SOMMAIRE

 

 

Yves Avril : Chers Amis………………………………………………………………………………………

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Jacques Broche : En septembre à Varsovie…………………………………………………………………

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Actes du Colloque de Saint-Pétersbourg. – II

(avril 2002)

 

 

Moïsseï Kagan : La Russie et la France : histoire de leurs relations et le problème du changement.

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Art et culture

 

Elga Yourovskaia : Deux révolutions : 1789 et 1917. La place de l’art………………………………

Nina Kalitina : Le peuple et l’art : les fêtes au temps de la Révolution française (1789-1799)……

Ludmila Gourévitch : Le violoniste français Pierre Rode en Russie : au croisement de deux styles

Annette Mélot : Les échos en Russie de l’invention de la photographie par Niepce et Daguerre…..

Elena Domaratskaia : La formation du langage cinématographique et l’avant-garde parisienne au début du XXe siècle…………………………………………………………………………………………

Sandra Miller : Triades symétriques sur l’axe Paris-Moscou : Picasso – Tatline – Archipenko, collage – relief – construction……………………………………………………………………………

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Histoire et culture

 

Maria Korenman : La canonisation de Jeanne d’Arc : règle ou exception ? …………………………

Pavel Krylov : La double monarchie anglo-française : une possible alternative historique. ………

Konstantin Andrianov : L’idée de la royauté sous Charles VI et la conception du pouvoir monarchique français………………………………………………………………………………………

Iouri Akimov : Au service de la France et de la Russie : le baron Johann-Hermann von Diskau…..

Sergueï Korotkov : « La Russie est l’endroit de la terre où les Français bien-pensants sont le plus considérés et le plus en sûreté » ou pourquoi les émigrés français quittèrent-ils la Russie ?……

Ludmila Riabova : Sur les origines des attitudes « anti-occidentales » dans la pensée sociale russe

Tatiana Sabourova : L’image de la France dans l’intelligentsia russe de la première moitié du XIXe siècle……………………………………………………………………………………………………

Vladimir Filimonov : La pensée historique française et russe (fin du XIXe – début du XXe siècles) : Fustel de Coulanges et Karéiev…………………………………………………………………………

Eléonore Martino-Fristot : La mémoire du siège de Léningrad de 1945 à 1999 : la mémoire à l’époque des changements…………………………………………………………………………………

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Charles Péguy

 

Ludmila Chvedova : Métamorphoses de la cathédrale chez Charles Péguy et ses contemporains

Elizaveta Leguenkova, Tatiana Taïmanova : Péguy et la révolution russe……………………………

Elena Djoussoieva : Charles Péguy et Vladimir Korolenko………………………………………………

Georges Nivat : Charles Péguy et Viatcheslav Ivanov : la poésie religieuse en France et en Russie au sortir du positivisme……………………………………………………………………………………

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Chers Amis,

 

Voici la deuxième partie des Actes du colloque de Saint-Pétersbourg d’avril 2003, consacré aux rapports de la France et de la Russie à « l’époque des changements ». Étant donné l’abondance des communications, nous publierons, sans doute en juillet 2005, une troisième et dernière partie qui sera plus particulièrement consacrée à la littérature[1].

 

Le premier numéro de l’an prochain (18) contiendra les Actes du colloque de Lyon d’avril 2004, et en décembre de la même année, ce sera le tour des Actes de la session de Varsovie du mois de septembre dernier. J’ai demandé à notre ami Jacques Broche qui, il y a quatre ans, à Saint-Pétersbourg, nous parla de « Berlioz en Russie » et qui, cette année, était au nombre des dix participants venus de France, de nous donner librement ses impressions de cette dernière rencontre, organisée par Katarzyna Pereira, directrice du centre polonais Jeanne d’Arc – Charles Péguy, devenu cette année la Fondation « Europe de l’espérance ». Les thèmes de cette session étaient, je le rappelle, « La guerre et la paix. Justice et miséricorde. Le pardon ».

 

Notre prochaine rencontre aura lieu à l’Université d’État de Saint-Pétersbourg, du 19 au 21 avril 2005, avec pour thème général : « Le poète et la Bible ». Ce sera aussi l’occasion pour nous de fêter le dixième anniversaire de la création du Centre Jeanne d’Arc – Charles Péguy de Saint-Pétersbourg (mai 1995) qu’animent toujours avec autant de vaillance que de persévérance Tatiana Taïmanova et ses collaboratrices.

 

Pour juin 2006, Osmo Pekonen a prévu un colloque en Finlande qui se déroulera dans l’ancienne capitale du pays, à Turku. Nous proposons le thème « Témoins de l’espérance ».

 

Enfin, un très récent voyage en Israël m’a suggéré d’organiser dans les années à venir une rencontre autour de Charles Péguy, trop peu connu là-bas. J’y ai fait, au couvent des Sœurs de Sion à Ein Kerem, une petite causerie illustrée par des lectures de Péguy et j’ai suggéré qu’à côté de la salle à laquelle on a donné le nom de Jules Isaac, un des fondateurs de l’Amitié judéo-chrétienne, on en dédie une autre à celui qui fut son ami et inspirateur. Toutes les suggestions, en particulier pour le financement de l’entreprise, seront les bienvenues.

 

Le présent numéro, où l’histoire tient une place notable, est dédié à la mémoire de Paul Gerbod, mari de Françoise Gerbod, présidente de l’Amitié Charles Péguy, association qui est un peu l’association-mère de la nôtre. Historien et universitaire, spécialiste des institutions universitaires et des pratiques culturelles, professeur dévoué à ses étudiants et désintéressé, Paul nous a quittés au mois d’août. Françoise m’a dit qu’il avait laissé quelques travaux inédits sur les relations de la France et de la Russie et qu’elle voulait bien nous les confier. Nous en reparlerons.

 

Merci de l’intérêt et de la fidélité que vous nous témoignez.

 

Yves Avril

 


En septembre à Varsovie

 

Jacques Broche

 

Éternelle Varsovie ! Le monstre nazi a détruit ton ghetto et, un an après, en 1944, t’a rasée, sous l’œil complice du Moloch stalinien. Aujourd’hui, tu es là, comme hier, comme toujours. Tu nous accueilles.

Nous voici donc dans la capitale du pays en ce 11 septembre 2004, à l’invitation de la chère Katarzyna Pereira, présidente du Centre polonais « Europe de l’espérance », dans une collaboration féconde des trois Centres Jeanne d’Arc-Charles Péguy, celui de Pologne, celui de Russie, celui de Finlande et de l’Association « Le Porche » d’Orléans. Il faisait beau en ce 11 septembre et le ciel bleu nous accompagnera, bon guide, jusqu’à la fin, le 14.

Katarzyna avait parfaitement organisé cet échange dans les locaux fonctionnels du Centre Amicus qui hébergeait la plupart d’entre nous. Et, sans jeu de mots, l’amitié s’installa tout de suite au centre du cercle de la bonne quarantaine de participants, intervenants et auditeurs, de Pologne ou venus de France, d’Australie, du Portugal, de Belgique, de Russie ou d’Israël, les uns, juifs, les autres, chrétiens, catholiques, protestants ou orthodoxes, d’autres encore agnostiques, les uns se connaissant, les autres pas, affaire de quelques minutes.

Le thème de cette session-retraite ? Rien moins que « la guerre et la paix. Le pardon et la miséricorde ». Trop vaste, trop vague, trop ambitieux ? Sûrement pas si l’on admet qu’il fallait un sujet à la mesure du drame – des drames – que connut Varsovie, la ville mise en croix. À l’unique, au terrible mot de « guerre », il ne fallait en opposer, si l’on ose dire, pas moins de trois, trinité de réconciliation : la paix, le pardon, la miséricorde. Alors les paroles prononcées se révélaient plus dures que les pierres, les phrases plus lourdes que les blocs de béton et les voix plus puissantes que le souffle des bombes.

Alors on comprit à travers ce que nous dit Jacek Leociak nous présentant le film de Polanski, Le pianiste, et les « textes trouvés dans le ghetto », Helena Zaworska commentant les poèmes oniriques du Journal du soulèvement de Varsovie de Miron Białoszewski où Varsovie prenait forme humaine, accablée, ressuscitée – « la maison sauvée sera celle que chacun porte en soi » –, Yves Avril méditant sur « équité et justice », Matthieu Dubost relevant que la philosophie elle-même est troublée par le mot « pardon » et se demandant avec Levinas « Suis-je responsable des fautes d’un S.S. si je suis juif ? » ; on comprit avec Piotr Sobotka rappelant que pour le poète Norwid « l’espérance est un état que seul l’homme peut connaître », avec Ludmila Chvedova nous faisant pénétrer dans la pensée de Maximilian Volochine à propos de la guerre, de la Révolution russe, avec le père Albert Wach nous introduisant à la dialectique guerre sainte-vie contemplative – « le Christ s’est incarné dans le péché » – ; on comprit avec sœur Anne-Catherine Avril nous apportant son témoignage d’Israël – « soyons fidèles à nos racines juives » –, avec Jacques et Margo Birnberg qui nous parlèrent, dans une communication dont le sujet, apparemment inattendu, s’intégrait parfaitement au thème général de la session, de la lente reconnaissance de la culture des aborigènes d’Australie, avec Tomasz Terlikowski rapprochant orthodoxie et judaïsme, citant Berdiaev, Soloviev ; oui, on comprit à travers ces communications et d’autres non citées – qu’on nous pardonne – la variété des angles sous lesquels étaient appréhendées les notions de paix, de pardon, de miséricorde et la richesse des actes posés qu’ils recouvrent face à la puissance écrasante de la haine.

Ainsi les 400 000 morts du ghetto, les 30 000 de Katyn (impressionnantes photos et témoignages écrits du Musée de la guerre), les 20 000 de l’insurrection (étonnantes images) semblaient, en arrière-fond de nos recueillements, entonner quelque hymne d’action de grâces à l’unisson de quelques solistes inspirés…

Cinq années d’horreur, quatre jours de bonheur grave.

Et, au moment des questions-réponses, lors des joutes érudites des traducteurs (belle performance de Maria Żurowska !), au cours des repas en commun, la joie, la joie simple de se retrouver tous ensemble.

Souvenirs ineffaçables : le vieux quartier identiquement reconstruit, la Vistule qui prenait des airs de Meuse, Chopin nous accompagnant à Łasienki et dans sa maison de Żelazowa Wola et, à la veille du départ, le magnifique domaine de Laski.

 

Le Centre Amicus se trouve à deux pas de la tombe où repose le père Popieluszko, entourée de brèves et immortelles bougies, le père Popieluszko, en qui se retrouvait, comme disait l’un d’entre nous, Péguy et Jeanne.

Un soir, sur notre assemblée plana, dans un silence étonné qui résumait tous les exposés, magnifiait toutes les improvisations, le sourire émerveillé de madame Popieluszko, la maman.

 

Merci Katarzyna. Merci Maria. Merci à tous.

 

Varsovie, as-tu jamais été détruite ?

 

 

novembre 2004

 

 



 

 

 

 

 

 

 

 

Actes du colloque de Saint-Pétersbourg

France et Russie à l’époque des changements. II



La Russie et la France :

histoire de leurs relations et le problème du changement

 

Moïsseï Kagan

Université de Saint-Pétersbourg

 

Jusqu’au XVIIIe siècle, les échanges entre la France et la Russie demeurèrent épisodiques (par exemple, le mariage de Henri Ier avec Anne de Kiev, fille de Iaroslav le Sage) et ne posèrent aucun problème socioculturel de quelque importance. La situation se transforma radicalement avec Pierre le Grand, qui voulait que dans tous les domaines la Russie assimilât la culture européenne, sans pourtant donner la préférence à aucun pays européen particulier. Le pays commença à assimiler l’expérience de la Hollande, de l’Angleterre, de l’Allemagne, de la France, de l’Italie, sans se borner à des emprunts ou à une imitation scolaire (cela arriva bien sûr : Fonvizine a raillé ce genre de comportement chez certains fils de famille de la noblesse), mais en s’attaquant aux grandes tâches historiques, décidées par le tsar-révolutionnaire. Selon ses propres mots, dans la capitale qu’il avait créée, il fallait « implanter l’artisanat, les sciences et les arts, afin que dans notre pays les Lumières ne trouvassent plus d’obstacles », et qu’alors « les Russes, un jour, peut-être même de notre vivant, fissent par leurs succès dans les sciences, leur acharnement au travail, honte aux nations les plus éclairées et élevassent leur nom au sommet de la gloire ».

Telle fut dans l’histoire de la Russie cette grande époque de mutations, comparée pour son importance culturelle et historique à celle qui vit l’introduction du christianisme ; mais si cette première époque signifia un changement d’orientation de la Russie vers une variante byzantine, pour ainsi dire à moitié européenne, d’une culture de type occidental, la « révolution culturelle » pétrovienne manifesta l’orientation du pays vers un phénomène purement européen – la culture des Lumières. De la même façon, la France qui avait pris cette voie deux siècles plus tôt – à l’époque de la Renaissance et de la Réforme, assumant consciemment au XVIIe siècle ce sens de son évolution avec le rationalisme de Descartes et l’empirisme de Gassendi, orientés vers l’antiquité humaniste et non vers la mystique chrétienne, avec le classicisme de Corneille et de Poussin et en même temps intégrant la modernité dans l’art réaliste de Molière et des auteurs des romans comiques – s’engagea résolument au XVIIIe siècle dans la voie des Lumières, pour aboutir à la fin du siècle à la formidable révolution sociale qui ébranla toute l’Europe, y compris la Russie. Et ainsi notre pays, dans ses rapports avec la France, se trouva à l’époque de ces grandioses mutations dans une situation ambiguë : d’un côté, l’absolutisme français, qui avait été un modèle pour toute l’Europe, le devint aussi pour les autocrates russes – on le vit dans la « planification » de Saint-Pétersbourg et dans l’architecture des parcs et des jardins, dans la langue et les manières, dans l’art proprement dit et la poésie, dans la doctrine esthétique et les idéaux communs des Lumières rationalistes, que Pierre, pour lequel elle avait une admiration sans bornes, légua à la Grande Catherine. Symbole : l’invitation sur la recommandation de Diderot, le chef de file des Lumières françaises, des Français Falconet et Collot, chargés d’édifier le monument à Pierre le Grand, nanti d’une légende laconique mais tout à fait significative, banale en russe « À Pierre le Grand Catherine la Grande. 1782 » et solennelle en latin ; d’un autre côté, pourtant, Catherine opposa au philosophe français qui lui conseillait de démocratiser la Russie son ignorance de la situation sociale propre à ce pays et, mortellement effrayée par le soulèvement de Pougatchev et la Révolution française, elle étouffa les premières idées radicales et révolutionnaires qui apparaissaient dans les œuvres de Radichtchev et de Novikov.

Au XIXe siècle, les relations franco-russes furent marquées par un jeu diplomatique complexe entre Alexandre Ier et Napoléon, et ensuite par la grande guerre qui coûta au Corse son trône et conduisit à des changements essentiels dans la vie spirituelle de notre pays – qu’il suffise de rappeler le soulèvement des Décabristes qui, malgré son échec, exerça une influence décisive sur l’évolution politique et spirituelle de la Russie. Pour notre sujet il est également important de noter que les échanges entre les deux cultures, d’unilatéraux qu’ils étaient, devinrent réciproques : ce n’était plus seulement la France qui influençait la culture russe, mais la Russie qui influençait la culture française, à commencer par l’apparition de mots comme " bistrot " et " moujik " dans le lexique des Parisiens après le séjour des troupes russes dans la capitale française, et, pour finir, la popularité, dans la France de la deuxième moitié du XIXe siècle, de la littérature et de la musique russes. Et en Russie, pour l’architecture de Pétersbourg (Thomas de Thomon, Montferrand), le ballet (Marius Petipa), l’opéra (Bizet, Pauline Viardot) et la scène, la peinture (les impressionnistes), la philosophie (Auguste Comte, Charles Fourier, Proudhon), l’influence de la culture française fut sans doute plus forte que celle des autres cultures européennes.

Le XXe siècle, qui rapprocha la Russie et la France également sur le plan politique, dans la lutte commune menée contre l’Allemagne lors de la Première guerre mondiale, en fit des adversaires après la Révolution d’octobre qui apporta à la Russie, on le sait, de grands changements, tandis que la France, qui avait écrasé au XIXe siècle sa révolution prolétarienne, la Commune de Paris, conservait son système capitaliste et son régime démocratique. Pourtant l’influence idéologique de l’Union soviétique sur la France fut extraordinairement forte – elle se manifesta dans la constitution en France du plus puissant parti communiste d’Europe, dans l’annexion intellectuelle des personnalités les plus importantes de l’intelligentsia française, de Romain Rolland à Paul Éluard, et dans la lutte commune contre le fascisme lors de la Deuxième guerre mondiale.

Après l’effondrement du système soviétique – nouvelle mutation importante dans l’histoire de la Russie – notre pays est revenu au système social et au type de culture élaborés en France au cours des deux derniers siècles, et la Russie démocratique s’est associée non avec une intelligentsia de tendance communiste, opposée au pouvoir, mais avec le pouvoir même (ce qui s’est manifesté de façon tout à fait claire dans l’identité des positions française et russe lors du conflit avec les États-Unis au moment de l’intervention américaine en Irak), tandis qu’avec la chute brutale des communistes français et, corrélativement, des sympathies pour l’Union soviétique qu’ils soutenaient, les sympathies de l’intelligentsia démocratique française allaient à la Russie des années 90 en pleine transformation sociale et culturelle.

Au XXe siècle s’est répétée la situation qui avait marqué les relations de nos deux pays aux XVIIIe et XIXe siècles, ce qui s’explique par la parenté structurelle de leur évolution aux temps modernes, parenté considérablement plus importante que ce que l’on peut observer avec l’Angleterre, l’Allemagne et a fortiori les États-Unis : les deux pays sont passés d’une société paysanne et féodale avec des systèmes autocratique ou absolutiste à une société industrielle, une économie de marché, un régime républicain et démocratique, par une série de révolutions : la France a subi en cent ans quatre révolutions, la Russie en a subi trois pendant le premier quart du XXe siècle ; au XVIIIe siècle, les deux pays ont traversé des guerres civiles et paysannes (la révolte de Pougatchev et la Vendée), et la Russie en a connu encore une au XXe ; tous deux se sont séparés, dans la douleur, de leur système monarchique ; tous deux ont connu des stades analogues dans l’histoire de l’art – du classicisme au modernisme – et, en philosophie, une opposition analogue du rationalisme et de l’irrationalisme. Si, en France, tous ces processus se sont déroulés deux cents, cent, cinquante ans plus tôt qu’en Russie, ce dernier pays ne pouvait pas ne pas profiter d’une façon ou d’une autre de l’expérience française – de l’absolutisme et du socialisme utopiste, des Lumières et du positivisme, du réalisme social et analytique et de « l’art pur », de l’impressionnisme et du cubisme – mais il l’a interprétée conformément aux particularités de la vie et de la psychologie du peuple russe et des autres peuples, slaves, turcs, caucasiens, qui ont partagé son destin. L’étude de l’œuvre de Pouchkine qui incarne plus qu’aucun autre, selon le jugement autorisé de Dostoïevski, la conscience nationale de la Russie, lui que dans sa jeunesse on appelait « le français » et pour qui la langue française était une deuxième langue maternelle, peut servir de modèle pour le rapprochement entre les deux cultures nationales. On pourrait penser aussi au « rapport de l’idéologie et de la pratique de la Révolution russe de 1917 avec celles de la Révolution française et de la Commune » ou encore à « la contribution de la diaspora russe en France dans la culture du pays qui fut la deuxième patrie de deux générations d’émigrants ».

De nos jours le nouveau tournant que prennent les relations historiques et culturelles, politiques et économiques de la Russie et de la France, a pour la Russie future, semble-t-il, une importance clé ; que la démocratie y soit difficile à établir, n’a rien d’étonnant : le processus a commencé il y a à peine dix ans – délai misérable pour l’histoire. Aussi le maintien de la tradition triséculaire d’assimilation de l’expérience française, incomparablement plus mûre en matière de parlementarisme, de système juridique, de rapports du pouvoir avec la presse et les mass media, d’organisation du système éducatif et d’édition, pourrait être d’une grande aide pour la Russie, car, avec toutes ses particularités géopolitiques, culturelles et psychologiques, elle suit le chemin que la France, avec des difficultés non moindres que celles que nous vivons aujourd’hui, a déjà suivi. Je pense que, malgré le rôle de superpuissance que se sont donné dans la seconde moitié du XXe siècle les États-Unis et qui a substitué à l’ancien processus d’européanisation des pays de l’est, du sud et du nord de notre planète, leur américanisation, y compris celle de l’Europe (en particulier et à notre grand regret, celle de la France), l’unification de l’Europe qui se développe ces dernières années et le rôle qu’y joue la France, permettent d’espérer que l’orientation culturelle de la Russie sera celle qu’elle a été à Pétersbourg pendant toute son histoire tricentenaire.

 

(Trad. Y.A.)



 

 

 

 

 

 

 

 

Art et culture



Deux révolutions : 1789 et 1917

La place de l’art

 

Elga Yourovskaia

Université d’État de Saint-Pétersbourg

 

Dans le titre de cette communication figurent – sous forme abrégée, mais elles sont universellement connues – les dates de deux grandes révolutions, la française et la russe, que séparent autant la distance historique (128 ans !) que la distance culturelle et politique. Leur rapprochement peut paraître arbitraire, la recherche de traits récurrents, artificielle. Pourtant on sait avec quelle attention les classiques du marxisme aussi bien que les chefs de la révolution d’Octobre ont étudié l’expérience de la révolution française. En outre – et cela est important – il existe entre les différentes révolutions des analogies, dues au caractère explosif de ces actes sociaux. Iouri Lotman dans son étude Culture et explosion (1992) a parfaitement montré que « peu importe les lieux, Paris ou Saint-Pétersbourg, où se produisent les moments d’explosion », ils sont significatifs « non parce qu’ils engendrent la "bataille ultime et décisive" mais parce qu’ils suscitent une tension inouïe des forces et introduisent une dynamique dans les couches apparemment immobiles de l’histoire ».[2] Du fait de la multiplicité des strates de la culture cette dynamique apparaît inégalement, mais au niveau artistique, elle est très visible. On peut déterminer une certaine analogie entre les tendances et même les faits, les événements, au cours de différentes « explosions » culturelles et historiques, et particulièrement dans les différents états de la culture « qui suit l’explosion », quand le changement des valeurs et des paradigmes devient évident. Dans le domaine qui nous intéresse, la dynamique se définit de façon significative par le fait que toute idéologie – aussi bien laïque que religieuse – utilise un élément artistique et esthétique au moment de la préparation, de la conquête et du renforcement de ses positions. C’est par des moyens artistiques que s’élabore une certaine image de l’explosion sociale, un certain canon qui devient son symbole (le bonnet phrygien, la Marseillaise ; la faucille et le marteau, l’Internationale). Les spectacles et leur charge émotionnelle sont largement utilisés tant dans la Révolution française que dans la nôtre.

Plusieurs circonstances peuvent en outre, selon moi, justifier la comparaison de la pratique des deux pays dans ces époques de mutations : les deux révolutions furent de grands événements pour la France comme la Russie, et elles laissèrent des traces profondes dans la vie des peuples ; l’expérience de la Révolution française fut utilisée dans la pratique de la Révolution d’octobre ; les deux révolutions défendirent leurs conquêtes dans de dures guerres ; le dureté de la lutte engendra dans les deux pays l’effroyable phénomène de « la terreur » ; dans les deux révolutions le peuple fut déçu dans ses espoirs d’une vie nouvelle sur des bases de justice, d’égalité. En outre l’histoire de la Révolution française devint dans notre ville une réalité quotidienne : nous avons une rue Marat et un quai Robespierre.

Aux époques de profonds bouleversements sociaux, quand l’ancien système a été détruit sans que le nouveau se soit encore complètement assuré, apparaît donc une situation qu’on peut appeler « la suite de l’explosion ».

D’abord, ces périodes font remonter à la surface tout ce que l’ancien système d’organisation de la société et sa culture artistique rejetaient comme indigne de se manifester et d’être soutenu par l’État. Il est significatif qu’au début le nouveau pouvoir donne justement à tous les artistes la liberté de s’exposer. En France l’initiateur fut le peintre David, qui était en même temps député de l’Assemblée nationale. Il obtint qu’on appuyât l’appel que les artistes avaient adressé à l’Assemblée nationale, pour être autorisés à exposer leurs œuvres au salon du Louvre. Le 21 août 1791, l’Assemblée nationale déclara que tous les artistes, qu’ils fussent ou non membres de l’Académie, auraient le droit d’exposer leurs œuvres dans une partie du Louvre spécialement aménagée à cet effet[3]. Lors de la première exposition qui suivit cette décision, sur les 250 participants 190 n’étaient pas de l’Académie. Cela leur donna dans le nouveau système une vie civile et un public. En Russie, le 13 avril 1919, eut lieu l’inauguration de la Première exposition officielle libre des œuvres d’artistes de toutes les tendances. L’annonce de cette exposition fut faite au nom du département d’art figuratif du Commissariat à l’Éducation nationale. Elle eut lieu au Palais des arts (c’est ainsi qu’on appelait le Palais d’hiver). Les exposants étaient effectivement des artistes de tendances très différentes – des « ambulants » aux représentants du « Monde des arts » : environ deux mille œuvres. Significativement on annonçait en même temps qu’au programme de l’exposition figurerait un « concert-meeting ». La forme, habituelle à cette époque, d’assemblée (meeting) était un pas en direction du nouveau public.

Ensuite, dans cette situation « qui suit l’explosion », il apparaît nécessaire de favoriser des formes et des genres susceptibles d’attirer et d’influencer émotionnellement un vaste public, et proches des meetings politiques, qui constituent dans ces époques une partie indispensable de la vie quotidienne. Aussi ceux qui ont accédé au pouvoir accordent-ils une attention particulière aux formes de spectacle qui peuvent justement remplir ce rôle d’attraction et d’« implication émotionnelle » du plus grand nombre de spectateurs dans l’action qui se déroule devant eux. Pour en revenir à l’époque de la Révolution française, sans parler de l’histoire romaine dans les vêtements de laquelle elle aimait se draper, nous voyons la naissance d’un art des cérémonies solennelles, des cortèges. Le premier d’entre eux fut la fête de la « délivrance de la Raison » célébrant le transfert au Panthéon des cendres du grand libre-penseur Voltaire, réalisée de façon grandiose le 11 juillet 1791 dans l’esprit de l’Antiquité, selon un scénario du même David[4]. Le succès de l’entreprise entraîna toute une série de spectacles semblables, devenant partie intégrante de l’histoire de la Révolution française (l’analyse en a été faite par madame Nina Kalitina). C’est la même attention et la même passion pour les spectacles de masse organisés que nous trouvons dans l’histoire de notre révolution. Pour le seul Pétrograd, on peut citer les cortèges théatralisés des communes d’enfants sur la Place du Palais en 1918[5], des soldats sur la Perspective Nevski en 1919 (il existait un atelier de théâtre et de dramaturgie dans l’Armée rouge), le spectacle « Pour la commune mondiale » sur les marches de la Bourse, « Le renversement de l’autocratie », spectacle de masse sur la Place du Palais, et au même endroit le ballet-pantomime « Fuente ovejuna » du metteur en scène Mardjanov (thème de la futur Laurensia au théâtre Kirov). Des formes analogues de spectacle et de cortège furent abondamment pratiquées à Moscou et dans d’autres villes. Il convient de noter aussi les mises en scène de fêtes et de cortèges auxquelles les artistes s’efforcèrent d’habituer le peuple en introduisant dans les rues couleurs brillantes et nouvelles formes. L’initiative en revenait à la Révolution française, mais nos peintres, sculpteurs, architectes y consacrèrent également leurs forces. Une décoration éclatante transfigura et dissimula l’ensemble de la Place du Palais, trop associé à l’Ancien régime (1919, auteur Altman) ; on rappela par une forêt de mâts et de pavillons le caractère naval de Petrograd, cachant ainsi les maisons de rapport entre les ailes de l’Amirauté (la même année, auteur Doboujinski) ; les ponts décorés rappelèrent des arcs de triomphe. Participèrent activement à ce travail à Pétersbourg et à Moscou des artistes réputés comme Petrov-Vodkine, Sternberg, Tchékhonine, Koustodiev, Lebediev, Chtchouko, S.Guérassimov, Osmierkine, des architectes comme les frères Vesnina. Lentounov, P.Kouznetsov assurèrent les spectacles festifs.

Dans les difficiles années de révolution, marquées par les famines, les guerres, le nouveau pouvoir, voulant prouver en France comme en Russie le caractère populaire et universel des mutations en cours, appela l’art à son secours. Une partie de l’intelligentsia artistique en Russie attendait des changements sociaux, par la vertu de l’art elle montrait qu’il fallait absolument refuser de le réserver à un public restreint, elle croyait en la réalité de l’ouverture à un nouveau public de masse. L’explosion de la création dans tous les genres artistiques au cours des années qui suivirent la Révolution est l’honneur de notre culture. L’optimisme des slogans trouvait un écho chez beaucoup de créatifs, même si les idées du nouveau pouvoir et de l’intelligentsia créatrice différaient passablement sur la façon de les réaliser. Ce que la suite fit apparaître de façon tragique.

