la condamnée « videns vero misera sibi propinquum imminere exicium, aperte cognovit et plane confessa est spiritus illos, quos sibi visibiliter apparuisse frequencius asserebat, malignos et mendaces exstitisse » (« veant approuchier son finement elle congnut plainnement et confessa que les esperilz qu’elle disoit estre apparus a elle souventes fois estoient mauvais et mensongiers, et que la promesse que iceulz esperilz lui avoient pluseurs fois faicte de la delivrer estoit faulse ; et ainsi se confessa par lesditz esperilz avoir esté moquee et deceue »[7]). Une telle description transcrit sans aucun doute le désarroi, habituel en pareils cas, d’une sorcière, espérant en vain l’aide de ses protecteurs infernaux, ceux-ci, on le savait, n’accomplissant jamais les promesses qu’ils faisaient aux condamnés pour sorcellerie. Le motif du repentir avant la mort, de l’humble confession, est ici pratiquement absent, par contre il y a des preuves plus qu’abondantes du « feu de son orgueil », du « fol hardement et oultrageuse presumpcion »[8] qui méritaient et entraînaient la condamnation à mort. Selon le point de vue officiel des Anglais, Jeanne avant sa mort se comporta autrement que les criminels condamnés dont les derniers mots avant leur exécution se trouvaient dans le registre des affaires criminelles du Châtelet d’Aleaume Cachemaret, analysé par O.I.Togoïéva : « Dans les aveux in extremis – remarque-t-elle – quelle que soit la forme dans laquelle ils sont exprimés et notés, on sent une compréhension de sa propre faute pour ce qui a été commis et un repentir (italiques de l’auteur), qui n’est pas caractéristique de la plupart des prisonniers du Châtelet, dont les procès sont décrits dans le Registre du Châtelet ».[9]

Dans le Journal d’un bourgeois de Paris, la mort de Jeanne, qui est évoquée à deux reprises, est décrite avec une antipathie visible. Le premier récit est consacré principalement aux circonstances extérieures du procès et de l’exécution. L’auteur fait preuve curieusement d’une bonne information sur certains sujets de l’accusation. Entre autres, il sait que « Jeanne souvent allait à une belle fontaine au pays de Lorraine, laquelle elle nommait Bonne Fontaine aux Fées Notre Seigneur, et en celui lieu tous ceux du pays, quand ils avaient fièvres, allaient pour recouvrer guérison »[10]. Il a entendu la version de l’apparition des saints à l’ombre d’un arbre poussant au-dessus de la source magique, il a entendu parler du saut du haut d’une tour du château de Beaurevoir, enfin il a su que beaucoup de gens de son entourage lui avaient proposé un habit de femme et que son refus absolu suscita les railleries à la cour de Charles VII. La connaissance de tous ces faits et d’autres détails fait supposer que l’auteur était au courant non seulement des lettres de propagande, répandues par la chancellerie d’Henry VI de Lancastre les 8 et 28 juin 1431[11], mais aussi de quelques documents du procès. Il est possible qu’il ait été proche de l’Université qui avait examiné les 12 articles de l’acte d’accusation et qu’il ait pu avoir sous les yeux le dit document ou qu’on lui en ait fait un compte rendu assez détaillé. Il est évident pourtant que l’auteur ne se bornait pas à une information officielle et tenait compte des récits de l’exécution, faits de vive voix. Au moment de l’autodafé, on la supplia de se repentir pour échapper à une mort inévitable et « quand elle vit que c’était à certes, elle cria merci et soi révoqua de bouche, et fut sa robe ôtée et vêtue en habit de femme, mais aussitôt qu’elle se vit en tel état, elle recommença son erreur comme devant, demandant un habit d’homme. Et tantôt elle fut de tous jugée à mourir, et fut liée à une estache qui était sur l’échafaud qui était fait de plâtre, et le feu sur lui, et là fut bientôt estainte et sa robe toute arse, et puis fut le feu tiré arrière, et fut vue de tout le peuple toute nue et tous les secrets qui peuvent être ou doivent en femme, pour ôter les doutes du peuple. Et quand ils eurent assez et à leur gré vue toute morte liée à l’estache, le bourrel remit le feu grand sur sa pauvre charogne qui tantôt fut toute comburée, et os et chair mise en cendre. Assez avait là et ailleurs qui disaient [qu’elle était martyre et pour son droit seigneur, autres disaient] que non et que mal avait fait qui l’avait tant gardée. Ainsi disait le peuple, mais quelle mauvaiseté ou bonté qu’elle eût faite, elle fut arse celui jour. »[12] D’abord il fait directement référence à des rumeurs qui circulaient à Rouen et à Paris, ensuite, dans son compte rendu, il présente des faits qui se sont produits à un intervalle d’une semaine comme s’ils s’étaient passés le même jour, l’un après l’autre. Déformation typique du récit oral.

Le deuxième récit est né de l’impression produite par le sermon du grand inquisiteur de France Jean Graverent, prononcé le jour de saint Martin le Bouillant ou saint Martin d’été (9 août 1431). Selon les paroles de l’orateur, Jeanne dit :

 

qu’elle était fille de très pauvres gens, et qu’environ l’âge de quatorze ans elle s’était ainsi maintenue en guise [vêtement, tenue] d’homme, et que son père et sa mère l’eussent volontiers faite dès lors mourir, s’ils eussent pu sans blesser conscience, et pour ce se départit d’eux accompagnée de l’ennemi d’enfer, et depuis vécut homicide de chrétienté, pleine de feu et de sang, jusqu’à tant qu’elle fut arse ; et disait qu’elle se fût révoquée, et qu’on lui eût baillé pénitence, c’est à savoir, quatre ans en prison à pain et à eau, dont elle ne fit oncques jour, mais se faisant servir en la prison comme une dame, et l’ennemi s’apparut à elle lui quatrième, c’est à savoir, saint Michel, sainte Catherine et sainte Marguerite, comme elle disait, qui moult avoit [grand] paour qu’il ne la perdît, c’est à savoir iceux ennemi ou ennemis en la forme de ces trois saints, et lui dit : « Méchante créature, qui pour paour de la mort a laissé ton habit, n’aie paour, nous le garderons moult bien de tous. » Par quoi sans attendre [elle] se dépouilla et se revêtit de toutes ses robes qu’elle vêtait quand elle chevauchait, que boutées avait au feurre [matelas, paillasse] de son lit, et se fia en l’ennemi tellement qu’elle dit qu’elle se repentait de ce qu’oncques avait laissé son habit. Quand l’Université ou ceux de par elle virent ce et qu’elle étoit ainsi obstinée, si fut livrée à la justice laye [laïque, séculière] pour mourir. Quand elle se vit en ce point, elle appela les ennemis qui se apparaissoient à elle en guise de saints, mais oncques depuis qu’elle fut jugée, nul ne s’apparut à elle, pour invocation qu’elle sût faire, adonq s’avisa, mais ce fut trop tard.[13]

 

De ce récit il ressort avec une parfaite évidence que l’orateur considérait comme son devoir non seulement d’énumérer les raisons pour lesquelles Jeanne avait mérité la mort mais aussi de montrer qu’elle avait fini « mauvaise », en appelant les forces impures et en se repentant trop tard et vainement. Une chronique anonyme d’origine picarde dont le récit s’achève en 1431, reproduit cette version officielle[14].

Par ailleurs, cette image n’est pas la seule et elle n’est pas communément admise chez les contemporains qui ont vu l’exécution ou en ont entendu parler. Voici comment le fils du marchand vénitien Giovanni Giorgi et Andrea Corner décrivent sa mort dans une lettre de Bruges du 22 juin 1431 : « Ase dito quela per do volte over per tre Ingelexi l’aveva voiudo far bruxiar per retega, se on fosse sta miser lo dolfin de Franza, mandando molto a manazar Ingelexi ; ma pur questo non ostando, a la terza fiada inpixesmady molto Inglexi commeso i Franzeschi, chomo per despeto, non abiando bom conseio, a la terza fiada la fexe arder in Roam, e quela per avanti questo marturio, siando molto contrita e begnisimamente ben desposta, avanti la andese al marturio, vien dito i aparse madona santa Catarina vergine, confortandola e digandoy : “Fiola de Dio, sta segura in la fede toa ; con zio sia tu sera in lo numero de le vergene del Paradixo in gloria.” E apar morise contritamente. » (« On a dit par deux ou trois fois que les Anglais avaient voulu la faire brûler comme hérétique, n’eût été le dauphin de France qui fit parvenir force menaces aux Anglais. Mais ce nonobstant, à la troisième fois les Anglais s’étant fort irrités contre les Français, comme par dépit et n’ayant pas bon conseil, à la troisième fois ils la firent brûler à Rouen, et l’on dit qu’avant ce martyre, comme elle était très contrite et extrêmement bien disposée [à la mort], avant qu’elle n’allât au martyre, madame sainte Catherine vierge lui apparut, la réconfortant et lui disant : “Fille de Dieu, sois assurée en ta foi, car tu seras au nombre des vierges en la gloire du Paradis”. Et il paraît qu’elle mourut dans la contrition »[15].) Ici nous avons affaire à une perception diamétralement opposée. L’exécution s’explique par le seul désir de vengeance des Anglais, et ainsi la conduite orthodoxe de la condamnée apparaît comme le contraste naturel de l’inhumanité des juges[16].

D’ailleurs les juges – les sept d’entre eux dont les déclarations, l’« Information posthume », furent recueillies sur l’ordre personnel de l’évêque Cauchon et du vice-inquisiteur Jean Le Maistre le 7 juin 1431 – firent sur les dernières heures de Jeanne des récits assez différents de ce qui fut présenté dans la version anglaise officielle. Les doutes sur l’authenticité de cette « Information posthume » naquirent dès le moment du procès en nullité de 1456, et s’exprimèrent aussi plus tard[17]. Néanmoins, la comparaison des informations qui y sont contenues avec les déclarations de quelques témoins du procès en nullité permet de faire pleine confiance à ce document. Nicolle des Venderez, Martin Ladvenu, Pierre Maurice, Jehan Toutmouillé, Jacques Le Camus, Thomas de Courcelles et Nicolas Loyseleur, tous les sept et presque dans les mêmes termes, témoignent du fait qu’avant sa mort Jeanne reconnut que ses voix l’avaient déçue et qu’elle ne les croyait plus[18]. En disant cela, elle était en pleine possession de sa raison, assurèrent-ils. Martin Ladvenu et Nicolas Loyseleur ajoutent encore un aveu important. Selon eux, Jeanne reconnut qu’elle avait menti au moment du procès : en parlant de l’ange qui aurait apporté à Charles VII une couronne d’or pur, c’est apparemment à elle-même qu’elle pensait[19].

Les informations sur les aveux de la condamnée, juste avant sa mort, mentionnés également dans les lettres officielles de Henry VI, sont complétées par une information sur son repentir. Jean Toutmouillé cite, sans la traduire en latin, une phrase de Jeanne. Quand on lui demande si ses voix proviennent d’esprits bons ou mauvais, elle répond : « Je ne sçay, je m’en actens a ma mere l’ةglise ou a entre vous, qui estes gens d’ةglise.»[20] C’est une déclaration plus qu’importante, s’agissant d’une hérétique condamnée pour insoumission à un tribunal d’ةglise.

Ensuite, Jacques Le Camus, chanoine de Reims, exposa comment on avait donné la communion à Jeanne (encore un signe de repentir). Il raconta que Martin Ladvenu, lui présentant la sainte hostie, lui demanda : « “Creditis vos quod hic est corpus Christi ? ” Respondit dicta Johanna quod sic ; et “hic solus qui me potest liberare”. (« “Croyez-vous que c’est le Corps du Christ ? ”, elle répondit que oui et “lui seul peut me libérer”»). Et elle ajouta un peu plus tard : « Credo in solum Deum et nolo amplius fidem adhibere in ipsis vocibus, ex quo me sic deceperint. » (« Je crois en Dieu seul et je ne veux plus ajouter foi à ces voix depuis qu’elles m’ont ainsi trompée ».)[21] Enfin selon Nicolas Loyseleur, Jeanne lui promit de répéter son repentir publiquement, sur la place, et lui demanda de le lui rappeler. Et selon lui, effectivement, « in publico judicio, cum maxima cordis contricione petere indulgenciam ab Anglicis et Burgundis » (« au jugement public, avec la plus grande contrition du cœur, elle demanda l’indulgence des Anglais et des Bourguignons. »)[22] Il faut d’abord remarquer que même au procès en nullité qui se tint un quart de siècle plus tard, furent produits tels ou tels témoignages qui mentionnaient le repentir qu’aurait manifesté la condamnée avant sa mort [23], bien que la plupart des déclarations des témoins parlent de l’injustice de la condamnation.

Un premier bilan nous permet de dire que les descriptions de la mort de la Pucelle d’Orléans se répartissent en deux groupes : le premier présente la mort d’une « mauvaise » Jeanne, le second d’une « bonne », au sens chrétien de ce mot. Sans parler de ceux qui se limitent à la mention d’un seul fait et ne font pas intervenir de jugement[24].

 

La question fondamentale que, depuis l’époque de Jules Quicherat, se pose l’historiographie à propos du dernier jour de Jeanne d’Arc, est la suivante : a-t-elle, à la dernière minute, renié ses voix ou leur est-elle demeurée fidèle ?[25] En même temps on ne comprend pas pourquoi, dans le cas de la mort de la Pucelle d’Orléans, on laisse complètement de côté le caractère rituel de ce qui s’est passé sur la place du Vieux Marché de Rouen. On mentionne simplement le fait que le bailli de Rouen, Ralph Butler, fit procéder « sans aultre procez, ne sans donner aulcune sentence contre elle », à l’exécution du jugement, se contentant d’ordonner au bourreau de « faire son office »[26]. Peut-être que les événements du 30 mai 1431 seraient plus compréhensibles si on les examinait du point de vue du rituel de « restauration de la paix par l’anéantissement du coupable »[27], rituel auquel la condamnée était obligée de participer et auquel, apparemment, elle s’était préparée.