 

Bibliographie

 

M. Guerman, David, Moscou, 1964

M. Guerman, À l’écoute de la Révolution…L’art des premières années d’Octobre, Léningrad, 1985

Histoire de la pensée esthétique soviétique, 1917-1932. Recueil de documents, Moscou, 1980

M. Kagan, La ville de Pierre dans l’histoire de la culture russe, Saint-Pétersbourg, 1996

Youri Lotman, Culture et explosion, Moscou, 1992

 

(Trad. Y.A.)

 

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Le peuple et l’art. Les fêtes au temps de la Révolution française (1789-1799)

 

Nina Kalitina

Saint-Pétersbourg

 

Les grandes fêtes populaires organisées par les gouvernements révolutionnaires français dans les années 1789-1799 comptent parmi les manifestations culturelles les plus réussies de cette époque. Bien qu’il n’y ait pas chez les spécialistes d’unanimité sur le caractère de ces manifestations, la majorité des auteurs estime qu’il s’agit là d’une tentative réussie d’union de l’art et du peuple.

Les premières fêtes révolutionnaires se déroulèrent dans une atmosphère d’authentique enthousiasme populaire. Parmi elles on peut citer la fête de la Fédération, célébrée sur le Champ de Mars pour le premier anniversaire de la prise de la Bastille. Pour la question qui nous intéresse, il est important de souligner la large participation des simples gens à la préparation de cette fête. Le peuple participa également au cortège solennel autour de l’autel de la patrie sur le Champ de Mars, et à beaucoup de microfestivités, qui se déroulèrent dans les environs. On peut dire que l’idée de Jean-Jacques Rousseau, l’« idole de la Révolution », d’intégrer les spectateurs à l’action, de les transformer en acteurs (« que chacun se voie et s’aime lui-même dans les autres »), fut ainsi largement concrétisée.

Une cérémonie d’un type différent eut lieu le 11 juillet 1791. Elle fut consacrée au transfert des cendres de Voltaire au Panthéon, devenu tombeau de la nation. Ce ne fut pas seulement un adieu au philosophe, dont la mort datait déjà de plus de dix ans, mais aussi son triomphe posthume. Cette fête est un exemple de la stylistique des solennités révolutionnaires. Les éléments esthétiques dominants de leur mise en en scène étaient liés au classicisme. On y vit rarement se manifester des motifs folkloriques ou carnavalesques. Néanmoins le fréquent retour de figures et de symboles antiquisants les rendit accessibles aux simples gens, ils s’intégrèrent à la vie quotidienne. Remarquons que cette orientation antiquisante donnait aux fêtes une unité stylistique, particulièrement dans les cas où leur organisateur était David.

Le sublime de la rhétorique classique était souvent adouci par un certain tribut au sentimentalisme. Ainsi par exemple lors de la fête du 10 août 1793, consacrée au premier anniversaire du renversement de la monarchie, on avait organisé sur l’herbe des repas fraternels, les enfants traînaient des chariots où étaient installés leurs vieux parents, on échangea des baisers de paix, etc. Tous ces éléments du rituel de la fête étaient faits pour toucher les cœurs sensibles.

La fête qui se déroula le 8 juin 1794 fut consacrée à l’Être suprême, dont le culte devait remplacer l’ancienne religion. Cette fête ne bénéficia plus du soutien populaire qui avaient été celui des festivités précédentes. La situation dans le pays avait été tendue, il y avait eu les exécutions de Danton, d’Hébert et de Chaumette, la popularité des Jacobins avait pratiquement disparu. Lors de cette fête il devint particulièrement évident que le peuple n’avait plus désormais qu’un rôle d’observateur de second plan. Néanmoins quelques parties, quelques éléments de la fête bénéficièrent du soutien évident des masses et, en premier lieu, tout ce qui avait rapport avec les événements militaires. En juin 1792 la patrie avait été décrétée en danger. Depuis, toutes les fêtes devaient exprimer, sous une forme ou sous une autre, des sentiments patriotiques.

Dans la deuxième moitié des années 1790, une évolution dans l’organisation et la mise en scène des festivités est bien visible. Le plus souvent les fêtes se réduisirent à des défilés très soigneusement élaborés mais parfaitement uniformes. Le peuple se tenait le long des rues et autour des places et se contentait de regarder. Après le coup d’état du 18 brumaire le caractère collectif et populaire des festivités disparut complètement. Elles furent remplacées par des parades militaires.

 

(Trad. Y.A.)

 

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Le violoniste français Pierre Rode en Russie. Au croisement de deux styles[6]

 

Ludmila Gourévitch

Saint-Pétersbourg

 

L’école russe de violon n’est apparue qu’après d’autres écoles européennes. Elle s’est développée en partie grâce à des interprètes et professeurs étrangers, français, italiens et allemands. La présence à la cour impériale de Russie des meilleurs solistes étrangers joua un rôle particulièrement important. Au XVIIIe siècle, il s’agissait principalement d’Italiens ; au XIXe, ce furent les représentants de l’école française qui occupait à cette époque en Europe une place de premier plan. Parmi ceux-ci, il faut citer Pierre Rode, Pierre Baillot (1771-1842), Charles-Philippe Lafont (1781-1839), Henri Vieuxtemps (1820-1881). On peut ajouter à cette liste le nom d’un ancien et brillant élève du Conservatoire de Paris, Henri Wienawski.

Pierre Rode passa cinq ans en Russie. Il était né en 1774 à Bordeaux et c’est là qu’il reçut sa première éducation musicale. En 1787 il part pour Paris et devient l’élève de Giovanni-Battista Viotti, l’illustre chef de l’école classique française de violon. À 16 ans, avec le soutien de son maître, Rode commence à jouer en concert et devient rapidement l’idole du public français. « Charme, pureté, élégance », c’est ainsi que Pierre Baillot caractérise le jeu de son collègue.

Au début des années 1790 Rode se produit à Londres et continue à travailler chez Viotti qui vit alors dans la capitale anglaise, puis il retourne bientôt en France d’où il part pour Madrid. Là il fréquente Luigi Boccherini qui contribue dans une large mesure à perfectionner sa technique de composition.

En 1800, il est de nouveau à Paris où il reprend son enseignement au Conservatoire et devient en même temps soliste à la cour du Premier consul, le futur empereur Napoléon Ier. Rode se trouve au centre de la vie musicale de la capitale. À côté de son activité de soliste de concert, il a une activité pédagogique dont le couronnement est la parution en 1802 de la Méthode du violon, à laquelle ont collaboré trois maîtres éminents de cet instrument, Baillot, Rode et Kreutzer.

Au faîte du succès, Rode accepte néanmoins une proposition venue de la lointaine Russie et, sur le conseil du compositeur François Boieldieu qui travaille alors au Théâtre français de Saint-Pétersbourg, il part en 1803 pour la capitale russe.

L’atmosphère de la cour de Russie était en ce temps-là très favorable aux arts. Alexandre Ier qui était fort bon violoniste s’entourait de musiciens du plus haut niveau : rappelons tout de même ces grands maîtres de l’ancienne école que furent Ivan Iarovnik et Ivan Khandochkine. Après leur mort (tous deux décédèrent l’année qui suivit l’arrivée de Rode en Russie) l’hôte français demeurait sans aucun doute le meilleur de tous les violonistes qui vivaient alors en Russie.

La caisse privée du tsar paie chaque année à Rode d’énormes sommes – 5000 roubles d’argent. En outre on l’invite sans cesse à se produire dans les salons de la noblesse de Pétersbourg. Rode est accueilli avec plaisir par l’hospitalière Moscou : pendant tout l’hiver 1804 il est premier violon du quatuor privé du comte Vsevolojski.

On n’avait jamais connu pareil succès en Russie. À la frontière des deux siècles l’art russe avait vu se développer le courant du sentimentalisme. Et le public russe qui faisait ses délices de Karamzine et de Sterne, était séduit par le jeu lyrique et rêveur de Rode. Les œuvres du maître français qui étaient pénétrées de ce même état d’esprit, connaissaient en Russie également une popularité extraordinaire, qu’elles gardèrent jusqu’au milieu du XIXe siècle.

En 1808, une santé chancelante et peut-être aussi son caractère instable l’incitent à quitter la Russie. Par la suite il lui arriva sans doute plus d’une fois de regretter son départ car plus jamais et nulle part ailleurs il n’eut un tel succès. À son retour à Paris, Rode donne un concert à l’Odéon mais il n’obtient pas le succès habituel. Un journal allemand écrit : « C’est toujours la même pureté, la même fidélité dans l’interprétation, mais il manque de feu et de vie intérieure ».

Il ne s’agissait pas sans doute pas d’un affaiblissement de la qualité de son jeu. Il était victime du changement brutal de style et de priorités dans l’exécution violonistique. La manière classique cédait la place au romantisme qui donnait une ouverture audacieuse aux possibilités expressives et particulièrement de virtuosité de l’instrument. Pendant l’absence de Rode, on avait vu apparaître à Paris Lafont, représentant de cette nouvelle orientation dans le style de Paganini. Le public parisien, séduit par le caractère brillant de ces procédés nouveaux de virtuoses, se détourna sans remords de l’idole qu’il avait adorée.

L’insuccès de son concert produisit sur Rode une impression pénible. Il ne se guérit pas de ce traumatisme psychologique bien qu’il vécût encore longtemps – 22 années. Il perdit confiance en lui-même et en même temps sa maîtrise disparut. En 1828 il tenta encore une dernière fois de se produire devant le public parisien. L’échec fut complet. Sa santé s’en ressentit et il mourut en 1830.

Pierre Rode vécut à une époque de tempêtes politiques – la Révolution, les guerres napoléoniennes. Mais ce qui joua dans sa destinée un rôle dramatique, ce ne furent pas les bouleversements de la vie publique, mais le changement de style musical. La période où s’est épanoui son talent a beau avoir été de courte durée, il a écrit une page brillante dans l’histoire de la culture musicale européenne.

Il est paradoxal que les œuvres de Rode qui appartiennent à l’époque classique, aient servi d’exemple à Paganini qui les imita : son célèbre Concerto en ré majeur a été construit sur le plan du Premier concerto de Rode et les Vingt-quatre Caprices du Français ont incité le grand Italien à créer ses propres Capriccios, restés célèbres.

Aujourd’hui les œuvres de Rode sont rarement jouées en public. Il n’y a que dans la patrie du compositeur, en France, qu’elles sont régulièrement mises au programme des orchestres philharmoniques. Pourtant il est impossible d’imaginer le répertoire pédagogique du violon sans les Études, les Caprices, les concertos de Rode, ils font partie des œuvres indispensables à la formation de ceux qui veulent devenir violonistes professionnels.

 

(Trad.Y.A.)

 

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Les échos en Russie de l’invention de la photographie par Niepce et Daguerre

 

Annette Melot

Paris

 

L’histoire de l’invention de la photographie s’inscrit parfaitement dans le cadre du colloque sur « La Russie et la France pendant les périodes de changement ». En effet l’opération si banale aujourd’hui qui consiste à saisir et fixer une image a été accueillie au XIXe siècle comme un bouleversement total dans le monde scientifique et dans le monde artistique. A cette occasion, des liens très intéressants se sont tissés entre nos deux pays, qui ont perduré au XXe siècle comme le montre l’histoire étonnante qui va suivre. L’invention de la photographie publiquement proclamée à l’Académie des sciences de Paris le 10 août 1839, couronnait les recherches de deux inventeurs : Joseph Nicéphore Niepce et Louis Jacques Daguerre, le second étant beaucoup plus connu que le premier puisqu’il a donné son nom à son invention : le daguerréotype. Mais sans l’aide de son prédécesseur peut-être n’aurait-il jamais pu mener à bien son projet, et c’est justement cette question qui a intrigué certains scientifiques russes, notamment le professeur Toritchan Kravets auquel les historiens de la photographie doivent beaucoup.

La France se trouvait alors dans une phase d’essor industriel, et la reproduction des images devenait une nécessité. La lithographie ne répondait qu’en partie à cette demande, elle présentait des inconvénients nombreux, les pierres de qualité étaient rares, elles étaient lourdes, elles cassaient, et il fallait trouver un grand nombre de dessinateurs talentueux. Niepce pensa alors que la lumière pouvait avantageusement remplacer la main, et il chercha un procédé qui allait permettre de fixer l’image qui apparaissait dans la chambre obscure. Il imagina de faire mordre les traits du « dessin » par un acide, et il obtint ce qu’il cherchait : une plaque qui pouvait servir de planche à gravure. Son procédé qu’il nomma « héliographie » a marqué une étape déterminante dans l’invention de la photographie, mais ce que Niepce cherchait à faire, c’était de la gravure. Au même moment, le peintre Daguerre, déjà célèbre en tant qu’auteur du Diorama qui avait un grand succès à Paris, essayait lui aussi de fixer les images de la chambre obscure, mais sans y parvenir. Le hasard voulut que les deux hommes entrent en contact, grâce à l’opticien Chevalier dont ils étaient tous deux les clients puisqu’ils avaient besoin de lentilles pour effectuer leurs expériences. Après quelques réticences de Niepce, ils décidèrent de mettre leurs connaissances en commun sous le sceau du secret afin de partager ensuite les profits éventuels. Un traité fut signé le 14 décembre 1829. Mais après la mort de Niepce, survenue peu de temps après, en 1833, son fils Isidore qui était censé poursuivre ses recherches, ne fit pratiquement rien, et Daguerre continua seul. Son grand mérite est d’avoir inventé ce qu’on appellerait aujourd’hui les « agents révélateurs ». Fier à juste titre de son invention, il la nomma « daguerréotype », évinçant de façon définitive le nom de son associé. Bien que la photographie sous sa forme actuelle, c’est-à-dire reproductible sur papier, revienne à l’Anglais Talbot (avec son calotype), la priorité de la découverte entre Niepce et Daguerre a alimenté une vaste polémique.

Quel est le rôle de la Russie dans cette histoire ? Les scientifiques russes ont été vivement intéressés par la découverte de la photographie, dès le début. Certains d’entre eux avaient chargé l’académicien Iossif Hamel, spécialiste des inventions européennes, de se renseigner sur cette question. A l’occasion d’un de ses voyages, il rencontra Talbot, Daguerre, et surtout Isidore Niepce avec lequel il se lia d’amitié et qui finit par lui remettre la correspondance de son père, correspondance d’une valeur inestimable puisqu’il y est question de l’invention même de la photographie. Nous ne connaissons pas les raisons exactes qui ont poussé Isidore à se séparer de ces précieux documents. Nous savons, grâce à un article de G.Kniazev, directeur des Archives de l’Académie des sciences et auteur de l’avant-propos de la préface de Kravets (1949), que Hamel informait régulièrement l’Académie des sciences de ses recherches, qu’il demanda plusieurs fois au présidium d’envoyer un mot de reconnaissance à Isidore Niepce, mais l’histoire ne dit pas s’il y eut d’autres formes de remerciements. L’intention de Hamel était double, il voulait d’une part répondre à la demande des scientifiques russes qui cherchaient à s’approprier la méthode et l’améliorer (ce qu’ils firent avec beaucoup de talent), et d’autre part il avait l’intention d’écrire personnellement une histoire de l’invention de la photographie. Le procès-verbal de l’Académie du 29 novembre 1850 mentionne des « documents absolument authentiques de nature à élucider la question de la priorité de cette invention importante. Mr Hamel s’occupe d’un exposé historique des faits qui se rapportent à cette question ». Sa mort prématurée ne lui permit pas d’écrire ce livre, et son neveu Wilhelm Hamel légua la précieuse correspondance à l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg en plusieurs fois, entre 1863 et 1868. Celle-ci semble avoir été délaissée jusqu’en 1928, date à laquelle l’historien Vassenko la redécouvrit par hasard et en informa Nikolaï Ermilov, spécialiste d’histoire de la photographie, qui se montra enthousiaste, publia trois longs articles dans la revue Fotograf et fit une communication sur le sujet à un congrès international de photographie à Dresde.

En prévision du centenaire de l’invention de la photographie en 1939, l’Académie des sciences décida de publier la correspondance de Niepce (sa publication sera d’ailleurs retardée de 10 ans en raison de la guerre et ne paraîtra qu’en 1949). Elle a fait l’objet d’une longue préface de 55 pages, écrites par le professeur Kravets, physicien spécialiste des questions de la lumière, chargé du secteur photographique à l’Institut d’Optique d’État, et membre correspondant de l’Académie des sciences. Cette préface est étonnante à maints égards.

On pourrait s’attendre à un exposé scientifique sur le processus d’invention de la photographie, et cet aspect existe bien sûr, mais c’est surtout un plaidoyer fervent en faveur de Niepce. Il va même jusqu’à écrire : « Dans la petite comédie qui s’est jouée autour d’une grande invention, Nicéphore Niepce, c’est ma conviction, est peut-être le seul héros positif ». À aucun moment Kravets ne songe à mettre en doute les avancées de Daguerre dont il souligne les qualités d’observation (il avait par exemple découvert le rôle des rayons ultraviolets sans connaître leur existence), mais sa sympathie se porte à l’évidence vers Niepce : il s’intéresse à la famille de celui-ci, une famille de la grande bourgeoisie éclairée de Chalon-sur-Saône, des propriétaires terriens aux prises avec certaines difficultés au lendemain de la Révolution française. Il nous montre le jeune Nicéphore étudiant le grec et le latin chez les Oratoriens à Angers, il nous explique comment après avoir renoncé à la carrière ecclésiastique qui était le lot de tous les cadets de bonne famille, il s’enrôla dans l’armée avant de se lancer avec son frère Claude dans d’incroyables inventions dont l’héliographie restera la plus célèbre. Peut-être était-il un peu délicat pour un savant soviétique d’admirer un royaliste, alors Kravets explique avec beaucoup de finesse les contradictions politiques dans lesquelles se trouvait Niepce, et il feint de s’emporter un peu lorsque ce dernier emploie des termes un peu trop flatteurs à l’égard du roi : « C’était bien la peine de faire et de subir une grande révolution pour se réapproprier aussi vite ce jargon féodal humiliant ». Mais il était attendri par son style : « Nicéphore aime sincèrement cette terre et la vie de propriétaire terrien. Lisez sa lettre à Claude du 27 septembre 1818, avec une merveilleuse description de la moisson. »

Kravets insiste surtout sur la droiture intellectuelle de Niepce qui s’oppose selon lui à la désinvolture de Daguerre qui pouvait parfois être généreux, mais qui voulait la gloire pour lui seul et qui savait manipuler les autres pour arriver à ses fins. Kravets est particulièrement indigné par le choix du mot « daguerréotype » : « On a envie de hurler en demandant à l’auteur s’il se souvient qu’il avait pleuré Niepce, qu’il avait promis de travailler pour immortaliser son nom, que Niepce lui avait confié tous les secrets de sa géniale invention et lui avait permis à lui, Daguerre, de joindre son nom à l’appellation de son invention. Comment ne comprend-il pas que l’avenir en rendant grâce à son grand succès, s’arrêtera avec une triste perplexité sur ces deux traités complémentaires… »

Kravets brosse un tableau fort intéressant de la société française de l’époque, en pleine effervescence, un tableau du monde scientifique, et il nous livre plus personnellement, et ceci grâce à ses connaissances scientifiques précises, l’idée qu’il se fait de la droiture intellectuelle. Daguerre était certes un homme de talent, mais il est indéniable qu’il a cherché à faire disparaître – symboliquement du moins – celui qui lui avait tout de même donné les moyens d’accéder à la gloire. Il ne se doutait pas qu’un jour, très loin de Chalon-sur-Saône, un savant soviétique prendrait le temps, y compris, dit-on, dans des moments terribles, dans Léningrad assiégée, livrée à la violence, à la faim et à la soif, d’écrire 55 pages pour parler de cette dette.

 

(Trad. Y.A.)

 

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La formation du langage cinématographique

dans le contexte de l’avant-garde parisienne (début du XXe siècle)

 

Elena Domaratskaia

Saint-Pétersbourg – Londres

 

Au début du XXe siècle, le relativement jeune cinématographe suscita un réel intérêt chez les artistes-expérimentateurs, particulièrement dans les centres culturels importants comme Paris, ce qui était dû à toute une série de raisons historiques de caractère aussi bien factuel qu’abstrait et philosophique. Le début même de l’ère cinématographique coïncida avec un développement précipité de la science et de la technique et refléta l’influence de cette évolution sur la conception du monde sociale et artistique de l’époque. Le passage du XIXe au XXe siècles se signala par une sérieuse contradiction entre la rapidité inéluctablement croissante de la vie et l’incapacité de la conscience humaine à la contrôler, et cette contradiction atteignit son maximum avec la Première guerre mondiale.

La subtile conscience artistique sentit le danger de la « mécanisation » de la vie quotidienne bien avant que la catastrophe sociale l’eût rendue évidente. La vision pessimiste du monde et la méfiance devant la réalité environnante s’exprimaient dans une littérature éclectique et dans l’art de l’époque du modernisme. Pourtant les artistes aussi ne pouvaient résister aux séductions de la réalité qui leur était contemporaine et dont les réalisations scientifiques et techniques proposaient de nouveaux instruments pour la création, de nouveaux moyens et formes d’expression. L’ivresse suscitée par le progrès fut particulièrement ressentie en Amérique où toute une série d’artistes qui avaient vécu à Paris ou qui devaient y venir (Francis Picabia, Marcel Duchamp, Man Ray etc.) puisèrent leur inspiration à la veille de la guerre et s’enthousiasmèrent ouvertement devant la « machine » comme incarnation de l’esprit contemporain dans la vie et dans l’art. De plus, même les artistes parisiens qui avaient éprouvé sur eux-mêmes les horreurs de la guerre étaient souvent tout à fait optimistes quant aux particularités de leur époque. Fernand Léger parlait de la machine comme d’une source d’inspiration et de la guerre comme d’un catalyseur pour la formation d’un regard neuf, adéquat, sur le monde. En un certain sens la machine devenait non seulement un objet mais aussi un sujet de création, dans la mesure où elle apparaissait comme une image collective de ces instruments qui permettaient à de nouvelles formes d’accéder à l’art, entre autres la photographie et le cinéma.

La mécanisation de l’époque se remarquait également dans la vie parisienne. La rue d’une grande ville se présentait comme un exemple concret et visible de la fragmentation de l’espace et de la simultanéité non linéaire des différents événements, et la réclame commerciale, qui lui était inhérente, devenait une des sources principales d’inspiration de l’art d’avant-garde. Les techniques figuratives de la réclame, son caractère anonyme et répétitif incarnaient la pulsation de la ville, un potentiel artistique de beauté et d’organisation, de laideur et d’éclectisme qui se fondait dans son image. Étrangère à la notion académique de l’œuvre d’art, la réclame inspirait néanmoins aux artistes un moyen radicalement nouveau de pensée. Le collage de formes visuelles et d’extraits de textes verbaux que le citadin imprimait pratiquement « automatiquement » dans sa conscience en passant à côté d’une affiche, mais aussi en circulant dans un moyen de transport rapide, initiait le développement de la pensée cinématographique, qui unit représentativité et narrativité. La personnification du détail agrandi, l’individualisation du fragment dans le monde qui, aussi bien métaphoriquement que directement, se désagrégeait sous les yeux, étaient achevées par le mouvement.

Selon la remarque de Gilles Deleuze, la perception du sens philosophique de l’image visuelle et mobile se produisait simultanément en théorie et en pratique. Les travaux d’Henri Bergson à la fin du XIXe siècle, consacrés à la nature du mouvement et de l’immobilité, coïncidaient historiquement d’une part avec les expériences des peintres impressionnistes dans le domaine de la fragmentation de la notion d’espace et d’autre part avec celle des photographes qui tentaient de fixer les phases du mouvement. Le cinématographe fit passer ces expériences à un niveau qualitativement nouveau, dans la mesure où la rapidité de la projection pouvait changer selon la manière de voir et fixer la nature des mouvements, imperceptibles à l’œil nu. Même la séparation académique des arts dynamiques et des arts statiques était mise en question par l’apparition du cinéma.

Il est remarquable aussi que les artistes et les écrivains de l’avant-garde parisienne (cubistes, dadaïstes, surréalistes, etc.), devenus par la suite également des expérimentateurs dans le cinéma, avaient tenté activement d’unir dans leurs œuvres le verbal et le visuel, le figuratif et le narratif, même avant d’avoir maîtrisé la technique cinématographique : leurs collages du début du XXe siècle se rapprochaient beaucoup du langage cinématographique. Le cinéma ne faisait qu’animer les collages en ajoutant le mouvement.

Tous ces phénomènes parisiens du début du XXe siècle montrent que le langage spécifique du cinématographe plonge ses racines dans les « media » de la littérature et des arts représentatifs statiques, qu’il se forme en parallèle avec les expériences qui s’y font, et qu’il n’est pas un caractère « secondaire » de l’évolution du cinématographe.

 

(Trad. Y.A.)

 

 

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Triades symétriques sur l’axe Paris – Moscou :

Picasso – Tatline – Archipenko, Collage – relief – construction

 

Sandra Miller

Institut de Southampton

 

En 1979 fut organisée à Paris conjointement par le Ministère de la Culture de l’URSS et le Centre National d’Art et de Culture Georges Pompidou une exposition intitulée Paris-Moscou 1900-1930[7].

L’exposition demanda cinq ans de préparation, les thèmes abordés étaient encyclopédiques, leur domaine très vaste. Le commissaire A.Khaltourine écrivait : « Plus de 2500 œuvres et documents exposés, art plastique, affiches, documents, photos, esquisses et plans d’architecture, polygraphie, design, œuvres d’agit-prop et d’art décoratif, vont permettre aux spectateurs de comprendre, de réfléchir et de comparer l’évolution des arts plastiques, du théâtre, de la littérature, de la musique et de l’architecture en France, en Russie puis en Union soviétique ». L’objectif principal était de présenter une période « caractérisée par une fusion originale des traditions idéologiques et des principes artistiques, qui possèdent un caractère national évident ».

Le parallèle établi dans le titre de cette communication entre les deux triades démontre la permanence des relations culturelles séculaires entre les deux pays et cette « étude de cas » se propose de contribuer modestement à cette démonstration.

Par souci de brièveté, le contenu de cet exposé est divisé en trois paires de concepts correspondants : Picasso – collage, Tatline – relief et contre-relief, Archipenko – construction.

Bien qu’ils appartiennent à des esthétiques différentes, il s’agit de montrer leur interaction au niveau formel.

 

Picasso – collage

 

Dans son essai intitulé Der Weg zum Kubismus (« Vers le Cubisme »), publié pour la première fois en 1915, Daniel-Henry Kahnweiler, un marchand de tableaux d’origine allemande, établit la base théorique de ce qui devait devenir les phases analytique et synthétique du Cubisme, qu’il fait remonter au chef d’œuvre de Picasso Les Demoiselles d’Avignon (1907) considéré par lui comme le point de départ du Cubisme « analytique »[8]. Kahnweiler démontrait que ce type de peinture se proposait d’abord de représenter par le dessin et la couleur, sur une surface plane, la tri-dimensionnalité et ensuite d’opérer la « réconciliation » de l’ensemble.

La phase suivante est associée à l’invention de Georges Braque qui introduisit dans une de ses peintures « un clou complètement naturaliste projetant son ombre sur un mur », incorporant ainsi un objet « réel » dans l’unité virtuelle de la surface peinte. Troisièmement le passage de la surface à deux dimensions de la peinture à l’objectivation, en d’autres termes, le collage[9]. Ainsi Kahnweiler assumait un point de vue kantien en montrant qu’« en combinant le stimulus "réel" et le schéma formel ces images construisent dans l’esprit l’objet fini ».

La suite logique de ce mouvement est, en 1913-1914, le collage qui peut être décrit comme l’amalgame de la peinture et de la sculpture qui « aboutit à une sorte de bas-relief coloré »[10].

D’un point de vue théorique, le Cubisme continue à être considéré comme le mouvement intellectuellement le plus exigeant et le plus révolutionnaire du XXe siècle, bien qu’on ait pu dire qu’il était profondément enraciné dans la culture populaire qui a été à la source de sa conception et de son développement. Ainsi le chef d’œuvre de Picasso intitulé Ma jolie, peint à l’hiver 1911-1912 et qualifié par l’historien de l’art William Robin de « métaphysique », a été inspiré justement par ces sources populaires. Ainsi « l’inscription peinte descend à un autre niveau d’influence. Car ici le titre ironique n’est pas seulement plaque d’identité de substitution et allusion personnelle au surnom de son amie, mais référence bien plus évidente au refrain d’une chanson populaire de music-hall »[11].

« Papiers collés » et « collage » appartiennent au « cubisme synthétique » et en tant que tels restent solidement liés aux discours théoriques et philosophiques sur lesquels ils sont fondés.

 

Vladimir Tatline – Relief et contre-relief

 

Comme on le répète à satiété dans la littérature spécialisée, la scène culturelle de Moscou et de Saint-Pétersbourg au début du XXe siècle a été très influencée par celle de Paris,. Ainsi « les relations avec l’Occident dans la vie culturelle de Saint-Pétersbourg et de Moscou dans les années qui précèdent la guerre de 14 étaient bien développées, ce qui était dû à la présence d’artistes de l’Europe occidentale dans les collections privées russes ». On pense à Chtchoukine et à Morozov et, d’un autre côté, aux artistes russes qui voyagent à l’ouest, et parmi eux Archipenko et Tatline, celui-là s’installant à Paris en 1908, celui-ci revenant de Paris à Moscou en 1914. Mais on ne sous-estimera pas l’importance de la tradition russe autochtone et pour cette raison on a souligné que « ce serait une erreur de considérer l’art russe isolément…si les artistes russes se sont fait l’écho des tendances très à la mode de Picasso et de Matisse, ils ont aussi puisé dans les traditions immémoriales de l’art populaire, imagerie populaire des lubki ou gravures sur bois, spectaculaires icônes de l’Église orthodoxe russe »[12].

Les circonstances exactes de la rencontre de Tatline avec Picasso pendant son séjour à Paris en 1914 restent obscures bien qu’un charmant témoignage apocryphe raconte qu’il se déguisa en mendiant et réussit à convaincre Picasso de le laisser nettoyer son studio. Un jour Picasso revint à l’improviste : il trouva son homme de peine qui dessinait des esquisses à partir de ses œuvres et le mit promptement à la porte. Tatline rencontra aussi Alexandre Archipenko, Robert Delaunay et Georges Braque.

A son retour à Moscou, Tatline se lança en 1914 dans une série de « reliefs », qu’il fit suivre en 1915 de ses « contre-reliefs ». On a justement insisté sur le fait qu’ils « étaient fondés sur les propriétés du matériau utilisé…En isolant les caractéristiques exploitables et la construction qui naît de considérations matérielles plutôt qu’esthétiques, Tatline fournit le principe d’une nouvelle approche d’une création en recherche qui fut saluée comme révolutionnaire parce qu’elle sortait de ce monde de prédilection et de nuances de bon ton »[13].

Si nous traçons un parallèle entre les « papiers collés » de Picasso et de Braque d’une part et les « reliefs » et « contre-reliefs » de Tatline d’autre part, il y a une analogie dans l’effet à produire qui veut élever la banalité du matériau à l’art, mais la cause diffère : ceux-là sont théoriques et philosophiques, celui-ci, étant politiquement inspiré, devient théorique.

 

Alexandre Archipenko

 

Archipenko s’installa à Paris en 1908 et fit partie de la communauté artistique de « la Ruche » à Montparnasse. Comme Tatline, il prit son inspiration dans les collages cubistes mais resta prisonnier de leur esthétique. Il révolutionna néanmoins la sculpture en altérant pour la première fois les relations entre le volume et l’espace. Conscient du caractère pionnier de ses expériences, il se proclama « le premier innovateur de la sculpture moderne », défendue dans Medrano I, daté de 1912 (œuvre aujourd’hui disparue ou détruite), dont la meilleure interprétation est la suivante : « Somme toute Medrano I représente un étrange assemblage de dislocations anatomiques qui décrivent statiquement des mouvements du corps plutôt que le corps lui-même. Construit en bois, feuilles de métal, fil de fer et verre, ce peut être la première annonce du robot moderne dans l’art. La tête, les parties du tronc et certains membres ont des courbes naturelles ; les genoux représentent des articulations mécaniques tandis que le bras droit est réellement mobile depuis l’épaule. Une forme en fil de fer au niveau du cou symbolise la trajectoire du mouvement du corps. L’anticipation que fait Archipenko de la sculpture cinétique est de plus indiquée par une série de disques dans Medrano I , qui ouvre la voie au mouvement »[14].

Pourtant l’élément le plus radical est ici au niveau des matériaux et de la technique qui libéra Archipenko des restrictions imposées par les deux techniques originelles de soustraction et d’addition (sculptage et modelage) employées en sculpture, en y ajoutant une troisième : la construction.

 

Le « collage cubiste » (nous pouvons ici mentionner à la fois Picasso et Braque) est à la source des développements jumeaux des « reliefs » et « contre-reliefs » de Tatline et des « constructions » d’Archipenko. Les thèses qui soutiennent que le cubisme est profondément enraciné dans l’art et la culture populaires, bien que ses bases théoriques remontent à la philosophie de Kant et aux théories mathématiques d’Henri Poincaré sur la quatrième dimension, sont largement discutées dans les milieux artistiques contemporains.

Tatline aussi bien qu’Archipenko développèrent une esthétique du matériau banal, qui jusque là, dans le contexte intellectuel de la sculpture canonique, n’avait jamais été utilisé, mais tandis que Tatline utilisait ce matériau banal comme une fin en soi et que ses « reliefs » et « contre-reliefs » pouvaient être considérés comme des démonstrations pratiques, Archipenko utilisait les mêmes matériaux comme moyens vers une fin : il appela d’abord les reliefs peints des « sculptopeintures », puis ce furent ses « constructions » comme Medrano I et Medrano II.

Ce qui est plus important, mais qui dépasse le cadre de cette étude, ils sont le point de départ de l’une des innovations les plus révolutionnaires qui touchent à la fois la conception et le matériau dans la sculpture moderne du XXe siècle : le constructivisme.

 

(Trad. Y.A.)




 

 

 

 

 

 

 

 

Histoire et culture

La canonisation de Jeanne d’Arc : règle ou exception ?

 

Maria Korenman

Université d’Etat de Saint-Pétersbourg

 

Plus de quatre cent cinquante années séparent la fin du procès de réhabilitation de Jeanne d’Arc (1456) de sa canonisation (1920). Pourquoi Rome a-t-elle tant tardé pour cette canonisation, et quelles en ont été les circonstances ?

L’historiographie royale officielle présente Jeanne comme l’instrument utilisé par la Providence pour que soit révélée au monde la puissance de la monarchie française et que soient dissipés tous les doutes sur l’origine divine de celle-ci. C’est seulement au XIXe siècle, grâce aux travaux de Jules Quicherat qui publia de 1840 à 1849 les procès de Jeanne d’Arc, que le monde prit connaissance des sources de première main. Bientôt Jeanne devient l’objet de débats ardents entre les républicains et les catholiques monarchistes : les premiers voient en elle la fille d’un grand peuple, incarnant les plus belles qualités de celui-ci, pour les autres elle est le symbole de l’élection divine de la monarchie française, de la « fille aînée de l’Eglise ».

Les évêques d’Orléans Mgr Dupanloup, Mgr Coulier et Mgr Touchet étaient patriotes et hommes d’ordre. Le 8 mai 1869, Mgr Dupanloup s’adresse à tous les responsables des diocèses que Jeanne avait traversés, en les invitant à signer une supplique au pape Pie IX, pour engager la procédure de canonisation.

La pratique catholique de la canonisation, établie en 1734 par Benoît XIV, comprend trois étapes avec, en tout, trois documents :

1)        un bref d’ouverture du procès qui parfois correspond à une proclamation du juste comme « vénérable » ;

2)        un décret de béatification par lequel on le compte au nombre des bienheureux ;

3)        un décret de canonisation après lequel le bienheureux est déclaré saint, son nom étant désormais inscrit au calendrier liturgique.

Chaque étape a sa propre valeur ; les figures principales du tribunal sont le postulateur et le promoteur de la foi, le célèbre « avocat du diable ». Le droit de prononcer le jugement n’appartient qu’au pape. Le saint doit posséder dans une forme héroïque les vertus exigées par la foi catholique : foi, espérance, charité, prudence, force, justice, intelligence et – ce qui est particulièrement important – humilité et chasteté. Pour la béatification il est nécessaire que lors de la présentation du futur bienheureux aient été accomplis deux miracles, et deux miracles encore, accomplis après la béatification, sont nécessaires pour la canonisation. Pour les martyrs l’accomplissement de ces dernières conditions n’est pas obligatoire. Jeanne d’Arc cependant n’était pas considérée comme martyre : apparemment la figure de la guerrière, qui avait été condamnée par des serviteurs de l’Eglise et avait préféré le bûcher au rejet de sa foi dans sa mission et dans ses « voix », différait considérablement de la notion habituelle de martyr comme de celle de confesseur de la vraie foi qui reçoit la mort de la main de mécréants.

En janvier 1894, Léon XIII signa le document qui la nommait vénérable. À cette époque, c’était Mgr Touchet qui administrait le diocèse d’Orléans. Il engagea l’étape suivante de la procédure : quand on s’emploie à faire canoniser quelqu’un, il importe de convaincre Rome que, avant la décision, le héros n’est pas déjà l’objet d’un culte, n’est pas considéré comme saint dans sa patrie. Dans le cas de la Pucelle d’Orléans il n’était pas si simple d’en administrer la preuve. Néanmoins, en 1896, l’évêque fit parvenir à Rome les conclusions positives du tribunal d’Orléans. Mais ce n’est qu’en 1897 que le cardinal Parocchi ordonne de vérifier si les vertus de Jeanne étaient héroïques : « N’oubliez pas que vous nous présentez une jeune fille, vêtue en homme, qui a guerroyé et qui a été condamnée par des théologiens. Vous nous dites qu’elle est sainte, nous sommes heureux de l’accorder, mais il est nécessaire de le prouver ».

Le travail du tribunal d’Orléans qui siégea 122 fois, déboucha sur un document de 3000 pages in-folio que l’évêque apporta personnellement à Rome.

Enfin le 6 janvier 1904, Pie X déclare le caractère héroïque des vertus de Jeanne. Plus tard Mgr Touchet présenta trois cas de guérison miraculeuse, en 1891, 1893 et 1900. Des expertises médicales indépendantes reconnurent l’authenticité de ces miracles, et le 13 décembre 1908 fut publié le décret de béatification. Le 18 avril 1909 en l’absence d’une délégation du gouvernement, mais en présence de tous les cardinaux, archevêques et évêques de France, de membres de la famille de Jeanne, de représentants de la Maison royale, de supérieurs des grands ordres catholiques, d’hommes politiques, d’officiers etc., soit environ 40.000 personnes ( !), se déroula dans la basilique Saint-Pierre de Rome la cérémonie de béatification de Jeanne.

Le 6 janvier 1910 Mgr Touchet adresse au Souverain Pontife une demande de reprise de la procédure. Cette fois le procès consistait en un examen particulièrement attentif des nouveaux miracles. L’histoire des guérisons est jugée dans le diocèse, puis examinée à Rome, par trois consistoires, au cours de trois sessions, entre lesquelles on observe des pauses d’une certaine durée pour que les jurys indépendants puissent s’informer du cas.

Le premier miracle fut récusé comme ne relevant pas de la définition (au moment d’un incendie dans la ferme d’Hôtel es Bas le 19 mai 1910 un certain Jean Dumoitier avait prié en invoquant le nom de Jeanne, après quoi il avait été entouré et préservé du feu comme par une force invisible). Deux miracles encore attendirent pendant des années leur vérification et chacun d’eux pendant ce temps faillit bien être récusé. Marie-Antoinette Mirandelle avait été guérie en 48 heures d’une maladie évolutive au talon (« mal perforant » dans « la plante du talon »). Des débats ardents se déroulèrent autour du diagnostic que l’on réexamina plusieurs fois, le caractère inguérissable de la maladie étant mis en doute. Ce n’est que grâce à l’insistance de Mgr Touchet qui demanda au médecin de madame Mirandelle une attestation sous serment du caractère miraculeux de la guérison et qui obtint du pape que ce témoignage fût joint aux documents de l’affaire, que fut reconnu le miracle. La jeune Thérèse Bellin, qui avait été conduite à Lourdes au dernier stade de la tuberculose, étant à la dernière extrémité, obtint le 22 août 1909 une guérison immédiate. Aux prières adressées à la Vierge était jointe une demande de guérison au nom et à la gloire de la bienheureuse Jeanne d’Arc. Le miracle n’avait donc pas dans ce cas un seul auteur. Il fut pourtant reconnu mais le procès fut repoussé à cause de la guerre. Ce n’est que le 18 mars 1919, après des expertises répétées, que Benoît XV confirma dans les cas cités le caractère de miracle et le 16 mai 1920 Jeanne fut proclamée sainte. Cette fois une délégation du gouvernement français dirigée par Gabriel Hanotaux était présente aux cérémonies. Le 24 juin, la Chambre des députés déclara la fête de Jeanne d’Arc fête nationale, et en 1922, le pape Pie XI déclara Jeanne d’Arc, après la Vierge Marie, seconde patronne de la France.

Ainsi, malgré de nombreux obstacles, on reconnut tout de même la sainteté de l’héroïne. Pourtant beaucoup de questions qui touchaient à l’histoire et à la personnalité de la Pucelle d’Orléans, ne reçurent pas de réponses – elles continuaient à inquiéter les esprits et elles attendent encore leur solution.

 

Bibliographie

 

Le Procès de canonisation de Jeanne d’Arc, Archives du Centre Jeanne d’Arc, Orléans

Mgr. Brun, « Les péripéties de la canonisation de Jeanne d’Arc », extrait du Bulletin de la Société archéologique et historique de l’Orléanais, n° 43, 1970

Gerd Krumeich, Jeanne d’Arc à travers l’histoire, Albin Michel, 1993

E. Maas, Le Procès de canonisation de Jeanne d’Arc. 1909-1920, mémoire de maîtrise, Université de Paris-IV, 1998

 

(Trad. Y.A.)

 

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La double monarchie anglo-française :

une possible alternative historique

 

Pavel Krylov

Institut d’histoire de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg

 

« L’histoire ne connaît pas le mode conditionnel ». Cette affirmation est depuis longtemps passée au nombre des axiomes qu’assimilent, dès leur première année de faculté, les étudiants en histoire. Par ailleurs, les spécialistes du passé ne peuvent éviter, bon gré mal gré, au cours de leurs recherches, de penser au mode conditionnel. Quand l’auteur d’une monographie sur la Guerre de cent ans écrit que « l’humiliation de la France, la menace d’une dissolution dans une monarchie anglo-française unifiée, rendirent plus cruelle encore la lutte contre les conquérants », il part de façon évidente du constat que la victoire de la France était un bien (N.I.Bassovskaia, La Guerre de cent ans : le léopard contre les lys, Moscou, 2002, p.295). Mais pour soutenir que c’était un bien, il est indispensable de recourir au mode conditionnel et de songer au mal qu’aurait été la victoire de l’Angleterre, pour ensuite se détourner de cette possibilité d’alternative, qui de fait ne se réalisa pas.

Par ailleurs, les éléments d’une alternative semblent parfois inclus organiquement dans le tissu historique. On peut, selon nous, prendre comme exemple « la monarchie anglo-française » dont le principe fut posé le 21 janvier 1420 par le traité de Troyes qui donnait à l’héritier de Henry V d’Angleterre des droits sur le trône de France. L’entrée de l’armée de Charles VII à Paris le 15 mars 1436 tira un trait définitif sur cette tentative historique.

Les historiographies, la française comme la nôtre qui voit la Guerre de cent ans par les yeux des Français, abondent en termes qui conviendraient mieux aux guerres du XXe siècle, « conquête », « occupation », « guerre coloniale », « collaboration », « trahison nationale ». Étant donné qu’à Paris, dont la population aux pires moments de la guerre ne descendit pas au-dessous de 50.000 habitants, il ne devait y avoir qu’entre 50 et 300 « occupants », le pouvoir des Anglais en France ne pouvait subsister sans une entente réciproque avec la population locale, y compris les classes supérieures.

L’une des raisons de cette entente pouvait être qu’on avait tout intérêt au maintien de la paix et au bon état des voies de communication au nord de la France – la Seine et l’Oise, qui en en amont acheminaient le poisson, le fer et le sel, et en aval le vin, le bois et le foin. Pour les marchands parisiens, qui avaient peu de rapports avec le bassin de la Loire, le pouvoir de Rouen était plus important que celui d’Orléans ou de Bourges. La double monarchie qui avait créé ses propres instituts, offrait aux fonctionnaires français une possibilité de carrières ; en outre, elle suscitait l’espoir de la réalisation – idée alors à la mode – d’une « réforme de la monarchie » avec l’aide des Anglais, réforme dans son acception médiévale, « restauration d’une forme disparue ».

L’auteur anonyme du Journal d’un bourgeois de Paris dénonçait, à la veille de la signature du traité de Troyes, les vices et les crimes de la noblesse française qui surpassaient, selon ses propres mots, ceux des empereurs de la Rome païenne (« je croy que les tyrans de Rome comme Néron, Dioclécien, Dacien et les autres, ne firent oncques la tyrannie qu’ils font et ont fait »). Chez les Anglais il remarquait modération, austérité, noblesse morale. Cette dernière qualité d’ailleurs, tous les Anglais n’en étaient pas pourvus ; il arrivait à certains d’entre eux, lors d’un combat, de tuer les chevaux des Français, chose inadmissible du point de vue de l’éthique chevaleresque. Pourtant le comte de Salisbury est appelé « très bon et très noble guerrier ». Par ailleurs l’austérité pouvait parfois se transformer en avarice : le sacre de Henry VI, le 16 décembre 1431, fut, selon les mots du « bourgeois », organisé si pauvrement qu’un mariage d’enfants de bourgeois parisiens n’aurait rien eu à lui envier. L’auteur donne une curieuse explication de l’avarice des Anglais : « Espoir c’est pour ce que on ne les entend point parler, et ne nous entendent point [Il faut espérer que cela vient de ce que nous n’entendons pas leur langue, ni eux la nôtre]. Je m’en rapporte à ce qui en est ; car pource qu’il faisoit trop grant froid en celui temps, et que les jours estoient courts, ils firent ainsi peu de largesse ». L’austérité pouvait aussi se traduire par un manque de respect des habitudes locales : le « bourgeois » blâme le jeune roi et ses conseillers de ce que, après le sacre, il n’y ait eu « aucuns biens à quoy on s’attendoit, comme délivrer prisonniers, de faire cheoir malestoultes [maltôtes], comme impositions, gabelles, quatriesmes, et telles mauvaises coustumes, qui sont contre loy et droit ».

Le pouvoir des Anglais s’effondra quand l’entente disparut, et on se mit à identifier les partisans de Charles VII, parmi lesquels il y avait bon nombre de Bretons et de Gascons, non moins étrangers aux Parisiens que les Anglais, à des gens qui apportaient la paix, l’ordre et la « restauration de la royauté ». La rupture historique eut lieu à la frontière des années 20 et des années 30 du XVe siècle, et la double monarchie cessa d’exister en tant qu’alternative dans l’évolution historique de la France.

 

(Trad. Y.A.)

 

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L’idée de la royauté sous Charles VI

et la conception du pouvoir monarchique français

 

Constantin Andrianov

Université d’État de Saint-Pétersbourg

 

Pendant le règne de Charles VI, il semble que la France ait connu tous les malheurs possibles : une guerre féodale entre deux factions, Armagnacs et Bourguignons, l’occupation anglaise, de violentes agitations populaires, une Église divisée, l’effondrement du pouvoir, l’appauvrissement du peuple et cette honte nationale que fut le traité de Troyes de 1420. Ces événements ne pouvaient pas ne pas influencer, semble-t-il, la notion de pouvoir royal et modifier son contenu.

Pour expliquer les particularités de ce pouvoir royal sous Charles VI, il est bon de le comparer avec l’institution telle qu’elle existait chez ses prédécesseurs, les premiers rois de la dynastie des Valois. Comparaison indispensable car on peut avoir un point de référence absolu, quand on aborde les problèmes concrets du gouvernement de Charles VI. Mais il faut avant tout parler de ce que nous entendons par « contenu du pouvoir royal ».

Aux X-XIes siècles, le mot « France » évoque la partie nord du diocèse de Paris. Les droits des monarques étaient alors équivalents à n’importe quels droits baronniaux des féodaux de l’ancienne province romaine de Gaule. C’est tout cet ensemble que nous appelons composantes réelles du pouvoir royal.

 

Composantes du pouvoir royal et données de la réalité chez les premiers Valois

 

On peut diviser les prérogatives de la Couronne en deux parties : financière et juridique. En France il existait un système financier particulier qui avait pris naissance sur le territoire de l’Île-de-France et s’était plus tard étendu à toutes les seigneuries de la Couronne. La plus grande partie était constituée par les impôts ordinaires. Ils n’étaient pas réguliers. Selon une terminologie moderne, c’étaient plutôt des contributions : ainsi le relief, le péage, le regard, le fouage etc. Il existait aussi des impôts extraordinaires. Ils étaient levés dans des cas très strictement définis et exigeaient le consentement des contribuables. Les Capétiens comme les premiers Valois utilisaient un large choix de possibilités : les aides qui étaient prélevées également à l’occasion du mariage des fils aînés des monarques ou pour payer la rançon d’un roi prisonnier bien que cette règle ait été mise en doute (Jean II le Bon). Surtout, les rois prélevaient des impôts exceptionnels dans le cas d’une guerre.

Dans le système judiciaire de la monarchie française, à la période envisagée, le droit du roi se distingue peu du droit de n’importe quel féodal. Le monarque a la juridiction suprême sur l’étendue de son domaine ; la justice est rendue par l’intermédiaire d’un corps distinct de fonctionnaires. Mais le roi juge en dernier ressort des appels. De cette façon, c’est le souverain qui est le garant de la justice. À la Couronne appartenait le droit de déclarer la guerre (ce qui était loin d’être exceptionnel, compte tenu des guerres privées incessantes), de battre monnaie, celle qui circulait dans le royaume (le droit de certains féodaux à leur propre monnaie fut maintenu).

Mais il y avait toute une série de prérogatives qui permirent au monarque de fédérer le royaume et de faire de la France, à l’issue du Moyen Âge, le « pays de l’absolutisme classique » : il s’agit des mythes attachés au pouvoir royal. Nous appelons mythes toutes les composantes idéologiques créées par les légistes sur l’ordre de la Couronne et qui distinguèrent le titulaire des autres féodaux, sans être nécessairement reconnues par tous.

 

Composantes mythologiques

 

Au début du XIVe siècle, les Capétiens, cherchant à renforcer leurs positions à l’intérieur des frontières de l’État, avaient obtenu d’importants résultats. Le règne des Valois au contraire fut un important recul. Mais le XIVe siècle est une période où les idées monarchiques connaissent un essor sans précédent. Voici une des explications : si Philippe IV, en utilisant pour renforcer son pouvoir des facteurs idéologiques, avait eu des raisons pour le faire, pour les premiers Valois, l’accroissement théorique de la souveraineté absolue apparaissait comme une tentative de couvrir leurs fautes et de relever artificiellement le prestige de la nouvelle dynastie. C’est dans ce but que sont créés les mythes qui entourent la personne du roi. En voici quelques-uns.

 

Mythes de la plénitude du pouvoir royal

 

En 1300, les rois de France étaient appelés empereurs dans leurs possessions, cela en relation avec la conception du droit romain. Dans cette conception, l’idée impériale supposait l’immixtion de la juridiction centrale dans les droits souverains des féodaux. Puis l’idée de lèse-majesté. L’institution de la « majesté » se rapporte plutôt, non à la personne du roi, mais directement à la place qu’il occupe. C’est l’incarnation dans un homme concret de l’idée de l’honneur national. Par exemple, l’exil de Jean de Montfort par Charles V s’expliquait par le fait qu’« il avait commis le crime le plus grave, celui de lèse-majesté », en prêtant assistance aux Anglais malgré son serment de fidélité à son souverain.

Le droit romain postule le principe de « loi incarnée » (lex animata) et celui de liberté par rapport à la loi (legibus solutus). Nous les voyons aussi dans la France du XIVe siècle. La Couronne, image de gardienne des coutumes, assume désormais des fonctions législatrices. En 1374 Charles V déclare qu’« il est affranchi de l’exécution des lois ». Et l’Église catholique apporte aussi sa contribution à l’idée royale. Elle crée le mythe du caractère sacré du pouvoir royal.

Les rois sont inclus dans « le corps de l’Église ». Déjà Philippe IV avait commencé à communier sous les deux espèces et, lors son sacre, Charles V accomplit le rite en gants – parallèle évident avec l’évêque. L’onction lors du sacre joue un rôle particulier. En France ce rituel était entourée d’une certaine légende. Ce n’est qu’après l’onction que le roi pouvait déclarer qu’il tenait son pouvoir de Dieu et qu’il devenait « rex dei gratia », qu’il acquérait toute la plénitude des pouvoirs réels et le droit au mythe entourant sa personne. Les monarques français soulignaient toujours leur particulière relation avec l’Église, et c’est ainsi que pendant tout le XIVe siècle, se constitua la notion de « rois très-chrétiens », qui les distinguait ainsi de tous les autres rois de l’Europe. L’Église accordait à la Couronne diverses qualités, considérées comme miraculeuses. C’est l’idée que les rois peuvent guérir les écrouelles par l’imposition des mains, commander aux éléments etc. Des idées particulières concernaient les règles de succession

Ces prérogatives furent également appliquées au cours du règne de Charles VI. En 1392, sa maladie lui fit perdre le pouvoir non seulement sur l’État mais aussi sur lui-même. Par la suite il ne fut à la tête du pays qu’une figure nominale, mais le peuple ne le rendit en aucun cas responsable de ses malheurs. La maladie psychique du souverain n’eut presque aucune influence dans la conscience populaire sur la notion même du pouvoir royal. Dans l’historiographie nationale Charles VI est nommé « le Fol », mais ses contemporains l’appelaient le « Bien-Aimé ». Il leur était bien plus facile de rejeter sur quelqu’un d’autre la cause de la maladie du monarque que de l’accuser lui-même d’avoir attiré sur lui la colère de Dieu. Et pendant tout son règne on rechercha les coupables de la maladie du roi (accusations d’empoisonnement ou corruption).

Il faut examiner les problèmes de la monarchie française suivant le schéma déjà annoncé.

 

Prérogatives réelles

 

Au roi est toujours reconnu le droit de justice en dernier ressort, et il est toujours appelé « source de justice », et c’est aussi à cette époque qu’est créée, par la voie d’une ordonnance de 1403 et d’un édit du Parlement de 1407, la notion de continuité du pouvoir royal, qui exclut complètement l’institution des interrègnes.

Les impôts ordinaires sont collectés comme précédemment, le gouvernement du quatrième Valois n’introduisant dans ce domaine aucune innovation et ne supprimant aucune taille. La Couronne donne à ce moment un fondement légal aux contributions extraordinaires : en 1412 le procureur du roi à la cour des Aides déclare que « le roi peut introduire la taille et les aides dans son royaume, comme un Imperator, aux fins de défendre celui-ci ».

La mythification se poursuit également : « roi très chrétien », « roi sanctifié par miracle », « roi spirituel et sacerdotal », c’est ainsi que Jean Gerson s’adresse en 1390 au jeune Charles VI. C’est sous Charles VI que paraît le traité du moine Étienne où l’on parle de la guérison des scrofuleux par ablution dans un bassin royal.

En ce qui concerne le principe de « l’affranchissement des lois », il n’y a pas d’indications directes, on croit pourtant que cette doctrine politico-juridique se transmit par héritage à Charles VI et qu’aux yeux des légistes de la Couronne, en vertu de l’onction, il était aussi au-dessus de la loi. Mais après les événements de 1392 les gens de bon sens doivent périodiquement faire face à une dangereuse contradiction : un monarque insensé nanti d’un pouvoir illimité et qui n’est pas lié par la loi. On a sur le sujet les avis de Jean Gerson, de Pierre Salmon, de Jean Juvénal des Ursins etc. Leur sens général se ramène à ceci : « Dès lors que la loi a été établie raisonnablement, le détenteur du pouvoir ne peut et ne doit pas la transgresser ou aller à son encontre ». Les auteurs ne mettent pas en doute l’idée que le roi est le gardien de la loi et la source de la justice, mais ils affirment que le roi lui-même doit se lier volontairement par la loi.

Sous Charles VI se concrétise la notion de « lèse-majesté ». Cette arme fut un moyen commode de lutte contre les opposants, avec un objectif de propagande : les mettre hors la loi aux yeux de la société. À ce niveau, le « lèse majesté » n’était qu’une tentative de justifier des actes criminels par le souci du bien du roi et du bien public.

De cette façon l’incapacité individuelle qui empêchait Charles VI de gouverner ne causa aucun dommage à l’idée royale. Pratiquement rien de ce qu’avaient acquis ses prédécesseurs ne fut perdu sous son règne et tous les éléments de la doctrine royale passèrent de lui à ses successeurs. D’où on peut postuler la thèse que dans la France de « l’automne du Moyen Âge », la notion de pouvoir royal existait de façon stable, indépendamment de sa composante individuelle, mais que sa réalisation dépendait du facteur personnel.

 

(Trad. Y.A.)