L’issue du procès n’était pas une surprise pour elle. Une de ses répliques au moins est très éloquente. ہ l’interrogatoire du 17 mars, elle dit que « se ainsi qu’il la faille mener jusques en jugement, qu’il la faille desvestir en jugement, elle requiert aux seigneurs de l’Eglise qu’ils luy donnent la grâce de avoir une chemise de femme et un queuvrechief en sa teste. »[28] Sachant comment se passaient les exécutions et parmi elles les exécutions infamantes, elle ne pouvait pas ne pas se soucier de la manière dont elle allait très vraisemblablement quitter la vie. Dans le Journal d’un bourgeois de Paris, déjà cité, sont décrites 11 exécutions. L’exécution de Jean de Montaigu le 17 octobre 1409, de Pierre des Essarts le 1er juillet 1413 et de Nicolas d’Orgemont inspirèrent J. Huizinga, qui utilisa ces exemples comme preuve de l’importance du costume du condamné pour souligner son statut social[29]. Les condamnations infamantes suivaient une autre voie. Le brigand Sauvage de Fréminville, un noble, fut pendu le 15 décembre 1427 sans capuchon[30], mais on devait exécuter onze voleurs le 10 janvier 1430, dévêtus et les yeux bandés[31]. Même description pour l’exécution du « méchant traître » Colinet de Puiseux. Le 13 octobre 1411 il avait ouvert aux Armagnacs le pont de Saint-Cloud, ce qui leur avait permis de s’emparer de ce faubourg parisien. Mais le 8 novembre la fortune ayant changé de camp en faveur des Bourguignons, ceux-ci reprirent le faubourg et découvrirent Colinet caché dans le clocher de l’église du lieu, en vêtement de prêtre. Et c’est dans ce costume que, le 12 novembre, on le mena sur la place des Halles, un croix de bois à la main. Dès qu’il fut sur l’échafaud, on le mit nu (dans les expressions de cette époque, cela pouvait signifier « en simple chemise »[32]) et on le décapita. Les mains et les pieds coupés furent suspendus aux quatre maîtresses portes de Paris, le corps resta pendu au gibet dans un sac, quant à la tête on la ficha sur une pique à côté de celles de cinq autres traîtres[33]. Le traitement qu’on fit subir à Colinet de Puiseux au moment de l’exécution n’était sans doute pas dû seulement à la haine des Parisiens pour un ennemi Armagnac. En s’affublant, sans y avoir aucun droit, d’un habit de prêtre, il avait rompu avec son précédent statut social, sans en acquérir un nouveau, et c’est « nu » qu’il devait donc s’en aller au néant. La situation de Jeanne d’Arc avec son habit d’homme était parente, sinon pire – son pourpoint et ses chausses ne pouvaient en aucun cas être considérés comme lui appartenant de droit. La condamnée comprit qu’elle était menacée d’une exécution infamante accompagnée d’un dévêtement public : dans le meilleur des cas on la laisserait devant la foule, vêtue d’une courte chemise et de braies d’homme. Aussi demanda-t-elle aux juges la grâce de porter une chemise de femme.

L’aspect extérieur d’un condamné était un élément important du rituel, et cependant ce n’était pas le seul. Les paroles et les gestes n’avaient pas une importance moindre[34]. Il n’existait probablement pas, dans le premier tiers du XVe siècle, de traités spécialisés sur la façon dont devait se comporter le condamné à mort. Une telle fin était considérée comme infamante en elle-même, et s’y préparer aurait paru étrange au plus haut point. En revanche, dans la pratique spirituelle du temps, le thème de la mort en tant que telle était très populaire, ce que révèlent le développement et le succès du genre de l’Ars moriendi[35]. Francis Rapp, spécialiste de la religiosité médiévale, suppose que les réformateurs de l’ةglise du Moyen-آge tardif, désirant vaincre l’apathie spirituelle qui gagnait les contemporains, s’intéressèrent à cette pratique religieuse, qui ne se rencontrait jusque là qu’à l’intérieur des murs des couvents, et la proposèrent dans leurs traités et sermons à de larges masses de croyants. »[36] Le pionnier en fut Galvano de Levanta, un frère mineur italien qui vivait dans la première moitié du XIVe siècle. La dernière partie de son traité, Tyriaca mortis spiritualis gradiens super tyriacam medicorum, est consacrée à la façon dont soit se comporter le mourant. Au premier chef, il doit reconnaître qu’il n’a pas vécu aussi bien que l’exigeait sa situation. Ensuite, promettre de s’amender si le temps lui en est laissé. Enfin, on exige qu’il reconnaisse que le Christ est mort pour nos péchés et que ce n’est que grâce à son sacrifice de rédemption que le mourant peut espérer son salut[37]. Au XVe siècle, le nombre des auteurs d’Ars moriendi s’enrichit de théologiens aussi connus à cette époque que Jean Gerson, Johannes Nider (tous deux ont laissé leurs impressions sur l’épopée de la Pucelle d’Orléans, en la jugeant de façon diamétralement opposée), Mathieu Krakovski, Domenico Capranica et Nicolaus von Dinkelsbühl[38]. Au cours de la première moitié de ce siècle, les différentes instructions finirent par constituer un véritable rituel de la « fin de vie »[39], qui s’appuyait sur six postulats fondamentaux :

1.                     Que le mourant croie, comme il convient à un bon chrétien de croire, qu’il est heureux de mourir, demeurant dans la foi au Christ et dans la soumission à l’ةglise du Christ.

2.                     Qu’il reconnaisse qu’il a irrité gravement le Seigneur et qu’il s’en repente.

3.                     Qu’il manifeste des signes d’authentique amendement et cesse de pécher jusqu’à son dernier souffle.

4.                     Que possédé par l’amour de Dieu il pardonne à tous ses offenseurs et demande pardon à tous ceux à qui il a porté offense.

5.                     Qu’il rende tout ce dont il a pris possession injustement.

6.                     Qu’il reconnaisse que Jésus-Christ est mort pour lui et que ce n’est que par Lui qu’on peut obtenir le salut[40].

L’accomplissement de ces exigences devait s’accompagner des gestes et des rites correspondants : prières à Dieu et aux saints, agenouillement, dernière confession et communion. Enfin il était souhaitable que jusqu’à sa fin il pût avoir devant les yeux un crucifix[41]. En tenant compte du fait qu’au XVe siècle on ne refusait plus aux criminels, comme on le faisait auparavant, le repentir dans l’ةglise, on peut avec certitude inférer que le comportement idéal d’un condamné à mort devait à un certain degré coïncider avec le modèle de la « fin orthodoxe », proposée au mourant de mort naturelle.

Si maintenant nous revenons à la description du dernier jour de Jeanne aussi bien dans l’« Information posthume » que dans les récits des témoins du procès en nullité, on y trouvera tous les éléments précités de l’Ars moriendi. Elle s’est soumise à l’ةglise, elle s’est repentie devant Dieu et devant les hommes, elle a demandé pardon aux Anglais et aux Bourguignons, elle a retiré le vêtement d’homme qu’elle s’était approprié illégitimement, elle a reconnu que le salut ne pouvait lui venir que par le sacrifice rédempteur du Christ. Ensuite elle s’est confessée et a communié, et elle est morte avec le nom du Seigneur sur les lèvres, en regardant le crucifix. La concordance est si frappante qu’elle oblige à soupçonner les témoins d’avoir dans leurs récits utilisé plutôt un modèle moralisant que des souvenirs d’un comportement réel de la condamnée.

Un tel transfert a pu se produire, au moins dans certains de ses éléments, si on considère l’intérêt que pouvaient avoir les témoins à présenter l’affaire sous cet éclairage. Au procès en nullité, cet intérêt est particulièrement évident – on avait organisé ce procès pour débarrasser Jeanne de toute culpabilité, en prouvant pleinement son orthodoxie chrétienne. Et la « bonne » mort devait être le maillon le plus important dans la chaîne des preuves. Le comportement de la jeune fille à sa dernière heure fit l’objet de 25 articles du procès en cassation, dont la formulation parle par elle-même : « Item quod dicta Johanna continuo, et presertim tempore sui finis, catholice et sancte se habuit, anima suam Deo recommendando, et JHESUS usque ad ultimum vitae spiritum alta voce acclamando ; ita ut assistentes, etiam Anglicos inimicos, ad lacrimarum profusionem deduxerit. Et sic fuit, et est verum » (« Aussi que la dite Jeanne continuellement et surtout au moment de sa mort, s’est conduite catholiquement et saintement, recommandant son âme à Dieu et appelant Jésus à haute voix jusqu’à son dernier souffle ; si bien qu’elle amena tous les assistants, et même les ennemis anglais, à verser des larmes. Et il en fut ainsi et c’est la vérité »)[42].

Il n’y eut personne pour manifester son désaccord avec cet article. ہ Rouen en 1456 on interrogea en tout 19 témoins. Deux, le dominicain Séguin de Séguin, du nombre des anciens et fidèles partisans de Charles VII, et le « pays » de Jeanne, Husson Lemaître, maître-forgeron, étaient venus à Rouen bien après la tenue du procès et ne firent aucune déclaration sur l’exécution pour des raisons faciles à comprendre. Trois : Pierre Miget, Jacques Lemaire et Nicolas Taquel contournèrent le sujet. Cinq encore : Nicolas de Houppeville, Nicolas Caval, Maugier Le Parmentier, Laurent Guesdon et Jean Moreau affirmèrent clairement que la jeune fille était morte chrétiennement. Dans les récits de huit témoins encore on trouve les mêmes détails, si chers aux auteurs des biographies littéraires de Jeanne. Guillaume Manchon raconta qu’avec les honoraires qu’il reçut pour sa participation au procès, il avait acquis un missel pour conserver sa mémoire et prier pour son âme[43]. Jean Massieu rappela de façon émouvante comment, debout dans les flammes, Jeanne avait fait ses adieux à tous ceux qui étaient présents. C’est à son récit que nous devons l’histoire du cœur plein de sang de la jeune fille, que le feu n’avait pas consumé et qu’on trouva dans les cendres. Sur ce point d’ailleurs, Massieu s’en rapporte raisonnablement à un certain clerc du nom de Jean Fleury[44]. Guillaume Colles fait remarquer que les responsables de la mort de Jeanne étaient morts « de mauvaise mort ». Nicolas Midy devint lépreux et l’évêque Pierre Cauchon mourut subitement, sans repentir, pendant qu’on lui rasait la barbe[45]. Martin Ladvenu, qui tenait le crucifix sous les yeux de la condamnée, raconta qu’elle lui avait demandé de descendre du bûcher pour ne pas risquer de se brûler, quand le feu commença à prendre[46]. La mémoire de Jean Lefebvre avait gardé en mémoire la demande de Jeanne de dire une messe pour le repos de son âme[47]. Selon Pierre Cusquel, un autre témoin, le secrétaire du roi d’Angleterre Henry VI, Jean Tressard, jeta cette phrase : « Nos sumus perditi, quia una sancta persona fuit combusta. »(« Nous sommes perdus – nous avons brûlé une sainte »)[48]. Jean Riquier rapporta la conversation déjà citée de Jeanne avec Pierre Maurice et se réfère en outre à un autre clerc rouennais, Jean Alépée, qui dit : « Utinam anima mea esset in loco in quo credo anima istius mulieris ! » (« Si seulement mon âme pouvait se trouver où, comme je crois, est arrivée l’âme de cette femme ! »)[49]. Enfin Pierre Daron avait gardé en mémoire la phrase de la condamnée : « Ha ! Rouen, Rouen, seras-tu ma maison ? »[50]. Et seules les déclarations d’un témoin, André Marguerie, ne s’inscrivent pas pleinement dans ce tableau béatifique. Au moment de l’exécution il n’était pas présent, et déclara donc qu’il ne savait rien de l’orthodoxie de son comportement. D’ailleurs il la vit ce jour-là et elle paraissait toute bouleversée, répétant : « Rouen, Rouen, mourray-je cy ? »[51] Mais André Marguerie ne rejeta pas non plus la thèse des organisateurs du procès en nullité sur l’orthodoxie de la mort de Jeanne d’Arc. Faut-il croire ces témoignages, c’est une autre question. Les biographes de la Pucelle d’Orléans, comme bien on le pense, y répondent positivement, malgré le fait qu’aucun de ces témoignages ne soit confirmé par l’autre, chaque détail n’apparaissant que chez un seul témoin. Et si on les rassemble, la description parfaitement schématique de l’exécution se transforme en un tableau clair et dynamique, digne de la biographie de cette sainte chrétienne et héroïne nationale de la France. Les témoins et les acteurs de l’exécution comme Jean Massieu ou Martin Ladvenu étaient, bien sûr, soucieux de la manière de présenter leur rôle dans des événements qui dataient de vingt-cinq ans et de donner à leurs paroles un grand poids. Les déclarations sur des détails sans importance, que d’autres ne connaissaient pas, leur semblaient pouvoir confirmer la véracité de leurs déclarations sur l’ensemble. Et, finalement, cela allait dans le sens de la tâche que les organisateurs du procès en nullité voulaient mener à bien : prouver que Jeanne d’Arc avait eu la fin qui convenait à une vraie chrétienne.

Mais les fidèles compagnons de Charles VII comme Jean Jouvenel des Ursins et Jean Brehal n’étaient pas les seuls à refuser de voir dans l’exécution de la jeune fille l’exécution d’une hérétique impénitente, qui aurait eu recours au diable jusqu’à son dernier jour. L’« Information posthume », qu’avaient fait rédiger ceux qui avaient présidé le procès de Rouen, l’évêque de Beauvais Pierre Cauchon et le vice-inquisiteur Jean Lemaître, évoque clairement le repentir de la condamnée avant sa mort : elle se soumit au tribunal de l’ةglise, reconnaissant que les voix l’avaient trompée et se réclamant du seul Christ dans la prière pour son salut. Pour les juges de Rouen, la mort orthodoxe de Jeanne d’Arc devait être une bonne démonstration de leur victoire dans un procès qui était organisé non pour tirer vengeance d’un adversaire politique mais pour restaurer dans l’ةglise un ordre, mis en péril par une dangereuse hérétique qu’il s’agissait de convaincre de ses erreurs et de conduire au repentir devant l’ةglise. Et il s’ensuit qu’entre les deux manières de « mourir en chrétienne », il y a une différence essentielle : dans l’ « Information posthume », ce qui a la première place, c’est l’aveu de crimes devant l’ةglise, alors que dans les déclarations des témoins de la réhabilitation, ce sont les manifestations d’humble soumission à la volonté de Dieu, accompagnés du refus catégorique de renier ses révélations. Tous les doutes sur l’injustice de la condamnation devaient être écartés. C’est apparemment pour cette raison que, dans les déclarations des témoins en 1456, on ne dit pas un mot de la demande de pardon qu’elle aurait adressée aux Anglais alors qu’elle est mentionnée en 1452 dans les protocoles de l’enquête préliminaire[52]. La soumission de Jeanne, acceptant le jugement de condamnation « sans murmure ni récrimination »[53], comme il est dit dans la chronique latine de Jean Chartier, ne devait pas prouver l’aveu de sa faute mais opposer sa vertu à l’injustice des juges.

Ce qui précède signifie-t-il que nous ne saurons jamais comment, dans la réalité, Jeanne d’Arc est morte, et que toutes les descriptions de sa mort sont faites d’après un patron préétabli ?

Il faut le reconnaître, même les récits des témoins de l’exécution ne sont pas exempts d’une bonne part d’invention, car dans les deux cas ils ont répondu à une commande bien définie. En 1431 Martin Ladvenu assurait que Jeanne, en pleine possession de sa raison, avait renoncé à croire à ses voix qui l’avaient trompée, en 1456 il racontait avec quelle piété elle avait reçu la dernière communion, disant qu’il aurait voulu la retrouver au paradis, où, sans aucun doute, elle se trouvait.

Par ailleurs, on peut difficilement refuser toute créance aux récits des événements du 30 mai 1431. Car le rituel de la « bonne mort » pouvait et devait influencer non seulement les réactions à l’exécution, mais aussi le comportement de ceux qui y participaient, aussi bien les laïcs et les clercs qui en avaient gardé le souvenir que la condamnée elle-même. Jeanne disait d’elle-même que « quant a son instruction, elle a aprins sa creance et este enseignee bien et deuement comme ung bon enfant doit faire. »[54] Le 18 avril, tombée gravement malade, elle demanda à se confesser et qu’on déposât son corps en terre sainte, si elle mourait en prison[55]. Mais quand, à la fin de l’interrogatoire, Nicolas Midy se mit à la menacer, en lui disant qu’elle mourrait comme une sarrazine, elle se déclara « bonne chrétienne, dûment baptisée et (ajouta-t-elle) qu’elle mourrait en bonne chrétienne » (« ad quod dicta Johanna respondit quod erat bona christiana et bene baptizata, et sicut bona christiana moreretur ».)[56]. Et sans aucun doute, elle pensait à la façon de mourir dignement. Ce qui était possible, simplement en suivant les préceptes de l’Ars moriendi. Et elle avait pu les assimiler parfaitement puisqu’elle fréquentait assidûment les ministres de l’ةglise avant sa captivité. De plus, parmi les juges, il pouvait aisément s’en trouver qui accepteraient volontiers de l’en instruire : la fin chrétienne en humble soumission ne devait pas servir les seuls intérêts des organisateurs du procès, elle devait s’inscrire également dans le stéréotype, répandu dans ce milieu, du comportement devant la mort, dont ils s’efforçaient précisément à cette époque de pénétrer les laïcs. Et la condamnation de Jeanne d’Arc, en outre, pouvait être utilisée à sa manière comme un exemple édifiant. Bref, la condamnée en parfaite conscience, « dans tout son esprit et sa raison »[57], accomplissait les actes attachés à son rôle, qui n’impliquait pas pourtant le reniement de ses voix ni l’aveu de crimes contre l’ةglise et Henry VI de Lancastre. Mais, en ce matin du 30 mai 1431, son apparence extérieure, ses paroles, ses gestes ne déçurent pas les attentes de ceux à qui il était proposé de reconnaître dans les moindres détails les éléments de la mort chrétienne, et c’est ainsi que dans leurs récits le modèle de cette mort et la mort réelle de la Pucelle d’Orléans finirent pratiquement par se confondre.

Les réactions des contemporains qui ne faisaient pas partie des témoins – Clément de Fauquembergue, le « bourgeois de Paris », les agents de Venise, le chroniqueur inconnu de Picardie – furent également soumises à la pression de ces deux modèles de « mauvaise mort sans repentir » et de « mort chrétienne ». Le développement de leurs récits dépendait de leurs propres passions, et, apparemment, des dispositions du milieu dans lequel ils évoluaient. Bien sûr, dans la France de 1431, l’opinion publique, au sens contemporain de ce mot, n’existait pas, mais les voix qui disaient que c’était une innocente qu’on avait condamnée, étaient si puissantes qu’elles étaient enregistrées non seulement par les Vénitiens de Bruges mais aussi par « le bourgeois de Paris » qui ne cachait pourtant pas son hostilité à la condamnée. Et ceux qui pensaient ainsi, ne pouvaient concevoir sa fin autrement que chrétienne. Sur quoi leur certitude s’appuyait -elle? ةtait-ce sur les récits transmis de bouche à oreille (mais y en avait-il ?) qui racontaient comment Jeanne avait été brûlée sur la place du Vieux Marché, était-ce sur la tendance « à respecter les hommes et les femmes qui sont morts d’une mort particulièrement cruelle »[58], ou peut-être sur l’idée de la mort physique comme moyen de racheter ses péchés, idée qui avait fait son apparition chez Dun Scott et qui était soutenue par Jean Gerson[59] ? ہ cette question il est bien difficile de donner une réponse unique.


 

Pour une anthologie des poésies johanniques

 

 

Romain Vaissermann

Université d’Orléans

 

 

Un livre devrait bientôt paraître, fruit de la collaboration de nombreux traducteurs et collecteurs de poésies johanniques. Yves Avril et moi-même avons en effet pensé qu’établir un premier recueil conséquent sans être exhaustifs des poèmes et des pièces en vers qui racontèrent l’épopée de Jeanne (ce sont des centaines voire des milliers) serait utile et profitable au public des historiens médiévistes, des amateurs de poésie, des johannistes fervents. C’était aussi pour nous une manière de rendre une certaine dette contractée au long de ces Porche qui se réclamaient de Jeanne d’Arc en se consacrant de facto à Charles Péguy, pour l’essentiel.

Yves Avril a déjà eu l’occasion de présenter cet ouvrage le 12 mai 2004, lors d’une brillante conférence donnée à la Maison de poésie sur « La figure de Jeanne dans la poésie européenne » : notre présentation, succincte, en reprend certaines idées. Cette conférence, Yves Avril la dédia à la mémoire de Bernard Lorraine, dont nous avons fortuitement appris par la suite qu’il avait, avec sa femme, Anne Lise Diez, lui aussi, en 2001 achevé un Florilège sur les Représentations de Jeanne d’Arc dans les littératures européennes ! Cette rencontre incroyable nous incita décidément à passer outre le jugement d’Alfred de Vigny qui jugeait que la Pucelle était toujours vierge parce que les poètes l’avaient toujours manquée : « C’était sa destinée d’être toujours immaculée, même dans la poésie, et de ne trouver aucun vainqueur. Depuis Chapelain, qui échoua le premier aux pieds de sa virginité, personne n’a triomphé d’elle. »

Malgré ce jugement sévère du Journal d’un poète, tous les arts, en tout temps et presque en tout lieu, ont rivalisé en chantant la personne de Jeanne d’Arc. Ce sont jusqu’à présent les historiens qui ont relevé le fait et ont étudié la transformation de la Jeanne historique en mythe littéraire. Les amateurs de littérature trouvaient à lire les nombreuses vies romancées de Jeanne d’Arc ; les poésies consacrées à Jeanne d’Arc, et lui donnant souvent la parole, restaient éparses. L’idée de les réunir nous vint peu à peu : à force d’enquêter sur les poèmes évoquant Jeanne dans les langues de nos amis russes, polonais, finlandais, nous nous sommes demandé : mais Jeanne inspira-t-elle autant les poètes en France et en langue française ? Elle qui avait su parler en des langues étrangères à des cœurs nombreux, avait-elle reçu l’immortalité poétique en son pays, ce bénéfice d’inspirer les poètes ?

Nous trouvâmes alors des poèmes dont nous ne connaissions pas l’existence bien qu’ils fussent signés par de grands noms de la littérature française ; et nous trouvâmes là une injustice : des rimailleurs obscurs de toutes époques avaient littéralement fait revivre Jeanne et des critiques faisaient la fine bouche devant leur amateurisme ; de grands noms, de tous horizons, avaient évoqué Jeanne et des lecteurs pour le coup invoquaient que ce thème ne correspondait pas à leur talent. La réunion de tous ces textes montre au contraire qu’il existe une réelle tradition de la poésie johannique, aussi peu interrompue que celle des fêtes johanniques ; qu’il faut juger de chaque texte invoquant Jeanne en fonction de son originalité par rapport à cette tradition. Dès lors, qualités et défauts se découvrent à leur juste valeur.

Depuis Christine de Pisan et Villon, la France a produit d’autres vers que la Pucelle de Voltaire en face des Jeanne d’Arc de Shakespeare et Schiller.

Il y eut certes une période creuse, entre 1662 et 1755, c’est-à-dire entre l’échec cuisant de Chapelain et la médisance de Voltaire. Mais cette période pour être creuse ne fut pas vide, et Voltaire, malgré son irrévérence, relança le thème johannique en littérature. Le XVIIIe siècle n’est-il pas d’ailleurs (tristement) connu pour n’avoir pas grandement enrichi la poésie française ?

Il y eut certes des mots durs lancés à Jeanne ; le pire est dans Benjamin Péret. Mais quelle floraison à cette fin du XIXe siècle où, dans leur hommage à Jeanne, les fleurs de rhétorique précédèrent les fleurs de la sainteté ! Combien d’hommages poétiques avant que monseigneur Dupanloup ne demande en 1869 au pape d’ouvrir une procédure de canonisation de Jeanne d’Arc !

Il y eut certes beaucoup d’hommages « locaux » : Orléanais, Lorrains célébraient en Jehanne une des leurs. Mais l’héroïne nationale plut à la muse martiale des poésies militaires. D’abord comparée aux grandes guerrières de l’humanité, elle finit par servir de comparaison aux héros ses successeurs dans la gloire des guerres.

De Jeanne d’Arc, les poètes ont certes tout dit, tout et son contraire : est-ce Jeanne d’Arc dès lors que ce prétexte à versifier, que ce personnage aux attributs changeants selon les schémas dramatiques dans lesquels il s’insère ? Il semble que, si Jeanne d’Arc n’était plus qu’un nom, elle ne susciterait pas à ce point la polémique, qu’elle ne résisterait plus aux captations et récupérations. La destinée posthume de Jeanne est droite mais avec des lignes courbes.

D’autres questions se présentaient. Comment classer tous ces poèmes ? L’ordre strictement chronologique, rendu possible par le considérable effort de datation des johannistes concernant les textes en moyen français, permet de mieux comprendre les évolutions de la réception de Jeanne selon les guerres qui frappèrent la France, les régimes en place, les convictions de chacun (les traductions ont cependant été annexées, en dépit de la chronologie, au texte original). La séparation des langues eût fait perdre ce point de vue général et eût morcelé inutilement notre choix de textes.

Sur quels critères retenir ou exclure les poésies ? Nous avons d’abord été attentif conjointement à leur intérêt thématique, à leur originalité d’inspiration et à leur qualité littéraire. Tel texte de peu d’intérêt est une réussite formelle ; tel autre de piètre qualité poétique puise son inspiration en un point souvent ignoré de la vie de Jeanne. Du point de vue de la forme, nombre de genres sont représentés : le « ditié », le « mistère », la ballade, l’épopée, les pièces de circonstance, la tragédie en cinq actes (et en vers), l’opéra…

Comment enfin extraire des passages d’une œuvre où se comptent parfois des milliers de vers ? Nous avons respecté le plus souvent les partitions internes des œuvres : strophe, scène, acte, chant… Enfin, la méconnaissance du contexte ne nuit que peu à une bonne compréhension des passages que nous avons choisis.

Quelles sont, dans le désordre, nos meilleures trouvailles ? Que le parallèle péguien de Sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc remonte à Eustache de Knobelsdorf ; une traduction latine de la Pucelle d’Orléans de Chapelain et de son vivant (manuscrit conservé au Centre Jeanne d’Arc d’Orléans) ; des contributions venues de Hongrie, de Louisiane, d’Argentine et du Japon ; les derniers feux de l’hymnique latine au XXe siècle ; la traduction de Pouchkine dans son orthographe d’époque ; Supervielle, René Char, Carlyle, Coleridge, Joukovski, Vladimir Nabokov.

Nous osons espérer que nos lecteurs voudront bien nous signaler les moins excusables des oublis que nous avons commis.