 

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Au service de la France et de la Russie :

le baron Johann-Hermann von Diskau

 

Youri Akimov

Université d’État de Saint-Pétersbourg

 

Le nom du baron Johann-Hermann von Diskau, officier français d’origine allemande, ne dit pas grand chose même aux historiens du XVIIIe siècle. Il n’est connu que des spécialistes de l’histoire du Canada et de la politique coloniale française. Pourtant le baron Diskau servit non seulement la France mais aussi la Russie. Les collections d’autographes de P.P.Doubrovski à la Bibliothèque nationale de Saint-Pétersbourg conservent des papiers qui permettent de retracer quelques pages de sa biographie.

La personnalité du baron Diskau et les papiers qu’il a laissés sont non seulement dignes de faire l’objet d’une recherche historique mais ils peuvent aussi être un parfait sujet de roman d’aventures. Johann-Hermann (en France on l’appelle souvent Jean-Armand) von Diskau est né en Saxe. En 1728 il entre au service de la France comme cadet dans un régiment saxon. C’est dans ces années qu’il fait la connaissance de Maurice de Saxe et qu’il reste quelque temps à son service en qualité d’adjudant. Plus tard il garde d’étroites relations avec le célèbre maréchal de camp et plus d’une fois s’acquitta pour lui d’importantes missions. En 1733-1734, il participa à des campagnes sur le Rhin et au siège de Cologne, gravissant peu à peu les échelons de la hiérarchie militaire.

À la fin de 1734 ou au début de 1735, Diskau, avec l’autorisation du commandement français, part pour la Russie et sert pendant quelque temps dans l’armée russe. Comme nous avons pu l’établir, il prit part à la guerre russo-turque (1736-1739). Il passa la campagne de 1738 dans une unité importante que commandait le feld-maréchal Burkhard Christof Münnich. Parmi les documents que nous avons découverts se trouve un certificat donné par Münnich à Diskau le 15/26 septembre 1738. Il y est dit que « le baron von Diskau s’est comporté de la façon la plus digne et la plus noble, comme il convient à une personne d’une telle origine, et [que] dans toutes les actions et opérations que nous avons menées contre l’ennemi, il a donné des preuves de sa noblesse et de ses belles qualités militaires, ce que nous attestons à sa demande par ce certificat ».[15]

En outre, dans le dossier se trouvent les copies de deux lettres du même Münnich à Maurice de Saxe et au cardinal de Fleury où est également exprimée la haute estime dans laquelle on tient la conduite du baron. En particulier dans la lettre au cardinal, Münnich écrit : « Quant à moi, je souhaiterais qu’il consentît à servir dans l’armée de Sa Majesté Impériale, ma souveraine bien-aimée, où, sans aucun doute, on lui donnerait un privilège, si je n’étais pas retenu par la crainte d’oser enlever à la France un si bel officier »[16].

Sans se laisser séduire par la perspective de servir l’impératrice Anna Ioannovna, Diskau revint en France pour retrouver Maurice de Saxe. Pourtant il eut l’occasion de retourner en Russie, cette fois en qualité de représentant de son protecteur. C’était en 1741, et nous pouvons supposer que Diskau y reçut la mission de sonder les différents partis de la cour de Pétersbourg et de s’informer de leur opinion sur Maurice de Saxe, qui pendant bien des années montra un certain intérêt pour la Russie. Il est tout à fait possible que ce soit Diskau qui ait préparé le terrain pour le voyage qu’effectua Maurice à Pétersbourg en 1741.

Plus tard, Diskau participa à diverses opérations lors de la guerre de Succession d’Autriche, où s’illustra son protecteur. Il se distingua dans différentes batailles et à la fin de la guerre fut nommé gouverneur militaire du port de Brest

Au milieu des années 1750 les relations entre l’Angleterre et les Français en Amérique du nord se tendirent. L’épicentre du conflit était la rivière Ohio. En 1754 des escarmouches s’étaient produites à la frontière des possessions anglaises et françaises. À l’automne de cette année-là l’Angleterre envoya en Amérique du nord deux régiments. Considérant cet acte comme un acte inamical, le gouvernement de Louis XV décida d’envoyer également des troupes dans ses possessions nord-américaines, et ce fut au baron von Diskau, nommé peu auparavant général de brigade, que leur commandement fut confié.

Au début de l’été 1755 les Français avaient remporté en Amérique du nord des succès appréciables. Diskau qui arriva dans la colonie peu après, reçut l’ordre d’empêcher les Anglais de faire mouvement vers les frontières du Canada. Mais lors d’une bataille il essuya une défaite et fut fait prisonnier. Une des raisons de la défaite, sans aucun doute, était qu’il ne s’était pas informé des particularités des conditions locales, et qu’il croyait qu’une armée régulière était nécessairement supérieure à une milice coloniale et à des guerriers indiens.

On l’envoya d’abord à New-York, puis en Angleterre. Pendant sa captivité il écrivit une quantité de lettres à différentes personnalités du gouvernement français pour essayer de justifier son action.

Il écrivait en même temps quelques dialogues imaginaires avec Maurice de Saxe dans lesquels il portait des jugements sur la politique intérieure et extérieure de la France, sur les relations de Paris et de Londres, etc. Ces dialogues sont intéressants parce qu’ils éclairent sur les idées qu’au milieu du XVIIIe siècle l’administration française et la société en général se faisaient de l’Amérique du nord, alors que se décidait au cours de la rivalité anglo-française le sort du Canada et de tout le continent nord-américain.

Après la signature de la paix de Paris, Diskau put revenir en France. Mais il fut accueilli de façon plutôt hostile, car on pensait, peut-être en partie à tort, qu’il était l’un des grands responsables de la défaite française en Amérique du nord. Mais l’escarmouche où il avait été vaincu n’avait été qu’un succès tactique des Anglais et le destin de la Nouvelle France se décida dans la campagne de 1756-1760. Diskau essaya de poursuivre sa carrière militaire, mais il n’y réussit pas et fut bientôt mis à la retraite.

Sur la personnalité même de Diskau on sait fort peu, bien que les documents qui sont à notre disposition laissent l’image d’un homme instruit, à l’esprit ouvert. Une source de la Grande loge nationale du Canada indique que Diskau, comme beaucoup de ses contemporains, était franc-maçon. Il mourut à Suresnes en 1767.

 

(Trad. Y.A.)

 

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« La Russie est l’endroit de la terre où les Français bien pensants

sont le plus considérés et le plus en sûreté »[17]

 

Sergueï Korotkov

Université d’État de Saint-Pétersbourg

 

Les émigrés français de l’époque de la Révolution trouvèrent refuge dans de nombreux pays de l’Europe, entre autres en Russie. Un des problèmes posés par l’étude de l’émigration française en Russie à la fin du XVIIIe siècle est celui du départ massif de ces émigrés, de leur retour en France après l’amnistie accordée aux émigrants par Bonaparte. Le sénatus-consulte du 28 ventôse de l’an IX (17 octobre 1800) leur ouvrit la possibilité de revenir dans la patrie. Les pages des « Nouvelles de Saint-Pétersbourg » (« Санктпетербургские Ведомости ») pour les années 1800-1801 sont pleines de déclarations sur le départ des Français. Départ (d’abord pour l’Allemagne) de l’astronome M. Henri, membre de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg, départ annoncé (il annonça son départ peu de temps avant sa mort) de Jean-François.Vauvilliers, mais qui mourut à Pétersbourg[18]. Le comte de Choiseul-Gouffier (président de l’Académie des arts et premier directeur de la Bibliothèque publique) n’avait pas été rayé par Bonaparte de la liste des émigrés en 1800 et il ne revint à Paris qu’en mars 1802[19]. Tous ces gens n’avaient pas éprouvé de difficultés matérielles en Russie, ils avaient été bien accueillis, ils avaient travaillé. Pourquoi donc les Français partaient-ils ?

Les contacts franco-russes n’avaient pas toujours été simples. Pendant longtemps avait subsisté une méfiance réciproque. Pierre Ier avait fait beaucoup d’efforts pour engager des spécialistes français au service de la Russie. Son voyage à Paris, le traité d’Amsterdam signé en 1717 avaient accru le nombre de résidents français en Russie et les Français avaient apporté leur contribution au développement de la culture russe.

Les Russes aussi commencent à visiter la France. « Les hommes de l’époque pétrovienne » sont énergiques, sociables et prompts à s’enthousiasmer. Pourtant même les gens d’un nouveau type de comportement ne surmontaient pas la difficulté que présentait l’entrée dans un cercle de relations qui s’étendait à l’Europe – et les voyageurs de la deuxième moitié du XVIIIe siècle l’éprouvaient aussi. L’idée que les Français s’étaient faite, pendant des décennies, d’une Russie et d’une politique extérieure russe imprévisibles, attendra longtemps avant d’être extirpée ; sur le plan des contacts personnels subsistaient également incompréhension et méfiance. Les portes des salons parisiens restaient fermées pour beaucoup de Russes, et même une célébrité comme le comte Alexis Orlov, ne pénètre dans un hôtel que parce qu’il intéresse les Parisiens par sa façon de manger les œufs avec la coquille. Bien sûr les salons s’ouvrirent à Dimitri Golitsyne, ambassadeur de Russie, à Ivan Betskoï qui avait longtemps vécu à Paris, à Ivan Chouvalov, qui avait passé environ quinze ans en Europe en « exil honorifique » et qui s’était rendu trois fois en France pour des séjours prolongés. Pourtant le problème existait. Le prince Boris Kourakine estimait que pour pénétrer dans les cercles parisiens « il fallait quelques mois », quant à Dimitri Fonvizine, il était encore plus catégorique, assurant que « pour les étrangers à Paris il n’existe absolument aucune société ».

L’époque d’Elisabeth parut favorable au développement des contacts et au rapprochement des Russes et des Français. Dans la deuxième moitié du siècle les liens entre les deux peuples se multiplièrent. Et surtout, la Russie change : sans nul doute, un chemin important avait été parcouru dans le développement de la culture, et à la fin du XVIIIe siècle s’était formé un certain milieu éclairé, plus tolérant, ouvert, favorable et agréable, ce qui permit des séjours prolongés et donna des possibilités de travail à des hommes qui avait grandi en France à l’époque des Lumières.

Le début de la Révolution vit l’émigration massive de Français, qui, entre autres pays choisirent la Russie comme terre d’asile. Il semble qu’ils songeaient sérieusement à s’y établir pour longtemps, comme le prouvent leurs efforts pour répandre le catholicisme.

Les émigrés avaient été bien apparemment bien accueillis en Russie, ils s’y étaient installés durablement, mais ils préférèrent s’en aller. Il y eut à cela diverses raisons : sociales, culturelles, et même climatiques.

Beaucoup d’émigrés ne cachaient par leur répugnance pour le despotisme et le servage, dans les mémoires et les lettres de certains d’entre eux on trouve beaucoup de propos critiques sur ce qu’ils avaient vu en Russie. Ainsi par exemple en 1798, à la douane russe de Volhynie, à la frontière autrichienne, on saisit un paquet de lettres d’officiers de l’armée de Condé. Ces lettres qui n’étaient pas destinées à la censure, étaient pleines d’observations acerbes. Beaumanoir et Clauset, qui avaient écrit les lettres les plus critiques, furent traduits en justice[20]. Les émigrés français étaient des royalistes qui rejetaient la Révolution et avaient quitté la France, mais ils avaient été élevés à l’époque des Lumières, et le climat social en Russie leur paraissait défavorable.

A côté d’un conflit social, il y eut probablement un conflit culturel. Le modèle de vie en Russie, les traditions et les conditions de la vie quotidienne ne convenaient pas aux Français.

Le représentant de Louis XVIII, le comte Esterhazy écrivait à sa femme : « Pétersbourg, certes, n’est pas Paris. Ce n’est pas ce qu’était la France au bon vieux temps », mais c’est tout de même une grande cour, la seule, peut-être, en Europe aujourd’hui ; « pour y vivre, ce pays est terrible eu égard à son climat et à l’éloignement, et cette ville [Pétersbourg] exige des dépenses incroyables. Aussi, presque tous les gens qui y vivent se ruinent, puis ils passent deux ou trois ans dans leurs propriétés et tout rentre dans l’ordre…Ici on a toujours besoin d’un attelage à six chevaux, avec un cocher barbu et un postillon monté sur le premier cheval de droite…Les Russes aiment à baiser les mains des dames, après quoi les dames baisent ou font mine de vous baiser. Je ne suis pas encore habitué à cet usage russe », avoue Esterhazy. A Pétersbourg il n’y avait pas d’hôtels, il fallait vivre chez des amis, dans une auberge ou louer une maison. Tout est compliqué et cher, mais Esterhazy ajoute : profitant de « maisons accueillantes », « pas une seule fois je n’ai soupé chez moi ».

Les Français n’aimaient pas le site ni le climat, ni même l’architecture de Pétersbourg où, selon Fortia de Piles, il y a en tout deux bâtiments en pierre. Il écrivait aussi que le Palais d’hiver, construit pourtant par un architecte italien, était massif, irrégulier et d’un goût détestable. Le palais de marbre également est « de mauvais goût, il y a même des fautes considérables, par exemple les colonnes et les pilastres qui sont d’un ordre différent ; l’ensemble du Palais de Tauride, selon lui, est magnifique, mais « cet édifice s’effondre déjà en quelques endroits, car il a été construit trop vite et très mal, comme presque tous les édifices de Pétersbourg »[21].

L’étude de l’histoire de l’émigration française à l’époque de la Révolution permet de voir sous un autre jour l’époque des Lumières, la Russie du XVIIIe siècle, les contacts franco-russes de cette époque, et la Révolution elle-même.

 

(Trad. Y.A.)

 

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Sur les origines de la pensée anti-occidentale

dans la pensée sociale de la Russie

 

Ludmila Riabova

Université d’État de Saint-Pétersbourg

 

Dans l’histoire des origines et du développement de la pensée sociale russe le XVIIIe siècle apparaît comme une époque où l’Occident exerce une puissante séduction, où l’âme russe, suivant la fine remarque du célèbre philosophe et théologien V.V.Zenkovski, s’en trouve « prisonnière ». Pourtant dans la deuxième moitié de ce siècle, on avait vu apparaître un autre type de rapport : « l’anti-occidentalisme ». Les représentants de cette tendance étaient non seulement les voyageurs russes qui en découvrant l’Europe avaient été pris de doutes sur la valeur de la culture et de la morale occidentales, mais aussi ceux qui, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècles, avaient été les premiers à faire connaître à la Russie les œuvres de penseurs européens contenant des jugements critiques sur la société de leur temps. L’un de ces auteurs fut le romancier et moraliste Charles Pinot Duclos (1704-1772), « ami des philosophes », membre de l’Académie française depuis 1747 et son secrétaire perpétuel depuis 1755. Son traité Considérations sur les mœurs de ce siècle, écrit en 1751 et dédié à Louis XV, connut une certaine célébrité en Russie. Bien qu’il n’ait été publié en russe qu’en 1813[22], il n’y a aucun doute qu’il ait été connu plus tôt, dans l’original, de la société cultivée de Saint-Pétersbourg. La liste qui à la fin du livre énumère les souscripteurs en langue russe (127 noms) contient les noms de grands personnages de la capitale et aussi de représentants du public roturier, ce qui témoigne de l’intérêt suscité à Pétersbourg par les questions traitées.

Dans l’historiographie nationale le nom de Charles Duclos n’est presque jamais mentionné à côté des autres représentants célèbres de la pensée européenne du XVIIIe siècle dont les œuvres influencèrent la formation de la conscience sociale russe. Déjà pourtant, dans l’étude que le prince P.A.Viazemski consacre à Fonvizine[23][24], il est affirmé que les premières remarques critiques sur la vie et la culture françaises que nous trouvons dans les « Lettres de l’étranger » de cet écrivain, se rapportent apparemment à « un auteur français qui avait raillé avec mordant et acuité certains aspects de la vie française, plus précisément Duclos ». On mentionne également dans d’autres études d’auteurs du XIXe siècle cette influence de l’œuvre de Duclos sur la naissance de « l’anti-occidentalisme » russe.

Le sujet de cette œuvre assez volumineuse (280 pages) est, selon la définition de l’auteur lui-même, la connaissance des mœurs du temps, mœurs qu’il faut étudier pour chaque nation séparément. Duclos intervient ici comme moraliste de tendance libérale et c’est à partir de cette position qu’il examine différents aspects parmi les plus « problématiques » de la vie de la société française. On peut en juger par le titre de certains chapitres (en tout 16) : « Sur l’Éducation et sur les Préjugés », « Sur la Politesse et sur les Louanges », « Sur la Probité, la Vertu et l’Honneur », « Sur les Grands Seigneurs », « Sur les Gens de Fortune ». L’une des idées centrales des Considérations est qu’il est nécessaire de « suivre la morale sans considération pour la fonction ».

Une place importante est accordée dans l’œuvre aux caractéristiques des Français, ce qui en soi ne pouvait pas ne pas intéresser le lecteur russe. L’énumération des qualités incontestables de la nation – « Cette Nation a toujours été vive, gaie, généreuse, brave, sincère (vertus qui « partent du cœur »)[25] – est associée à une sérieuse critique. L’auteur évoque l’indifférence générale, l’hypocrisie, l’oisiveté, la corruption des mœurs, l’oubli des règles de l’honneur, le pragmatisme : « les actions s’y évaluent toutes, elles sont en proportion exacte avec l’intérêt, et on paraît faire le tarif des probités. »[26][27] Critiquant la morale de la cour (sujet tout à fait « névralgique » pour la Russie aussi), Duclos porte son attention surtout sur la vanité de caste : « Il y a peu d’hommes assez sages pour regarder la noblesse comme un avantage, et non pas comme un mérite […] Le respect qu’on rend uniquement à la naissance, est un devoir de simple bienséance ; c’est un hommage à la mémoire des ancêtres qui ont illustré leur nom. » La politesse, qualité si attachée autrefois à la noblesse française, est devenue maintenant un art de la simulation, de la ruse, de la flatterie, qui est devenu une règle dans la société française. L’auteur déplore la perte de la sociabilité véritable qui est « la politesse sans fausseté, la franchise sans rudesse, la prévenance sans bassesse, la complaisance sans flatterie, les égards sans contrainte. » Dans la société de son temps règne l’illusion du « bon ton » qui se réduit à la science de « dire agréablement des riens », c’est la nullité sans esprit qui domine, « la méchanceté n’est aujourd’hui qu’une mode. »[28]

L’un des signes de la corruption des mœurs, selon Duclos, est que dans la société on admet différents degrés d’honnêteté, alors que la première obligation de l’honnêteté est l’observation des lois (voir L’esprit des lois de Montesquieu). Il condamne le droit des privilégiés à l’impunité, indulgence qui selon lui est méprisable, et quand les lois deviennent indulgentes, les mœurs cessent d’être austères. Particulièrement l’auteur invite à l’honnêteté et à la probité les gens célèbres qui doivent donner l’exemple aux simples gens car « le bas peuple n’ayant aucun principe, faute d’éducation, n’a d’autre frein que la crainte, et l’imitation pour guide. »[29] D’un autre côté il remarque que les lois ont remplacé l’honneur et la conscience. Dans l’opinion des contemporains ces notions sont l’apanage de temps barbares comme le Moyen Âge, et l’éducation et la raison les ont conduites à l’oubli.

Les problèmes énumérés plus haut auxquels s’intéresse Duclos, ne pouvaient évidemment laisser indifférents les milieux conservateurs aussi bien que les milieux d’opposition de la société russe. La confrontation de plusieurs œuvres connues d’auteurs nationaux de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe avec le contenu du livre de Duclos permet de faire apparaître non seulement une influence incontestable sur la manière dont les Russes jugent l’Europe, mais, dans nombre de cas, un emprunt direct au texte français. Ainsi dans les Lettres de Fonvizine, mentionnées plus haut, nous lisons : « L’éducation des Français est négligée jusqu’à l’incroyable… toute la jeunesse s’instruit mais n’est pas éduquée. »[30] Chez Duclos, il est dit à propos des insuffisances de l’éducation : « On trouve parmi nous beaucoup d’instruction, et peu d’éducation. »[31] Des parallèles analogues peuvent être faits à propos de la cupidité et de la pauvreté de la noblesse française, de sa noblesse et de quelques autres sujets. Il y a aussi des raisons de supposer que les Considérations de Duclos étaient connues du prince Chtcherbakov, l’auteur du célèbre ouvrage Sur la détérioration des mœurs en Russie.

Bien entendu l’œuvre de Duclos ne peut rivaliser avec ce que nous ont laissé ses grands contemporains, les philosophes des Lumières comme Voltaire, Diderot, Montesquieu, Rousseau, qui en Russie ont directement influencé le « despotisme éclairé », apportant dans la vie russe un esprit de libre pensée, une volonté de subversion des idéaux. Mais par rapport à leurs idées plutôt complexes et théoriques, l’œuvre de Duclos se présente, en dépit d’un certain caractère de compilation, comme un pamphlet original socialement adapté et séduisant pour le lecteur non seulement français mais étranger, et on ne peut en exagérer l’importance dans la genèse des tendances anti-occidentales.

 

(Trad. Y.A.)

 

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L’image de la France

dans l’intelligentsia russe de la première moitié du XIXe siècle

 

Tatiana Sabourova

Université pédagogique d’Omsk

 

La représentation de l’espace constitue un des éléments importants d’une vision du monde : elle définit son niveau de base et est une composante du noyau de la sémiosphère. Cette représentation, qui implique toute une série de caractérisations et d’appréciations nettement exprimées, crée ce qu’on peut appeler une orientation culturelle dans l’espace. L’existence de cette « culture géographique » entraîne la division de l’espace en « ce qui est à soi » et « ce qui est à autrui », le tracé d’une frontière entre ces univers culturels, la perception des moyens et des conséquences du franchissement de cette frontière et de la pénétration dans l’autre univers.

Au niveau de cette représentation spatiale correspond un certain niveau de représentation temporelle. Les traits fondamentaux de la conscience historique s’expriment dans la perception à un niveau individuel (la personnalité), particulier (le groupe social) et général (l’époque).

Le processus d’européanisation de la Russie, qui se poursuit de façon intensive depuis le XVIIIe siècle, donne un sens particulier aux perceptions spatiales de l’intelligentsia, en exerçant sur elles une influence permanente, en modifiant peu à peu l’orientation spatio-temporelle de la société russe. « La France et l’Allemagne, voilà les deux pôles dont nous avons subi directement et dont nous subissons encore aujourd’hui l’influence. C’est en ces deux pays, peut-on dire, que se concentre toute l’Europe …Toute la Russie cultivée peut à juste titre être divisée en deux parties : la française et l’allemande, sous l’influence de l’une ou de l’autre culture… »[32]. C’est la même opposition que remarque à Berlin P. V. Annenkov : « Chaque Russe qui arrivait ici se voyait demander ironiquement par ses compatriotes qui avaient déjà vécu quelques années dans ce centre de l’érudition allemande s’il manifestait le désir d’y rester et, avant tout, qui il avait l’intention de devenir : un fidèle et noble Allemand ou un vaniteux et fantasque Français. Il n’était pas, il ne pouvait être question de lui demander s’il voulait rester russe. »[33]

Dans la perception de l’espace, la « géographie culturelle » de l’intelligentsia russe, la France occupe une place particulière qui vient du rôle qu’elle joue dans le processus d’européanisation de la Russie, par le caractère intensif du dialogue culturel, particulièrement dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle et le début du XIXe. Ce « dialogue des cultures » dans lequel la Russie joue le rôle de « récepteur » et la France, celui de « transmetteur » d’idées, de valeurs, de normes, donna forme aux éléments de la culture russe qui se rattachent à l’Antiquité classique, à la manière dont la Russie intégra les Lumières, l’image de la Révolution etc. Il s’établit ainsi un niveau de communauté culturelle qui se manifesta surtout dans la vision du monde et la forme de vie de l’intelligentsia. « Je veux vivre et mourir dans ma patrie bien aimée ; mais après la Russie il n’y a pas pour moi de terre plus agréable que la France, où l’étranger souvent oublie qu’il n’est pas parmi les siens »[34]. Les Lettres d’un voyageur russe de N. M. Karamzine furent un premier pas vers l’ouverture de l’espace culturel européen à la société cultivée de la Russie, et ce n’est pas par hasard qu’on voit constamment apparaître le nom de cet écrivain dans la littérature russe et la pensée sociale, dès qu’il s’agit des échanges entre la Russie et la France. Dans la culture russe le thème des rapports entre l’Europe et la Russie passe nécessairement par Karamzine. Dans ce domaine, si Les lettres d’un voyageur ont une très grande importance, celle du Messager de l’Europe que Karamzine publie au début du XIXe siècle et qui ne cesse d’éclairer dans ses pages les événements de la vie politique et culturelle française n’est pas moindre. Il faut remarquer que Karamzine apparaît comme une sorte de « héros de la culture » qui traverse librement les frontières des univers culturels, renouvelant l’espace culturel et créant une nouvelle réalité culturelle, car son activité littéraire, journalistique, historiographique a permis l’ouverture non seulement de l’Europe à la Russie mais aussi de la Russie à l’Europe.

Une des particularités de la modernisation en Russie fut l’évidente absence de correspondance entre les rythmes de cette modernisation et de l’européanisation, ce qui conduisit, dans l’expression, à l’affirmation d’un niveau européen (de modernisation) et, dans le contenu, à la conservation d’un niveau traditionnel. Même le groupe social le plus européanisé, l’intelligentsia, conserve un noyau traditionnel de vision du monde, c’est-à-dire des représentations spatiales et temporelles traditionnelles. Les représentations spatiales de type libéral et utilitariste se trouvent pendant longtemps à la périphérie de la sémiosphère, mais agissent constamment sur le noyau.

Ce caractère traditionnel apparaît dans la répartition assez tranchée en « sien » et en « à autrui », dans le marquage de l’espace au niveau des valeurs, dans sa sacralisation, dans l’importance particulière du mythologème de la « route » ou du « voyage ». Dans cette perception traditionnelle, sacralisée, le centre de cet espace a également une importance particulière, qui conduit à une perception du mouvement de la frontière vers le centre ou l’inverse, mouvement au cours duquel se modifie l’objet qui suit cette route. Et c’est la France et donc, par conséquent, Paris, qui apparaît souvent à l’intelligentsia russe comme le centre sacralisé de l’Occident ou de l’Europe. « Paris a été mon étoile sur la route, le but final de tous mes espoirs et désirs, la Mecque et Médine des orthodoxes »[35]. Ce rapport religieux de V.S.Petcherine avec Paris, souligné deux fois, ne fut pas un phénomène individuel. « Mais tel était l’esprit de notre temps ou au moins de notre petit cercle : un parfait mépris pour tout ce qui était russe et une adoration d’esclave pour tout ce qui était français. »[36]

Selon le système de valeurs, la Russie peut être perçue comme un espace « sien », assimilé, positif, et la France comme un espace « autre », hostile, repoussant. Dans la vision du monde de l’intelligentsia, il existe une variante opposée de ce marquage de l’espace, où la Russie est perçue comme un espace « autre », repoussant, et la France comme un espace « sien », positif. Mais dans tous les cas, le sujet du dialogue culturel, l’intermédiaire et le voyageur entre ces deux espaces est l’intelligentsia. Et dans la première moitié du XIXe siècle les représentants de ce groupe social favorisent aussi bien le renforcement des perceptions traditionnelles et sacralisées de la France que leur dépassement. La présence de deux tendances opposées – sacralisation et désacralisation de l’espace français – reflète la dualité de la vision du monde de l’intelligentsia russe aussi bien que la dualité de la culture russe, qui est finalement la conséquence de l’inachèvement du dialogue russo-européen des cultures.