 


 

 

 

Pages retrouvées

 

 

 

La leçon de Péguy[60]

par Victor-Henri Debidour

 

 

La leçon de Péguy… D’abord est-ce qu’un tel terme est correct, est-ce qu’il l’accepterait ? Ne le considérerait-il pas, ce mot de leçon, comme ne lui convenant nullement ? Ne le tiendrait-il pas pour indigne de lui, si on l’entendait dans une acception pleinement pédagogique et professorale, comme d’un homme qui inculque du dehors des préceptes « tout faits » et un catéchisme par questions et réponses, avec une récompense pour l’élève le plus docile ? Ou, aussi bien, trop noble et trop beau pour lui qui a si souvent attesté qu’il n’était qu’un pauvre bougre qui essayait de se conduire honnêtement, droitement ? Vous savez ce qu’il répondait à ceux qui auraient voulu le prendre pour guide en matière religieuse : « Qu’on ne se mette pas à faire de moi un Père de l’ةglise : c’est déjà assez difficile d’en être le fils… »

Et puis, « leçon de Péguy » : ne faudrait-il pas mettre le pluriel et un pluriel d’autant plus embarrassant que ces leçons seraient à bien des égards étrangement contradictoires ? Car les images se pressent pêle-mêle : Péguy socialiste antimilitariste, et Péguy patriote qui, deux ou trois ans avant 14, disait à tous ses visiteurs à la Boutique (c’est Pierre Hamp qui nous le raconte) : « Je viens d’acheter mes chaussures de mobilisation », des godillots fortement cloutés qu’il caressait avec amour. Péguy athée et anticlérical farouche, et Péguy pèlerin de Chartres dont une des dernières lettres (16 août 1914) disait : « Je vous dirai peut-être un jour dans quelle paroisse j’ai entendu la messe de l’Assomption », Péguy admirateur ardent du Comité de Salut public et de la Commune et, dès son adolescence, tout pénétré du rayonnement chrétien et monarchique de Jeanne d’Arc, puis de saint Louis ? Et je pourrais continuer de la sorte sans fin.

Leçon de Péguy ? Mais qui n’aurait pas sa leçon de Péguy à présenter ? Cet homme a eu des amitiés incomparables, il a subi – et nourri – des haines inexpiables. Cet homme de la fidélité, nul peut-être n’offre dans sa vie plus de brouilles, et de plus graves : avec Herr, Jaurès, Sorel, Romain Rolland pour ne parler que des noms les plus marquants ; avec Daniel Halévy aussi, à un moment, avec Benda. Tous les hommes d’idées qui ont approché Péguy, ou bien se sont séparés de lui, ou bien l’ont peu ou prou tiré à eux, en tous sens, se disputant entre eux la clé du « vrai » Péguy. Et, politiquement, c’est une chose étrange de voir qu’à la même date de 1940-1942, les résistants de Londres (et tous ceux qui les suivaient en France) et le gouvernement de Vichy (et tous ceux qui le suivaient en France) se réclamaient de lui… Je ne parle pas ici des accapareurs abusifs et de mauvaise foi – la mauvaise foi n’est jamais intéressante. Mais, s’ils n’avaient pas raison les uns ni les autres (ne serait-ce que parce que leur opposition déchirait l’âme nationale qui est patriotisme, et l’exigence morale et spirituelle qui est union fraternelle), ils avaient, les uns et les autres, en âme et conscience, des raisons de se croire fidèles à sa leçon.

Alors ? Alors cette donnée initiale nous conduit à une conséquence immédiate. C’est que pour avoir le droit, pour garder le droit de porter, ou seulement de choisir le nom de Cercle Charles Péguy, un groupement de volontés que nous savons et voulons être de bonnes volontés, s’interdit d’abord la partisanerie. Je crois que pas une seule fois peut-être le mot de parti ne se trouve sous la plume de Péguy sans une acception péjorative. Sauf autour de ses vingt ans, mais alors l’idée qu’il se faisait du parti socialiste était si personnelle, si aberrante aux yeux des camarades, que le malentendu est vite apparu : il l’a bien vu et on le lui fit bien voir. Le parti comme organisation collective chargée de discipliner, former les consciences militantes, Péguy y voit tout ce qu’il abomine : l’esprit de calcul et d’efficacité, les ressources de la ruse au profit des fins de captation et d’enrégimentement, les séductions de la routine et de la lâcheté – c’est si commode de suivre la ligne ! – unies au vocabulaire du courage et de l’idéalisme, la tyrannie morale et la veulerie opportuniste, la duperie organisée des autres et de soi-même, et le lieu par excellence de tous les pharisaïsmes de la « bonne conscience ».

(Je songe ici à la note, si abrupte dans les termes, que rédigea vers 1942 Simone Weil « sur la suppression générale de tous les partis politiques ». Et ce ne serait pas la seule fois qu’on pourrait marquer des liens profonds entre ces deux êtres, pourtant si différents, dont certaines options capitales furent radicalement opposées, et qui pourtant ont aussi je ne sais quoi de fraternel. On pourrait le noter aussi entre Péguy et Bernanos, certes, mais même, pourquoi pas ? entre Péguy et Lanza del Vasto. Signe que dans une certaine orientation spirituelle devant les grands problèmes de la vie intérieure et civique, les enjambements les plus incroyables, une certaine qualité d’âme étant donnée, se révèlent possibles. Mais ce n’est pas mon sujet.)

Point d’esprit partisan, cela n’implique évidemment pas le ralliement à quelque grand parti de gouvernement, parti unique sous sa forme feutrée et sous sa forme violente, qui n’apporterait de remède à l’esprit de parti qu’à la façon dont l’établissement d’un super-ةtat planétaire résoudrait le drame des affrontements nationaux : élever la partialité au degré universel et totalitaire, c’est contradictoire dans les termes aux yeux de la logique et de l’étymologie. Il faut certes reconnaître qu’au XXe siècle cela réussit assez bien sous des formes diverses – mais de ces succès qui ne peuvent pas plus faire loi pour le bien commun qu’ils ne peuvent porter fruit pour l’avenir. Si la mauvaise herbe a tout envahi, si elle est même devenue ce monstre d’être une seule gigantesque mauvaise plante, elle n’en reste pas moins vouée à être arrachée et jetée au feu, et elle n’échappera pas à son destin. Si nous ne le croyions pas, ce ne serait pas la peine d’être réunis ce soir, parce qu’une seule chose vaudrait encore d’être faite : aller nous jeter à l’eau.

Pas même d’esprit de propagande. Mais ici il faut s’entendre sur le sens du mot. Péguy s’est élevé violemment contre l’esprit de « propagande », comme il s’est élevé contre la « politique » – comme il s’est élevé contre l’Histoire (du moins celle des historiens) et le droit (du moins celui des juristes). Et nous sentons bien ce qu’il veut dire en bafouant la politique des politiciens, la propagande des propagandistes, l’histoire des historiens et le droit des juristes. Ce sont des caricatures de ce que devraient être, de ce que sont ces grandes choses (il faudrait y ajouter le Dieu des curés, et sans doute le socialisme des socialistes, le nationalisme des nationalistes, la littérature des littérateurs, et bien sûr les causeries des bavards). Dans tous ces cas ceux qui ont fonction, métier et définition d’incarner de grandes choses les confisquent, les prostituent – ils s’en servent au lieu de les servir. C’est leur gagne-pain, c’est leur champ d’honneurs (au pluriel, au pluriel ! soulignait Péguy pour le typographe en parlant de Lavisse) – c’est leur rôle, leur commodité et leur refuge. Or corruptio optimi pessima. Mais il est très grave, et il est très facile, il est simpliste de paraître affirmer que quiconque a compétence « reconnue », établie, professionnelle dans un domaine est rendu par là incapable ou indigne de le faire valoir dignement. Car enfin la politique, qui est l’« art royal » d’essayer de faire régner la paix et la justice dans les communautés humaines, il faut bien qu’elle s’incarne en des hommes ; et la propagande, qui est la volonté de faire rayonner le vrai, et ainsi de suite. En fait, Péguy a assez marqué la nécessité absolue pour les hautes vocations de s’incarner, de s’enraciner ; il a assez raillé ceux qui « n’ont les mains pures que parce qu’ils n’ont pas de mains », il a assez célébré la grandeur du métier quotidien dans la « compétence » qu’il met en œuvre, dans la dignité unique qu’il confère au gagne-pain, pour que nous ne puissions pas nous y tromper. S’il a maudit la politique, la propagande, comprenons bien qu’il s’agit d’une malédiction de fait, devant la façon dont il les voit pratiquer autour de lui, non d’une malédiction de nature. Toute sa vie, il a fait de la politique, et de la propagande : et sa leçon, c’est la façon dont il les a faites. Sa leçon, c’est d’abord un exemple.

Un exemple, c’est-à-dire beaucoup moins qu’un endoctrinement. Un exemple, cela ne contraint pas, cela ne nous pousse pas par les épaules – surtout quand cinquante ans ont passé et que les conditions environnantes ont tellement changé – dans une direction donnée. Un exemple, cela laisse intacte la possibilité, le devoir du libre choix, des responsabilités personnelles, de la réflexion critique personnelle : ce n’est pas confortable. Et un exemple, c’est beaucoup plus qu’un endoctrinement, parce que c’est gagé par la vie même, et le sacrifice, parce que si la conformité d’une vie à une pensée ne fonde aucunement cette pensée en vérité – il faut nous en souvenir devant la fascination que peuvent exercer sur nous les actes d’héroïsme et de fanatisme –, elle la fonde en dignité. Ainsi l’exemple nous demande d’être dignes, et cela non plus n’est pas précisément confortable quand c’est l’exemple d’un Péguy. On lit dans Barrès une phrase bien remarquable : « La faiblesse [de mon œuvre] c’est que je ne suis pas moi-même un héros ». Cette phrase, son petit-fils Claude Barrès l’a entendue, il l’a peut-être trop entendue, en n’entendant qu’elle, en pensant « qu’il suffisait de se battre » et c’est pourquoi il n’a été que Claude Barrès, cet homme « exemplaire » qu’on ne peut pas donner en exemple, ce desperado qui a brûlé sa vie, jusqu’au jour où il est mort à l’ennemi, en Algérie, comme capitaine de parachutistes ; Claude Barrès et non pas Péguy. Mais ce qui est sûr, c’est que Péguy a donné l’exemple de se battre, et de bien des façons, et à tout risque, tout en sachant que si c’était nécessaire, ce n’était pas suffisant.

Et puisque je parlais de propagande, quel est l’exemple de Péguy en ce domaine ? Un bien joli texte nous le dit, qui est aussi un beau texte, d’une bonhomie narquoise :

 

Je ne traite jamais personne en propagandable ou propagandisable, je ne suis pas un propagandeur, un propagandiseur ou propagandisateur. Quand je vois venir à moi mon meilleur ami, je ne dis pas : « Comment vais-je faire pour le propagandiser ? » mais je lui serre la main et je lui dis : « Bonsoir mon vieux comment vas-tu ? » parce qu’il est mon meilleur ami. Et quand je vois un inconnu, je lui dis : « Bonjour Monsieur », et je cherche à savoir comme il est, mais je ne cherche pas à savoir comme il est pour que je le propagandise […]. La propagandisation est une forme de la conquête, de l’inquisition, de l’appropriation […]. Ce n’est pas ainsi du tout que je me représente l’action modeste que j’exerce et l’action modeste que je reçois. Quand je vois quelqu’un je ne dis jamais : « Propagandons ! » mais je cause honnêtement avec ce quelqu’un. Je lui énonce très sincèrement les faits que je connais, les idées que j’aime. Il m’énonce tout à fait sincèrement les faits qu’il connaît, les idées qu’il aime. Quand il me quitte, j’espère qu’il s’est nourri de moi, de ce que je sais, et de ce que je suis. Et moi, je me suis toujours nourri de tout le monde, parce que tout le monde a beaucoup plus d’esprit que moi. J’ai pitié souvent quand je vois ces gens de propagande enseigner au peuple ce que le peuple sait mieux qu’eux. Car au fond leur propagande est une catéchisation, une catéchisation de plus. Je cause avec l’homme du peuple de pair à compagnon, sans aucune arrière-pensée. Il n’est pas mon élève. Je ne suis pas son maître. Je communique avec lui, je travaille avec lui. Naturellement et solidairement.

 

Cela me paraît une assez belle leçon à méditer, « dans le cadre » comme l’on dit, d’un cercle Charles Péguy. Et à travers cela se dessinerait le vrai redressement des malfaçons évoquées tout à l’heure : marqué par un changement de termes parfois minime, mais lourd de sens : non pas faire de la propagande, mais aider à la propagation du vrai ; non pas être des politiciens, en exercice ou en herbe, mais des politiques ; non pas des manipulateurs et exploiteurs de l’Histoire abusivement projetée sur l’avenir, mais les héritiers fidèles d’une histoire qui nous nourrit si nous voulons bien l’assimiler au lieu d’en faire une drogue à la fois narcotique, euphorisante, surexcitante, et par toutes ces voies euthanasique ; et non pas des juristes, harnachés de droit et de droits, mais des hommes de droiture.

Que la leçon, que l’exemple de Péguy puissent être cela, ne puissent être que cela, c’est ce dont je suis convaincu ; je ne veux pas faire de pathétique, rouge, blanc ou tricolore, et notamment autour de son départ et de sa mort. Mais enfin, moi qui n’ai pas connu mon père, parce qu’il a été tué en 1915 dans les conditions mêmes où Péguy, son camarade de Normale, était tombé le 5 septembre 1914, je me sens le droit, je me sens le devoir d’entendre filialement, si j’en suis digne, telles de ses dernières paroles : « Je vis dans l’enchantement d’avoir quitté Paris les mains pures… Vous me garderez une fidélité sans deuil… Trente ans de vie ne vaudraient pas ce que nous allons faire en quelques semaines… » Et je voudrais que tous ici nous nous rendions dignes, s’il est possible, de les entendre filialement, ces dernières paroles qui ne sont pas un cri ni une « leçon », mais une confidence – c’est-à-dire une confiance. Mais Péguy avait dit aussi : « On ne meurt pas seulement de sa mort, mais de toute sa vie ». Cela fait songer à ce mot admirable d’Hécube dans Giraudoux : « On meurt toujours pour son pays : quand on a vécu en lui digne, actif et sage, c’est pour lui aussi qu’on meurt ». Péguy est mort de toute sa vie : et nous savons que, s’il n’était pas mort comme il est mort, les trente ans qu’il aurait pu vivre nous auraient donné la même leçon et le même exemple.

Qu’ils aient de quoi se faire entendre de tout homme, de tout Français en tout cas, qui ait le cœur bien placé, c’est ce que deux ou trois petites choses me prouvent entre cent autres : c’est la fidélité à Péguy d’un athée de gauche comme Félicien Challaye, d’un catholique de droite comme René Johannet : minces personnalités me direz-vous ? elles n’en sont que plus significatives. – Ce sont aussi les éloges que donna Gide au Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc. Oui, Gide, qui plus tard « exécutera » les « litanies kilométriques » d’بve ; Gide qui aura le front d’écrire de Péguy en 1943 : « Honneur, probité, bonne foi, c’est déjà s’en dessaisir un peu que de s’en targuer ». Eh bien, il disait vers 1912 : « Certes il faut des Colette Baudoche, mais il nous faut plus que cela. Que Péguy soit loué pour nous avoir proposé davantage ». La leçon de Péguy l’avait effleuré : elle avait mis, pour un instant, une vraie lumière dans ce misérable cœur qui ne cesserait de se flétrir de plus en plus dans ses fièvres douillettes… Et le dernier exemple, je le prends dans le souvenir personnel que je garde d’une soirée d’il y a douze ans[61], où à l’occasion du cinquantenaire des Cahiers, se réunirent pour parler de Péguy, chacun selon son cœur, cinq ou six hommes dont j’étais ; cela allait des confins de Maurras à ceux du progressisme : ce n’était pas un cénacle d’érudits, ce n’était pas une « table ronde » ; ce n’était pas une cave à controverses ni un salon mondain ; c’était pour un soir, un Cercle Charles Péguy…

Et maintenant, quel contenu plus précis peut-on donner aujourd’hui à une leçon de Charles Péguy ? Je vais être obligé dans un bref entretien comme celui-ci de simplifier et d’élaguer terriblement. Je ne pourrai en particulier faire état avec précision ni de l’évolution de Péguy pendant vingt ans, ni de l’environnement historique – Affaire Dreyfus, Lois de Séparation, Paix armée, Service de trois ans. Ce serait pourtant indispensable pour un homme si activement engagé dans les fluctuations de l’actualité de son temps, si peu claquemuré dans une tour d’ivoire ; et pour un homme si peu « installé », ce bergsonien si peu fixiste, qui donnait une telle prééminence au « se faisant » sur le « tout fait », et qui ainsi, plus que tout autre, devrait être présenté chronologiquement. Mais d’autre part Péguy a su joyeusement bafouer les méthodes d’approche chronologique et biographique, quand Lanson les appliquait à Corneille ! Cela me servira d’excuse, à moi qui ne veux pas faire ici une « leçon » sur la leçon de Péguy. Je négligerai donc la méthode qu’il appelait celle du « chemin de fer de ceinture ». Je prendrai directement un Péguy tout debout devant nous, tel qu’il se propose et s’impose au cœur.

Je ne traiterai pas de sa pensée religieuse. Ce sera une lacune très grave, tant il est vrai que ce que Péguy pense et croit de toutes choses est de plus en plus éclairé des ouvertures spirituelles qui se font en lui. Lorsqu’il choisit lui-même des « exemples », Jeanne d’Arc, saint Louis, Polyeucte, Antigone, ce n’est pas seulement pour l’« inspiration » qu’il trouve auprès d’eux, mais pour l’« intercession », qu’il attend d’eux en esprit de foi, d’espérance et d’amour. Et ceci dès le temps de sa première Jeanne d’Arc, et lorsqu’il écrivait si bravement (1900) : « Les treize ou quatorze siècles de christianisme introduits [oh ! ce mot !] chez mes aïeux, les dix ou douze ans d’instruction et parfois d’éducation chrétienne sincèrement et fidèlement reçus ont passé sur moi sans laisser de traces… » En fait, s’il croit, à cette date, avoir totalement évacué le christianisme, c’est parce qu’il en a élaboré une transposition complète, rigoureuse, en termes corporels et laïcs : fraternité au lieu de communion, solidarité au lieu de charité ; bonheur au lieu de salut ; révolution morale au lieu de conversion ; misère au lieu d’enfer, etc. D’où l’on peut conclure, ou bien qu’il a en effet éliminé le christianisme dont il laisse tomber la coque vide ; ou bien qu’il y est enraciné à jamais sans vouloir l’admettre : et la rapidité avec laquelle cette transposition se lézarda et s’écroula montre assez que c’est la seconde hypothèse qui est la vraie. Ainsi, chez Péguy, dissocier la leçon civique, patriotique, morale, de Jeanne d’Arc, de saint Louis, d’Antigone même – cette païenne à qui la grâce ne manque pas – de leur leçon chrétienne, ce serait fausser les perspectives.

Je dois laisser aussi de côté l’étude de ce qu’on pourrait appeler l’« homme moral » chez Péguy. Autre exclusion qui serait impardonnable, si elle devait être absolue, devant cet homme, qui dès ses vingt ans, déclarait : « La révolution sera morale ou elle ne sera pas ». Mais enfin, pas plus qu’une causerie religieuse, je n’ai à faire ici une causerie morale. Il faudrait montrer en Péguy un homme non pas « vertueux » mais farouchement honnête, violent certes, mais désintéressé, voué sans remède ni compromissions à la pauvreté, malgré les calculs mirobolants qu’il fonda sur une édition de grand luxe de Polyeucte ou sur un Prix de Littérature de l’Académie française pour renflouer les Cahiers dont il se disait modestement le gérant (l’un et l’autre rêve avorta). Il faudrait parler de l’épisode, soigneusement caché par lui, de la lutte qu’il livra et gagna, vers 1910, pour la fidélité conjugale contre la tentation d’un très bel et très noble amour : c’est cela qui se joue sous les Quatrains où il oppose le jeune homme Bonheur et le jeune homme Honneur. La lumière de la vie, c’est l’honnêteté, chez cet homme qui, un jour de bonhomie, a dit : « Les honnêtes gens, il y en a plus qu’on ne croit ; on les reconnaît très facilement. ہ quoi ? ہ ceci qu’ils font les mauvais coups plus maladroitement que les autres ». Et un jour d’amertume – il en eut beaucoup, et de terribles : « Quand un homme a l’honnêteté dans le sang, en ce monde où nous vivons, il est perdu ».

Tout cela, en un temps où l’honnêteté ne court certes pas les rues ni les demeures, depuis les palais jusqu’aux terrains vagues, c’est une leçon. ہ aucune des trois grandes catégories de la noblesse humaine, sagesse, héroïsme, sainteté, Péguy n’est étranger. Mais sur ce qu’il a, et sur ce qui lui manque, sous ces trois aspects, c’est à nous, dans le for intérieur, de nous interroger, devant nous-mêmes et pour notre édification intime, cela ne se pratique pas et ne se dirige pas du haut d’une estrade. Je resterai donc, assez gauchement sans doute, à mi-chemin entre un exposé doctrinal et une direction de conscience, ne me sentant pas qualifié pour vous proposer ici ce soir ni l’un ni l’autre.

Et je grouperai ce que je voudrais vous dire sous trois chapitres : Péguy et la vérité ; Péguy et la justice ; Péguy et la patrie. En voyant l’état où elles sont toutes trois aujourd’hui, dans les faits et dans les esprits, je crois que ces réflexions ne seront pas inactuelles.

 

Péguy et la Vérité

 

« Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste : voilà ce que nous nous sommes proposé… Aux bons bourgeois et aussi aux bons camarades, qui voulaient se réfugier commodément dans le silence, n’avons-nous pas bien souvent coupé la retraite en leur disant brutalement : “Qui ne gueule pas la vérité, quand il sait la vérité, se fait le complice des faussaires et des menteurs…” Voilà ce que nous proclamions au début de cet hiver. Cette proposition est-elle annuelle ? Bisannuelle ? Fond-elle avec la gelée ? Voilà ce que nous déclarons encore contre les antisémites ». Ainsi s’exprimait Péguy dans le premier cahier de la première série, sous le titre de Lettre du provincial. Tout est dit, et je pourrais m’arrêter là, vous laissant le soin des innombrables applications… Cette proposition est-elle à éclipses, selon les saisons, et les sautes de vent ? Fallait-il taire les abus depuis six ans, ou les taire depuis six mois ? fallait-il taire ceux qui étaient commis, et faut-il taire ceux qui sont subis ? Faut-il ne jamais songer à la vérité qu’en lui accolant – sans le dire – un complément qui la fausse : vérité de parti, vérité de caste, vérité de gouvernement ou d’opposition, vérité de prudence – déshonorant la prudence qui est vertu, c’est-à-dire vaillance – vérité d’un certain côté du champ de bataille, ou de la barricade, ou de la barre ? « La vérité avec nous ! » Il n’y a pas de plus beau cri – à la condition que ce ne soit pas celui du défi ou de la mauvaise foi, à condition que le verbe qui y est sous-entendu ne soit pas à l’indicatif – la vérité est avec nous – mais au subjonctif, ou plutôt à l’optatif : la vérité soit avec nous ! c’est-à-dire, que ce cri soit à la fois un engagement et une prière.

Cette exigence de vérité, la seule qui ait le droit d’être inconditionnelle, Péguy n’a cessé de la rappeler : aux journalistes – le journal qu’il voulait fonder s’appelait le Journal vrai –, aux gouvernements, aux partis, aux candidats aux élections, à tous ceux qui avaient, prenaient ou revendiquaient charge de responsabilité sur les hommes. Il l’aurait dite à la R.T.F., au président de la République, à l’O.N.U., aux évêques, au Concile, au Pape, il l’aurait dite à Dieu le Père – mais pour celui-ci ce n’était pas utile, et Péguy préférait le faire parler : « Moi, dit Dieu, je ne trompe pas mon monde, je ne suis pas “vertueux”, je suis honnête homme, je tiens mes promesses ; je suis bon Français, dit Dieu… »

Bref, il faut servir la vérité, alors que le politicien, lui, se sert d’elle. ou bien s’il la « sert », c’est dans un tout autre sens : il la présente à sa façon, bien mijotée, bien cuisinée avec le fumet et les fumées souhaitables. Les ravages de ces fausses vérités sont terribles, et de deux manières. C’est le bourrage de crâne qui donne bonne conscience à celui sur qui il s’exerce, bien sûr, cela va de soi et je n’insiste pas. Mais l’autre manière n’est pas moins grave. Elle s’en prend aux âmes généreuses, scrupuleuses qui se reprocheraient d’accaparer abusivement vérité et justice. Car alors, par souci d’abnégation, ces consciences-là en viennent à se livrer pieds et poings liés à la propagande adverse, à accepter aveuglément son vocabulaire et ses positions ; cela s’appelle de très beaux mots, comme esprit de dialogue, compréhension d’autrui, ouverture au prochain, fraternité. Mais en fait cela consiste souvent, pour être trop bien gardé contre la tentation de penser automatiquement : « la vérité c’est nous qui l’avons », à décider automatiquement : « c’est nous qui avons tort toujours ; la vérité c’est eux qui l’ont ». Et ainsi, le souci de fair play arrive à faire le jeu du tricheur d’en face. C’est ce que Péguy ne pardonnait pas au pacifiste Gustave Hervé. Si nous regardons autour de nous, ce type de trahison de la vérité par aveuglement inverse – non par égoïsme cynique mais par altruisme mal compris – est très répandu. C’est la tentation des belles âmes, comme l’autre est la tentation des simples et des brutaux. Ainsi voit-on des chrétiens, des Français dont la conduite semble ne pouvoir s’expliquer que par l’idée qu’ils ont honte d’être chrétiens, d’être Français – mauvaise honte qui prostitue et renie cela même où devrait se placer notre honneur. Tel est l’effet possible des « propagandisations » adverses lorsqu’elles jouent sur le terrain qui n’est que trop prêt, par générosité, à les recevoir. On l’a vu hier, et avant-hier, avec un Brasillach, bien avant encore, lorsque le jeune Dumouriez, militaire français de dix-huit ans, partit pour la guerre de Sept ans « faisant, nous dit-il, des vœux pour le grand Frédéric » ou lorsque Voltaire applaudissait à l’invasion de la Pologne par 400 000 soldats russes en disant : « C’est la rentrée du genre humain dans ses droits, la victoire de l’esprit pacificateur sur l’esprit persécuteur ».

Mais où se rencontre surtout cette occupation des esprits par une vérité faussée ? Chez les « intellectuels » – et les nôtres à cet égard sont les dignes successeurs de ceux du XVIIIe siècle. « Dire bêtement les vérités bêtes… ». Mais les vérités bêtes, celles qui crèvent les yeux, nous ne voulons pas les voir. Et ceux qui nous les disent tout bêtement, nous les mettons hors de jeu. Devant de tels exploits dialectiques ou pathétiques de nos idéalistes – au sens, hélas, où l’idéal n’est pas ce qui s’oppose à la veulerie, mais ce qui s’oppose au réel – une des leçons que je puise chez Péguy, c’est le courage de consentir à être bête, à trouver, quand il est midi, qu’il est midi, au lieu de le chercher à quatorze heures, ou à minuit.