La permanence dans les représentations de l’intelligentsia russe de la première moitié du XIXe siècle d’une image mythologisée de la France est plus d’une fois notée par les contemporains. « Notre vision de l’Europe est toujours aussi anachronique ; nous avons tous à l’esprit l’époque où Voltaire régnait sur les salons parisiens et où on invitait aux débats de Diderot comme à un souper fin. »[37] Dans ce cas, on voit distinctement l’influence qu’exercent sur les perceptions spatiales les perceptions temporelles, qui sont en outre de caractère précisément traditionnel, car c’est la perception du passé uni à l’avenir qui y prédomine tandis que le présent est laissé de côté. La mythologisation des images n’a aucune racine dans le présent, elle se fonde ou sur une représentation idéalisée du passé ou sur un présent aussi idéalisé. « Mais il faut ici remarquer que l’intelligentsia russe n’aimait pas la France du présent, la France réelle, mais une autre, la France du passé avec une certaine addition de futur, c’est-à-dire une France idéale, imaginaire, une France fantasmatique, dont je parlerai plus tard. »[38]

Ce n’est pas par hasard si l’intérêt pour le présent, en règne générale, ruine les constructions de l’imagination, comme le font aussi le franchissement de l’espace fermé et l’immersion dans l’univers d’une autre culture, qui invitent à une réflexion critique sur celui-ci. D’un autre côté, le fait de s’éloigner de son propre espace tout en maintenant son caractère fermé favorise la mythologisation de l’espace « autre », sa transformation en espace « sien » à un niveau mythologique. Saltykov-Chtchedrine écrivait : « L’image de la France et de Paris est pour moi indissolublement lié au souvenir de ma jeunesse, c’est-à-dire aux années quarante. Et c’est le cas non seulement pour moi personnellement, mais aussi pour nous tous, qui avions le même âge : ces deux mots contenaient quelque chose de radieux, de lumineux, qui réchauffait notre vie et, dans un certain sens, définissait même son contenu. » Et plus loin : « En Russie – d’ailleurs moins en Russie qu’à Pétersbourg – notre existence n’était qu’une existence de fait ou, comme on disait en ce temps-là, nous avions une "image de la vie". On allait travailler, dans les bureaux ad hoc, on écrivait des lettres à ses parents, on mangeait dans les restaurants, ou plutôt dans les cantines des ministères, on se réunissait les uns chez les autres et on discutait, etc. Mais spirituellement notre vie était en France. »[39]

On peut trouver dans les lettres qu’Alexandre Tourguéniev envoyait de France un marquage inverse de l’espace de la Russie et de la France : « Ici j’ai tout sous la main. Je vis bien sûr physiquement en France, mais spirituellement j’appartiens à la Russie et tout le temps et toutes mes facultés sont consacrés à son histoire »[40] Et justement Tourguéniev[41], contraint de s’approprier l’espace européen, devint pour l’intelligentsia russe, dans le deuxième quart du XIXe siècle, un intermédiaire actif, un maillon actif de la chaîne qui liait l’espace russe à l’espace français. La Chronique d’un Russe non seulement familiarisa les lecteurs russes avec les nouveautés de la vie politique et culturelle françaises, mais à un niveau important permit la démythologisation de l’espace européen en général, en poursuivant les traditions inaugurées par Karamzine. Le maintien d’un lien permanent avec la Russie, lien intérieur, spirituel, apparaît distinctement dans toutes les réflexions de Tourguéniev. De plus, l’espace « sien » n’est pas pour lui seulement la Russie : Moscou et Tourguénievo deviennent en quelque sorte les centres sacralisés de « son » espace : « Tout renaît dans mon âme, et d’une certaine façon me tire de la Seine vers Moscou : j’ai de la peine pour mon frère[42] qui doit mourir loin de sa patrie. Même le Père-Lachaise avec Serioja[43] ne peut m’arracher à Vagankov, ou à Novodievitchi[44], ou à Donskoï. – On peut vivre si l’on veut à Paris, mais je ne peux et ne dois mourir qu’à Moscou ou à Tourguenievo ; ce qui m’attire vers mon père et mon frère[45] n’est pas qu’ils soient près de Nevski, où… »[46] Le thème de la mort souligne le rapport particulier et sacralisé de Tourguéniev avec « son » espace, ce qui prouve le maintien dans la représentation spatiale d’une composante traditionnelle : celle-ci garantit à la culture russe la stabilité dans le processus d’européanisation, et l’appartenance de l’intelligentsia à cette culture.

Ainsi, dans la vision du monde de l’intelligentsia russe de la première moitié du XIXe siècle, la représentation de l’espace contient des composantes tant traditionnelles que libéralo-utilitaristes. Dans la culture russe la perception traditionnelle de l’espace implique la préservation d’un noyau de valeurs qui passe par sa sacralisation, son interprétation dans des cadres d’oppositions binaires. Cela apparaît surtout comme une réaction sui generis à l’intensité et à l’accélération du processus d’européanisation de la Russie, au flot abondant de textes culturels, dont la France est une des sources principales. La présence d’éléments libéraux et-utilitaires y reflète le processus d’assimilation progressive par l’intelligentsia de la culture européenne, de la pénétration de la Russie en Europe, et ce chemin passe également par la France.

 

(Trad. Y.A.)

 

 

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La pensée historique française et russe (fin du XIXe et début du XXe siècles)

Fustel de Coulanges et Karéiev

 

Vladimir Filimonov

Université de Syktyvkar (République des Komis)

 

La science historique russe qui obtint dans les années 1880-1890 des résultats impressionnants, est restée peu connue dans les pays d’Europe occidentale. Spécialistes éminents de l’histoire universelle, attachant un grand prix à leur contribution à l’historiographie européenne, les savants russes voulurent établir des contacts avec leurs collègues étrangers. Quand ils se trouvaient en mission prolongée à l’étranger, non seulement ils établissaient des contacts personnels avec les savants des autres pays, mais ils s’efforçaient de leur faire connaître les résultats obtenus par la science historique russe. Des liens particulièrement étroits furent ainsi établis entre les historiens de France et de Russie.

Nous voulons présenter ici les relations entre deux éminents représentants de la science historique française et russe, Numa Denis Fustel de Coulanges et Nikolaï Ivanovitch Karéiev.

À la fin de ses études à l’Université de Moscou en 1873, Karéiev fut attaché à la chaire d’histoire générale pour s’y préparer à l’enseignement. Pour rédiger sa thèse sur l’histoire de la paysannerie française à la veille de la Révolution, on l’envoya en mission scientifique à Paris où il fit la connaissance de nombreux représentants connus de la pensée humaniste française, et entre autres de Fustel de Coulanges qui, intéressé par le sujet de son collègue russe, lui recommanda de ne s’appuyer que sur les textes des sources.

En France la thèse de Karéiev sur « Les paysans et la question paysanne dans le dernier quart du XVIIIe siècle » fit quelque bruit et le premier à la faire connaître à la communauté scientifique française fut Fustel de Coulanges, qui en fit imprimer dans les « Sciences et Travaux de l’Académie des Sciences morales et politiques » une courte présentation rédigée par l’auteur.

L’analyse des répercussions de cette œuvre permet de préciser le caractère des relations entre les deux savants et les influences qu’ils exercèrent l’un sur l’autre. À ce propos, il est intéressant de voir le jugement que Karéiev porte sur les idées de Fustel de Coulanges, surtout en ce qui concerne l’histoire ancienne.

Ce jugement ressort en premier lieu des leçons d’histoire ancienne qu’il donne à l’Institut Bestoujev, mais il prit sa forme définitive dans son grand travail sur l’Antiquité, La Cité-État du monde antique, où il expose et analyse non seulement la conception de la polis de Fustel de Coulanges mais aussi ses conceptions méthodologiques.

Le livre de Karéiev a un sous-titre : « Essai de construction historique de l’évolution politique des communautés civiles de l’Antiquité », ce qui témoigne que le sujet de sa recherche (la polis antique), était bien le même que celui de la célèbre Cité antique de Fustel de Coulanges. Pourtant chez l’auteur russe la position du problème et le schéma élaboré sont tout à fait différents. Fustel de Coulanges ramène l’histoire des institutions grecques et romaines à l’histoire des idées religieuses. Partisan convaincu d’une approche sous plusieurs angles, Karéiev, bien qu’il mette la religion au nombre des facteurs les plus importants du processus historique, rejette pourtant son caractère exclusif et estime trop étroit le point de vue de Fustel de Coulanges. Karéiev lui-même était aussi éloigné d’une conception idéaliste de l’histoire (« coulangienne ») que de son interprétation matérialiste, et occupait là une position de pluralisme libéral. Pour lui, le processus historique est le résultat d’une action réciproque de nombreux facteurs parallèles et d’égale importance : économique, politique, biologique, idéologique, psychologique etc., et il ne donne à aucun d’entre eux la priorité. Il définissait le point de vue de Fustel de Coulanges comme l’application particulière d’une position générale, selon laquelle la vie sociale d’un peuple repose sur les conceptions de l’esprit humain. Critiquant toutes les interprétations monistes de l’histoire humaine, refusant qu’on la déduise d’une quelconque cause principale, l’historien russe plaçait la compréhension scientifique dans la synthèse des deux points de vue.

En introduisant la thèse de la complète opposition du monde antique et du monde moderne qui rendait impossible tous les rapprochements et analogies, Fustel de Coulanges évoquait la différence de conception de la liberté dans l’Antiquité et dans le monde moderne. L’historien français examinait le pouvoir absolu de l’État dans le monde antique (service militaire obligatoire pour tous les citoyens, droit pour l’État de disposer de la propriété des particuliers, obligation de se marier, autorisation de mettre à mort un enfant anormal, réglementation dans le plus petit détail de la vie des citoyens, obligation de confesser la religion de la société civile) et concluait que les anciens ne connaissaient pas la liberté individuelle.

Pourtant Karéiev, qui trouvait ces observations justes dans l’ensemble, ne partageait pas le scepticisme de son collègue français et assurait qu’il serait aussi injuste et artificiel d’effacer les traits de différence entre l’antiquité et l’Europe moderne, que de s’y arrêter de façon catégorique, sans faire attention qu’un grand nombre de phénomènes pouvaient être regardés comme communs aux peuples de l’Antiquité classique et aux nations de l’Europe moderne à certaines époques de leur existence. Ainsi la réglementation pointilleuse de la vie privée mentionnée par Fustel de Coulanges peut être observée également dans les communautés médiévales qui ont légué en partie cet ordre de choses à ce qu’on appelle « l’État policier de l’époque moderne » .Karéiev produit des exemples analogues d’absorption de la personnalité par l’État dans l’histoire de son temps et cite la situation intérieure de la Russie du servage, où la personne humaine a disparu dans le sujet de l’État. Répliquant à Fustel à propos de la réglementation religieuse prétendument caractéristique du seul monde antique, l’auteur de La Cité-État rappelle les pressions exercées sur les croyances à l’époque de la Réforme quand, tandis qu’on proclamait le slogan de la liberté de conscience, on formulait et introduisait dans la vie le principe opposé, en soumettant ces croyances religieuses à la discrétion de l’Etat, principe contenu dans la formule acceptée lors de la paix d’Augsbourg : Cujus regio, ejus religio

Selon Karéiev il y a au fond peu de raisons de parler d’une complète absence de liberté individuelle chez les peuples de l’Antiquité. Le progrès de leur vie sociale et culturelle a consisté en ceci que la personnalité dans les différentes sphères de son existence individuelle s’est libérée peu à peu de l’oppression que faisaient peser sur elle les conditions de la vie sociale des époques les plus anciennes de l’histoire. Que la nouvelle Europe ait dépassé le monde antique car elle formulait et incarnait plus pleinement et plus clairement dans la vie le principe de la liberté individuelle, c’est une autre question.

La découverte des traits qui rapprochent l’antiquité et le monde contemporain selon l’historien russe conduit à une réflexion sur l’unité du processus historique, unité, bien sûr, qui n’est pas concrète mais abstraite et qui se trouve dans les profondeurs mêmes de l’évolution sociale. C’est en cela justement que consiste le point principal de la réplique de Karéiev à Fustel de Coulanges.

Selon nous, les différences que nous avons remarquées sont le résultat, à la frontière du XIXe et du XXe siècles, d’une transformation de la méthodologie du « premier positivisme ». De celui-ci, Karéiev n’accepte plus l’empirisme pointilleux et « érudit », le localisme et le dédain de la synthèse historique dans l’esprit de Fustel de Coulanges. La position de l’historien russe (qui caractérise son œuvre en général) est dans « la synthèse suprême » des exclusivismes dans l’esprit de la dialectique hégélienne où le matériau effectif de l’histoire (la thèse) et les constructions théoriques (antithèse) trouvent leur conciliation dans la synthèse, c’est-à-dire que l’affirmation, le rejet et le rejet du rejet en tant que suppression de l’opposition des deux premiers servent à l’expression de la pleine vérité.

 

(Trad. Y.A.)

 

La mémoire du siège de Léningrad de 1945 à 1999

La mémoire à l’époque des changements

 

Eléonore Martino-Fristot

Collège universitaire français de Saint-Pétersbourg

 

En 1995-1999 j’ai travaillé sur « La mémoire du siège de Léningrad de 1945 à 1999 ». J’ai recueilli des récits oraux et écrits de différentes époques, pendant et après le siège, et j’ai recouru à d’autres documents, en particulier aux archives et au fonds Manuscrits du département d’histoire militaire du Musée historique de Saint-Pétersbourg.

Comment définir le choix de ce sujet ? Ce qui m’intéressait, c’étaient les idées, les discussions et les déclarations (officielles, collectives, personnelles, historiques) à différentes périodes de l’histoire contemporaine, et en particulier à l’époque des changements. Les témoignages présentaient un intérêt particulier non seulement par leur contenu informatif mais surtout parce que ces entretiens (oraux, écrits, publiés ou non) montrent la manière dont on se représentait le siège et comment sa mémoire s’était transmise.

Ces derniers temps, beaucoup d’historiens en Occident et en particulier en France, analysent le processus d’accélération de la vie, lié à l’évolution des technologies. Les nouveaux modes de communication qui sont apparus (l’Internet et la poste électronique) changent tous nos rapports avec le milieu environnant et avec le temps. L’accélération de la vie contemporaine influence la conscience de l’homme : ses rapports avec le passé et l’avenir ont changé. François Hartog introduit une notion nouvelle pour décrire l’approche contemporaine de l’homme au temps, le « présentisme », qu’on peut définir comme une attention accentuée et intensifiée au temps présent[47]. Dans cet article François Hartog explique que les notions de passé et de futur commencent à disparaître tandis que la catégorie du présent devient l’élément central de notre rapport au temps. Ceux qui s’intéressent aux problèmes de la mémoire historique, utilisent ce fait de base pour prouver l’importance de l’étude de la mémoire et des représentations. On peut affirmer que l’évolution des technologies contemporaines, les graves changements qui se produisent dans différentes structures de la société (en Russie et dans le monde) et, en conséquence, les changements dans le rapport de l’homme au temps sont des facteurs importants de l’évolution des méthodes historiques.

En choisissant la vitesse et l’accélération comme nouvelle forme de vie et principal moyen de définir nos représentations (la vitesse aujourd’hui définit notre rapport au monde), nous avons perdu la possibilité de nous séparer du passé. Les sociétés contemporaines ne savent plus ce qu’est la perte irrévocable, ils ont perdu « l’art du deuil », inventé par l’humanité pour renoncer au passé. Pour enterrer le passé, il faut trouver un accord, un équilibre entre le devoir de mémoire et le processus de la mémoire, il faut trouver un équilibre entre la rupture (ce qui est passé est ce qui n’existe plus) et la reconnaissance d’une succession (l’héritage du passé qui existe dans le présent). Déclarer la fin d’un deuil national signifie que la société va de l’avant, vers le futur, en comprenant le passé. Alors la société prend conscience que le lien entre les trois moments (passé, présent, futur) n’existe que tant que nous, les acteurs de la société, nous définissons ce lien aujourd’hui, dans le présent, en transmettant de cette façon la durée et la pensée de notre vie à notre société. À cause de l’accélération du rythme de la vie et de l’apparition des nouvelles technologies il semble que nous ayons perdu la possibilité de nous séparer du passé, qui continue à jouer un rôle décisif dans le présent. D’où l’intérêt pour un sujet comme celui de la mémoire. La possibilité de construire une mémoire commune pour tel groupe de gens (communautés d’hommes, ou États, ou patries…) donne matière à la construction et à l’existence de la société même. La mémoire est un thème non seulement historique, mais aussi politique et qui concerne l’humanité entière, car il est proche de tous. L’intérêt consiste justement en ce que cette approche historique s’appuie sur les représentations et s’efforce de comprendre comment elles se sont formées. L’intérêt réside justement dans ce que les autres appellent manque a posteriori.

Toutes ces remarques soulignent le lien entre la mémoire et le présent. Ce sont justement les changements dans le présent qui définissent et provoquent les changements dans les représentations d’un événement du passé. Aussi la Russie apparaît-elle aujourd’hui comme un domaine très intéressant pour connaître la mémoire. Selon les réflexions d’historiens du département d’histoire de l’Université Laval, on peut dire que l’expérience d’une société qui s’engage dans la voie de grands changements, d’une société qui change son mode de lecture du temps, donne de nouvelles possibilités de lecture des événements du passé. François Hartog écrit : « Tandis que l’histoire des vainqueurs ne prend en considération qu’un seul côté, son côté, l’histoire des vaincus doit, pour comprendre ce qui s’est passé, prendre en considération les deux côtés »[48]. Ces derniers (il faut considérer que le terme de « vaincus » désigne ceux qui sont arrivés à une époque de grands changements) doivent comprendre ce qui s’est passé, sortir des représentations antérieures, de celles des vainqueurs, les abandonner toutes et comprendre le futur comme une époque où différentes variantes peuvent se réaliser, ce qui aide à ne pas faire revenir le passé dans le présent. Dans ces circonstances la mémoire doit être le souvenir (non l’oubli), mais ne doit pas au sens plein du terme dominer le présent. La mémoire est étroitement liée avec les changements qui se produisent dans le présent. Elle est liée à tous les processus de formation de la conscience de l’homme, du groupe. Aussi tous les changements qu’a vécus la Russie au XXe siècle donnent-ils la possibilité aux historiens d’étudier la mémoire présente et vivante.

Comment et quand la mémoire change-t-elle ? Pour traiter ce sujet, j’ai lu toute une série de souvenirs qui concernaient non seulement le siège mais aussi d’autres périodes et événements. D’après les récits des assiégés, et principalement d’après leurs souvenirs, on peut définir dans l’histoire de la mémoire en Russie deux moments importants : d’abord la période où les gens ont eu surtout besoin de transcrire leurs mémoires, ensuite l’époque où les représentations ont changé le plus.

Les gens ont beaucoup écrit au moment du blocus, ensuite ils ont recopié leurs souvenirs dans les années 60 et au milieu des années 80. Parmi ces récits des assiégés j’ai trouvé principalement des récits des années 60 et des années 80. Il est intéressant et important que ce soit précisément dans une époque de changements que les auteurs eux-mêmes sentent la nécessité de se tourner vers le passé. Ainsi, Natalia Baranskaia écrit : « Le désir de revenir au passé est apparu chez moi dans les années 80 »[49]. De même c’est seulement dans les années 80 qu’Elena Bonner, l’épouse d’Andrei Sakharov, décide, dans un livre publié en français, de parler de sa vie. Il est vrai que dans son cas la mort de sa mère a joué un grand rôle. Mais cela confirme seulement qu’un événement important quelconque survenu dans le présent détermine la nécessité et le désir de l’homme de revivre une expérience antérieure. Je donnerai encore un exemple : parmi les récits que j’ai utilisés dans mon travail, il y a ce journal dont l’auteur a vécu toute la période du siège. Travaillant comme ingénieur dans un chantier de construction navale, il prit part à la construction de sous-marins et d’installations défensives de la ville. Dans la période qui suivit la guerre il revint à deux reprises sur le sujet du siège. En 1960 il notait qu’en relisant son journal, il découvrait que beaucoup de choses étaient déjà sorties de sa mémoire et que pourtant tout n’avait pas été décrit alors, comme il aurait fallu. Ce qui prouve l’intégration dans la mémoire de connaissances plus tardives. Le même homme fit la deuxième remarque après la perestroïka, au moment se perdaient tous les repères. Il reconnaît que si l’URSS n’existe plus, il y a un « Boris le Sanglant » et, consciemment, il compare la période qui suit la perestroïka avec le « temps des troubles ». Pour nous il est important qu’il relise son journal dans les années 60 et les années 80 qui sont pour la Russie des moments de rupture. L’importance de ces moments du point de vue des représentations est évidente, comme est évident le lien étroit de la mémoire avec les changements de la conscience de l’homme concret. Ici il est opportun de citer Michael Pollack qui a longtemps étudié les déclarations des gens qui ont vécu l’épreuve des camps nazis : « L’identité ne devient une préoccupation et, indirectement, un objet d’analyse que là où elle ne va plus de soi, lorsque le sens commun n’est plus donné d’avance, et que des acteurs en place n’arrivent plus à s’accorder sur la signification de la situation et des rôles qu’ils sont censés y tenir …dans ces recherches la méthode biographique en sciences sociales a donné lieu aux résultats les plus probants (...) chaque fois donc qu’un groupe social doit s’adapter à un contexte nouveau et redéfinir son identité et ses rapports avec d’autres groupes… »[50] La perestroïka et ensuite la disparition de l’URSS suscitèrent des réactions très complexes et dans la société et dans la conscience des individus. Ces processus peuvent être étudiés aussi en analysant les changements de la mémoire et des représentations.

Tout ceci prouve que les sources orales, histoires, récits, associées aux sources écrites, présentent un grand intérêt scientifique, dans la mesure où elles révèlent les mécanismes de la psychologie humaine. Pour mettre ces sources au service de la connaissance, il faut non seulement les soumettre à la critique, comme n’importe quelle autre source, mais aussi étudier leur contenu en recourant aux méthodes de la sociologie et de la psychologie.

A l’exception des travaux d’Irina Chtcherbakova du mouvement « Mémorial » ou de ceux de Maria Feretti, les problèmes de la mémoire et des représentations n’ont en Russie suscité que très peu d’études.

Le siège de Léningrad est un thème extrêmement spécifique en raison de l’accumulation des événements. Il est impossible de surévaluer son rôle dans la formation de l’image de Pétersbourg-Léningrad. On en fait mention dans tous les manuels scolaires, on en a conservé des traces matérielles. Il est pour le savant, quelque cruelle que puisse paraître l’expression, un objet précis d’étude, et du point de vue géographique, et du point de vue chronologique. Mais, bien qu’on ait déjà beaucoup écrit sur ce sujet, on entend souvent dire que son histoire n’a pas encore été écrite. Cette histoire est paradoxale. Si on la compare avec la bataille de Stalingrad, à l’étranger et en particulier en France, ma génération sait plus de choses sur Stalingrad que sur Léningrad, et cela bien que la portée et la durée de ces événements de la Deuxième guerre mondiale soient tout à fait comparables. Si on se tourne vers l’histoire du siège du point de vue statistique et du nombre des morts, il est évident qu’on ne lui fait pas la place qui lui revient dans l’histoire de la Deuxième guerre mondiale. Ajoutons que cette question du nombre des morts au cours du siège est devenue aiguë justement à l’époque des changements, dans la période de la perestroïka. Le fait même qu’aujourd’hui il soit pratiquement impossible de déterminer la quantité de victimes, et tous les débats autour de cette question, montrent bien que le siège est non seulement une « tache blanche », mais aussi un « point névralgique » de la mémoire. Aussi présente-t-il un intérêt particulier pour les hommes qui vivent une époque de changements.

 

(Trad. Y.A.)

 



CHARLES PÉGUY


 


Métamorphoses de la cathédrale

chez Charles Péguy et ses contemporains

 

Ludmila Chvedova

Institut des langues et civilisations orientales, Paris

 

Bien que le titre de notre exposé puisse sembler vague et suppose l’étude de plusieurs aspects liés à la cathédrale, nous allons nous limiter ici à l’analyse de l’évolution d’une seule métaphore de la cathédrale, celle de la cathédrale-livre.

Commençons cette réflexion sur les métamorphoses de la cathédrale par un commentaire de la célèbre phrase de Victor Hugo « Ceci tuera cela », qui est l’intitulé de tout un chapitre de son roman Notre-Dame de Paris. Que voulait-il dire ? Nous savons bien qu’il s’agit ici de l’idée du remplacement de l’art architectural par l’art littéraire. L’architecture qui fut pendant des siècles une grande écriture du genre humain commence à perdre son rôle et sa valeur après l’invention de l’imprimerie par Gutenberg. Le livre de pierre cède sa place au livre de papier qui est plus durable et plus économique. La cathédrale de pierre se trouve remplacée par la cathédrale constituée de mots et de phrases.

Cette idée de Hugo a certainement beaucoup influencé toute la littérature postérieure sur la cathédrale et a déterminé son évolution. Nous allons essayer de suivre ici ce changement de la métaphore de la cathédrale-livre en considérant des différentes étapes de son évolution et en réfléchissant sur son actualité et son avenir.

 

 

I. – La cathédrale en tant que livre et symbole.

 

 

La première étape de notre recherche sera « la cathédrale présentée comme livre », tradition lancée par les écrivains romantiques et poursuivie par d’autres auteurs.

 

a). Hugo : la cathédrale romantique

 

Hugo compare les œuvres architecturales aux œuvres poétiques et considère les édifices comme des poèmes. L’architecture est le premier art, il existait depuis des siècles et était à l’époque une manifestation artistique principale. « Toutes les forces matérielles, toutes les forces intellectuelles de la société convergeaient au même point : l’architecture »[51]. Avant l’invention de l’imprimerie l’architecture était une grande écriture du genre humain. Chaque détail, sculpture, ornement de la cathédrale étaient équivalents à une lettre, à un mot, à une phrase. Pour les déchiffrer il est indispensable de connaître l’alphabet de l’architecture et apprendre sa langue comme n’importe quelle autre. Toutes les grandes pensées du Moyen Âge ont été exprimées dans cette langue. Ces pensées étaient extrêmement proches, extrêmement familières aux gens du Moyen Âge. Ces livres-cathédrales étaient une expression de la mentalité de l’époque, de sa façon de parler, de réfléchir, de comprendre le monde.

« C’était des sortes de maçonneries populaires qui ont quelque chose d’humain qu’elles mêlent sans cesse au symbole divin sous lequel elles se produisent encore. De là des édifices pénétrables à toute âme, à toute intelligence, à toute imagination, symboliques encore, mais faciles à comprendre, comme la nature »[52]. La cathédrale accomplissait une fonction d’intermédiaire entre l’homme et Dieu. Dès l’enfance la langue de la cathédrale qui exprimait la voix de Dieu entrait dans la conscience de chaque homme.

 

b). Huysmans : la cathédrale-livre pénétrée de symboles

 

L’idée de la cathédrale-livre est une partie inséparable du roman de Huysmans La Cathédrale. Son héros Durtal tâche de comprendre, de lire la cathédrale de Chartres et de pénétrer sa symbolique. Huysmans écrit : « Et Durtal se répondit : Le Moyen Âge qui savait que sur cette terre tout est signe, tout est figure, ne vaut que par ce qu’il recouvre d’invisible, le Moyen Âge qui n’était pas, par conséquent, dupe, comme nous le sommes, des apparences, étudia de très près cette science et fit d’elle la pourvoyeuse et la servante de la mystique. » [53]

Dans la description de Huysmans la cathédrale est un ouvrage en deux volumes : l’ancienne crypte romane ou les fondations primitives est le premier volume symbolisant l’Ancien Testament et la partie gothique avec la nef est le second, symbolisant le Nouveau Testament. Les saintes Ecritures sont traduites dans le langage de la pierre. La cathédrale est un objet d’écriture et de lecture comme n’importe quel livre. Durtal abandonne toutes ses activités, son métier d’écrivain, délaisse sa bibliothèque pour se consacrer entièrement à déchiffrer le message, le sens de la cathédrale de Chartres en tâchant d’y trouver un remède contre ses maux spirituels, de trouver une réponse aux questions qui le préoccupent.

Selon Huysmans, la cathédrale est un grand texte de pierres qui contient des phrases, des répétitions, des parallélismes, des strophes, un refrain. Elle représente une sorte de poème qui comporte une idée maîtresse. Mais il est extrêmement difficile à l’époque actuelle de comprendre, de déchiffrer ce texte, car, sous l’influence et par l’intervention du temps, certaines phrases ont disparu ou ont été réécrites, diminuées ou bien au contraire augmentées, ce qui a créé une certaine incohérence. Pour Huysmans la cathédrale est également un immense dictionnaire, une grande encyclopédie de la science du Moyen Âge, sur Dieu, sur la Vierge, sur les Élus. Nous allons plus tard retrouver cette idée chez Maximilien Volochine. Pour comprendre bien ce livre il est indispensable de savoir les règles de sa lecture, il faut savoir dans quel sens le lire. Huysmans indique les règles de lecture du livre de Chartres : les feuilles de pierre doivent se tourner de la sorte : s’ouvrir par le chapitre du Nord pour se fermer sur les alinéas du Sud. Donc, si on le lit de cette manière, il commence par la Genèse, la création de l’homme et de la femme, l’expulsion du premier couple de l’Eden et ainsi de suite. Le Portail Royal est le premier chapitre du livre et résume l’édifice.

Mais la conception de Huysmans est plus approfondie, l’auteur va plus loin. Pour lui la cathédrale, ce n’est pas seulement un livre mais aussi un symbole. Selon Huysmans, « ...grâce à la science du symbolisme on a pu faire d’un morceau de pierres un macrocosme »[54]. Chaque détail représente pour l’écrivain non seulement un mot mais aussi un symbole qui est à interpréter, à déchiffrer. Par exemple, les tours et les cloches symbolisent la perfection des âmes, le toit est un symbole de la charité qui couvre une multitude de péchés, les pierres qui se joignent symbolisent l’union des âmes, la foule des fidèles ; de plus les pierres les plus fortes ce sont les âmes les plus avancées qui sont dans la voie de perfection, et les petites pierres sont les âmes faibles, que les grandes pierres soutiennent et empêchent de tomber. Les quatre grandes murailles de la basilique symbolisent les quatre évangélistes ou bien elles peuvent signifier aussi les quatre vertus. Les fenêtres sont un emblème de nos sens qui doivent être fermés aux vanités du monde. Les contreforts symbolisent la force morale qui nous soutient contre la tentation. La cathédrale est bâtie sur une crypte qui figure le tombeau dans lequel fut enseveli le Christ. L’abside de la cathédrale doit être toujours tournée vers l’orient pour que les fidèles en priant puissent fixer leurs regards vers « le berceau de la foi », c’est une règle absolue. Trois portails sont toujours érigés en honneur de la Sainte Trinité. Le Porche Royal, celui de la grande façade, est dédié soit à Notre Seigneur, soit à la Vierge. Huysmans considère aussi le symbolisme des chiffres, respecté par les architectes. Par exemple, le chiffre 1 symbolise l’image de Dieu, le chiffre 3, les trois hypostases, les trois vertus théologales, le chiffre 4, les quatre grands prophètes, les quatre Évangiles ; le chiffre 5, le nombre de plaies du Christ ; le chiffre 6, le temps employé par Dieu pour la création ; le chiffre 9, l’heure à laquelle expira le Christ ; le chiffre 12, le nombre des apôtres, et ainsi de suite. Donc, si on voit par exemple 12 piliers, il s’agit des 12 apôtres. Ce qui est très significatif pour la cathédrale de Chartres, c’est la répétition du chiffre 3 : il y a 3 nefs, 3 entrées munies chacune de 3 portes, il y a 3 piliers de chaque côté de la nef, les fenêtres sont triples sous le trio des roses. Ainsi tout est imprégné de la symbolique de la Trinité.