Il y aurait à méditer sur le bon usage de l’intelligence ; à observer qu’il ne suffit pas d’être intellectuel pour être intelligent, clairvoyant, bienfaisant, et qu’il existe une variété particulière de sottise et de malfaisance qui sont la sottise et la malfaisance des intellectuels. Il faudrait évoquer ici les grandes batailles de Péguy contre les intellectuels patentés, qui cumulent les avantages de tous les prestiges officiels avec ceux de la hardiesse révolutionnaire, bénéficiers discoureurs, professeurs commendataires, et signataires de manifestes ; devant eux, contre eux, Péguy dresse la sagesse droite et consciencieuse du peuple – au temps, dit-il, où il y avait un peuple, c’est-à-dire autre chose que des électeurs et des syndiqués ; la sagesse ignorante de sa grand-mère, qui ne savait même pas « lire, écrire et compter ». Il est de ce peuple, il veut en être et le rester, paysan et artisan. C’est sa force et sa dignité, c’est son honneur.

Marcel Aymé, dans une nouvelle humoristique, nous montre un richissime industriel dont le fils affiche un non-conformisme inquiétant : n’a-t-il pas fondé un journal cyniquement réactionnaire ? Le père menaçant et suppliant, tance le rebelle : « Voyons, mon enfant, réfléchis, reprends-toi. C’est si facile de brandir son cœur, de montrer de grands sentiments ! Et crois-moi, non seulement ça ne coûte rien, mais on en est toujours récompensé. Au fond, qu’est-ce que je te demande ? D’être pour le peuple, comme tout le monde ! D’être révolutionnaire, comme nous tous ! » Eh bien, Péguy ne veut pas être pour le peuple, « comme tout le monde ». Il veut être peuple : révolutionnaire comme lui, traditionaliste et réactionnaire comme il sait l’être quand il reste éclairé, nourri par la vérité des choses, de sa situation, de ses tâches, de ses joies, de ses peines, bref de sa conscience qui n’a pas de diplômes, mais qui a des titres. Il me semble que Péguy vendrait d’un cœur léger, et pour rien, toute la philosophie sartro-beauvoirienne, par exemple, toutes les considérations émancipatrices du Deuxième sexe pour l’étonnante, la profonde vérité d’un mot « ouvrier » admirable qui me fut dit un jour par un mécanicien en me parlant de sa femme malade : « Qu’est-ce que vous voulez, les femmes, c’est de la mécanique trop poussée ». Toutes les grandeurs et toutes les misères de la condition féminine sont là… L’œuvre de Péguy est pleine de tels mots, recueillis par lui, ou dits par lui, car il était de cette sagesse-là, de cet esprit de vérité-là, qui donne tant à penser, et tant à aimer. Lui le normalien, l’intellectuel, et parfois le pédant – pédant en gros souliers, ce qui sauve tout[62] – il se voulait ouvrier. Et non pas au sens que des intellectuels ont donné au terme en en faisant la pièce centrale d’un système d’idéologie et de mythe (à tel point que si la « classe ouvrière » échappe à ce cadre, tant pis pour elle, car c’est elle qui a tort) mais au sens où l’ouvrier est celui qui fait œuvre concrète, précise, réelle, avec des mains intelligentes, attentives, consciencieuses. Péguy le typographe (« la typographie, qui est un des plus beaux art-et-métier ») qui, à défaut de se salir les mains de terre et de cambouis, se les salissait d’encre d’imprimerie, c’est une belle leçon de vérité, parce que c’est une belle leçon de conscience professionnelle, et d’amour du devoir d’état, celui que nous devons tous commencer par remplir fidèlement pour accomplir ainsi vraiment et de proche en proche, humblement et fièrement, c’est-à-dire sans orgueil et sans vanité, notre devoir d’état. Intellectuel, ce n’est pas un métier ; donc ce n’est pas une référence, en aucun sens du terme. Journaliste, avocat, professeur, étudiant, ce sont des métiers ou des tâches, et les problèmes qu’ils posent à la conscience, il ne faut pas les formuler : que dois-je à mon rôle d’intellectuel ? mais : que dois-je à mon métier de journaliste, d’avocat, de professeur, d’étudiant ?… Les questions sont les mêmes, mais cette façon de les poser change tout, parce qu’elle rendra la réponse vraie – en même temps d’ailleurs que plus difficile : il ne s’agit plus de savoir comment nous servir des dons reçus, mais comment servir notre vocation pour donner ce que nous devons.

 

Péguy et la justice

 

J’aurai peu de temps, je le crains, pour traiter les deux autres points. Mais aussi bien n’ont-ils pas été engagés déjà, puisque si la justice et la patrie ont des droits sur nous, il ne peut s’agir que de la vérité de la justice et de la vérité de la patrie ? Et cette vérité est double : il la faut concrète, et il la faut loyale.

Concrète justice. Nul n’a mieux dénoncé que Péguy la vanité et le caractère funeste des grands mots vagues. Bossuet l’avait déjà vu en disant à propos de Cromwell, le Protecteur : « Quand on a une fois trouvé le moyen de prendre la multitude par l’appât de la liberté, elle suit en aveugle, pourvu qu’elle entende seulement le nom ». L’ةgalité, voici comme la juge Péguy : « avoir un privilège, tel est le rêve de tout égalitaire, particulièrement de tout égalitaire français ». Liberté abstraite qui couvre l’oppression et l’exploitation sociale et politique ; ةgalité abstraite qui couvre privilèges et dépossessions ; Fraternité abstraite qui couvre l’indifférence ou la haine ; Justice abstraite qui couvre les dénis de justice et les iniquités positives.

La liberté, l’égalité, la fraternité, la justice concrètes, Péguy au début de sa vie ne les voyait que dans la République socialiste universelle, la cité harmonieuse : autant dire qu’il ne les voyait qu’en rêve. Et peu à peu, voici qu’il les découvre réelles, dans le passé national, incarnées de façon radieuse dans ses héros, de façon obscure, mêlée, mais réelle, dans tous les pauvres bougres et les braves gens d’une France de chrétienté. Autre rêve ? Peut-être bien. Mais est-ce la faute de Péguy, et la nôtre, si nous sommes conduits à la fuite vers le passé ou vers l’avenir pour imaginer enracinées des valeurs qui autour de nous ne font que flotter au gré des mots ? D’ailleurs ce qu’il faut dire, ce n’est pas que Péguy fuit vers l’avenir ou le passé : il découvre, il redécouvre le nœud, transtemporel si je puis dire, du christianisme entre ce qui est pur et ce qui est engagé. Son socialisme postulait une révolution universelle, son christianisme appelle une révolution temporelle. Il a fait de terribles commentaires, du dimitte nobis debita nostra, du deposuit potentes de sede, et exaltavit humiles. « Il y avait, dit-il, plus de christianisme dans notre socialisme que dans toute la paroisse Saint-Philippe-du-Roule et celle de Saint-Honoré-d’Eylau ». Il le dirait aujourd’hui encore, je pense, même si les prédicateurs de nos églises, et celles-là comme les autres, ont changé de manière, par exemple en renonçant à prêcher la dévotion aux saints et l’amour de la patrie ; car les chrétiens d’aujourd’hui, qui ne sont que des hommes, et des hommes de leur siècle, ce qui n’est pas un éloge pour Péguy, sont toujours en retard d’une justice ; ils découvrent Pierre pour couvrir Paul, quand celui-ci n’a déjà plus tellement froid.

La justice concrète et loyale, pour Pierre et pour Paul, voilà Péguy, qui rejoindrait ce beau mot de Lyautey « La plupart des erreurs des hommes viennent de ce qu’ils mettent la conjonction ou là où il faudrait la conjonction et ». Justice pour Dreyfus accusé et condamné par une erreur qui en s’obstinant devient criminelle. Toute la justice, mais rien que la justice : cela veut dire non pas grâce et amnistie, mais révision et acquittement. Rien de plus : car ce ne serait pas justice de faire de Dreyfus qui n’est qu’une victime, un héros, un martyr qu’il n’est pas. Justice pour les persécutés et les opprimés où qu’il soient, pour les Arméniens contre les Turcs, les Polonais contre les Russes, les Alsaciens-Lorrains contre les Allemands, les Juifs partout où on les déteste ou les massacre, les curés et les moines là où on les chasse, pour les Africains blancs ou noirs, Boers ou Congolais contre les Anglais, les Belges et les Français, « Nous sommes résolus à publier toute la vérité, même si cela peut desservir nos amis et servir les adversaires ». C’est en procédant de la sorte, évidemment, qu’on déconcerte ses amis, qu’on apparaît comme un lâcheur (par fidélité vraie), comme un râleur, comme un être « impossible », c’est aussi la carrière d’un Bernanos et d’une Simone Weil. Elle a dit, celle-ci : « La justice, cette perpétuelle fugitive du camp des vainqueurs ». Je n’ai pas besoin, après ce que nous avons vu depuis vingt-cinq ans, d’en donner des exemples. C’est justement cette pensée installée, mécanisée, dans certains esprits, qui les porte au défaitisme systématique, nous l’avons vu.

Mais la pensée de Péguy n’admet aucun automatisme. Elle nous dit : il ne faut jamais « triompher », ni dans le succès, ni dans la débâcle, ni l’un ni l’autre ne justifient rien ; ni l’un ni l’autre ne sont, en soi, des victoires morales, ce serait trop facile. La justice d’une position (d’une lutte ou d’un accord, d’une conquête, d’un maintien ou d’un retrait) se mesure à la qualité, haute ou basse, de la paix qu’elle vise et de celle qu’elle obtient. Ce qui consacre une cause, ce n’est pas la supériorité matérielle de ceux qui la soutiennent. Mais ce n’est pas non plus leur infériorité : cela, personne ne le croit. Car si on le croyait vraiment, il faudrait s’employer de toutes ses forces à maintenir cette infériorité, c’est-à-dire, ô paradoxe, à servir la cause forte, celle qui serait mauvaise. Malgré le brouillage des consciences on n’a encore jamais vu ça. La vérité c’est que l’événement, s’il a des droits sur nos calculs et nos plans, n’en a aucun sur nos consciences : avant et après Stalingrad, ce que nous devions penser de la guerre germano-russe n’a pas changé d’un iota. Et cela permettrait, soit dit en passant, de refuser au « sens de l’histoire » tout droit de nous prescrire une attitude qui serait tenue pour juste, sous prétexte qu’elle lui serait conforme : elle risquerait trop d’être sans justice, parce que le sens de l’histoire est le dernier en date des vocables où se cache la vieille tentation de céder devant les forces tenues pour irréversibles – et d’être sans justesse, parce que le sens de l’histoire n’est pas si clair, si rectiligne, si irréversible qu’on veut bien nous le dire.

La justice, certes, a plus de chance d’être chez les faibles, mais ce peut être seulement parce qu’ils ne sont pas en situation d’abuser d’une force qu’ils n’ont pas. تtre juste envers eux, ce n’est pas leur donner raison, mais leur donner dévouement et amour. Où sont-ils ces faibles ou ces vaincus ? Partout derrière les murs, et ce sont des murs de prison – et il y a des territoires entiers qui sont des prisons ; partout sur les chemins, si ce sont les chemins de l’exil – et il y a des territoires entiers qui, étant des lieux de refuge, sont aussi des lieux d’exil. Et si c’est la police et la justice qui les y ont jetés, raison de plus pour les aimer et les aider, parce que nous y avons une sorte de responsabilité collective. L’ةtat fait justice, comme on dit ; mais en matière politique, jamais, en aucun cas, sous aucun régime, il ne peut faire la justice, parce qu’il est par définition juge et partie dans ses décisions. Pour faire la justice, à travers les fluctuations des événements, les malfaçons des institutions et les soucis des hommes en place, il faut autre chose que l’ةtat, autre chose même que le droit : il faut des consciences, morales et civiques, pour entendre, pour faire entendre, la voix muette du malheur.

Ici encore, Simone Weil prend le relais du Péguy des Suppliants parallèles :

 

J’ai le droit… Vous n’avez pas le droit… Ces formules rendent impossible de part et d’autre toute nuance de charité… La justice consiste à veiller à ce qu’il ne soit pas fait de mal aux hommes. Il est fait du mal à un être humain lorsqu’il crie intérieurement : « Pourquoi est-ce qu’on me fait du mal ? » Il se trompe souvent dès qu’il essaie de se rendre compte quel mal il subit, qui le lui inflige, pourquoi on le lui inflige. Mais le cri est infaillible. L’autre cri si souvent entendu : « Pourquoi l’autre a-t-il plus que moi ? » est relatif au droit. Il faut apprendre à distinguer les deux cris, et à faire taire le second le plus qu’on peut, avec le moins de brutalité possible, en s’aidant d’un code, des tribunaux ordinaires et de la police. Mais le cri « pourquoi me fait-on mal ? » pose des problèmes tout autres, auxquels est indispensable l’esprit de vérité, de justice et d’amour.

 

Péguy et la patrie

 

C’est parce qu’il entend ce cri que Péguy fait écho aux protestations des collectivités opprimées, celles en particulier qui sont soumises au régime colonial. Mais jamais on ne le voit maudire la France : il la célèbre au contraire dans ses croisades, dans ses conquêtes européennes et lointaines depuis 1792. Il a même cette phrase célèbre : « Quand les Français vous disent “Nous allons nous tailler un Empire”, ne les croyez pas, ils vont propager des libertés ». Voici Péguy devant la réalité loyale et concrète de ce qu’est, pour lui, la patrie française.