Il faut dire que dans l’évocation de la symbolique de la cathédrale, Huysmans était très influencé par Guillaume Durand de Mende, un évêque du XIIIe siècle, auteur d’un ouvrage d’une importance considérable, le Rationale divinorum officiorum ou Manuel des divins offices, qui parmi d’autres chapitres comporte un véritable manuel pour comprendre la signification symbolique des cathédrales et des églises. La cathédrale de pierre, l’édifice matériel, est en réalité l’image visible d’une cathédrale spirituelle qui cache toute une multitude de symboles divins. Dans son ouvrage Durand de Mende nous donne quelques clefs pour découvrir les symboles que contient la cathédrale.

Huysmans, qui connaissait bien cet ouvrage essaie d’expliquer de la même manière la cathédrale de Chartres, de lire son sens spirituel, de découvrir son mystère, y compris la symbolique de sa faune et de sa flore.

 

c). Péguy : la « cathédrale-livre », œuvre collective ?

 

Parlant dans « La Tapisserie de Notre-Dame » de la construction de la cathédrale, Péguy montre que ce processus a duré plusieurs siècles. Pour lui c’est avant tout une œuvre parfaite. Il énonce l’idée que la cathédrale est un produit de plusieurs époques. On mettait toujours plusieurs siècles pour construire les cathédrales.

 

Deux mille ans de labeur ont fait de cette terre

Un réservoir sans fin pour les âges nouveaux.

Mille ans de votre grâce ont fait de ces travaux

Un reposoir sans fin pour l’âme solitaire.[55]

 

Huysmans en développant la même idée, disait : « L’âge même de ces pierres est à peine sûr, car elles sont, en majeure partie, façonnées par l’alluvion des temps. Presque toutes chevauchent sur deux, sur trois, sur quatre espaces de cent ans chaque »[56].

Péguy n’insiste pas tellement sur l’idée de l’ensemble de personnes construisant la cathédrale. Il ne montre pas comme Hugo les constructeurs des cathédrales comme des castors ou des abeilles qui la construisent progressivement. D’après Victor Hugo, « les plus grands produits de l’architecture sont moins des œuvres individuelles que des oeuvres sociales ; plutôt enfantement des peuples en travail que le jet des hommes de génie ; le dépôt que laisse une nation ; les entassements que font les siècles ». « Chaque race dépose sa couche sur le monument, chaque individu apporte sa pierre »[57]. Pour Hugo et pour Huysmans d’ailleurs aussi il ne peut pas être question d’un auteur concret de la cathédrale, « l’homme, l’architecte, l’individu s’effacent sur ces grandes masses sans nom d’auteur... Le temps est l’architecte, le peuple est maçon »[58].

Péguy se rend compte lui aussi qu’il s’agit d’un travail collectif. Il souligne que c’est un long processus qui exige « deux mille ans de labeur ». Et en effet c’est même plus que deux mille ans. Chez Péguy cette collectivité se réduit à « un homme de chez nous ». Ce qui compte pour lui, c’est l’idée que c’est une œuvre créée par un être humain, mais qui est pourtant comparable à une création divine :

 

Un homme de chez nous de la glèbe féconde

A fait jaillir ici d’un seul enlèvement,

Et d’une seule source et d’un seul portement,

Vers votre assomption la flèche unique au monde[59]

 

Bien qu’il dise « un homme », il comprend sans doute que ce n’est pas le travail d’une seule personne. Mais pour lui ce n’est pas cela qui est important, mais le fait que c’est quelqu’un du genre humain qui a érigé ce chef d’œuvre, que c’est « un homme de chez nous » non pas quelqu’un d’extraordinaire, mais un simple homme que la terre beauceronne a fait naître. Et il a pu créer ce chef d’œuvre divin. Quelques lignes plus loin Péguy répète cette idée qui lui est tellement chère :

 

Un homme de chez nous a fait ici jaillir,

Depuis le ras du sol jusqu’au pied de la croix,

Plus haut que tous les saints, plus haut que tous les rois,

La flèche irréprochable et qui ne peut faillir.[60]

 

Péguy montre la perfection, le caractère exceptionnel de ce travail. Il comprend que cela exige beaucoup de labeur. Mais c’est surtout le résultat qui lui inspire de l’admiration.

Dans d’autres œuvres, Péguy compare les bâtisseurs des cathédrales à sa mère, la rempailleuse. C’est la même perfection du travail qu’il a observée chez eux : « J’ai vu toute mon enfance rempailler les chaises exactement du même esprit et du même cœur, et de la même main que ce même peuple avait taillé les cathédrales [...]. La tradition venue, montée du plus profond de la race, une histoire, un absolu, un honneur voulait que ce bâton de chaise fût bien fait. Toute partie dans la chaise qui ne se voyait pas était exactement aussi parfaitement faite que ce qu’on voyait. C’est le principe même des cathédrales. Le travail était là, on travaillait bien. Il ne s’agissait pas d’être vu ou pas vu »[61] .

Cette perfection ne peut être comparée qu’à la perfection de l’œuvre divine. L’artiste arrive à égaler, à atteindre le niveau le plus haut dans son travail. Il fait son travail de sorte que son œuvre devienne l’objet d’une admiration générale. Cette idée fut déjà énoncée par Michelet qui la développait d’une manière plus lyrique : « Avec quel soin ils ont travaillé ; obscurs qu’ils étaient et perdus dans l’association, avec quelle abnégation d’eux-mêmes, il faut pour le savoir parcourir les parties les plus reculées, les plus inaccessibles des cathédrales. Élevez-vous dans ces déserts aériens, aux dernières pointes de ces flèches où le couvreur ne se hasarde qu’en tremblant, vous rencontrerez souvent, solitaires sous l’œil de Dieu, aux coups du vent éternel, quelque ouvrage délicat, quelque chef d’œuvre d’art et de sculpture, où le pieux ouvrier a usé sa vie. Pas un nom, pas un signe, une lettre, il eût cru voler sa gloire à Dieu ».[62]Les pages de la cathédrale-livre se remplissaient progressivement pendant des siècles par des auteurs différents avec un grand soin.

 

d). Volochine : le parchemin parsemé d’écritures

 

Les poètes russes étaient également sensibles à la métaphore de la cathédrale-livre. Maximilien Volochine écrivait dans son livre inachevé L’esprit du gothique : « La cathédrale est un livre qu’il faut savoir lire dès sa première lettre jusqu’à la dernière ».[63] Ou encore en développant cette idée : « Lire la cathédrale gothique dès sa première page jusqu’à la dernière, du portail à la pointe de la flèche couronnant son toit, déchiffrer ses grimoires, découvrir ses hiéroglyphes - voilà le désir qui nous saisit dès que nous entrons dans ce parchemin architectural parsemé d’écritures. »[64]

Pour Volochine comme pour Huysmans la cathédrale gothique est une écriture pleine de symboles qui ne sont pas faciles à déchiffrer. Il s’attache à comprendre ce grand livre gothique. Pour trouver la clef qui le déchiffre, il faut se représenter le système de pensée de l’homme du Moyen Âge.

Ce lien de la cathédrale et du livre est inséparable du symbolisme de l’art gothique. Lorsque Volochine parle de la nécessité de déchiffrer des hiéroglyphes de la cathédrale gothique, il emploie le terme « hiéroglyphe » dans le sens de « signe ». « Pour le gothique tout le monde extérieur est une écriture hiéroglyphique complexe, contant la tragédie du péché et de la rédemption ». Volochine essaie de répondre à la question : « Pourquoi l’art qui était compréhensible sous toutes ses formes à chaque paysan illettré du Moyen Âge et qui était pour lui comme un livre ouvert où il lisait librement devient-il incompréhensible pour les siècles de raison et de lumière ? » Pour Volochine comme pour Huysmans la lecture des cathédrales est étroitement liée à la connaissance de leur symbolique. Volochine écrit dans les pages de son livre inachevé : « Nous avons dans notre âme une sorte de système de miroirs tournés vers le passé ; et en même temps si un domaine de l’histoire est éclairé et reflété nettement dans les miroirs de la conscience, un autre domaine devient moins clair, se ternit et s’éteint pour notre compréhension. La direction de ces miroirs se trouve en fonction des changements dans notre connaissance et compréhension du monde. »[65] « Dès que le sens de l’immense livre gothique a commencé à être plus clair, dès que ses écritures ont cessé de faire peur et de choquer notre sens esthétique, nous sommes entrés nous-mêmes dans un domaine des représentations proches en quelque sorte des mouvements de l’esprit cristallisés dans les stalagmites des cathédrales du Moyen Âge. » Selon Volochine, c’est la symbolique qui a donné la possibilité de comprendre l’art du Moyen Âge : « Le domaine du savoir qui nous a ouvert la possibilité de comprendre l’art du Moyen Âge est le symbolisme. C’est justement cette compréhension symbolique du monde dans ses correspondances et analogies qui avait été complètement fermée par les XVIIe et XVIIIe siècles - siècles de raison et de logique ».[66] Volochine parle de la symbolique qu’il fallait respecter dans la représentation des saints, comme Huysmans il veut aller jusqu’à la source profonde, l’origine des choses, il tâche de comprendre leur sens initial. Tous les gestes, toutes les attitudes des personnages sont soumis à un système de règles dicté par l’Église. Dans les fragments de L’Esprit du gothique, les idées ne trouvent pas toujours leur développement, mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un livre inachevé. Pourtant même ces fragments inachevés contiennent pour nous des idées très précieuses et intéressantes et qui surtout trouvent souvent des échos chez des auteurs français.

L’idée très importante énoncée par Volochine, c’est le caractère encyclopédique de la cathédrale gothique. La cathédrale d’après lui est une grande encyclopédie du Moyen Âge. En travaillant sur son livre L’Esprit du gothique, Volochine avait prévu d’y inclure un chapitre intitulé « Le siècle des encyclopédies » : les brouillons n’en sont pas encore publiés et sont conservés aux archives de Volochine à l’Institut de la littérature russe à Saint-Pétersbourg. Il parle de l’époque du Moyen Âge comme de l’époque des encyclopédies. Il évoque la méthode de l’iconographie de miroir, typique du Moyen Âge. Les cathédrales sont en quelque sorte ces miroirs reflétant l’image du monde. C’est un miroir de la nature, de la science, de la morale et de l’histoire.

 

 

II. – De la cathédrale-livre au livre-cathédrale

 

 

Vers le début du XXe siècle la métaphore commence à se modifier. La cathédrale-livre se transforme progressivement en livre-cathédrale. La cathédrale qui avait besoin d’être réhabilitée à l’époque romantique et d’être comparée à d’autres phénomènes a maintenant retrouvé sa valeur et peut à son tour devenir base de comparaisons. La cathédrale elle-même devient un modèle à imiter. Mais cela ne veut pas dire qu’elle ne peut plus être comparée à un livre. La métaphore continue à fonctionner dans les deux sens : la cathédrale est associée à une œuvre littéraire et certaines œuvres littéraires font également penser aux cathédrales. Les deux systèmes, littéraire et architectural, ont beaucoup de traits communs. Essayons maintenant de voir comment s’effectue la transformation de la métaphore, qui est le plus nettement visible chez Marcel Proust. Commençons donc par lui.

 

a). Proust : le roman-cathédrale

 

Lorsque le roman de Proust À la recherche du temps perdu a paru, il a été sévèrement critiqué pour son style difficile, pour l’absence de structure, de composition. L’auteur a été accusé d’avoir manqué de rigueur, d’avoir écrit une œuvre sans sujet unique, mais constituée d’une multitude de fragments non liés les uns aux autres. Les critiques constataient que le livre présentait une quantité de fines remarques isolées dont le lecteur n’était pas capable de saisir la visée ou les lignes de force qui constituent un grand livre. Proust, en désaccord avec ces opinions, notait : « Personne n’y comprit rien. Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités que je voulais ensuite graver dans le temple, me félicitèrent de les avoir découvertes au “microscope”, quand je m’étais au contraire servi d’un télescope pour apercevoir des choses, très petites en effet, mais parce qu’elles étaient situées à une grande distance, et qui étaient chacune un monde. Là où je cherchais les grandes lois, on m’appelait fouilleur de détails ».[67] Ainsi Proust prétendait que son roman était strictement organisé, structuré, que ce n’était pas un amas chaotique de fragments séparés, mais une composition toute faite. Il comparait son cycle romanesque à une construction architecturale, à une cathédrale. Il avait même au départ le projet d’intituler les parties composant son œuvre du nom des parties d’une cathédrale. Proust l’avouait à Jean de Gaigneron : « Et quand vous me parlez des cathédrales, je ne peux pas ne pas être ému d’une intuition qui vous permet de deviner ce que je n’ai jamais dit à personne et que j’écris ici pour la première fois : c’est que j’avais voulu donner à chaque partie de mon livre le titre : “porche, vitraux, abside etc.” pour répondre d’avance à la critique stupide qu’on me fait de manquer de construction dans des livres où je vous montrerai que le seul mérite est dans la solidité des moindres parties ».[68] Proust se sent pour son roman-cathédrale l’architecte qui élabore le plan, désigne les parties de son monument, détaille les multiples significations renfermées dans ses sculptures et ses vitraux. Il se trouve face aux mêmes difficultés qu’un architecte avant la construction d’une grande cathédrale. Il se met au travail, tisse son œuvre monumentale et aboutit à créer une structure complexe, une unité composée de plusieurs parties.

Le premier chercheur qui a consacré tout un livre à la comparaison du roman de Proust avec une cathédrale est Luc Fraisse qui dans son Œuvre cathédrale présente une analyse très profonde de cet aspect de l’œuvre de Proust. La construction de son œuvre, dit-il, est voilée, mais en réalité elle représente une hiérarchie qui comporte des structures secondaires, qui se soumettent à une logique, à un certain ordre, à une échelle.

La syntaxe proustienne frappe beaucoup par la longueur de ses phrases. Malgré son extrême longueur la phrase-cathédrale de Proust repose sur un certain équilibre, elle a sa logique et coexiste avec d’autres phrases auxquelles elle se lie par analogie ou à l’aide de l’association, comme cela se passe souvent chez Proust. La même réflexion peut être appliquée aux cathédrales, leurs détails n’existent pas séparément, ils sont liés, ils se soumettent à un ordre.

Chaque phrase de Proust est comme un microcosme. Elle contient autant d’informations que peut contenir un détail ou une sculpture de la cathédrale. Elle correspond toujours à une idée très profonde. Elle représente une miniature de l’immense cathédrale. Son livre-cathédrale abrite toutes ces petites cathédrales. Chaque phrase minuscule peut être comparée à l’ensemble, elles sont toutes bien ouvragées autant que l’immense livre-cathédrale.

 

b). Péguy : deux systèmes parallèles

 

À propos de la structure du poème de Péguy « La Tapisserie de Notre-Dame », de la construction de son œuvre, on peut également parler du processus de la construction des cathédrales, car c’est un travail presque analogue. En construisant son poème « point après point », Péguy fait comme les constructeurs des cathédrales qui mettaient pierre après pierre.

Pour lui la création des œuvres architecturales devient synonyme de la création littéraire. La fameuse doctrine hugolienne de la cathédrale-livre acquiert chez lui un sens plus large. Il écrit dans De la situation faite au parti intellectuel devant les accidents de la gloire temporelle : « tant de sonnets, parfaits, tant de poèmes, parfaits ; la pureté même ; la ligne et la teinte ; châteaux eux-mêmes, châteaux et palais de langage, français ; et dans le même temps, dans le même pays... »[69] Évoquant les monuments architecturaux, il envisage en même temps les monuments prosodiques qui se construisent selon les mêmes principes d’harmonie. Ce sont d’après lui deux systèmes également parfaits qui se soumettent à un rythme. Il s’agit donc d’une double architecture ou de deux architectures parallèles : « ...sonnets et poèmes qui sont des châteaux et des palais ; châteaux et palais qui êtes sonnets et des poèmes ; même langage, également parfait, en deux systèmes, en un système de pierre et de brique, en un système de mots et de phrases... »[70] L’architecture ordonnée et proportionnée et en même temps pleine de variété et de beauté que représentent les cathédrales peut être considérée comme un grand poème.

Ainsi, pour Péguy, les monuments architecturaux et littéraires ont la même valeur et de plus ils sont également solides et également impérissables.

Développant son idée du lien entre les deux arts, architectural et littéraire, Péguy fait parler les poèmes comme la pierre et les monuments architecturaux comme les poèmes de Ronsard. Selon lui le langage parlé et le langage dessiné ont un merveilleux accord intérieur : « Poèmes qui parlez comme la pierre, aussi dur sous l’ongle, aussi ferme, aussi courtois, aussi architecture et statuaire ; pierre, châteaux et palais qui très exactement parlez le langage de Ronsard ».[71]

Après avoir dit que « les noms mêmes de ces châteaux sonnent comme des poèmes, comme des abrégés, comme des raccourcis, comme des extraits de poèmes, comme des poèmes en un mot... »[72], Péguy commence à citer les noms des châteaux français comme si en effet c’étaient des poèmes : « [...] Blois, Chenonceaux, Chambord, Langeais [...] Beaugency, Amboise, Valençay, Ussé [...] ». En même temps pour lui les noms des poètes sont beaux comme des noms de châteaux et l’énumération des châteaux est suivie de l’énumération des noms de poètes célèbres : Pierre de Ronsard, Jean-Antoine de Baïf, Joachim du Bellay...

Les deux arts existent pour Péguy comme deux systèmes parallèles harmonieux qui sont ordonnés et proportionnés et en même temps pleins de variétés et de beauté.

Commentant le poème de Hugo « Booz endormi », dans Victor-Marie, comte Hugo, Péguy compare son système poétique à la pierre de taille : « Dans ce sédiment, dans ce gras limon et Ruth se demandait, en fin de strophe, annonçant la strophe décisive, la strophe coronale, l’isolant, la coupant aussi, la laissant en suspens, suspendue sur notre tête comme un bloc, comme une montagne carrée, était elle-même sa pierre angulaire indispensable, rectangulaire, quadrangulaire, sa pierre de taille, sa pierre qui ne bouge pas. Il fallait qu’elle fût ainsi, et ainsi à la rime en fin de strophe. C’est la pierre du gond. Tout tient à elle. »[73]

 

c). Mandelstam acméïste : le mot synonyme de la pierre

Transformation de la lourdeur en beauté

 

Pour Ossip Mandelstam, le processus de construction devient également un modèle pour la création littéraire. Le mot devient un synonyme de la pierre. Avant de faire partie d’une œuvre, avant d’être travaillé par un maître, il est lourd, rude, inanimé. Mais dès qu’il commence à faire partie d’une construction - architecturale ou littéraire, il devient léger et impondérable comme une dentelle. Cette idée est développée dans « Le matin de l’acméisme » : « Nous introduisons l’ordre gothique dans les rapports de mots comme Jean-Sébastien Bach l’a fait dans le domaine de la musique ».[74] Mandelstam crée ses poèmes comme les architectes gothiques créent leurs cathédrales. Son matériel est un mot comme la pierre pour les architectes. Représentant du nouveau courant artistique et littéraire venu après le symbolisme et appelé acméisme, il proclame la primauté de la matière, de la pierre, des valeurs concrètes sur les valeurs abstraites. Il proclame la valeur du mot tel quel sans aucune allusion à un autre sens qui serait caché derrière ce mot et ce qu’il désigne en son sens direct. Selon lui, pour les acméïstes le sens du mot, le Logos, représente une aussi belle formule que la musique pour les symbolistes. L’acméisme en tant que courant littéraire est étroitement lié à l’esprit de la construction (architecturale et littéraire), il accepte joyeusement la lourdeur du matériel pour réveiller les forces architectoniques qui y dorment. Mandelstam écrit : « Le bâtisseur déclare : je construis donc j’ai raison. En poésie le sentiment d’avoir raison nous est plus précieux que toute autre chose, et, méprisant les futiles amusements des Futuristes pour qui il n’est pas de plus grand plaisir que d’épingler sur le bout d’une aiguille un mot excessivement savant, nous introduisons l’ordre gothique dans les rapports de mots comme Jean-Sébastien Bach l’a fait dans le domaine de la musique ».[75] Rejetant les valeurs des futuristes et des symbolistes, Mandelstam proclame l’acméisme pour qui le plus important sont les choses concrètes prises dans un sens concret. L’architecte selon Mandelstam doit croire à la réalité du matériau dont il doit vaincre la résistance. L’acméisme appelle à aimer plus l’existence des choses que les choses elles-mêmes, et notre existence plus que nous-mêmes. C’est une des idées principales de la philosophie de ce courant littéraire.

En appliquant ces principes à son œuvre, Mandelstam voit dans la cathédrale gothique un modèle de sa propre création poétique. Il termine son poème « Notre-Dame » par la strophe suivante :

 

Mais plus j’étudiais, rocher de Notre-Dame,

Mieux j’observais tes monstrueux côtés

Et plus je me disais : avec le poids mauvais

Moi aussi, un jour, je créerai la beauté.[76]

 

Ces vers sont adressés au Futur. Dès ce moment il se tourne vers l’architecture gothique qui est pour lui l’incarnation de la beauté et l’exemple d’une véritable création artistique, transformation d’un matériau brut et lourd en légèreté et en beauté.

M. L. Gasparov, faisant dans son article « Deux gothiques et deux Égyptes dans la poésie de O. Mandelstam »[77] le commentaire de ce poème, parle de sa dernière strophe comme d’une moralité. D’après lui elle est construite d’une manière plus simple que toutes les autres et elle ressemble plus à une prose. Le nom de Notre-Dame est prononcé ici pour la première fois et le poème sur la cathédrale se transforme ici en un poème sur les poèmes ou sur la création littéraire. Le discours sur la cathédrale n’avait pour but que d’en venir au discours sur la littérature. Les deux thèmes sont pourtant réunis par l’expression « le poids mauvais » qui est pour l’architecte et pour l’écrivain le matériau avec lequel ils créent la beauté.

Mandelstam rapproche encore la cathédrale et la poésie dans son article sur « François Villon », publié dans la revue Apollon № 4, 1913. Il y affirme que la physiologie du gothique a assuré à Villon une place méritée dans le futur, car le XIXe siècle de la poésie française puisait ses forces dans ce trésor national qu’est l’art gothique.

 

d). Volochine : l’analyse des œuvres-cathédrales

 

Volochine parle dans L’Esprit du gothique du roman de Hugo Notre-Dame de Paris et surtout du chapitre « Ceci tuera cela » : « Hugo généralise et dit dans le chapitre de son roman qui porte le nom "Ceci tuera cela" que l’imprimerie tue l’architecture, le livre prive la cathédrale de son sens, livre qui était destiné à devenir une des choses les plus fructueuses dans l’étude du gothique ».[78] Volochine partage la réflexion de Hugo sur le livre-cathédrale.

Dans ses carnets on trouve des réflexions sur les créations littéraires qu’il compare aux cathédrales gothiques italiennes. « La plus belle cathédrale gothique en Italie, écrit-il, est La Divine comédie. On y trouve le même symbolisme médiéval de la forme : les tercets bien marqués, pointus et légers qui s’élancent en haut comme les flèches et les pilastres innombrables, les images et les comparaisons reflètent toutes les nuances des fenêtres multicolores, les ombres errantes et sombres de l’enfer s’éclairent par les rayons pourpres et violets de la fantaisie pénétrant à travers les fenêtres ogivales de la conception du monde médiévale ; dans les consonances fortes et harmonieuses de la langue toscane on entend les sons de l’orgue et les airs de Palestrina ; tout le plan ou plutôt la "distribution des masses" avec le caractère rythmé de la forme terminant chacune des trois parties par le même vers, nous fait involontairement identifier cette "voix de dix siècles silencieux" avec la cathédrale gothique ».[79]

L’idée de la ressemblance d’une œuvre littéraire avec une cathédrale est développée dans le commentaire que fait Volochine de la tragédie Axel de Villiers de l’Isle-Adam dans le premier tome de Liki tvortchestva[80] (article « Apothéose d’un rêve. La tragédie de Villiers l’Isle Adam. Axel et la tragédie de sa propre vie »). Au début de son commentaire il écrit : « L’inspiration suppose un plan dessiné d’avance dont la réalisation peut durer plusieurs siècles comme pour les cathédrales médiévales. Une œuvre dramatique plus qu’une autre suppose dans sa base la nécessité d’un tel plan réfléchi ».[81] La tragédie de Villiers est pour lui comme une cathédrale gothique : « La conception de la tragédie (...) se distingue par la complexité gothique et la somptuosité de ses ornements ; et en même temps par un svelte équilibre de ses parties ; l’élan ailé des tours. Et pareille aux cathédrales gothiques cette tragédie reste inachevée, ce qui n’empêche ni la sveltesse de ses parties, ni l’élan ailé de ses tours »[82].

D’après lui le projet de cette tragédie est marqué par le parfait équilibre et la répartition symbolique des masses qui caractérisaient les grandes œuvres de l’humanité. Déjà dans cette phrase nous sentons une allusion à la cathédrale. Il avait écrit au début de son article à propos de la composition dramatique d’Axel : « Lorsqu’on y entre, on y voit d’abord l’arc colossal du portail, puis le regard se perd pour longtemps dans l’obscurité des passages intérieurs et dans le décor des chapelles latérales jusqu’à ce que l’on découvre la majesté de la nef principale, jusqu’à ce que l’on s’approche de l’autel pénétré des paroles de la prière qui s’est immobilisée dans cette pierre magnifique : l’action dramatique nous conduit d’une énigme vers une autre et ce n’est qu’au cœur de la tragédie que s’ouvre la rose centrale de ses symboles ».

 

e). Dostoïevski : le livre-cathédrale

 

En élaborant ses œuvres Dostoïevski réfléchissait sur l’art gothique, l’art des cathédrales. Ses manuscrits sont parsemés de dessins architecturaux représentant des fenêtres ogivales, des arcs, des vitraux, des détails architecturaux des cathédrales gothiques. Konstantin Barcht dans son étude sur Les dessins de Dostoïevski[83] a consacré tout un chapitre à ces dessins gothiques qui apparaissent surtout dans le roman Les Démons. Nous y reconnaissons les cathédrales de Paris, de Milan, de Cologne, de Strasbourg. Quelles sont les raisons de cette apparition étrange qui à première vue n’a aucun rapport avec le contenu de ses romans ? Tout d’abord, Dostoïevski appréciait beaucoup l’art gothique qu’il appelait le point culminant de l’histoire de l’architecture. Dans un parallèle entre l’art architectural et l’art littéraire, il comparait les cathédrales gothiques aux poèmes de Pouchkine, le sommet de la littérature russe. Élève de l’École supérieure du Génie, Dostoïevski s’intéresse souvent à l’art graphique et surtout aux dessins architecturaux. Dans une de ses œuvres d’étudiant il dessine la cathédrale de Cologne. Dans Notes d’hiver sur des impressions d’été, il évoque les impressions que produisit sur lui cette cathédrale : « Je dois avouer que j’attendais beaucoup de la Cathédrale : je l’avais dessinée avec vénération dès ma jeunesse, quand j’apprenais l’architecture. À mon voyage de retour par Cologne, c’est-à-dire un mois plus tard, quand venant de Paris j’ai revu la Cathédrale pour la deuxième fois, j’ai été sur le point de "lui demander pardon à genoux" de n’avoir pas su voir sa beauté du premier coup, tout de même que Karamzine s’agenouillant dans la même intention devant la chute du Rhin. Il n’empêche qu’à cette première fois la Cathédrale ne m’avait pas du tout plu : il m’avait semblé que ce n’était que de la dentelle, de la dentelle et rien que de la dentelle, un bibelot genre presse-papier pour table de travail, mais de soixante-dix sagènes de hauteur. "Manque de majesté", avais-je tranché, tout comme autrefois nos grands-pères tranchaient à propos de Pouchkine : "Trop de facilité d’écriture, manque d’élévation." »[84]

Dostoïevski aimait beaucoup les poèmes de Pouchkine et nous comprenons que cette comparaison n’est pas un hasard. Cela montre à quel point il appréciait les cathédrales gothiques. L’œuvre des maçons du Moyen Âge était pour lui égale à l’œuvre de Pouchkine. Il comparait la « dentelle » gothique, sa perfection, sa complexité et en même temps sa légèreté et simplicité à la simplicité et grandeur des poèmes de Pouchkine, qui était pour lui l’incarnation de la perfection.

Déjà, dans sa jeunesse, Dostoïevski considérait l’architecture et la littérature simultanément, comme deux aspects d’un seul art. Il croyait à son unité, à son rôle particulier. Après avoir lu Notre-Dame de Paris, il écrivait à son frère Michel que c’était un chef d’œuvre. Il était frappé par le génie de Hugo. Le rapport de celui-ci à l’art gothique correspondait tout à fait à son propre point de vue. Et en effet, nous trouvons beaucoup de parallèles entre les conceptions de la cathédrale gothique chez les deux écrivains, surtout leur idée du rapport de l’art architectural et de l’art littéraire. Selon Hugo, à cette époque, toute personne née poète devenait architecte. Avec l’invention de l’imprimerie la situation change : le livre tue l’architecture. Dostoïevski, le jeune élève de l’École d’ingénieurs, se transforme en écrivain mais l’architecture va toujours soutenir sa création.

Quand il travaillait sur ses romans Dostoïevski appliquait les principes de la construction des cathédrales. D’après les souvenirs de sa femme, ce travail de création comprenait trois étapes : la conception de l’idée du roman, la définition du plan et l’écriture elle-même. Et c’est au moment de travailler sur l’idée et la composition des romans qu’on voit apparaître les dessins gothiques qui remplissent ses manuscrits. C’est surtout cette étape qui nécessitait un recours à l’architecture, et c’est l’architecture gothique qui donna à Dostoïevski l’idée de la perfection de la composition artistique. Chaque partie d’un tout est nécessaire du point de vue fonctionnel, chaque pierre est importante dans le système de la cathédrale gothique. La légèreté et la puissance, la précision mathématique et la magnificence des détails typiques de ces édifices correspondaient tout à fait aux buts de Dostoïevski romancier.

La cathédrale gothique était donc pour lui un exemple de l’équilibre d’éléments très divers, constituant un ensemble harmonieux. Il se servait de cet exemple en travaillant sur la combinaison de plusieurs orientations du sujet où s’affrontaient des idées contradictoires. Il comprenait que l’art véritable se crée à la frontière de systèmes différents. Il suivait cette règle en créant ses oeuvres qui sont construites selon les principes architecturaux et sont en même temps des œuvres littéraires et philosophiques. Les cathédrales gothiques étaient pour lui l’incarnation de l’idée de la beauté, il se mettait à dessiner leurs éléments qui étaient un symbole de l’harmonie. Il faut souligner que ces dessins n’étaient pas destinés aux lecteurs. C’était pour l’écrivain une sorte de dialogue avec lui-même qui témoignait de ses réflexions et ses projets. On peut y trouver encore une idée qui est pour lui très importante : celle du rapport entre l’Orient et l’Occident. Les décors gothiques se transforment parfois sous sa plume en décors traditionnels des isbas russes. À côté des ogives gothiques nous apercevons des bulbes de la cathédrale orthodoxe à l’intérieur de laquelle on voit des motifs gothiques. Ici il s’agit en même temps d’une ébauche créatrice, de la conception d’un roman. Ainsi les dessins gothiques aident-ils Dostoïevski à travailler sur ses romans, sur leur composition et incarnent son idéal de la beauté et de l’harmonie.

Un des traits essentiels de l’art gothique est la ligne verticale. Elle est caractéristique également de la conception du monde de Dostoïevski. Le haut et le bas de la vie, le bien et le mal, les mouvements de ses héros de bas en haut, les couches de la société (en bas et en haut), le ciel et l’enfer dans leurs âmes, tout cela est disposé verticalement et peut faire penser à la construction gothique du monde représenté par Dostoïevski. La polyphonie de son œuvre a beaucoup en commun avec la distribution du poids de la cathédrale sur plusieurs contreforts et arc-boutants. Parfois ces dessins étaient faits inconsciemment, mais on y trouve toujours un sens profond.

 

Ainsi, nous avons suivi l’évolution de la métaphore de la cathédrale-livre qui se transforme progressivement au début du XXe siècle en livre-cathédrale, ce que nous avons montré par l’exemple d’auteurs français et russes. Ce changement de la métaphore littéraire est lié à l’évolution de l’histoire, de la société et de sa mentalité. La célèbre formule de Hugo, « Ceci tuera cela », ne perd pas son actualité à notre époque. Elle peut surtout être appliquée à des époques de transition où un phénomène vient « tuer » ou changer un autre. Cette situation est inévitable car elle est une partie inséparable de notre évolution.

 

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Péguy et la révolution russe

 

Elizaveta Leguenkova et Tatiana Taimanova

Université des Sciences sociales et humaines de Saint-Pétersbourg

Université d’État de Saint-Pétersbourg

 

Il est bien connu que Péguy a été éditeur et journaliste, qu’il a fondé une revue, adressée à tous ceux qui cherchaient la vérité, et dans les pages de laquelle était présenté un vaste panorama non seulement de la vie sociale et intellectuelle française, mais aussi des événements les plus importants qui se produisaient dans les différentes parties du monde, du Congo jusqu’à la Finlande. La seule statistique des mentions de la Russie dans Les Cahiers de la Quinzaine témoigne de l’intérêt que Péguy portait aux destins du peuple russe au début du siècle quand l’histoire de notre pays était à la veille de grandes mutations.

Péguy réagissait avec vivacité aux conflits liés à toutes les formes d’oppression, qu’ils fussent nationaux, sociaux ou religieux. Pourtant, en dépit de leur actualité, Péguy percevait leur conformité aux lois de l’histoire et les situait dans une certaine logique historique. En accordant une grande attention aux faits, il voulait en tirer des généralisations morales et philosophiques.

On a un bel exemple de cette démarche dans Les suppliants parallèles, qu’il publia en décembre 1905. Cet article fait référence à ces événements du 9 janvier 1905 à Saint-Pétersbourg, qu’on désigne sous le nom de « dimanche rouge ». Ils sont décrits en détail par le correspondant des Cahiers de la Quinzaine en Russie, Étienne Avenard (Quinzième Cahier de la VIIe série du 19 novembre 1905). Péguy s’intéresse tout d’abord à la pétition qu’adressent les ouvriers au tsar, et décèle un parallèle inattendu entre cette pétition et la supplique adressée à Œdipe dans l’Œdipe-Roi de Sophocle, lorsque le prêtre supplie le roi au nom des habitants de Thèbes de sauver la ville de la peste.

Malgré l’énorme écart temporel entre les événements considérés on voit apparaître des échos aussi bien textuels que situationnels aboutissant en quelque sorte à une commune évaluation de l’événement. Péguy souligne que la proximité entre la prière des Grecs antiques et la prière moderne des ouvriers russes est telle qu’elles contiennent le même nombre de paragraphes. Un parallélisme intérieur s’observe même dans les réponses des souverains.

La pétition russe commence par une adresse au tsar au nom des ouvriers, de leurs femmes, de leurs enfants et de leurs vieux parents invalides. Le prêtre grec intervient lui aussi au nom de tout le peuple, du plus petit jusqu’au plus puissant. Ensuite, dans les deux cas, on dit que les gens sont à bout, qu’ils sont aux frontières de la mort. Plus loin les suppliants estiment que le souverain les gouverne par la volonté de Dieu, et donc lui demandent de les sauver : (Russes : « Sire ! Nous, ouvriers de la ville de Saint-Pétersbourg, nos femmes, nos enfants et nos vieux parents invalides, sommes venus vers toi, Sire, chercher la justice, et la protection. Nous sommes tombés dans la misère … » ; Grecs : « Ô, Œdipe , maître de mon pays, tu nous vois, de quel âge, nous sommes prosternés au pied de tes autels./…/ Car la cité , comme tu vois là toi-même, roule à présent d’un violent roulis… »)[85]. Dans les deux textes on dit que le peuple n’a que deux voies celle de la mort ou celle de la vie, et pour ce choix ils comptent sur le souverain (Russes : « La limite de la patience est dépassée. Nous sommes arrivés à ce moment terrible, où mieux vaut la mort que la prolongation de souffrances insupportables… » ; Grecs : « … Le noir Hadès s’enrichit de lamentations et de cris… »)[86] Péguy souligne qu’il n’a pas spécialement renforcé le parallélisme, et que celui-ci saute aux yeux et s’exprime même dans l’unité du rythme et dans une lecture simultanée des deux prières.

Comme toujours c’est précisément sous l’influence d’un événement concret auquel il réagit immédiatement, que Péguy est conduit à des généralisations qui pénètrent l’essence même de l’histoire. Ainsi Péguy, comme c’est son habitude, aborde ici plusieurs problèmes très différents (les traductions des textes de l’Antiquité, la suppression de l’enseignement des langues anciennes à l’école, une polémique avec les socialistes français, allemands et russes sur la question du pacifisme devant la menace allemande et le mouvement révolutionnaire). Cette diversité étant notée, nous nous attacherons à ce qui nous intéresse surtout, à savoir la façon dont l’auteur comprend la révolution russe.

Si étrange que cela paraisse, Péguy étudie la théorie de la révolution parallèlement avec la théorie de la tragédie grecque. Ce n’est pas par hasard qu’il présente deux textes, la pétition des ouvriers adressée au tsar de Russie et l’adresse du prêtre, porte-parole du peuple thébain, à Œdipe. D’un côté, ce parallèle lui est inspiré par le titre d’un poème de François Porché « Les Suppliants », qui apparaît comme un écho aux documents présentés par Avenard. Mais le titre de son œuvre est aussi une contamination de celui de la tragédie d’Eschyle Les Suppliantes et de l’œuvre historique de Plutarque Les Vies parallèles. D’un autre côté, l’adresse des ouvriers russes au tsar peut en français être appelée « supplique ». Ainsi dès le titre Péguy déclare son intention de parler de la révolution russe du point de vue de l’histoire de l’Antiquité.

Péguy s’arrête en détail sur la délimitation des notions de révolution et de révolte en assurant que celle-ci est accompagnée d’événements cruels et dramatiques, alors que celle-là s’accomplit souvent peu à peu et concerne un tout autre plan de l’existence humaine. La révolte, écrit-il, est toujours destructrice, quel que soit le vainqueur, car le révolté arrivant au pouvoir, devient oppresseur. La révolution est constructrice, mais elle se passe dans le tréfonds de la conscience humaine.

On ne peut pas ne pas remarquer qu’en Russie même on trouvait cette différenciation de la révolution et de la révolte. Dans les mêmes années l’idéologue de l’anarchisme Kropotkine et l’écrivain Léonid Andréiev notamment avaient parlé de la révolte. Les réflexions de Péguy sur le caractère de « révolte » de la révolution russe et le sentiment qu’il avait d’une nécessité absolue d’une transformation radicale des esprits et des cœurs (« La révolution sera morale ou bien ne sera pas ») apparaissent en accord avec les conclusions de Nicolas Berdiaiev, un philosophe qui, peut-être plus qu’aucun autre, comprit la nature réelle de ce qui se passait en Russie. Dans son étude sur L’Esprit de la révolution russe (1918), Berdiaiev écrit que « la chute des formes vétustes de l’ancien régime qui empêchaient la manifestation de bien des traits propres aux Russes (y compris ceux de la révolte) aboutit à ce que l’homme russe se déchaîna et apparut dans sa nudité. Les esprits mauvais […] se ruèrent dans la liberté […]. Et la libération suppose une renaissance spirituelle du peuple, et un changement intérieur en lui. La révolution ne paraît pas être ce changement »[87]

Discutant de l’authenticité du caractère révolutionnaire des événements de Russie, Péguy écrit : « Tout ce qu’on nomme improprement le mouvement russe révolutionnaire est une immense et perpétuelle oscillation., une vibration immense, un mouvement double d’aller et de retour incessant : un mouvement d’aller de la supplication montant des misérables aux apparemment heureux, aux puissants ; un mouvement de retour de la réaction, de la répression, de la barbarie des puissants aux misérables »[88]. C’est justement la raison pour laquelle ce qui s’est produit en Russie n’a, selon Péguy, que les signes extérieurs d’un mouvement révolutionnaire, et est essentiellement une supplication. Aucun mouvement, même le plus puissant, même avec des conséquences révolutionnaires, même manifestés par des événements grandioses, ne peut attester que le peuple se trouve dans une situation de révolution, dans la mesure où la révolution n’est pas essentiellement force, ni universalité, ni résultat d’un mouvement de ce genre, mais sa direction et sa source. Le mouvement révolutionnaire part de lui-même, s’engendre lui-même. Il attaque toujours spontanément. La révolution libère toujours et conduit à un changement de la réalité et non des formes extérieures.

Revenant aux sanglants événements de Russie, Péguy en explique le mécanisme : « Les Russes ne se révoltent, ne marchent, ne changent qu’à mesure que et dans la mesure où c’est la réaction elle-même et la conservation qui les y contraint… C’est aussi un moyen incontestable d’atteindre à une situation sociale nouvelle. Mais ce moyen russe n’est pas un moyen révolutionnaire »[89]. La nature et la base des événements de 1905 sont extérieures : « C’est sur la réaction qu’il prend son point d’appui…Tout mouvement en avant n’est qu’une réponse donnée à une attaque … de la réaction… »[90]

Péguy ajoute que les Français aussi se trompent souvent sur le sens réel de tels événements. Pour lui qui a appris depuis l’enfance à lire le « Livre de la réalité », la révolution ne se borne pas à changer l’opinion, elle doit conduire au renouvellement, au passage à une vie nouvelle. Dans cette vie nouvelle on peut dire ou ne pas dire ce qu’on disait dans la vie précédente. Ce n’est pas cela qui importe. Même si on dit la même chose, cela prendra, après la révolution, un sens différent. Il part en guerre contre les révolutionnaires professionnels qui se satisfont de pseudo-changements et nous apprend à ne pas nous laisser abuser par des étiquettes mensongères, des déclarations emphatiques, et à nous efforcer de pénétrer dans l’essence de la révolution véritable, celle qui se manifeste par un tournant dans l’histoire d’une nation particulière et dans celle du monde entier.

En ce sens il faut rendre hommage à Péguy pour son analyse et son jugement des événements contemporains qui lui permettent peut-être de modéliser ou plutôt de prévoir les événements futurs. Effectivement, la première révolution russe (appellation sous laquelle, aujourd’hui encore, l’historiographie nationale désigne les événements de 1905-1907) a changé considérablement les formes extérieures de la vie politique russe – on a vu apparaître le premier parlement (la Douma), les partis politiques, les syndicats, on a vu se manifester des signes de quelques libertés politiques etc. Pourtant, on n’a résolu aucune des questions (et surtout pas la question de la propriété terrienne) qui avaient suscité le mouvement révolutionnaire, c’est-à-dire que cette révolution n’a pas apporté la libération et n’a pas changé la réalité au sens de Péguy. Et surtout, elle a été à l’origine d’un régime encore plus réactionnaire. Malgré le caractère catégorique de son jugement (il est difficile de faire la différence entre une pseudo révolution et une situation réellement révolutionnaire), il faut accorder à Péguy que le mouvement historique russe est en effet soumis à des oscillations. On notera que c’est justement ainsi que N. Eidelman[91], un célèbre spécialiste contemporain, caractérise l’histoire des transformations de la Russie du XVIIIe au XXe siècles. Il voit cette période comme une succession (avec un intervalle temporel parfaitement régulier de 25-30 ans) de situations de réforme/contre-réforme. Les réformes, c’est la révolution d’en haut produite par les bons gouvernants – Alexandre Ier ; Alexandre II ; N. S. Khrouchtchev, M. S. Gorbatchev. Même la Révolution d’octobre est une révolution d’en haut (Lénine, on le sait, pour les événements d’Octobre, employait le terme de coup d’État). C’est-à-dire le constant mouvement d’aller-retour (selon Péguy) de la Russie, l’instabilité et l’inachèvement de son développement politique sont issus, pour une grande part, du caractère non organique du mouvement révolutionnaire, qui en effet ne sort pas de lui-même.

Notons cependant que dans la science historique contemporaine russe il existe une opinion très répandue selon laquelle c’est à bon droit qu’on parle à propos des événements du 9 janvier 1905 de « première révolution russe ». Dans la pétition au tsar qui à première vue avait un caractère d’humilité et de fidèle soumission ainsi que tous les aspects d’une supplication, en réalité figuraient des exigences qui, pour la première fois, portaient atteinte aux bases du régime monarchique. Quand les ouvriers exigeaient la convocation d’une assemblée constituante ou réclamaient l’octroi des libertés civiques, c’était plus dangereux que la lutte du travail avec le capital.

Expliquant les événements du 9 janvier et examinant le problème pouvoir-peuple, Péguy figure les rapports entre le tsar Nicolas II et les ouvriers de Pétersbourg, dans l’antithèse supplié – « tsar, tyran, quelque chef… heureux mortel » et suppliant – « errant, aveugle misérable, proscrit ». Apparemment le premier est heureux. Il a le pouvoir, la richesse et la gloire, à laquelle, selon les mots de Péguy, les Grecs de l’Antiquité aspiraient non moins que les contemporains. Le suppliant, au contraire, est non seulement privé de tous les biens terrestres, mais souvent même mal loti physiquement. En revanche il est proche des dieux. C’est justement lui qui est le vrai roi (ce n’est pas un hasard si Péguy, qui insiste sur le fait qu’il faut parler de la tragédie antique dans la langue des Grecs et non des chrétiens, évoque cependant le Christ « roi des Juifs » comme la figure la plus tragique parmi les suppliants et par là même la plus proche de Dieu). Comme le dit justement Simone Fraisse dans sa monographie, Péguy et le monde antique, le supplié, même s’il est roi comme Œdipe, à cause justement de son bonheur apparent, était pour les Grecs digne de pitié. Sur lui justement pèse la fatalité. Péguy écrit : « … un homme heureux… est, pour les Grecs, un homme à plaindre. Dans ce dialogue du suppliant et du supplié, le supplié ne peut parler qu’au nom de son bonheur, tout au plus au nom du bonheur en général. C’est peu. C’est rien. C’est moins que rien. C’est même le contraire de tout avantage. Le bonheur, entendu en ce sens, comme la réussite de l’événement, la réussite un peu insolente et comme injurieuse, est pour les Grecs le signe le plus infaillible de ce qu’un homme est marqué pour la Fatalité. »[92]

Et dans ce sens la tragédie de Sophocle Œdipe Roi est symbolique. Œdipe poursuivi par la fatalité, de supplié devient suppliant. Péguy écrit : « Quand donc Sophocle nous présente en ouverture de sa tragédie cette admirable supplication de tout un peuple aux pieds de celui qui est à ce moment le supplié, mais qui sera le suppliant définitif, non seulement ce tableau est, en réalité, le tableau de tout un peuple aux pieds d’Œdipe, mais il est, en symbole […] la signification qu’une tragédie ainsi ouverte sera essentiellement et toute une tragédie, la tragédie de la supplication »[93].

Si, à Thèbes, celui qu’on supplie est Œdipe, à Pétersbourg, c’est Nicolas II. Pour les témoins des événements de 1905 et pour Péguy lui-même, là devait s’achever le parallèle. Mais les événements tragiques de 1917-1918, quand le dernier tsar russe renouvela le destin du malheureux Œdipe, ont confirmé le don étonnamment prophétique et la justesse de la prévision historique de Péguy. A partir d’un texte littéraire, analysant non des faits mais l’essence de l’événement, c’est-à-dire découvrant le plan éthique et philosophique des événements, Péguy fait un pronostic d’une clairvoyance étonnante, dont un simple historien eût été incapable.

Naturellement le regard de l’écrivain ou de l’artiste en général est toujours différent du regard du savant. Péguy a souligné plus d’une fois dans ses œuvres la différence essentielle entre, d’une part, l’historien, savant qui collecte les faits et qui, comme sa Clio, est toujours en retard et, d’autre part, le poète, présent lui-même dans les événements et semblable à cette Véronique qui, essuyant la sueur du visage du Christ, est en contact direct avec l’histoire éternelle.

 

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Charles Péguy et Vladimir Korolenko

 

Elena Djoussoieva

Université des Sciences sociales et humaines de Saint-Pétersbourg

 

La question des relations littéraires entre Charles Péguy et les écrivains russes est assez complexe ; dans ses œuvres en tout cas, et particulièrement dans les Cahiers de la Quinzaine, la revue dont il était l’éditeur, la Russie tient une grande place. L’écrivain y manifeste un vif intérêt pour les recherches spirituelles et sociales de l’intelligentsia et une constante attention aux « grandes » questions de la réalité russe. Aux événements qui marquent la période de la première révolution russe il consacre Les suppliants parallèles (1905), dans Notre jeunesse il inclut des informations données par la presse sur la situation en Russie. Ses articles sont émaillés de noms de villes russes, de différentes personnalités politiques et militaires, de figures historiques, et pourtant n’y sont cités que deux écrivains : Léon Tolstoï et Vladimir Korolenko. Le mot « gorkisme », apparaissant brusquement dans un article, laisse supposer que Péguy connaissait l’œuvre de Gorki. Il insère une lettre inédite de Tolstoï à Romain Rolland dans laquelle est abordée la question de l’importance du travail physique et intellectuel et de la destination de l’art. Le fondateur des Cahiers fait précéder cette lettre non seulement d’une introduction de Romain Rolland mais également d’une adresse au lecteur, personnelle et pleine de flamme. Il la signe non d’un pseudonyme comme il le faisait souvent, mais de son propre nom, soulignant par là-même son rapport particulier à Léon Tolstoï et aux problèmes soulevés dans cette lettre. Plus tard il publie une traduction de L’Église et l’État .

Si l’intérêt pour l’œuvre de Tolstoï qui à cette époque émeut tous les lecteurs européens, n’a rien d’étonnant, en revanche la publication du récit de Vladimir Korolenko La Maison N° 13 peut paraître beaucoup plus inattendue. Ce récit, écrit en 1903 pour la revue La Richesse russe, est consacré à l’un des épisodes tragiques du pogrom de Kichinev. Pourtant il fut interdit par la censure et attendit 1905 pour être publié en Russie. À l’étranger, il fut publié à trois reprises en 1903-1904, entre autres dans le sixième cahier de la sixième série des Cahiers de la Quinzaine (6 décembre 1904). Korolenko s’intéressa à la question juive pendant toute la durée de son activité littéraire et sociale. En 1916 il écrit à madame Strakhova, l’une de ses correspondantes : « J’estime que ce qu’endurent les Juifs en Russie et en Roumanie est une honte pour ma patrie, et cette question pour moi n’est pas juive mais russe. » Cette question n’est pas moins cruciale pour Péguy. Les Cahiers de la Quinzaine publièrent des informations sur les événements qui la concernaient dans différentes parties du monde, notamment en Russie et en Roumanie.

Les activités journalistiques de Péguy et de Korolenko, orientées vers la lutte contre l’antisémitisme, sont très parentes. Ainsi Korolenko publie en 1898 dans La Richesse russe, sous le titre « Célébrité de fin de siècle », un article accusateur consacré au commandant Esterházy, le véritable coupable dans l’affaire de la transmission au gouvernement allemand de documents secrets, affaire pour laquelle avait été jugé et condamné le capitaine Dreyfus. Cela, avant que le procès en cassation eût reconnu en 1899 que les documents produits pour l’affaire Dreyfus étaient des faux et qu’Esterházy, réfugié en Angleterre, eût déclaré lui-même publiquement qu’il était le véritable auteur du bordereau joint aux documents. On le sait, l’affaire Dreyfus fut l’une des étapes les plus importantes dans le chemin qui mena Péguy au journalisme et à l’activité sociale.

Dans les années 1910, Korolenko prit une part active dans l’affaire Beïlis, non moins terrible que l’affaire Dreyfus. Mendel Beïlis, commis dans une fabrique de briques de Kiev, fut accusé de meurtre rituel sur la personne d’un petit garçon orthodoxe. Comme Péguy le fit pour Dreyfus, Korolenko participa activement à la défense de Beïlis, démontrant la fausseté de l’accusation dans de nombreux articles dont l’un lui valut même de comparaître devant les tribunaux. Dans l’affaire des sacrifices de Multan[94], il n’agit plus seulement comme journaliste mais comme défenseur en justice des accusés. Il décrivit, aussi impitoyablement que Péguy, le terrible mécanisme des tribunaux militaires dans des articles comme « Phénomène quotidien », « Traits de la justice militaire », « Orgie tortionnaire » etc. (Léon Tolstoï réagit au premier de ces articles par une lettre de sympathie).

On peut signaler d’autres points de contact entre Korolenko et Péguy. Le premier fut, en Russie, le seul à pouvoir publier, malgré les interdictions de la censure, un grand article, « 9 janvier 1905 », immédiatement après les sanglants événements de Pétersbourg. Dès le premier paragraphe on entend des motifs et des thèmes qui font écho aux Suppliants parallèles de Péguy. Dans ces événements, écrit Korolenko, « est concentrée comme en un foyer la signification des aspects les plus profonds de cette minute historique. Les déchiffrer, c’est trouver la direction des étapes les plus déterminantes du proche avenir. Ne pas les déchiffrer, c’est donner une réponse erronée à la fatale énigme du sphinx. Mais une telle réponse, s’il faut en croire la sagesse des Anciens, peut entraîner la mort ». L’article de Péguy, écrit sous le choc des événements du 9 janvier, est tout entier bâti sur un parallèle entre la pétition des ouvriers russes au tsar et la supplique du peuple de Thèbes à Œdipe, qui a bien déchiffré l’énigme du sphinx mais qui se montre impuissant devant la volonté du destin. Korolenko comme Péguy décrit cette « mer d’hommes qui s’avancent, souvent avec femmes et enfants », vers le palais, il réfléchit sur Gapone, soulève le problème de la censure qui fait obstacle au « libre examen » de toutes les questions qui ont une réelle importance dans le pays ( À la liberté d’expression Korolenko consacre aussi les articles « Sur la liberté de la presse », « Encore la censure », etc.)

La figure grandiose de Léon Tolstoï occupe dans les articles de Korolenko une place plus importante que chez Péguy. Dans « Léon Nikolaievitch Tolstoï », « L.N.Tolstoï », « Le grand pèlerin », « Entretien avec Tolstoï », « Maximalisme et Souveraineté », « Il est mort », Korolenko donne son interprétation des questions abordées par Péguy dans l’adresse au lecteur qui précède la « lettre inédite » de Tolstoï ». À propos de la destination de l’art, sur la foi et l’Église, sur la lutte du bien et du mal il souligne l’habileté de l’écrivain « à exprimer dans ses œuvres un trait de l’âme cultivée cherchant les vérités parmi les mensonges conscients de la vie », trait qui caractérise identiquement Péguy, Tolstoï et Korolenko.

Le thème de la guerre associe également les deux hommes. Comme l’écrivain français, Korolenko estime qu’il est nécessaire de défendre la patrie, mais il rejette la guerre d’agression, appelant, malgré « le torrent de folie et de rage », aux idéaux de fraternité (voir les articles « Une position conquise », « La patrie en danger », « Guerre, patrie et humanité », « Lettres sur des questions de notre temps »).

On peut établir une relation plus complexe entre le personnage que Péguy aimait tant, Jeanne d’Arc, et certaines figures créées par Korolenko. Ainsi le héros du récit Iachka (précédemment intitulé « Habitants provisoires de la section des prévenus ») est une « âme vivante », « qui ne se soumet pas au vainqueur ». Les hommes comme lui qui « meurent sans plier » sont justement pour Korolenko comme pour Péguy les porteurs des plus hautes valeurs éthiques, éclairant, comme le Danko de Gorki, par la flamme de leur cœur la route vers l’avenir.

Humanisme en tant que vision du monde incarnée dans l’œuvre littéraire et journalistique, intégrité du caractère, conduisant à un dévouement sans réserve aux principes moraux qu’ils proclament, voilà les traits qui, selon moi, unissent Péguy et Korolenko, ces deux écrivains et journalistes qui n’ont guère de rapport sur le plan littéraire, mais qui ont défendu pareillement et sans fléchir les idéaux du bien et de la justice.

 

(Trad. Y.A.)

 

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Charles Péguy et Viatcheslav Ivanov

La poésie religieuse en France et en Russie au sortir du positivisme

 

Georges Nivat

Université de Genève

 

À la fin du XIXe siècle, les deux pays, France et Russie, connaissent une prédominance intellectuelle nettement anticléricale. Le positivisme a gagné les esprits. La notion de progrès, d’historicisme, les théories de Taine, celles de Mikhaïlovski, occupent le terrain.

Les grands maîtres de la pensée française sont des non-catholiques, des théistes, des poètes de l’histoire comme Michelet, ou de l’humanité comme Hugo, pour qui le divin se construit dans une marche vers l’Homme collectif, vers l’Humain, vers le Peuple, la Justice. Il s’agit sans doute d’une pensée religieuse sécularisée, mais elle ne laisse plus de place à l’Église établie, qui vit d’une autre vie, avec les nouveaux miracles, les nouvelles basiliques que l’on construit à Paris (Montmartre) et à Lyon (Fourvière). Un fossé semble se creuser entre la religion catholique ritualiste et la pensée progressiste.