Et d’abord, devant cette formule qui peut paraître si scandaleuse, essayons de voir clair. En fils spirituel de ce Michelet dont l’histoire est un immense panégyrique de la geste du peuple de France, Péguy n’applique-t-il pas le procédé dont parlait Bossuet à propos de l’ancienne ةgypte (à bon entendeur, car c’est à ses propres oraisons funèbres qu’il songeait) : « En faisant l’éloge des Pharaons, on leur dictait en réalité un devoir », on les invitait à se montrer dignes de l’encens qu’on leur prodiguait : ces flagorneries étaient des leçons. Et puis, est-il vrai, ou non, à travers les siècles, que la France a porté, là où elle est allée, la nouvelle de l’ةvangile et celle des droits de l’homme ? Enfin et surtout, cette prédilection de l’amour qui nous lie si légitimement aux nôtres, qui le donnera à la France, si ce ne sont pas les Français ? Qui l’aimera pour ce qu’elle est, une patrie, une mère, sinon ceux qui sont ses fils ?

Avez-vous remarqué que le mot de patrie est en train de tomber en désuétude ? On dit nation, collectivité, communauté, cité (justement, comme par hasard, en un temps où les cadres politiques sont à tel point changés que le mot de cité ne peut plus avoir le sens concret et loyal, le sens de piété qu’il avait pour les Grecs). Tous ces termes sont des contrefaçons, ou des ersatz à demi fuyants. On aime mieux parler de communauté nationale, de communauté familiale que de patrie, de foyer. C’est la même chose, me direz-vous ? Cela est même plus riche, avec ce mot de communauté. Je ne le pense pas. Je crois que ce que l’on fuit, instinctivement, c’est l’idée d’héritage qui est dans la patrie, dans le foyer. Et c’est ce mot d’héritage justement, qui illumine la pensée de Péguy, comme il martèle des centaines de vers dans بve.

Notre siècle a la phobie de l’héritage sous toutes ses formes. Il n’y voit qu’un poids, un carcan, ou bien un privilège injuste dont il est noble de se débarrasser. Cette psychose joue partout, en art, en littérature, en morale. On dirait que nous ne pouvons nous sentir nous-mêmes qu’à condition de ne prendre la suite de personne, et surtout pas de nos pères. L’analyse du vocabulaire en vogue serait ici frappante : « partir de zéro, faire table rase, révolte, refus, défi, dire non… » Nous ne parlons que de nous épanouir, en y mettant comme condition première d’avoir coupé nos racines.

C’est ici que se découvre la leçon organiciste, végétale, dirai-je, de Péguy : « Il faut que France, il faut que Chrétienté continuent. ». Nous sommes des héritiers, et les héritiers du plus beau royaume sous le ciel, et de la plus belle histoire. Hors de cet héritage, nous ne sommes rien, – et en tout cas nous ne sommes pas nous ; – en brisant, en laissant briser ces liens profonds, nous nous aliénerions, nous serions traîtres et nous serions fous. La prison des routines, du chez-soi étroit et des complaisances toutes faites, il faut y échapper, mais ce n’est point là la patrie. Ne soyons pas comme le tigre d’un apologue de Chesterton qui, dans la haine qu’il avait des barreaux de sa cage, en était venu, la pauvre bête, à vouloir, dût-il s’écorcher, se débarrasser des rayures de son pelage. La patrie pèse ? elle ne pèse que comme un regard respecté et aimé peut parfois peser sur nous pour nous adresser un appel ou un reproche d’amour. L’héritage, à tout cœur bien né, c’est un appel à mériter. Mais nous sommes tous peu ou prou contaminés du plus mauvais Gide, celui qui célèbre le fils prodigue lorsqu’il quitte son père et dilapide son patrimoine, et non pas lorsqu’il les retrouve dans le remords. Oui, on se sent gêné, à cause de Gide et de bien d’autres (à cause de Déroulède aussi bien sûr) de déclarer tout bêtement, parce que c’est vrai, qu’il y a plus de grandeur que de servitude à se reconnaître fils de sa patrie et fier de ses compatriotes. ہ ceux-ci, sous cent formes, nous leur disons : « Qu’y a-t-il, entre toi et moi ? » Ce qu’il y a ? notre mère, dont nous ne voulons plus reconnaître en eux le sang.

Certes le nationalisme a été le fourrier des pires erreurs, mensonges et violences ; il l’est encore, il l’est ne l’oublions pas, partout où il déchaîne ses toxines. Mais appelons encore en marge de la leçon de Péguy celle de Simone Weil, que nul n’accusera de s’être laissé contaminer d’ivresse cocardière : « Patriotisme. On ne doit pas avoir d’autre amour que la charité. Une nation ne peut être un objet de charité. Mais un pays peut l’être, comme milieu porteur de traditions éternelles. Tous les pays peuvent l’être. “Pays”, c’est ici : patrie ».

Tout est dit, et si je semble ici trahir la lettre de la leçon de Péguy au pantalon rouge, je ne crois pas trahir son esprit profond. Il n’aime pas Maurras, et l’on voit assez pourquoi : Maurras, comme d’autres, se fait une certaine idée de la France, et si nécessaire et si noble que soit cette attitude – Péguy aussi se faisait une certaine idée de la France – elle est dangereuse, parce qu’elle peut conduire à mépriser, voire à renier la patrie telle qu’elle est, dans la mesure où elle ne coïncide pas avec la définition qu’on s’en est donnée. Mais si la patrie est d’abord un fait, si notre nom de Français est d’abord éprouvé comme inscrit dans nos fibres, lié à notre être, avant de l’être à notre avoir, comme étant notre nom (nom propre et pourtant commun avec d’autres, des prochains, aussi bien que notre nom de famille et de baptême), alors tout ce qu’il peut nous demander de terrible, tout ce qu’il peut nous infliger de cruel, c’est en lui et pour lui que nous le souffrons, en honneur et en sacrifice.

Ainsi a vécu Péguy et ainsi est-il mort. Ainsi saluait-il la vie et eût-il salué la mort de Psichari… Il écrivait à celui-ci une lettre qui donne les dimensions de son patriotisme :

 

Les Français, mon ami, ont repoussé deux grandes fois les barbares. Vous vous en souvenez certainement. Une première fois, habilement dissimulés sous le nom de Grecs, ils repoussèrent, ils refoulèrent l’Orient perse […] dans une sorte de plaine en pente qui se nommait la plaine de Marathon, où il y avait un coureur […] La deuxième fois, revêtus du nom de Romains, ils arrêtèrent, ils repoussèrent, ils refoulèrent l’Orient punique, le même Orient, qui pour mieux nous tourner […] s’était fait le Midi. Et ils allèrent le chercher jusque chez lui. C’est cet antique repoussement […] que vous poursuivez aux héroïsmes des guerres mauritaniennes. Grec, héritier de la sagesse antique. Soldat qui dans le défaut de nos professeurs maintenez, défendez la culture. Français héritier de la culture antique et de la même culture française. Latin, Romain héritier de la paix romaine, héritier de toutes parts, héritier de toutes mains, Romain héritier de la force romaine, Romain héritier de la loi romaine, Romain héritier du droit romain ; jus atque lex, le droit et la loi, l’administration, le droit romain, la loi romaine ; la province romaine ; Pacificateur, ةdificateur, Organisateur ; Codificateur, Justificateur […]. Vous qui avez encore votre première âme. Vous qui au besoin maintiendriez la culture par la force. Et au besoin, comme il faut, par la force des armes.

 

Le morceau est beau et mérite d’être médité. Ce n’est, à mon sens, pourtant pas le dernier mot de la leçon patriotique de Péguy. Jus atque lex… ce n’est pas le dernier mot de son âme ; ici, c’est le cornélien qui parle et les sentiments cornéliens sont « impurs » s’ils sont seuls à animer le patriotisme. Mais je lis dans Simone Weil – toujours elle –, ceci : « Il y a un mobile non moins énergique, absolument pur, et répondant aux circonstances actuelles (1942). C’est la compassion pour la patrie : ce sentiment de tendresse poignante pour une chose belle, précieuse, périssable, est autrement chaleureux que celui de la grandeur nationale ; la compassion a les yeux ouverts sur le bien et le mal qu’il y a dans la patrie, et trouve dans l’un et l’autre des raisons d’aimer ». C’est cette compassion, pour l’Alsace et la Lorraine, qui animait Péguy. Et aujourd’hui, par exemple, y avait-il, oui ou non, en Algérie chez les pieds-noirs et chez les musulmans, une part vivante de la patrie ? Si oui, à cette portion de la patrie, compromise dans les iniquités exercées, mais persécutée aussi par la terreur et les massacres, a-t-on donné et en actes et en paroles la compassion de charité qu’elle méritait ? Avoir perdu courage et faire perdre courage sur ce point, même si « la force des choses » a pesé lourd en ce sens, cela devrait au moins laisser un remords. Il n’est pas raisonnable, il n’est pas loyal, il est trop commode de faire porter tous nos remords de Français sur la France de nos pères ou sur celle de papa ; notre remords à nous, si nous l’endormons, qui l’éprouvera : en laisserons-nous le soin à nos petits-fils ?

Nos enfants… C’est bien le regard fixé sur eux que nous quitterons ce soir la leçon de Péguy – pour ne pas le trahir. Cette continuité dont il est, il la veut vers l’avenir comme vers le passé. Les paroles les plus belles qui aient été dites en ce siècle sur la paternité – cette grande absente, cette grande bafouée du monde moderne – ? c’est lui qui les a dites. Quand l’âge tourne et que l’horizon est bouché de nuées et de foudres, quand la vérité, la justice, la patrie nous dictent tant de choses nécessaires, et qui sont « impossibles » parce que tout va contre elles, quand on n’aurait plus le courage de rien entreprendre pour soi, de persévérer à rien pour soi, parce qu’on sait qu’on n’en sera pas humainement récompensé et que c’est trop amer et trop ingrat – alors c’est pour nos enfants, Péguy le sait, le dit, le montre, que nous trouvons ce courage.

Nos enfants… Avez-vous remarqué que depuis deux siècles peut-être il n’est pas un seul des hommes qui ont successivement entraîné les esprits, auquel un père de famille eût osé sans réticence confier ses fils à élever ? Rousseau, Lamartine, Rimbaud, et Barrès, et Gide, et Sartre, et Malraux ? Malgré l’admiration qu’ils méritent, nous sentons bien, alors même que nous les suivons, que cette confiance-là, nous ne l’accorderions pas. C’est un instinct qui ne trompe pas. Et il serait peut-être temps de ne plus prendre pour maîtres de pensée et d’action des gens auxquels nous ne remettrions pas les âmes de nos enfants.

Mais quand je cherche sur l’échiquier politique, moral, spirituel, quelqu’un aujourd’hui vivant pour nous donner leçon, à nous et à eux, je ne découvre pas de voix plus haute que celle qui s’est tue voici bientôt cinquante ans, et qui est si vivante : il dépend de nous de la faire vivre, plus rayonnante encore, et non pas comme une nostalgie, mais comme une promesse ; et non pas en esprit de regret vers hier mais d’espérance et de fidélité pour demain – il nous l’a demandé : une fidélité sans deuil.

 



 


 

Le Porche

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Chaque article sera accompagné de l’indication du nom et du prénom – et, pour les Russes, du patronyme – de l’auteur, ainsi que de ses titres et de ses coordonnées (adresse, téléphone, télécopie, courriel...). L’article n’engage la responsabilité que de son auteur. Les manuscrits, tapuscrits et disquettes ne sont pas retournés, sauf accord spécifique préalable.

 

 

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La mise en page est réalisée par Claude Foucher.

La couverture a été dessinée par Joseph Meyer.

 

 

ISSN 1291-8032



1 Nous publions ici l’ébauche d’une étude à laquelle travaillait Vladimir Raïtsess au moment de sa mort. Lors de notre dernière entrevue, il voulut bien nous en confier la traduction et la diffusion en France, ainsi que celles de son livre sur Jeanne d’Arc (qui vient d’être réédité en Russie) et de son essai sur la « commune d’Agen ». Nous ne désespérons pas de pouvoir un jour faire profiter le public français de ces deux derniers ouvrages. Nous faisons précéder son étude sur « la bergère de Domremy » d’un article qu’a publié dans la revue russe Srednie Vieka (« Moyen-آge », n° 59, 1997) son ancien étudiant Youri Malinine, aujourd’hui professeur à l’Université de Saint-Pétersbourg, à l’occasion de la mort de son maître et ami. Cette courte biographie décrit l’homme et le savant que fut Vladimir Raïtsess, mais aussi les conditions de vie qui étaient celles d’une grande partie de l’intelligentsia en Union soviétique.

1 L’article publié est la dernière étude, restée inachevée, de Vladimir Ilitch Raïtsess. Après sa mort, à l’automne 1995, ce texte fut transmis par son épouse, Stella Israïlovna Abramovitch, une des plus célèbres spécialistes de Pouchkine (qui est décédée bientôt après) à Youri I. Bessmiertny pour être publié.

Vladimir Raïtsess n’a pas besoin de recommandation : il est reconnu comme l’un des plus grands spécialistes de la France des XV-XVIes siècles et comme l’un des spécialistes les plus en vue de ce qu’on appelle les études johanniques. Un vie particulièrement difficile a empêché Vladimir Raïtsess de réaliser beaucoup de ses projets, y compris celui-ci, qui se proposait d’analyser les péripéties étonnantes de la réception du phénomène de Jeanne d’Arc aussi bien chez ses proches successeurs que chez les innombrables chercheurs des deux derniers siècles. L’article publié est l’une des ébauches préparées pour ce livre qui ne fut pas écrit.