Pour la Russie, le problème est assez similaire, quoique différent. L’intelligentsia, comme l’a définie Boulgakov, un ancien marxiste passé à la pensée idéaliste, puis à l’orthodoxie, est devenue une sorte d’ordre religieux antireligieux, une fraternité athée du progrès. Partout est déchiffrable une « imitation du christianisme », et bien plus tard Nabokov dans Le don s’amusera dans un chapitre scandaleux pour cette intelligentsia à assimiler la figure antireligieuse de Tchernychevski à la figure du Christ. Mais le constat est parallèle à celui que l’on peut faire en France : la forme historique du christianisme, l’orthodoxie, a vécu.

Dans la France positiviste, celle de Comte, de Flaubert, de Maupassant, de Zola, (seul Louis Pasteur ne nie pas la religion), l’apport religieux des temps anciens est moqué ou ignoré, moqué dans La faute de l’abbé Mouret ou dans le conte de Flaubert Un cœur simple : le religieux est un reliquat touchant, mais risible.

Verlaine, le premier, mit fin de façon radicale et géniale à cet ostracisme du religieux avec le recueil Sagesse. « L’auteur de ce livre n’a pas toujours pensé comme aujourd’hui. Il a longtemps erré dans la corruption contemporaine, y prenant sa part de faute et d’ignorance. Des chagrins très mérités l’ont depuis averti, et Dieu lui a fait la grâce de comprendre l’avertissement. Il s’est prosterné devant l’autel longtemps méconnu, il adore la Toute Bonté et invoque la Toute Puissance, fils soumis de l’Eglise, le dernier en mérite, mais plein de bonne volonté ». C’étaient des mots d’une nouveauté radicale dans la France de l’époque, et même dans l’Europe de l’époque. On n’en trouvera point l’équivalent dans la poésie et la culture russe, qui va de Merejkovski à Berdiaev. Le face-à-face de Dieu et de Verlaine est direct, biblique et catholique :

 

Mon Dieu m’a dit : Mon fils il faut m’aimer, tu vois

Mon flanc percé, mon cœur qui rayonne et qui saigne.

 

Huysmans, puis Claudel, Francis Jammes et une pléiade de poètes catholiques, dont des juifs convertis comme Max Jacob (mort en déportation) ont profondément modifié les choses, transfigurant littéralement le paysage intellectuel français. Les Cinq grandes odes de Claudel ont inauguré un renouveau lyrique sans précédent depuis la Pléiade, une poésie lyrique libre, ample, avec une force épique, un souffle biblique. La liturgie affleure, mais insérée dans une poésie urbaniste, unanimiste :

Mon âme magnifie le Seigneur.

Ô les longues rues amères d’autrefois, et le temps où j’étais seul et un.

La marche dans Paris, cette longue rue qui descend vers Notre-Dame.

 

Les grands thèmes catholiques se sont inscrits dans le livre de la poésie française d’où ils avaient disparu à l’âge du positivisme. De tous les poètes catholiques ; le plus : militant, celui qui a le plus balayé l’ancien humanisme rabougri, mais sans renier le socialisme des Michelet et des Hugo, a été sans conteste Charles Péguy. Jeanne d’Arc, Le mystère de la charité, Le porche du mystère de la deuxième vertu, Le mystère des saints Innocents, la Tapisserie de sainte Geneviève, les Quatrains et, pour moi, par-dessus tout, Ève, ont métamorphosé la poésie française. Le souffle extraordinaire, l’haleine liturgique de ces poèmes étaient impensables dans la France positiviste.

Je choisirai un moment de l’immense poème Ève, raz-de-marée de quatrains en répons, en chaînes, en greffons de litanies sur une trame presque hésychaste de prière perpétuelle par le souffle humain. C’est le récit de la Résurrection des morts, tiré de l’Apocalypse, et de toute l’iconographie chrétienne, inspirée par la vision d’Ezéchiel, formée par les grands Jugements derniers byzantins, transformée par la vision verticale de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine.

 

Femme, vous m’entendez, quand les âmes des morts

S’en reviendront dans les vieilles paroisses,

Après tant de batailles et parmi tant d’angoisses,

Le peu qui restera de leurs malheureux corps ;

 

Et quand se lèveront dans les champs de carnage

Tant de soldats péris pour des cités mortelles,

Et quand s’éveilleront du haut des citadelles

Tant de veilleurs sortis d’un terrible hivernage.[95]

 

La levée des corps correspond à la descente du Maître. Les hosanna ne montent plus des cloches, les Ave Maria ne tombent plus avec l’angélus, l’antique Satan recule devant le Saint des Saints

 

Quand on n’entendra plus que le sourd craquement

D’un monde qui s’abat comme un échafaudage,

Quand le globe sera comme un baraquement

Plein de désuétude et de dévergondage ;

 

Quand l’immense maison des vivants et des morts

Ne pourra plus montrer que sa décrépitude,

Quand l’antique débat des faibles et des forts

Ne pourra plus montrer que son exactitude…[96]

 

L’immense exhaussement de l’univers se poursuit avec la puissance lente des litanies de Péguy, les martyrs se lèvent, l’homme se lève de la plus antique tombe :

 

Quand tout se lèvera pour un appareillage

Qui sera le dernier des appareillements

……………………………………………..

Quand les ressuscités s’en iront par les bourgs

Encor tout ébaubis et cherchant leur chemin…

 

Le poète peu à peu nous fait sentir en notre être profond l’immense démembrement et l’immense remembrement du monde. Il me semble que ce démembrement-remembrement, c’est la poétique même de Péguy, un démembrement-remembrement du langage qui est l’image de celui qui s’accomplit dans le monde sous la poussée du divin. En somme une immense variation sur le thème du Jugement dernier.

George Steiner a parlé, dans son magnifique livre des Présences réelles[97], de l’art comme d’une eucharistie. En ce passage de la fresque d’Ève, n’avons-nous pas une présence réelle du thème de la Résurrection des morts ? Et ne pouvons-nous pas entendre dans le poème de Péguy un immense développement de l’affirmation du Symbole de Nicée, si bien rendue dans la liturgie orthodoxe russe en raison de l’emploi du slavon d’église : Čaju voskresenie mertvyx…J’attends, j’espère la résurrection des morts – Et exspecto resurrectionem mortuorum.

Péguy est un grand maître de l’actualisation des thèmes catholiques (chrétiens, mais dans leur version catholique). Claudel est un exploitant de cette foi, de cette foi en friche quand il y pénètre, et il la met en forme mystériale, en dialogue, dans L’annonce faite à Marie.

Péguy l’actualise. Comme il actualise Sophocle quand il lit la révolution russe de 1905 à la lumière de l’Antigone. Quand il lit parallèlement, dans une étonnante explication de textes comparée la supplique au tsar des ouvriers de Petrograd, telle qu’elle avait été traduite par Avenard, journaliste à L’Humanité de Jaurès, et l’antique supplique des Suppliants[98] dans Œdipe-roi. Grâce à Sophocle, Péguy retrouve dans la révolte russe la suprématie du suppliant sur le supplié. Nous voici revenus aux temps antiques et la force du faible est la marque des plus hautes pensées de l’Hellade. Elle préfigure le christianisme. Non pas métaphoriquement, en acte, en actualisation. Et le misereor super turbam du Christ qui pleure sur la foule (Marc, 7 2) reprend plus fort encore cette lamentation qui englobe le suppliant et le supplié. Dans le « Bulletin des professeurs catholiques de l’Université » un article signé Durel, mais qui est écrit par Péguy lui-même et commente son propre poème d’Ève proclame non sans emphase : « Polyeucte excepté, que Péguy nous enseigne à mettre au-dessus de tout, tout permet de penser que cette Ève : est l’œuvre la plus considérable qui ait été produite en catholicité depuis le 14e siècle. »[99]

Et l’auteur décrit l’interminable adresse de Jésus à Marie comme le plus extraordinaire « ressourcement » dans l’œuvre de Péguy. De la liturgie de Péguy, Georges Sorel disait : c’est de la « théologie détendue », ou encore que c’était du dogme, mais exprimé avant le dogme, psychologiquement antérieurement au dogme…

Le ressourcement de Péguy fait penser à celui du poète russe Viatcheslav Ivanov, qui est son contemporain (mais qui vécut beaucoup plus longtemps). Il s’adressa pour commencer à l’Antiquité, et il n’y renoncera jamais. Ensuite il s’adresse au christianisme, c’est-à-dire qu’il suit l’ordre de la Révélation. En poésie russe, la barrière entre liturgie orthodoxe et poésie fut plus forte, reste plus forte qu’en poésie française ; le symbolisme russe l’a beaucoup ébranlée, mais il n’a pas vraiment réussi à la faire tomber.

Les fameuses Sociétés de pensée religieuse et philosophique du début du XXe siècle russe ont en définitive échoué à faire tomber le mur de préventions entre intelligentsia et religion orthodoxe. Merejkovski et Vassili Rozanov ont élaboré des variantes gnostiques ou intimistes sur le christianisme historique. La liturgie ne les a pas inspirés. En définitive Pouchkine le libertin avec son poème de sa dernière année qui cite la prière de pardon de saint Ephrem le Syrien est allé beaucoup plus près de l’essence de la liturgie que ces poètes néo-chrétiens. Alexandre Blok et Andrei Biely ont certes tenté une fusion plus intime entre poésie et liturgie, les thèmes liturgiques sont nombreux dans leur œuvre. Biely est allé en pèlerinage au monastère de Diveiévo, l’année après la canonisation de saint Séraphin de Sarov. Dans la correspondance qu’il eut avec Ivanov, il accuse celui-ci de ne pas être vraiment chrétien, accusation qui peut sembler étrange à ceux qui connaissent insuffisamment l’histoire du symbolisme russe, et restent sur l’idée de la conversion d’Ivanov au catholicisme, épisode bien plus connu (et tardif) que le rapprochement que tenta Biely avec l’Eglise orthodoxe vers 1903. Mais les emprunts à la liturgie resteront en définitive assez lointains, ce ne sont presque jamais des prières authentiques comme dans le poème de Pouchkine » Otcy pustynniki… » … La jeune Kouzmina-Karavaiéva, qui plus tard prendra, comme Boulgakov, ou comme Ellis, le chemin de l’Église réelle, et deviendra moniale orthodoxe à Paris (précisément sous l’autorité spirituelle du père Boulgakov), écrit en 1912 :

 

Fille lointaine des Scythes porte-feu

Depuis toujours je peine en captivité.

 

Une captivité qui semble avoir été celle de toute une génération, qui cherchait le chemin de l’esprit, mais refusait la voie de l’Église historique. Aussi toute la poésie symboliste d’avant la Révolution (à l’exception sans doute de Blok) est-elle captive des thèmes de l’Antiquité, c’est-à-dire de la religion antique, dont on recherche le feu religieux, et pas du tout seulement la surface des métaphores mythologiques. Et voici la prière de la poétesse dans Notre Dame :

 

Je m’appuierai aux voûtes sombres

Et j’attendrai, ô Reine des peuples,

Que tes miracles me restituent

L’azur de Ton firmament.

 

Ivanov, on le sait, réinterpréta le mythe de Dionysos écartelé pour faire de ce dieu païen supplicié une approche du Dieu crucifié. Mais la captivité par l’Antiquité païenne subsistera, me semble-t-il, jusqu’à la conversion au catholicisme, et alors seulement naîtront les poèmes du Carnet romain sur les thèmes mariaux.

Si nous relisons un poème de l’année 1890, intitulé « L’ascète », nous voyons qu’il est écrit sous le signe de l’Évangile, puisqu’il porte en exergue les mots de l’Évangile de Jean « Je suis le Vivant », mais le sujet du poète est l’Ascète, l’ascète qui célèbre un monde sur lequel la hache est tombée, comme sur la tête du Baptiste, mais un monde symbolique où l’image du fourneau de Prométhée transparaît

 

Ils se fondent au brûlant du creuset,

En flammes éternelles d’Amour ;

 

Le thème du creuset nous renvoie au fond prométhéen, ou à l’alchimie. Le mot corybante nous renvoie à l’Antiquité, les corybantes étaient des prêtres de Cybèle et se livraient à des danses orgiaques :

 

Et moi, corybante, seigneur de la chair maudite

Je dansai aux sons des fers de nos captifs.

 

La « présence réelle » du christianisme a mis beaucoup de temps à s’instaurer dans la poésie de Viatcheslav Ivanov. Comme dans celle du symbolisme russe dans son ensemble.

Et si nous relisons le poème autobiographique « Enfance », nous y trouvons l’écho des visites de quakers, ou encore le visage de la mère absorbée dans la lecture de l’Évangile, mais nous n’y trouvons pas de souvenir de la liturgie orthodoxe. En revanche la fin du poème évoque plusieurs apparitions de nature surnaturelle. Il y a d’abord le « vieux moine » qui apparaît à l’enfant, « hôte des moissons de l’enfance ». En capuche, avec une petite barbe, dans sa soutane noire, il fixe l’enfant d’un regard mystérieux. Il est le Visiteur. Il y a aussi saint Nicolas de Myre qui apparaît au père, « infatigable négateur de Dieu, juge critique des époques qui ont tissé les mythes ». L’icône du saint, protecteur des malades (entre mille autres fonctions) est au-dessus de lui. La mère aperçoit l’hôte mystérieux avant même le père, elle trébuche sur le tapis de surprise. Enfin il y a celui-là même qui est descendu de l’icône :

 

Et je vois c’est Lui qui entre,

Le tout sévère, de son cadre descendu…

Tu l’as brodé ? C’est bien lui !

Il me tend la Coupe et me dit

De répéter après lui la prière…

 

Le poème s’achève par la vision des deux anges de Lumière et de Ténèbre qui se tiennent auprès de l’iconostase de l’église de Saint-Spiridon près des Étangs (aujourd’hui disparue). La strophe comporte d’évidentes réminiscences de Pouchkine, de son poème en tercets dantesques « V načale žizni.. . » Le poète décrit le jardin aux statues antiques païennes, aux hautes frondaisons, où il se retire dans la solitude. Deux « démons » y sont représentés, l’idole de Delphes et un hermaphrodite. À l’église de Saint-Spiridon, le petit Viatcheslav Ivanov aperçoit devant chaque plate-forme à droite et à gauche de la solea, là où chantent les deux chœurs, deux idoles de cuivre, dont l’une est qualifiée de « démon ». Ainsi commence-t-il à distinguer la lumière des ténèbres dans le symbolarium du monde, ainsi que le faisait l’adolescent Pouchkine dans le jardin à l’antique…

 

Un rai d’ambre baise mes paupières

Et écrit le mot « joie » sur le mur –

Et le cœur en moi soudain

S’est figé dans une félicité aurorale !

Tout dort. Déserte est la cour de sable !

Je cours au jardin embaumant.

Dans les fleurs jouent les paillons

Ainsi que des fleurs ailées.

Pour la première fois une force solaire,

Que ne connut pas mon premier paradis

M’emplit la poitrine à l’excès

Et sans bruit s’y dépose.

 

Cette plénitude rappelle l’étrange ivresse qui emplit le jeune Pouchkine, liée non aux anges de l’église, mais aux idoles du jardin. L’un pressent la plénitude du cœur, l’autre celle de l’amour, mais ne s’agit-il pas d’un écho ? Ivanov n’est pas encore détaché de l’Antiquité, il ne s’en détachera jamais vraiment. Ainsi s’achève le poème « Enfance » :

 

Une source a jailli ; dans l’eau vive

Se contemple mon nouveau double…

 

Le dialogue mystique avec Dieu n’est peut-être pas une tradition dans la culture russe, la poésie russe, comme il l’est dans la poésie espagnole, grâce au génial saint Jean de la Croix, comme il l’est devenu dans la poésie française à partir des sonnets de Verlaine dans le recueil Sagesse. La simplicité, l’immédiateté chez Verlaine du dialogue du pécheur et de son Dieu ont marqué la poésie française d’un tutoiement direct avec Dieu, qu’étrangement, la poésie russe, même dans tout l’effort symboliste, n’est point parvenue à atteindre.


 




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La mise en page est réalisée par Claude Foucher et Romain Vaissermann.

La couverture a été dessinée par Joseph Meyer.

 

ISSN 1291-8032



[1] La traduction des communications, sauf exception, n’a pu être contrôlée par leurs auteurs. Que ceux-ci et nos lecteurs veuillent bien excuser les maladresses ou les inexactitudes du traducteur.

[2] Youri Lotman, Culture et explosion, Moscou, 1992 (en russe).

[3] M.Guerman, David, Moscou, 1994 (en russe).

[4] Ibid., p.141.

[5] Ibid., p.16.

[6] À la suite de cette communication, le fils de monsieur et madame Gourévitch interpréta une œuvre pour violon de Pierre Rode (NdT).

[7] A. Khaltourine, L’exposition Paris-Moscou / Paris-Moscou.1900-1930, Centre G. Pompidou, 1979, p.8-9.

[8] D.-H. Kahnweiler, The Rise of Cubism, New-York, 1949, p.6-7.

[9] Ibid., p.10.

[10] Ibid., p.15.

[11] P. Rosenblum, Readings in High and Low. Cubism as Pop Art, New-York, 1990, p.117.

[12] J. Milner, Russian Revolutionary Art, London, 1979, p. 20.

[13] Ibid., p. 25.

[14] J. B. Burnham, Beyond Modern Sculpture, New-York, 1975, p.208.

[15] OР РНБ (Bibliothèque nationale russe). Fr. F. XVIII. N°15. Л.25

[16] Ibid., Л.28.

[17] Lettre du comte Esterhazy à sa femme, du 27 avril 1792, dans Nouvelles lettres du Comte Valentin Esterhazy à sa femme (1792-1795), éd. Daudet, 1909, p. 2.

[18] S. N. Korotkov, « Les Français à Pétersbourg à la fin du XVIIIe siècle » (La question du destin de l’émigration à l’époque de la Révolution française) dans « Lectures Pétersbourgeoises », Thèses, n°1, SPb, 1993, p. 17-20 (en russe).

[19] S. N. Korotkov, « Les savants français émigrés à l’Académie des sciences à la fin du XVIIIe siècle » dans La Russie au XVIIIe siècle : guerres et politique extérieure, politique intérieure, économie et culture, SPb, 1996, p. 69 ; Les Nouvelles de Pétersbourg, 15 juillet 1800, p. 25 (plus loin : SPb, 1800.06.15.29); ibid. 1801, 07.05.27 ; SPb. Dépt des Archives AН.Ф. 1.Оп. 1а. N° 12. Л.57.

[20] S. N. Korotkov, « I. I. Chouvalov et le comte de Choiseul-Gouffier » dans Ivan Ivanovitch Chouvalov (1727-1797) : une personnalité éclairée de l’histoire de la Russie, SPb, 1998, p. 89 (en russe).

[21] A. B. Puymaigre, Souvenirs sur l’émigration, l’empire et la restauration, 1887, p. 50-51 ; Voyage de deux Français en Allemagne, Danemarck, Suède, Russie et Pologne, fait en 1790-1792, 1796, p. 13, 27, 40.

[22] Charles Duclos, Considérations sur les mœurs de ce siècle, 1751 ; trad. russe : Рассуждения о нравах сего века, SPb, 1813.

[23] P. A. Viazemski, Fonvizine (1848) dans ses Œuvres complètes en 12 vol., SPb, 1880, t. 5, p. 4 (en russe). Voir aussi : V. V. Zenkovski, Les Penseurs russes en Europe, éd. P. V. Alexeiev, Moscou, 1997, p. 15 (en russe).

[24] Voir par exemple: A. N. Veselovski, « Les influences occidentales dans la nouvelle littérature russe », dans Le Messager de l’Europe, 1881, n° 11 (en russe).

[25] Considérations…, p. 170.

[26] Ibid., p. 26. Le traducteur russe précise que monsieur Duclos décrit les Français d’avant la Révolution, événement qui a complètement changé le caractère de ce peuple, en le rendant féroce et barbare.

[27] Ibid., p. 49.

[28] Ibid., p. 171, 181, 184.

[29] Ibid., p. 102.

[30] Voir Zenkovski, op. cit., p.15.

[31] Considérations…, p. 29.

[32] S. P. Chevyrev, « Regard d’un Russe sur la formation de l’Europe » dans N. S. Smolkina, La Russie et l’Occident dans les publications nationales au XIXe siècle. Anthologie, t.1, Moscou, 1995, p. 156 (en russe, comme tous les ouvrages cités dans cet article).

[33] P. V. Annenkov, Souvenirs littéraires, Moscou, 1989, p. 175-176.

[34] N. M. Karamzine, Lettres d’un voyageur russe, Léningrad, 1984, p. 320.

[35] N. M. Karamzine, Lettres d’un voyageur russe, p. 207.

[36] V. S. Petcherine, « Apologia pro mea vita » dans La société russe des années 1830. Les hommes et les idées. Mémoires des contemporains, Moscou, 1989, p. 207.

[37] A. I. Herzen, Passé et méditations, Moscou, 1975, p. 454. (Je traduis ainsi l’expression « как на стерлядь », litt. « comme pour [déguster] un esturgeon », NdT).

[38] P. V. Annenkov, Souvenirs littéraires, Moscou, 1989, p.179.

[39] M. E. Saltykov-Chtchedrine, Œuvres complètes, Moscou, 1972, t.14, p. 111.

[40] A. I. Tourguéniev, Chronique d’un Russe. Journaux (1825-1826), Moscou-Léningrad, 1964, p. 104.

[41] M. P. Pogodine exprime sur A. I. Tourguéniev l’opinion suivante : « Les ministres français lui ont confié les menaces qui pèsent sur le destin des ministères, les anglais l’ont entretenu de la transformation du Parlement, aux professeurs allemands il fournit des informations sur le communisme, aux abbés français il a apporté des ouvrages de l’orthodoxie, et aux membres du Synode il a parlé des œuvres de la nouvelle école allemande. » (A. Tourguéniev, Prose politique, Moscou, 1989, p. 9). Herzen en fait un portrait voisin : « A. I. Tourguéniev est un charmant bavard; c’est plaisir de voir comment, malgré son âge et ses cheveux gris, il s’intéresse passionnément à tout ce qui est humain, que de vie et d’activité ! Ensuite il est agréable de l’écouter raconter ses rencontres avec toutes les célébrités de l’Europe. Tourguéniev est la commère de l’Europe, un homme au courant de tous les cancans de différentes pays et contrées et il raconte tout et décrit tout, il fait de l’esprit, rit aux éclats, écrit des lettres, se rend aux soirées pour y dormir et va faire l’aimable partout. » (les mots en italiques sont en français dans le texte), dans Œuvres complètes en 30 vol., Moscou, 1954, t. 2, p. 242.

[42] Nikolaï Ivanovitch Tourguéniev (1789-1871), second frère d’Alexandre. Décabriste, il dut s’exiler. Il mourra à Paris (NdT).

[43] Sergueï Ivanovitch Tourguéniev (1790-1827), dernier frère d’Alexandre, mort à Paris (NdT).

[44] C’est dans ce cimetière de Moscou qu’Alexandre Ivanovitch Tourguéniev (1784-1845) sera enterré (NdT).

[45] Ivan Petrovitch Tourguéniev (1752-1807), père d’Alexandre ; Andreï Ivanovitch Tourguéniev (1781-1803), frère aîné d’Alexandre et poète connu (NdT).

[46] A. I. Tourguéniev à P. A. Viazemski, le 28 juin / 16 juillet 1841 dans Lettres d’A. I. Tourguéniev aux Boulgakov, Moscou, 1939, p. 248. (Tourguénievo est la propriété de la famille Tourguéniev ; la phrase s’interrompt brusquement. NdT).

[47] François Hartog, « Temps & Histoire. Comment écrire l’Histoire de France ? » dans Annales de l’É.H.É.S.S., nov.-déc. 1995, n° 6, p. 1219-1236.

[48] François Hartog, Le témoin et l’histoire, Gradhiva, 2000.

[49] Nina Baranskaia, L’Errance des sans logis, Moscou, 1999, p. 9 (en russe).

[50] M. Pollack, L’expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale, Métailié, 1990, p.10-11

[51]V. Hugo, Notre-Dame de Paris, Gallimard, 1966, p. 243.

[52] Ibid., p. 245.

[53] J.-K. Huysmans, La Cathédrale, Stock, 1898, p. 476 ; La Cathédrale, Saint-Cyr-sur-Loire, Pirot, p. 325.

[54] Ibid., p. 118.

[55] Ch. Péguy, « La Tapisserie de Notre-Dame », dans Œuvres poétiques complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1967, p. 896.

[56] J.-K. Huysmans, La Cathédrale, Plon, 1913, p. 151.

[57] V. Hugo, Notre-Dame de Paris, Gallimard, 1966, p. 162.

[58] Ibid., p. 162-163.

[59] Ch. Péguy, « La Tapisserie de Notre-Dame », dans Œuvres poétiques complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1967, p. 898.

[60] Ibid., p. 898.

[61] Ch. Péguy, Œuvres en prose complètes, t. III, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, p. 790.

[62] Cité d’après S. Fraisse, Péguy et le Moyen Âge, Champion, 1978, p. 78.

[63] A. V. Lavrov, « L’esprit du gothique, projet inachevé de M. Volochine » dans Russkaia literatura i zarubiejnoe iskousstvo, Léningrad, Naouka, 1986, p. 335-336.

[64] Ibid., p. 338.

[65] Ibid., p. 339.

[66] Ibid., p. 310.

[67] M. Proust, À la recherche du temps perdu, t. IV, Gallimard, 1989, p. 618.

[68] Correspondance de Marcel Proust, Plon, 1970-1990, vol. XVIII, p. 359.

[69] Ch. Péguy, De la situation faite au parti intellectuel devant les accidents de la gloire temporelle, dans Œuvres en prose complètes, t. II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1988, p. 770.

[70] Ibid.

[71] Ibid., p. 773.

[72] Ibid.

[73] Ch. Péguy, Victor-Marie, comte Hugo, dans Œuvres en prose complètes, t. III, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, p. 262.

[74] O. Mandelstam, « Le matin de l’acméisme », dans la Revue de belles-lettres, trad. Louis Martinez, Genève, 1981, p. 155.

[75] Ibid.

[76] O. Mandelstam , « Notre-Dame », dans l’étude de Jean Blot Ossip Mandelstam, Paris, 1972, p. 129.

[77] M. Gasparov, O russkoj poezii, Saint-Pétersbourg, 2001, p. 269.

[78] Ibid, p. 335.

[79] Maximilien Volochine, Poutnik po vselennym, Moscou, 1990, p. 32-33.

[80] M. Volochine, Liki tvortchestva, Léningrad, 1988.

[81] Ibid., p. 12-13.

[82] Ibid., p. 13.

[83] K. Barcht, Risunki Dostoevskogo, Saint-Pétersbourg, 1996, p. 145-165.

[84] Dostoïevski, Récits, chroniques et polémiques, trad. par G. Aucouturier, Gallimard, 1969, p. 1430-1431.

[85] Ch. Péguy , Œuvres en prose complètes, t. II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1988, p. 312-313.

[86] Ibid, p.313.

[87] N. A. Berdiaev, « L’esprit de la Révolution russe » dans Études de littérature, 1990, t. II, p. 127.

[88] Ch. Péguy , Œuvres en prose complètes, t. II, op. cit., p. 355.

[89] Ibid., p. 356-357.

[90] Ibid., p. 357.

[91] N. Ya. Eidelman, « La Révolution par en haut en Russie. Remarques d’un historien » dans Science et vie, numéros 10-12, 1988-1989.

[92] Ch. Péguy, Œuvres en prose complètes, t. II, op. cit., p. 346.

[93] Ibid., p. 351.

[94] En 1892, dix paysans oudmourtes du village de Multan (gouvernement de la Viatka) furent accusés d’avoir offert à leurs dieux des sacrifices humains. Au procès, en 1894, sept d’entre eux furent reconnus coupables et condamnés aux travaux forcés. Korolenko, informé de l’affaire, mena une enquête rigoureuse et, convaincu de l’innocence des paysans, déclencha une campagne de presse et vint lui-même les défendre lors du procès de révision, en 1896, à Mamadych (gouvernement de Kazan), procès qui se conclut par l’acquittement de tous les accusés (NdT).

[95] Ch. Péguy, Œuvres poétiques, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1957, p. 974.

[96] Ibid., p. 976.

[97] George Steiner, Maîtres et disciples, traduction de l’anglais, Gallimard, 2003.

[98] Cahiers de la quinzaine, 7e cahier, cahier de Noël de la VIIe série. Le long texte de Péguy sert de préface à un court poème de François Porché, intitulé « Les suppliants » et consacré au « dimanche rouge » russe. Voir Ch. Péguy. Œuvres en prose. 1898-1908, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965, p. 868 et suivantes.

[99] Œuvres Poétiques Complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1975, p. 1572.