2 Ce n’est absolument pas exagéré. Dans un manuel pour les instituts pédagogiques on pouvait lire ceci : « Dans différentes régions commencèrent des actions de guérillas contre les Anglais. L’un des ces mouvements de partisans [?!] est lié au nom de la jeune paysanne Jeanne d’Arc et il eut une grande influence sur le cours de la guerre ». (V.F.Semenov, Histoire du Moyen-آge, Moscou, 1949, p. 178). C’est avec de telles idées que fut élevée toute une génération de maîtres – et par conséquent d’élèves.

3 « Images de Jeanne d’Arc. Hommage pour le 550e anniversaire de la libération d’Orléans et du Sacre », Catalogue de l’exposition, Paris, 1935.

4 De mirabili victoria cuiusdam Puellae de post faetantes receptae in ducem belli exercitus regis Francorum contra Anglos.

5 Cf. dans le « Petit Robert », s. v. « bergère », cet exemple : « la bergère de Domrémy : Jeanne d’Arc ».

6 Chronique d’Antonio Morosini, Extraits relatifs à l’histoire de France, introduction et commentaire par Germain Lefèvre-Pontalis, texte établi et traduit par Léon Dorez, Librairie Renouard, 4 vol., 1898-1902, vol. 3, p. 54.

7 Jules Quicherat, Procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne d’Arc, dite la Pucelle, 5 t., 1841-1849, t. V (désormais : Q).

8 Jules Quicherat, « Une relation inédite sur Jeanne d’Arc », Revue historique, n°4, 1877, pp. 335-336.

9 Q., t. V, p. 301.

10 Pierre Tisset et Yvonne Lanhers, Procès de condamnation de Jeanne d’Arc, 3 t., 1970-1971, t.1, p. 46. (désormais : T).

11 T, t. I, 65.

12 Pierre Duparc, Procès en nullité de la condamnation de Jeanne d’Arc, 2 t., 1977-1979, t. 1, 253. (désormais : D).

13 Ibid., p. 258.

14 Ibid., p. 275.

15 Ibid., p. 285.

16 Q, t. V, p. 116.

17 Q, t. V, pp. 116-117.

18 D, t. I, p. 326.

19 Ibid., p. 328.

20 Q, t. V.

21 Lettre publiée par le Docteur Mercati dans Studi e documenti di Storia e Diretto, déc. 1894 ; voir P. Ayroles, La vraie Jeanne d’Arc, t. IV, éditeur et année si possible

22 Libre traduction de Rom. 11, 20 ; 12, 16.

23 T, t. I, p. 139.

24 J. Huizinga, L’Automne du Moyen-آge, Payot, 1975, pp. 159-160.

25 D, t.I, p. 325.

26 Ibid., p. 383.

27 Ibid., p. 290.

28 D, t. II, p. 236.

29 Q, t. IV, p. 155.

30 D. Fraioli, The Image of Joan of Arc in fifteenth century French Literature, dissert. pour le Ph.D., Univ. de Syracuse, 1981, pp. 55-61. Cette excellente étude n’est publiée qu’en partie.

31 J. Bujeaud, Chants et chansons populaires des provinces de l’ouest, Clouzot, 1866, t. 2, p. 194 : « Petite bergerette / ہ la guerre tu t’en vas… / Elle porte la croix d’or / La fleur de lys en bas ».

32 E. von Jan, Das literarische Bild der Jeanne d’Arc. 1429-1926, Halle, 1928, p. 32.

[1] D, t. 1, 1977, pp. 434-435.

[2] Serge Obolenski, Jeanne, Pucelle de Dieu, YMCA-Press, 1988, p. 465 (en russe).

[3] Voir par ex. Lucie Smith, Joan of Arc, London, 1976, pp. 277-283 ; Georges Peyronnet, « Qui a tué Jeanne d’Arc ? », Bulletin de l’Association des Amis du Centre Jeanne d’Arc, hors-série, n° 1, 1996 ; Olivier Bouzy, Jeanne d’Arc. Mythes et réalités, éditeur ! il va lire cette note en plus !, 1999, pp. 127-129.

[4] T, t. 1, 1960, pp. 416-422.

[5] Journal de Clément de Fauquembergue, greffier du Parlement de Paris, 1417-1435, t. I-III, éd. par A. Tuetey, 1909, t. III, p. 14. Cité par Philippe Contamine dans « Naissance d’une historiographie. Le souvenir de Jeanne d’Arc, en France et hors de France, depuis le “ Procès de son innocence ” (1455-1456) jusqu’au début du XVIe siècle », De Jeanne d’Arc aux guerres d’Italie. Figures, images et problèmes du XVe siècle, Orléans, pp. 139-162.

[6] S.K.Satourova, Officiers du pouvoir. Le Parlement de Paris dans le premier tiers du XVe siècle, Moscou, 2002, p. 297 (en russe).

[7] T, t. I, pp. 425 et 430.

[8] T, t. I, pp. 429-430.

[9] O.I.Togoïéva, « Dans l’attente de la mort : silence et parole des accusés au cours des procès (France, XIVe siècle) », dans You. L. Bessmertny (sous la dir. de), L’homme dans l’univers des sentiments. Esquisses d’histoire de la vie privée en Europe et dans quelques pays d’Asie jusqu’aux Temps modernes, Moscou, 2000, pp. 262-302 et notamment p. 282.

[10] Journal d’un bourgeois de Paris, op. cit., 573, p. 293.

[11] T, t. I, pp. 423-430.

[12] Journal d’un bourgeois de Paris, op. cit., 578, p. 297.

[13] Ibid., 580, pp. 297-299.

[14] Jules Quicherat, « Supplément aux témoignages contemporains sur Jeanne d’Arc », Revue Historique, XIX, 1882, pp. 60-83 et notamment p. 83.

[15] Antonio Morosini, Chronique. Extraits relatifs à l’histoire de France, éd. par G. Lefevre-Pontalis et L. Dorez, t. III, 1901, pp. 351-353.

[16] Dans la chronique latine qui précède la composition de la Chronique française, le chroniqueur officiel de Charles VII, Jean Chartier, s’exprime de façon abrupte : « Les Anglais ayant inhumainement transféré la prisonnière à Rouen, rendirent contre elle, sans ombre de droit divin ou humain, par pure haine, une sentence calomnieuse et cruelle, et la livrèrent aux flammes. Sans murmure, sans récriminer, bien plus, en obéissant comme un innocent agneau à leurs ordres profondément iniques, elle supporta les dérisions prolongées de ceux qui se déshonorèrent jusqu’à la traiter comme Anne et Caïphe avaient traité le Christ. » (« Quam non murmurantem seu repudiantem, quinimo eorum jussibus requissimis, velut agnus innocens, obedientem, longe diu illudentes, ut Annas et Caïphus Christum, turpissime tractarunt. ») Voir Philippe Contamine, op. cit., p. 239. Le clerc de Lausanne Martin Lefranc, auteur du Champion des dames [1440] s’écriait : « De quants saints faisons nous la feste/ qui moururent honteusement ! / Pense à Jhesus premièrement, / Et puis à ses martirs benois ». Voir Q, t.V, 1849, p. 49. La chronique aussi bien que le poème de Martin Le Franc parurent avant la réhabilitation de Jeanne d’Arc, quand l’illégitimité du procès de condamnation devenait, dans la France de Charles VII triomphant, une idée communément admise.

[17] T, t. III, p. 169. Des doutes sont exprimés en particulier par le grand inquisiteur de l’époque, Jean Brégailles. Voir D., t.II, p. 508.

[18] T, t. I, pp. 417-422. Le frère dominicain Jean Toutmouillé, sans doute pour donner à son récit de la scène une plus grande crédibilité, produisit en français l’ensemble du dialogue entre Jeanne et les juges : « Or sa, Jehanne, vous avez tousjours dit que vos voix vous disoient que vous seriés delivree, et vous veez maintenant comment elles vous ont deçeue, dites nous maintenant la verité. Tunc ipsa Johanna ad hoc respondit : Vraiement, je voy bien qu’elles m’ont deçeue », ibid., p. 419.

[19] T, t. I, pp. 417 et 421.

[20] Ibid., p. 420.

[21] Ibid., p. 420.

[22] Ibid., p. 422.

[23] Jean Riquier rapporta sa conversation avec maître Pierre Maurice à propos de Jeanne : « Magister Petre, ubi ego ero hodie de sero ? » – « Nonne habetis vos bonam spem in Domino ? » Que dicit quod sic, et quod, Deo favente, esset in paradiso. » (« Maître Pierre, où serai-je ce soir ? » « N’avez-vous pas bon espoir en Dieu ? » Et elle dit que si et que, avec l’aide de Dieu, elle serait au Paradis. » (D, t. I, p. 461). Au moment de la première enquête préalable qui se déroula à Rouen en 1452, Guillaume Manchon déclara littéralement : « Postquam ipsa Johanna se scivit debere mori, fecit pulcherrimas orationes, recommendando animam suam Deo, beate Marie et omnibus sanctis, eos invocando ac petendo veniam a judicibus et ab Anglicis, regique Francie et omnibus principibus ejusdem regni » (« Quand Jeanne sut qu’elle devait mourir, elle fit de très belle oraisons, recommandant son âme à Dieu, à la bienheureuse Marie et à tous les saints, les invoquant et demandant pardon aux juges et aux Anglais, et au roi de France et à tous les princes de son royaume. », ibid., p. 218). Il est curieux de remarquer qu’en 1456 Manchon n’évoqua pas ce repentir devant les Anglais et le roi de France (ici il doit s’agir d’Henry VI de Lancastre).

[24] C’est à cela que se rapportent la chronique de Perceval de Cagny et la chronique anonyme d’origine normande. Voir Ph. Contamine, op. cit., pp. 237 et 239. ہ ce groupe se rattache également la chronique de Lorraine, plus tardive et datant du milieu des années 70 du XVe siècle. Voir Q, t. IV, p. 338.

[25] Sur la question, voir G. Peyronnet, op. cit., pp. 82-87.

[26] Cette entorse à la procédure est connue grâce aux déclarations de Guillaume Manchon, Martin Ladvenu et Laurent Guesdon au procès en nullité (D, t. I, pp. 427, 443 et 459).

[27] J.-M. Moeglin, « Pénitence publique et amende honorable au Moyen-آge », Revue historique, n° 604, octobre-décembre 1997, p. 225.

[28] T, t. I, p. 167.

[29] J. Huizinga, L’automne du Moyen-آge, op. cit., pp. 9-10.

[30] Journal d’un bourgeois de Paris, op. cit., 475, p. 240.

[31] Ibid., 525, p. 272. En fait on n’en exécuta que dix. L’un d’eux, un beau garçon, fut demandé en mariage par une habitante du quartier des Halles, qui ainsi lui sauva la tête.

[32] L.M.Gorbatchev, Le costume de l’Occident médiéval. De la chemise jusqu’au manteau royal, Moscou, 2000, p. 24.

[33] Journal d’un bourgeois de Paris, op. cit., p. 44.

[34] J.-M. Moeglin, op. cit., p. 243.

[35] Le célèbre historien de l’art ةmile Mâle a remarqué la large pénétration de l’Ars moriendi dans les arts figuratifs et l’architecture, et aussi dans l’ameublement domestique (L’Art religieux du XII e au XVIII e siècle, extraits choisis par l’auteur, 1946, pp. 147-152).

[36] Francis Rapp, L’ةglise et la vie religieuse en Occident à la fin du Moyen-آge, éditeur, 1971, p. 152.

[37] A. Tenenti, Il senso della morte e l’amore della vita nel Rinascimento (Francia e Italia), Torino, 1957, p. 86.

[38] Nous utilisons ici l’étude de F. Bayard, L’art de bien mourir au XVe siècle. ةtude sur les arts du bien mourir au Bas Moyen-آge à la lumière d’un ars moriendi allemand du XVe siècle, 1999.

[39] Sous sa forme définitive avec une introduction de deux pages et 11 gravures avec légende, l’Ars moriendi parut à Cologne en 1465, bien qu’il soit possible qu’un manuscrit existât déjà à cette époque. Voir A.Tenenti, « La vie et la mort à travers l’art du XVe siècle », Cahiers des Annales, n° 8, 1952, p. 50.

[40] F. Bayard, op. cit., p. 59

[41] Ibid., p. 72.

[42] D, t. I, p. 196.

[43] D, t. I, p. 428.

[44] Ibid., p. 435.

[45] Ibid., p. 440.

[46] Ibid., p. 443.

[47] Ibid., p. 450.

[48] Ibid., p. 454.

[49] Ibid., p. 461.

[50] Ibid., p. 470.

[51] Ibid., p. 456.

[52] D, t. I, p. 218. Guillaume en fit mention en 1452. Mais son récit de 1456, considérablement plus étendu, ne parle pas du repentir de Jeanne devant les Anglais.

[53] Philippe Contamine, op. cit., p. 239.

[54] T, t. I, p. 196.

[55] Ibid., p. 329.

[56] Ibid., p. 332.

[57] T, t. I, p. 422.

[58] A. Vauchez, La sainteté en Occident, aux derniers siècles du Moyen-آge, Rome, 1988, p. 174.

[59] A. Tenenti, Il senso…, op. cit., p. 87.

[60] Conférence faite à Lyon, le 24 janvier 1963, pour présenter le Cercle Charles Péguy. Nous remercions Pierre Bénard de nous en avoir communiqué le texte et Michel Debidour d’avoir bien voulu nous autoriser à le reproduire. Nous ne parlons pas ici du Bulletin des lettres ?

[61] Note de Romain Vaissermann.

[62] Ah ! les gros souliers de Péguy ! Un exemple : à Copeau qui disait : « Nous reviendrons sans cesse à Dostoïevski, n’ayant jamais épuisé notre amour, etc. », il réplique : « Toutes les sauvageries du monde ne valent pas une sainteté à la française » (cité dans Henri Massis, De l’homme à Dieu, éd. an., p. 445).